Pensée d’août

 

 

Assis sur le versant des coteaux modérés

D’où l’œil domine l’Oise et s’étend sur les prés ;

Avant le soir, après la chaleur trop brûlante,

À cette heure d’été déjà plus tiède et lente ;

Au doux chant, mais déjà moins nombreux, des oiseaux ;

En bas voyant glisser si paisibles les eaux,

Et la plaine brillante avec des places d’ombres,

Et les seuls peupliers coupant de rideaux sombres

L’intervalle riant, les marais embellis

Qui vont vers Gouvieux finir au bois du Lys,

Et plus loin, par-delà prairie et moisson mûre

Et tout ce gai damier de glèbe et de verdure,

Le sommet éclairé qui borne le regard

Et qu’après deux mille ans on dit Camp de César,

Comme si ce grand nom que toute foule adore

Jusqu’au vallon de paix devait régner encore !...

M’asseyant là, moi-même à l’âge où mon soleil,

Où mon été décline, à la saison pareil ;

À l’âge où l’on s’est dit dans la fête où l’on passe :

« La moitié, sans mentir, est plus jeune et nous chasse »;

– Rêvant donc, j’interroge, au tournant des hameaux,

La vie humaine entière, et son vide et ses maux ;

Si peu de bons recours où, lassé, l’on s’appuie ;

Où, la jeune chaleur trop tôt évanouie,

On puise le désir et la force d’aller,

De croire au bien encor, de savoir s’immoler

Pour quelqu’un hors de soi, pour quelque chose belle.

Aux champs, à voir le sol nourricier et fidèle,

Et cet ensemble uni d’accords réjouissants,

Comment désespérer ? Et pourtant, je le sens,

Le mal, l’ambition, la ruse et le mensonge,

Faux honneur, vertu fausse, et que souvent prolonge

L’histoire ambitieuse autant que le César,

Grands et petits calculs coupés de maint hasard,

Voilà ce qui gouverne et la ville et le monde.

Où donc sauver du bien l’arche sainte sur l’onde ?

Où sauver la semence ? En quel coin se ranger ?

Et quel sens a la vie en ce triste danger ?

Surtout le premier feu passé de la jeunesse,

Son foyer dissipé de rêve et de promesse,

Après l’expérience et le mal bien connu,

Que faire ? Où reporter son effort soutenu ?

Durant cette partie aride et monotone

Qui, bien avant l’hiver, dès le premier automne

Commence dans la vie ; et quand par pauvreté,

Malheur, faute (oh ! je sais plus d’un sort arrêté),

Tout espoir de choisir la chaste jeune fille

Et de recommencer sa seconde famille

Dont il sera le chef, à l’homme est refusé,

Où se prendre ? Où guérir un cœur trop vite usé ?

En cette heure de calme, en ce lieu d’innocence,

Dans ce fond de lointain et de prochain silence,

La réponse est distincte, et je l’entends venir

Du ciel et de moi-même, et tout s’y réunir.

Oh oui ! ce qui pour l’homme est le point véritable,

La source salutaire avec le rocher stable,

Ce qui peut l’empêcher ou bien de s’engourdir

Aux pesanteurs du corps, ou bien de s’enhardir,

S’il est grand et puissant, à l’orgueilleuse idée

Qu’il pose ensuite au monde en idole fardée

Et dans laquelle il veut à tout jamais se voir, 

Ce qu’il faut, c’est à l’âme un malheurun devoir ?

 

– Un malheur (et jamais il ne tarde à s’en faire),

Un malheur bien reçu, quelque douleur sévère

Qui tire du sommeil et du dessèchement,

Nous arrache aux appâts frivoles du moment,

Aux envieux retours, aux aigreurs ressenties,

Mette bas d’un seul coup tant de folles orties

Dont avant peu s’étouffe un champ dans sa longueur,

Et rouvre un bon sillon avec peine et sueur ! 

– Un devoir accepté, dont l’action n’appelle

Ni l’applaudissement ni le bruit après elle,

Qui ne soit que constance et sacrifice obscur,

Sacrifice du goût le plus cher, le plus pur,

Tel que l’honneur mondain jamais ne le réclame,

Mais voulu, mais réglé dans le monde de l’âme.

