La chapelle de la forêt

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Christophe SCHMID

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans une petite auberge d’un village de la Bretagne, le 8 janvier 1802, se passait une scène bien triste. Sur un mauvais lit sans rideaux était couché un homme de quarante à cinquante ans ; sa figure jaune, maigrie ; ses peux caves et ternes ; ses traits qui déjà portaient cette empreinte dont la mort marque ses victimes quelque temps avant de les saisir ; ses membres affaissés, tout son extérieur enfin, annonçaient qu’il avait à peine quelques heures à vivre. Auprès du lit, un jeune garçon de dix-sept ans environ, les paupières rouges et gonflées, était attentif aux moindres signes du mourant ; il semblait épier un geste de sa main, un mot de sa bouche ; mais la main était immobile, la bouche était muette. Sur un vieux fauteuil de bois, foncé d’une planche, un ecclésiastique d’un aspect vénérable était assis et semblait prier.

L’enfant, c’était un fils qui attendait les dernières paroles d’un père, et dont les larmes étaient taries après avoir coulé pendant cinq longs jours et cinq longues nuits. Le vieillard (c’était un ministre du Seigneur) qui assistait le mourant lui apportait les accours et les consolations de la religion.

La chambre renfermait les meubles grossiers que contient ordinairement une auberge de village ; des havresacs étaient suspendus à la fenêtre ; dans la cheminée fumait un triste feu de tourbe ; une lampe, répandant une lueur douteuse, laissait deviner plutôt qu’elle n’éclairait ce spectacle de douleur.

On entendait parfois un soupir du malade ou un sanglot de l’enfant. Au-dehors, les sifflements aigus et impétueux d’un vent d’hiver, une pluie violente qui venait batte les vitres, ajoutaient encore à la tristesse de ce tableau.

Tout à coup le malade poussa un gémissement ; il fut pris de convulsions qui durèrent quelques instants, ensuite il se trouva plus tranquille, et d’une voix faible, appela son fils auprès de lui.

– Viens, Gustave, dit-il, profitons du peu d’instants qui me restent, je sens que demain je serai avec ta mère. Écoute mes derniers avis. J’ai fait tous mes efforts pour t’inspirer le goût de ce qui est bon pour faire de toi un vrai catholique. Tu ne pécheras donc pas par ignorance, mais tu peux t’égarer. Rappelle-toi chaque jour les leçons que je t’ai données, n’abandonne pas la bonne voie ; prie Dieu aussi souvent que tu le pourras : l’homme a toujours à le remercier de quelque bienfait ou à solliciter quelque grâce. Le Seigneur aime surtout qu’on le prie dans son temple. Ne passe jamais devant une église sans y entrer et sans y adorer le Père, le Fils et le Saint-Esprit, sans honorer la Sainte Vierge et ton patron.

Voici plus de six années que nous sommes séparés de ta sœur. Ne cesse pas de chercher à découvrir où elle peut être ; il me semble que vous ne devez pas ainsi toujours vivre séparés, et que Dieu vous réunira tôt ou tard.

Maintenant, mon fils, laisse approcher ce respectable prêtre. C’est lui qui doit me préparer à mourir.

Le jeune homme couvrit son visage de ses deux mains, et alla dire au prêtre que le malade le demandait. Après une conversation de quelques minutes, le saint viatique fut administré au mourant, et bientôt il s’endormit du sommeil du juste.

Le bon père, le bon chrétien qui venait de succomber se nommait Félix Brichaud. C’était un médecin habile qui habitait jadis Saint-Amand, petite ville du département du Nord. Il avait eu pour bienfaiteur, dans sa jeunesse, le comte de Saint-Paulin, aux bienfaits duquel il devait d’avoir pu étudier la médecine et acquérir une position honorable.

Lorsque la révolution française éclata, il vivait tranquillement avec une jeune femme qu’il avait épousée quelques années auparavant, et deux enfants, dont l’aîné était un garçon nommé Gustave, et l’autre une petite fille appelée Julie.

