La demande

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

L.-F. SAUVÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une maison de ferme entre cour et jardin. Dans la cour, grandes allées et venues de paysans en vêtements de travail. Le père de la fiancée sort du fumier de l’écurie ; la mère de la même est en train, en parlant par respect, de débarbouiller un cochon ; celle-ci, la belle des belles, l’héroïne de la journée, est assise devant la porte et file avec ardeur, en vaillante ouvrière qu’elle est. Lorsque le fiancé arrive avec ses gens en vue de la ferme, les parents de la jeune fille et la jeune fille elle-même feignent d’éprouver une vive surprise. D’où sort tout ce monde et que vient-il faire ici ?

 

– Va voir, mon homme.

– Va voir, mon père.

Et les deux pères ou leurs représentants marchent au-devant l’un de l’autre. C’est le père du fiancé qui engage la partie après l’échange de salutations.

– Que faites-vous là de bon, l’ami ?

– Mais, comme vous le voyez, le petit travail quotidien. Si nous avions été débarrassés de bonne heure, j’aurais été à la foire, mais il est trop tard présentement. Et vous donc, où allez-vous de ce pas ? Si vous n’étiez si beau, je croirais que, vous aussi, la foire vous appelle, et que vous vous y rendez.

– Point du tout, je viens, ou plutôt nous venons vous faire visite. Je comprends votre surprise ; j’aurais voulu vous annoncer notre arrivée, mais je n’en ai pas eu le temps.

– Sans vous commander... j’aurais préféré un autre jour. Tout est chez nous sens dessus dessous, et vous nous trouvez dans un négligé...

– Un autre jour nous eût été égal, assurément, mais, puisque nous voilà, recevez-nous quand même, si vous le pouvez. Rien ne nous empêchera, pour peu que notre visite vous fasse plaisir, de revenir vous voir une autre fois. Aujourd’hui, nous ne nous arrêterons guère chez vous, du reste. Nous avons, en effet, une réunion de famille, et le seul but de notre visite est de vous prier de vous joindre à nous, vous et tous les vôtres.

– Impossible, à mon grand regret ! Nous n’avons rien de prêt, pas de linge à mettre, à cause de la lessive que nous n’avons pu faire la semaine dernière. Remettons la partie à plus tard.

– Vous m’excuserez si je reviens à la charge, et si je vous ennuie avec mes redites, mais nous tenons à vous emmener, et c’est pour êtes sûrs d’y réussir que nous sommes venus vous chercher nous-mêmes.

– Je ne peux rien vous promettre sans avoir consulté ma femme.

– Faites-lui donc part, je vous prie, de notre invitation.

– Je le veux bien, mais entrez d’abord avec votre compagnie.

Il appelle sa femme ; celle-ci accourt et fait signe à sa fille de la suivre.

– De grand cœur.

 

Les deux hommes entrent, accompagnés des invités du fiancé. Ceux de la jeune fille sont déjà dans la maison ou dans le jardin et accourent de tous les côtés. Grand remue-ménage. Le père et la mère de la jeune fille vont, viennent, se perdent, se retrouvent et entrent enfin en grande discussion. Le représentant du fiancé s’approche d’eux à ce moment et reprend ainsi le fil de la conversation :

 

– Eh bien, c’est convenu, vous venez avec nous ?

– Mais dites-moi au moins, pour que ma femme le sache, où vous voulez nous conduire !

– Pas plus loin que chez nous, vous et toute votre famille.

– Oh ! oh ! trop de monde, beaucoup trop de monde ! Moi et ma femme, je ne dis pas non, mais les enfants garderont la maison... Nous ne pouvons, vous le comprenez, partir tous ensemble et laisser la maison seule.

– Nous vous invitons tous ; vous viendrez tous sans exception. Du reste, soyez sans souci, voici une demoiselle (il désigne une des filles d’honneur) qui a tous les titres à votre confiance et qui est disposée à veiller sur vos biens pendant votre courte absence.

– Elle ne serait mie à son affaire. La maison n’est pas grande, c’est vrai, mais il faut la connaître, savoir où les choses posent. Il y a aussi le bétail à soigner. Enfin, me direz-vous pourquoi tant d’insistance ?

– Avec votre permission, je vous le dirai tout net. J’ai un fils, vous avez une fille. Mon fils aime votre fille, votre fille aime mon fils. Les deux chers enfants se sont promis le mariage. Je viens vous demander, à vous le père, à vous la mère de consentir à leur union. Je viens vous prier également de nous accompagner chez nous, afin de prendre part avec eux, avec nous, à leur inestimable bonheur.

– Mais je serais moins surpris de voir tomber le ciel étoilé sur nos têtes que je ne le suis d’entendre pareille requête. Suis-je éveillé ? Ne le suis-je pas ? Je ne savais pas même que ces deux jeunes gens se fussent jamais vus, se fussent jamais adressé la parole, et voilà qu’ils s’aiment maintenant, me dites-vous, et ne peuvent vivre l’un sans l’autre ? J’en suis tout émerveillé, vraiment ! Mais vous parlez si bien qu’il est malaisé de ne pas vous croire. Vous avez aussi des raisons auxquelles on est forcé de se rendre. Donc, à ce que vous me demandez, je ne dis pas non ; mais avant d’aller plus loin, laissez-moi, je vous prie, vous poser quelques questions. Si ma fille doit quitter, aujourd’hui, la maison paternelle, qu’elle fasse bien ses réflexions ! Que votre fils, à son tour, veuille avoir la complaisance de m’écouter

– Mon fils vous écoute et je suis à vos ordres.