Et c’est ainsi qu’il faut, au ciel avant le soir,

À son cœur demander un malheurun devoir !

 

Marèze avait atteint à très peu près cet âge

Où le flot qui poussait s’arrête et se partage.

Jusqu’à trente-trois ans il avait persisté

Avec zèle et succès au sentier adopté,

Sentier sombre et mortel aux chimères légères.

Il tenait, comme on dit, un cabinet d’affaires ;

De finance ou de droit il débrouillait les cas,

Et son conseil prudent disait les résultats.

Mais Marèze cachait sous ce zèle authentique

Un esprit libre et grand, peut-être poétique,

Ou politique aussi, mais capable à son jour

D’arriver s’il voulait, et de luire alentour.

À sa tache, où le don inoccupé se gâte,

Trop longtemps engagé, tout bas il avait hâte

De clore et de sortir, et de recommencer

Une vie autre et vraie, appliquée à penser.

Plus rien n’allait gêner son être en renaissance :

Son cabinet vendu lui procurait aisance ;

Sa sœur avait famille en un lointain pays,

Et son père et sa mère étaient morts obéis ;

Car l’abri paternel qui protège et domine

S’abattant, on est maître, hélas ! sur sa colline.

 

Dans ce frais pavillon au volet entr’ouvert,

Où la lune en glissant dans la lampe se perd,

Devant ce Spasimo 1 comme une autre lumière

Dont la paroi du fond s’éclaire tout entière,

Près des rayons de cèdre où brillent à leur rang,

Le poète d’hier aisément inspirant,

L’ancien que moins on suit, plus il convient d’entendre,

Que fait Marèze ? Il veille et se dit d’entreprendre.

Depuis un an passé qu’il marche vers son voeu,

Le joug est jeté loin ; il s’en ressouvient peu,

Que pour mieux posséder sa pensée infinie.

Cet esprit qu’aussi bien on saluerait génie,

Retardé jusque là, mais toujours exercé,

Arrive aux questions plus ferme et plus pressé.

Poète et sage, il rêve alliance nouvelle ;

Lamartine l’émeut, Montesquieu le rappelle ;

Il veut être lui-même, et que nul n’ait porté

Plus d’élévation dans la réalité.

Solennel est ce soir, car son âme qui gronde

Sent voltiger plus près et sa forme et son monde.

Marèze est sur la pente ; il va gravir là-haut,

Où tant de glorieux montent comme à l’assaut,

Disant Humanité pour leur cri de victoire,

Nommés les bienfaiteurs, commençant par le croire,

Et qui, forts de trop faire et de régénérer,

Finissent par soi-même et soi seuls s’adorer.

 

Mais on frappe ; une femme entre et se précipite :

– « Ô mon frère ! » – « Ô ma sœur ! » – Explosion subite ;

Joie et pleurs, questions, les deux mains que l’on prend,

Et tout un long récit qui va comme un torrent :

Un mari mort, des Noirs en révolte, la ville

Livrée au feu trois jours par un chef imbécille,

La fuite avec sa fille au port voisin, si bien

Qu’elle n’a plus qu’un frère au monde pour soutien.

Marèze entend : d’un geste il répond et console,

Il baise au front l’enfant, beauté déjà créole,

Et comme à ces discours on oublierait la nuit,

Jusqu’au lit du repos lui-même les conduit.

 

Le voilà seul. – Allons ! ose, naissant génie ;

Il faut à ton baptême annoncer l’agonie.

Dix ans s’étaient passés à comprimer l’essor,

À mériter ton jour ; donc, recommence encor !

Devant ces vers du maître harmonieux et sage,

Devant ce Raphaël et sa sublime page,

Au plus mourant soupir du chant du rossignol,

Au plus fuyant rayon où s’égarait ton vol,

Dis-toi bien : Tout ce beau n’est que faste et scandale

Si j’hésite, et si l’ombre à l’action s’égale.

 

Marèze un seul instant n’avait pas hésité ;

Il s’est dit seulement, dans sa force excité,

Que peut-être il saurait, son œuvre commencée,

Nourrir enfant et sœur du lait de sa pensée.