Le comte de Saint-Paulin se vit bientôt proscrit comme les autres membres de la noblesse française. Il demanda un refuge à Félix Brichaud et ne le trouva point ingrat. Le médecin le cacha pendant un mois et parvint à lui faire passer la frontière. Malheureusement Félix Brichaud avait du mérite, et conséquemment des ennemis. Il fut dénoncé aux autorités d’alors, et convaincu d’avoir donné asile à un proscrit ou, comme on disait, à un émigré ; jeté en prison il n’échappa à la mort que très difficilement et grâce à la protection d’un savetier qu’autrefois il avait soigné gratuitement et qui était devenu un personnage influent : on était en 1794.

Félix Brichaud fut obligé de quitter le pays, avec sa femme et ses deux enfants. Ce déplacement le ruinait, car il lui faisait perdre la clientèle de toutes les personnes qui avaient confiance en lui.

Cette famille infortunée se retira d’abord à Cambrai. Là, elle épuisa ses dernières ressources. Le père ne trouvait à soigner que des gens pauvres et qui ne le payaient pas. La mère travaillait jour et nuit, mais ne gagnait que fort peu de chose. Enfin Félix Brichaud se vit obligé d’entrer comme chirurgien dans un hôpital militaire qui était établi au-delà de la frontière. Les appointements qu’on lui allouait devaient suffire pour les besoins de sa femme et de sa fille, âgée de cinq ans. Quant à Gustave, qui atteignait dix ans, il devait suivre son père.

Madame Brichaud, désolée de quitter son mari, se soumit cependant à la nécessité. Une correspondance régulière eut lieu entre les deux époux ; mais trois mois après leur séparation, l’armée française ayant fait un mouvement en arrière, l’on fit évacuer l’hôpital, et une partie des chirurgiens ou officiers de santé qui s’y trouvaient furent, bon gré mal gré, attachés à des régiment qui s’en trouvaient privés. Félix Brichaud fut de ce nombre ; il annonça cette nouvelle à sa femme ; il lui dit en même temps qu’il ne pourrait sans doute la voir que dans plusieurs mois, car la division dont il faisait partie allait se porter vers l’Allemagne.

Effectivement, six mois se passèrent avant qu’il fût possible à Félix Brichaud de rentrer en France. Son mérite, qui avait été promptement apprécié, et les importants services qu’il avait rendus, avaient été de nouveaux motifs pour qu’on ne lui permit pas de quitter son emploi. Pendant trois mois il avait reçu de temps en temps des lettres de sa femme ; tout à coup la correspondance cessa. Comme les déplacements du régiment étaient très fréquents, et les moyens de communication difficiles, le premier mois il fut contrarié de ce défaut de nouvelles, mais sans qu’il s’en inquiétât ; à la fin du second mois, son inquiétude était très vive, et il écrivit lettre sur lettre ; le troisième mois s’étant écoulé sans nouvelles, il n’hésita pas à quitter le poste où on le retenait par force, et rentra furtivement en France avec son fils. Il vola vers le village où sa femme demeurait alors qu’il s’était fait attacher à l’hôpital militaire : là il apprit avec désespoir que depuis près de quatre mois madame Brichaud était morte, et que sa fille avait disparu. À force de recherches, il obtint des renseignements un peu plus exacts ; on lui dit que lorsque la mère avait été conduite à sa dernière demeure, la petite Julie avait suivi le cercueil, et après l’inhumation était restée près de la tombe ; que des enfants du village affirmaient l’avoir vue en sortir avec une dame qui la tenait par la main et qui cherchait à la consoler.