– Comment nos enfants commenceront-ils leur ménage ?

– Par le signe de la croix.

– Que donnerez-vous à ma fille à manger ?

– Ce qu’elle désirera, s’il est en notre pouvoir de le lui donner.

– Comment l’habillerez-vous ?

– À la mode du jour, suivant ses goûts, sa fantaisie et la mesure de nos moyens.

– Avec quel bois la chaufferez-vous ?

– Avec du bois de sagesse.

– Comment la traiterez-vous ?

– Avec douceur et affection.

– Avec quel esprit la conduirez-vous ?

– Avec un esprit de tendresse, de prudence et d’intelligence.

– Que lui ferez-vous faire journellement ?

– Ce qu’elle pourra, selon ses forces et sa volonté.

– Qui dirigera le ménage ?

– Le mari, mais après entente avec sa femme.

– Comment travailleront-ils ?

– Courageusement, afin de faire honneur à leurs affaires et de vivre en paix.

– Du moment où il en est ainsi, je crois, honorable compagnie ici présente, qu’il y aurait cruauté à mettre obstacle aux projets de deux jeunes gens qui se recherchent, s’aiment, s’entendent et se conviennent sous tous les rapports. Qu’en pensez-vous ?

 

Ici chacun place son mot ; c’est à qui fera l’éloge du fiancé, un travailleur comme pas un, le cœur sur la main, point ivrogne ; et la fiancée donc ! la plus belle fille du pays, sage, laborieuse, économe, enjouée, toujours contente. Quel couple assorti ! Ils sont réellement faits l’un pour l’autre, et, ce qui ne gâte rien, ils n’entreront point en ménage les mains vides, sans compter la poire pour la soif qu’ils trouveront plus tard, quand les anciens ne seront plus là, etc.

Et le père de la future reprend :

 

– Je donne ma fille à N..., ici présent. Il n’aura qu’à continuer de vivre comme il l’a fait jusqu’à ce jour, fidèle aux promesses que nous venons d’entendre par la bouche de son père. Ma fille lui devra respect, obéissance, fidélité, et ne se séparera de lui qu’à la mort. Amen.

Ceci dit, il va prendre par la main l’une des plus jeunes filles invitées à la noce, la présente à son futur gendre et lui demande :

– Est-ce celle-ci que votre cœur désire ?

– La belle fille que vous me présentez a déjà tout ce qu’il faut pour plaire et charmer, mais ce n’est point elle que j’ai choisie.

– Que lui manque-t-il ?

– Des souliers.

– Mais elle en a, regardez !

– Ils sont trop bas.

– On leur fera des talons hauts.

– Ils sont trop courts.

– On les allongera.

– Cela demandera trop de temps.

– Et cette autre (il lui montre une jeune femme), vous plaira-t-elle ?

– Elle me plairait assez, mais il lui manque quelque chose.

– Que lui manque-t-il ?

– La liberté de disposer de son cœur.

 

Le père de la fiancée va chercher alors sa fille dans une pièce voisine où l’on achève sa toilette, la ramène triomphalement et dit en la montrant au jeune homme :

 

– Vous êtes difficile à contenter. Je n’ai plus que celle-ci à vous offrir ; si elle vous convient, donnez-lui la main.

– Avec reconnaissance, mais il lui manque aussi quelque chose.

– Que lui manque-t-il ?

– Une marque particulière.

– Quelle marque ?

– Une jolie ceinture toute dorée d’amour.

 

Deux jeunes filles apportent en ce moment la ceinture de noces, et en parent la mariée. Le père de celle-ci la conduit aussitôt au père de son futur gendre, lequel la reçoit de la main droite et la remet avec le même cérémonial à son fils, en appelant sur les deux jeunes gens la bénédiction du ciel.

 

Après de nouveaux échanges de remerciements, d’éloges, de félicitations, le silence se fait. C’est l’instant solennel. Toute l’assemblée s’est mise à genoux, à l’exception du père de la mariée, qui, gracieux, imposant, pénétré des hautes fonctions qu’il remplit en ce moment, s’avance vers son gendre et sa fille et leur présente l’eau bénite, en commençant par le jeune homme. Aussitôt que les deux époux se sont signés, il étend les bras sur eux et dit :

 

– Soyez bénis, comme Dieu a béni les enfants d’Israël. Soyez unis, comme les trois personnes divines. Soyez doux, et sages, et patients dans vos afflictions, comme Joseph en Égypte dans les prisons de Pharaon. Aimez-vous d’un amour inébranlable, afin que Dieu vous bénisse, vous protège toute votre vie et vous conduise au bonheur sans fin où vous retrouverez vos parents, vos ancêtres. Amen.

À défaut d’émotion vraie, la politesse exigeait ici quelques larmes ; plus on en versait, plus la cérémonie était belle, plus il en était parlé. Une fois ce tribut payé, chacun se relevait et le cortège prenait la route de la mairie.

 

 

 

L.-F. SAUVÉ, Le folklore des Hautes-Vosges, 1889.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Lorraine, 1976.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net