Il hésite, il espère en ce sens, et bientôt,

L’anise éteignant la nuit, son œil plus las se clôt.

 

Au matin un réveil l’attendait qui l’achève.

Une ancienne cliente à lui, madame Estève,

Avait, par son conseil, confié le plus clair

D’une honnête fortune à quelque premier clerc

Établi depuis peu, jusqu’alors sans reproche ;

Mais le voilà qui part, maint portefeuille en poche.

La pauvre dame est là, hors d’elle, racontant.

Marèze y perd aussi, peu de chose pourtant.

Mais il se croit lié d’équité rigoureuse

À celle qu’un conseil a faite malheureuse.

Courage ! il rendra tout; il soutiendra sa sœur,

Il mariera sa nièce; et sans plus de longueur,

Il court chez un ami : tout juste un commis manque.

Commis le lendemain il entre en cette banque ;

Et là, remprisonné dans les ais d’un bureau,

Sans verdure à ses yeux que le vert du rideau,

Il vit, il y blanchit, régulier, sans murmure,

Heureux encor le soir d’une simple lecture

À côté de sa sœur, – un poète souvent

Qu’un retour étouffé lui rend trop émouvant,

Et sa voix s’interrompt ;... – lecture plus sacrée

À l’âme délicate et tout le jour sevrée !

 

Il a gagné pourtant en bonheur : jusque là,

Plus d’un mystère étrange, et que Dieu nous voila,

Avait mis au défi son âme partagée.

La vérité nous fuit par l’orgueil outragée.

Mais alors, comme au prix d’un sacrifice cher,

Sans plus qu’il y pensât en Prométhée amer,

De vertus en vertus, chaque jour, goutte à goutte,

La croyance, en filtrant, emporta tout son doute ;

La persuasion distilla sa saveur,

Et la pudique foi lui souffla la ferveur.

 

– Doudun (exemple aussi) n’est pas, comme Marèze,

De ceux qui sentiraient leur âme mieux à l’aise

À briller au soleil et mouvoir les humains

Qu’à compter pas à pas les chardons des chemins

Il chemine et se croit tout en plein dans sa trace.

Très doux entre les doux et les humbles de race,

Il n’a garde de plus, ne prévaut sur pas un ;

Celui seul qui se baisse a connu son parfum ;

La racine en tient plus, et la fleur dissimule.

Son prix, son nom nommé lui serait un scrupule.

Enfant, simple écolier, se dérobant au choix,

Avant qu’il eût son rang il se passait des mois ;

Il n’en tâchait pas moins, sans languir ni se plaindre,

Mais comme au fond craignant de paraître et d’atteindre.

Jeune homme, étroitement casé, non rétréci,

Cœur chaste à l’amitié, n’eut-il donc pas aussi

Quelque passion tendre, humble et, je le soupçonne,

Muette, et que jamais il n’ouvrit à personne,

Mais pour qui sa rougeur parle encore aujourd’hui,

Si l’objet par hasard est touché devant lui ?

Avant tout il avait sa mère bien aimée,

Infirme plus que vieille, assez accoutumée

À l’aisance, aux douceurs, et dont le mal réel

Demandait pour l’esprit éveil continuel.

Il la soigna longtemps, et lui, l’épargne même,

Pour adoucir les soirs de la saison suprême,

N’eut crainte d’emprunter des sommes par deux fois,

S’obérant à toujours; mais ce fut là, je crois,

Ce qui, sa mère morte, a soutenu son zèle

Et prolongé pour lui le but qui venait d’elle :

Car à cet âge, avec ces natures, l’effort

Souvent manque, au-dedans s’amollit le ressort ;

Le vrai motif cessant, on s’en crée un bizarre,

Et la source sans lit dans les cailloux s’égare.

Doudun, que maint caillou séduit, s’en est sauvé ;

Le soin pieux domine, et tout est relevé.