M. Brichaud supposa que quelques paysans, qui demeuraient près de la maison où était restée sa femme, auraient pu lui donner des indications plus satisfaisantes ; il les sollicita et même les menaça ; il ne put rien avoir d’eux ; ces gens sans conscience s’étaient partagé les dépouilles de leur voisine, et ils craignaient que la jeune fille ne les dénonçât à son père ; celui-ci eut l’intention de s’adresser aux autorités ; il fit même une démarche ; il n’osa pas en faire une seconde, quelqu’un l’ayant prévenu que s’il attirait l’attention on pourrait bien le mettre en prison comme suspect ; en ce temps les hommes les plus vils et les plus pervers étaient en tous lieux dépositaires du pouvoir. Brichaud pensa qu’après ce qu’il avait éprouvé à Saint-Amand, après son évasion de l’armée, il n’eût pas évité une condamnation à mort si une fois on l’eût emprisonné.

Le malheureux père quitta en gémissant ce pays, et il alla s’établir à quelques lieues de là. Bientôt l’invasion de la France par les étrangers, l’armée française qui se retirait devant eux, le contraignirent à fuir plus loin ; et six mois après, quand il revint, toutes les traces de la disparition de l’enfant étaient entièrement perdues. Vainement il osa cette fois, grâce à la tranquillité qui renaissait, s’adresser aux magistrats ; vainement il parcourut tous les villages, les hameaux, les fermes des environs ; il ne découvrit rien. Il est vrai que bien des maisons étaient encore inoccupées.

Quand Félix Brichaud eut épuisé tous les moyens humains pour retrouver sa fille, il se dit que Dieu seul maintenant pouvait la lui rendre.

L’ordre n’était pas encore assez bien rétabli pour qu’il retournât à Saint-Amand ; mais il avait un oncle paternel qui résidait à Niort ; il se rendit dans cette ville afin de se trouver auprès de quelqu’un qui pût l’aider dans le nouvel établissement qu’il allait former. Ce parent l’accueillit de la manière la plus affectueuse, le reçut chez lui à sa table et parvint à lui procurer des moyens d’existence bien exigus, mais suffisants.

Félix Brichaud se partageait entre les travaux de sa profession et l’instruction de son fils ; il s’attachait à faire de ce fils un homme instruit et un bon chrétien. Gustave profitait de ses leçons ; son esprit s’ornait et son cœur se formait à la vertu ; il acquérait aussi des connaissances en médecine.

Plusieurs années s’écoulèrent et Gustave atteignit l’âge de dix-sept ans. Alors l’oncle de M. Brichaud mourut.

Depuis quelque temps celui-ci était tourmenté par le désir de retourner dans le Nord, où il espérait avoir plus de facilité à établir son fils. Il réalisa donc la modique succession de son oncle et partit à pied avec Gustave. Tous deux portaient sur leur dos leur petit bagage. Comme cette manière de voyager était fort économique, et que parfois M. Brichaud pouvait en séjournant dans les villages où il n’y avait pas de médecin, gagner quelque argent, son fils et lui visitèrent avec détail les pays qu’ils traversaient ; parfois même ils s’écartaient de la route directe.

C’est dans une de ces excursions en Bretagne que M. Brichaud tomba malade ; son fils le soigna avec toute l’affection que l’on porte à un père uniquement aimé ; mais son habileté, sa science précoce ne prolonger des jours dont le terme était fixé. Gustave rendit à son père les derniers devoirs ; il remercia le digne ecclésiastique qui seul s’était intéressé du sort des deux voyageurs, et continua sa route vers Rennes.

Dès qu’il y fut arrivé, il alla trouver le directeur de l’hospice, et parvint à s’y faire admettre comme élève. Peu de temps après, les connaissances qu’il avait déjà acquises déterminèrent les médecins en chef à l’attacher au service. Il y passa deux années et perfectionna ce qu’il avait déjà appris, de telle sorte qu’à l’âge de dix-neuf ans il avait beaucoup lu, beaucoup vu, et que l’expérience et ses propres observations étaient les seuls guides qu’il eût maintenant besoin de suivre. Il obtint les dispenses nécessaires, et fut reçu docteur.