 

En plein faubourg, là-haut, au coin de la mansarde,

Dans deux chambres au nord, que l’étoile regarde ;

À cinq heures rentrant, ou, l’été, matinal ;

Un grand terrain en face et le triste canal

(Car, presque chaque jour allant au cimetière,

Il s’est logé plus près), voyez ! sa vie entière,

Son culte est devant vous : un unique fauteuil

Où dix ans s’est assis l’objet saint de son deuil,

Un portrait au-dessus ; puis quelque porcelaine

Où la morte buvait, qu’une fois la semaine

Il essuie en tremblant ; des Heures en velours

Où la morte priait, dont il use toujours !

Le maigre pot de fleurs, aussi la vieille chatte :

Piété sans dédain, la seule délicate !

Comme écho de sa vie, il se dit à mi-voix

Quelque air des jours anciens qui voudrait le hautbois,

Quelque sentimentale et bonne mélodie,

Paroles de Sedaine, autrefois applaudie

Des mères, que chantait la sienne au clavecin.

Comme Jean-Jacque aussi, dont il sait le Devin,

Il copie, et par là dégrève un peu sa dette,

Chaque heure d’un denier, Sois équité discrète

A taxé ce travail de ses soirs, mais si bas,

Que, s’il fallait offrir, on ne l’oserait pas. 

Au-delà sa pudeur est sourde à rien entendre ;

Et quand l’ingrat travail a quelque page tendre, 

Agréable, on dirait qu’en recevant son dû 

Il se croit trop payé du charme inattendu.

– Hier ses chefs le marquaient pour avancer en place ;

Il se fait moins capable, empressé qu’on l’efface.

 

Ô vous qui vous portez, entre tous, gens de cœur ;

Qui l’êtes, – non pas seuls, – et qui, d’un air vainqueur,

Écraseriez Doudun et cette élite obscure,

Leur demandant l’audace et les piquant d’injure ;

Ne les méprisez pas, ces frères de vertu,

Qui vous laissent l’arène et le lot combattu !

Si dans l’ombre et la paix leur cœur timide habite,

Si le sillon pour eux est celui qu’on évite,

Que guerres et périls s’en viennent les saisir ;

Ils ont chef Catinat, le héros sans désir !

 

Et cette âme modique, à plaisir enfouie,

Ce fugitif qui craint tout éclair dans sa vie,

Qu’à l’un des jours d’essor, de soleil rayonnant,

Comme on en a chacun, il rencontre au tournant

Du prochain boulevard quelque ami de collège

Qui depuis a pris gloire et que le bruit assiège,

Sympathique talent resté sincère et bon,

Oh ! les voilà bien vite aux nuances du ton.

L’artiste est entendu tout bas du solitaire :

Quel facile unisson aux cordes de mystère !

Que d’échanges subtils au passage compris !

Et cette âme qui va diminuant son prix,

Comme elle est celle encor que devrait le génie

Vouloir pour juge en pleurs, pour cliente bénie !

 

Mais ce n’est pas aux doux et chastes seulement,

Aux intègres de cœur, que contre un flot dormant

Un malheur vient rouvrir les voiles desserrées

Et remorquer la barque au-delà des marées.

Un seul devoir tombant dans un malheur sans fond

Jette à l’âme en désastre un câble qui répond ;

Fait digue à son endroit aux vagues les plus hautes ;

Arrête sur un point les ruines des fautes ;

Et nous peut rattacher, en ces ans décisifs,

Demi-déracinés, aux rameaux encor vifs.

 

Ramon de Santa-Cruz, un homme de courage

Et d’ardeur, avait, jeune, épuisé maint otage,

Les flots des passions et ceux de l’Océan.

Commandant un vaisseau sous le dernier roi Jean

En Portugal, ensuite aux guérillas d’Espagne,

Le Brésil et les mers et la rude montagne

L’avaient vu tour à tour héroïque d’effort ;

Mais l’âme forte avait plus d’un vice du fort.

Pour l’avoir trop aidé, proscrit du roi son maître ;

À Bordeaux, – marié, – des torts communs peut-être,

Ses âpretés surtout et ses fougues de sang

Éloignèrent sa femme après un seul enfant.

À Paris, de projets en projets, et pour vivre,

Ayant changé son nom, il entreprit un livre,

Quelque Atlas Brésilien-Espagnol-et-naval ;...

Alors je le connus ; – mais l’affaire allant mal,

Il courut de ces mots qu’à la légère ou sème,

Et j’en avais conçu prévention moi-même.

Pourtant quelqu’un m’apprit ses abîmes secrets

Et l’ayant dû chez lui trouver le jour d’après,

Oh ! je fus bien touché !

 

                                       – Tout d’abord à sa porte 

Affiches, prospectus, avis de toute sorte,

Engagement poli d’entrer et de tourner :

Comme c’était au soir, il me fallut sonner.

Une dame fort vieille, et de démarche grande

Et lente, ouvrit, et dit sur ma simple demande

Son fils absent : c’était la mère de Ramon.

Mais quand j’eus expliqué mon objet et mon nom :

« Attendez, attendez ; seulement il repose,

« Car il sort tout le jour ; mais, à moins d’une cause, 

« J’évite d’avertir. » Elle entra, je suivis,

Déjà touché du ton dont elle a dit mon fils.

Pendant qu’elle annonçait au-dedans ma venue,

Je parcourais de l’œil cette antichambre nue,

Et la pièce du fond, et son grillage en bois

Mis en hâte, et rien autre, et le gris des murs froids.

Au salon vaste et haut qu’un peu de luxe éclaire,

L’ombre est humide encore au mois caniculaire ;

La dame s’en plaignit doucement : j’en souffris,

Songeant à quels soleils burent leurs ans mûris.

Mais rien ne m’émut tant que lorsqu’une parole

Soulevant quelque point d’étiquette espagnole,

– D’étiquette de cour, – Ramon respectueux

Se tourna vers sa mère, interrogeant des yeux.

Oh ! dans ce seul regard, muette déférence,

Que d’éveils à la fois, quel appel de souffrance

À celle qui savait ce pur détail royal

Pour l’avoir pratiqué dans un Escurial !

Et du trouble soudain où mon âme en fut mise,

Sans aller saluer la vieille dame assise,

Tout causant au hasard, du salon je sortis,

Et je m’en ressouvins et je m’en repentis,

Craignant de n’avoir pas assez marqué d’hommage ;

Car tout aux malheureux est signe et témoignage.

Et depuis lors, souvent, je me suis figuré

Quels étaient ces longs soirs entre l’homme ulcéré

De Rio, de Biscaye et des bandes armées,

Et des fureurs de cœur encor mal enfermées,

Proscrit qui veut son ciel, père qui veut son fils, –

Entre elle et lui, navrés ensemble et radoucis.

Oh ! si toujours, malgré l’amertume et l’entrave,

Il maintint sur ce point cette piété grave,

Qu’il ait été béni ! Que son roc sans fléchir

Ait pu fondre au-dedans, et son front s’assagir !

Qu’il ait revu l’enfant que de lui l’on sépare,

Et Lisbonne, meilleure au moins que sa Navarre 2 !

Un but auprès de soi, hors de soi, pour quelqu’un,

Un seul devoir constant ; – hélas ! moins que Doudun,

Que Ramon et Marèze, Aubignié le poète

L’a compris, et son cœur aujourd’hui le regrette ;

Poète, car il l’est par le vœu du loisir,

Par l’infini du rêve et l’obstiné désir.

En son fertile Maine, aux larges flots de Loire,

Bocagère et facile il se montrait la gloire,

Se disant qu’aux chansons on l’aurait sur ses pas

Comme Annette des champs dont l’amour ne ment pas.

Tandis qu’après René planait l’astre d’Elvire,

Jean-Jacque et Bernardin composaient son délire,

Et tardif, ignorant ce monde aux rangs pressés,

Il s’égarait sans fin aux lieux déjà laissés.

Vainement les parents voulaient l’état solide :

Pour lui, c’était assez si, l’Émile pour guide,

Le havresac au dos, léger, pour de longs mois,

Il partait vers les monts et les lacs et les bois,

Pèlerin défilant ses grains de fantaisie, – 

Fantassin valeureux de libre poésie.

Aux rochers, aux vallons, combien il en semait ! 

Aux buissons, à midi, sous lesquels il dormait !

Combien alors surtout en surent les nuages !

Infidèles témoins, si l’on n’a d’autres gages ;

Car prenant le plus beau du projet exhalé,

Ils ne reviennent plus, et tout s’en est allé.

La fable des enfants parle encore aux poètes :

Rêveurs, rêveurs, semez aux chemins que vous faites

Autre chose en passant que ces miettes de pain :

Les oiseaux après vous mangeraient le chemin !

Du moins, si visitant, comme il fit, ces contrées,

Grandes, et du génie une fois éclairées,

Meillerie et Clarens, noms solennels et doux,

Bosquets qu’un enchanteur fit marcher devant nous,

– S’il gravit tour à tour à la cime éternelle,

Redescendit au lac, demanda la brunelle 3

 l’île de Saint-Pierre, et d’un cœur palpitant,

Aux Charmettes cueillit la pervenche en montant,

S’il revit l’œil en pleurs ce qu’avait vu le maître,

Que ne l’a-t-il donné quelquefois à connaître,

D’un vers rajeunissant, qui charme avec détour,

Et laisse aussi sa trace aux lieux de son amour ?

C’est qu’à moins du pur don unique, incomparable,

L’effort seul initie à la forme durable,

Secret du bien-parler que d’un Virgile apprend

Même un Dante, et qui fuit tout vaporeux errant.

Aubignié, sans dédain, effleura le mystère

Et ne l’atteignit pas. Que d’essais il dut taire,

Au hasard amassés ! Et les ans s’écoulaient ;

Les plaintes des parents, plus hautes, s’y mêlaient ;

Les dégoûts, les fiertés, une âme déjà lasse,

L’éloignaient chaque jour des sentiers où l’on passe ;

Il n’en suivit jamais. S’il tente quelque abord,

Tout lui devient refus, et son rêve est plus fort,

Puis, plus on tarde, et plus est pénible l’entrée :

La jeunesse débute, et sa rougeur agrée ;

Elle ose, on lui pardonne, on l’aide à revenir :

Mais, quand la ride est faite, il faut mieux se tenir.

La main se tend moins vite à la main déjà rude.

Bref, d’essais en ennuis, d’ennuis en vague étude,

Des parents rejeté, qui, d’abord complaisants,

Bientôt durs, à la fin se sont faits méprisants,

Aubignié, ce cœur noble et d’un passé sans tache,

Usé d’un lent malheur qu’aucun devoir n’attache,

Ne sait plus d’autre asile à ses cuisants affronts,

À ses gênes hélas ! que quand aux bûcherons

Des forêts d’Oberman, et les aidant lui-même,

Il va demander gîte, ajournant tout poème,

Ou toujours amusé du poème incertain

Qu’il y vit une fois flotter à son matin.

De Jean-Jacque il se dit la gloire commencée

Tard : – rappel infidèle ! – Âme à jamais lassée !

 

Vous dont j’ai là trahi le malheur, oh ! pardon !

Ami, vous qui n’avez rien que d’honnête et bon,

Et de grand en motif au but qui vous oppresse,

An fantôme, il est temps, cessez toute caresse.

Rejoignez, s’il se peut, à des efforts moins hauts,

Quelque prochain devoir qui tire fruit des maux,

Et d’où l’amour de tous redescende et vous gagne,

– Afin que revenant au soir par la campagne,

Sans faux éclair au front et sans leurre étranger,

Il vous soit doux de voir les blés qu’on va charger

Et chaque moissonneur sur sa gerbe complète ;

Et là haut, pour lointain à l’âme satisfaite,

Au sommet du coteau dont on suit le penchant, 

Les arbres détachés dans le clair du couchant.

 

 

 

Charles Augustin SAINTE-BEUVE, Précy, 1836.

 

Écrit pour la revue Le Magasin pittoresque.

 

 

 

 

 

 

1 La gravure du beau tableau de Raphaël qui porte ce nom.

2 L’Étranger, en effet, dont on veut ici parler, est mort depuis peu à Lisbonne : il avait fait partie de l’expédition de don Pédro, et occupait ou rang distingué dans l’armée portugaise.

3 Petite fleur fort affectionnée de Rousseau, durant le séjour qu’il fit en cette île. Voir ses Rêveries, cinquième « Promenade ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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