Quand il en fut venu à ce point, Gustave songea à obéir à la recommandation de chercher de nouveau ce que sa sœur pouvait être devenue. Il réunit le peu d’argent qui lui restait lors de son arrivée à Rennes aux petites économies qu’il était parvenu à faire sur son modique traitement, et, après avoir obtenu les certificats les plus honorables de ses supérieurs, il entreprit son voyage. Comme il lui fallait traverser la France en grande partie, il avait repris son havresac et cheminait pédestrement, tâchant, comme l’avait fait jadis son père, de tirer, en chemin, parti de ses talents. Son air de jeunesse lui nuisait quelquefois : bien des gens ne croyaient pas aux talents et à l’expérience d’un docteur qui semblait à peine sorti de l’adolescence. Mais le plus souvent cette circonstance attirait l’intérêt et secondait les bonnes recommandations dont il était porteur. Gustave parvint ainsi jusque dans le département du Nord. Il séjourna au Catelet, petite ville sur la limite. Il avait l’intention de se rendre de là directement à Valenciennes. Il partit un après-midi et bientôt se trouva dans une forêt assez considérable qui est entre ces deux villes. Comme il faisait une grande chaleur, il quitta la route et suivit des chemins couverts qui lui semblaient tracés dans la même direction et qui cependant s’en éloignaient. Dès qu’il s’en aperçut, il voulut rejoindre la route en prenant des sentiers de traverse. Il se trompa et ne fit que s’éloigner davantage ; il chercha à s’orienter, alla d’un sentier à l`autre et finit par s’égarer tout à fait.

Il marcha longtemps sans rencontrer personne ; car pendant la belle saison il n’y a dans les bois, ni charbonniers ni bûcherons. Gustave voyait avec chagrin que le soleil déclinait ; il avait besoin de repos, de nourriture, et ne savait quand il pourrait en trouver. Il commençait à s’inquiéter sérieusement, craignant d’être obligé de se coucher sans souper et sans autre toit que les feuilles d’un arbre ; mais il aperçut tout à coup un petit clocher de forme pyramidale ; en s’approchant il vit que c’était celui d’une chapelle.

Il était présumable qu’un village se trouvait dans les environs, et l’appétit de Gustave le sollicitait vivement d’aller chercher un gîte le plus tôt possible. Mais en passait devant la porte de la petite église, qui était entrouverte, l’ordre de son père lui revint à la mémoire.

– Voici une chapelle, se dit-il, je ne puis me dispenser d’y entrer ; j’ai même un double motif pour le faire ; je dois remercier Dieu d’avoir fait cesser mon embarras, et je dois aussi exécuter ce que Mon père m’a prescrit.

Cédant à cette bonne inspiration le jeune homme entra dans le lieu saint. Il se mit à genoux en face de l’autel et pria Dieu avec ferveur, pour lui-même, pour son père, pour sa mère, et encore pour cette sœur qu’il se rappelait à peine avoir connue, et qu’il souhaitait tant de retrouver. Sans s’en apercevoir il termina sa prière ainsi à haute voix :

– Mon Dieu ! ma sœur et moi nous sommes sur la terre sans amis, sans parents, sans famille ; daignez réunir les deux pauvres orphelins, afin qu’ils ne soient pas seuls ici-bas. Cependant, ô mon Dieu ! si votre très sage volonté s’oppose à ce que je vous demande, je dirai toujours que votre saint nom soit béni !

Gustave ne s’était point aperçu qu’il n’était pas seul dans l’église. Près de lui était venu se placer le desserrant de la chapelle, qui avait entendu sa prière, et qui admirait tant de résignation dans un jeune homme que son âge eût dû faire supposer impatient et fougueux ; il désira apprendre qui il était.

Au moment où Gustave allait sortir, le prêtre s’approcha de lui et le félicita de ses bonnes dispositions ; il lui proposa ensuite de lui faire voir en détail la chapelle, qui renfermait de véritables beautés. Gustave accepta poliment, et ne se repentit pas de ce qui n’était d’abord qu’un note de complaisance. En effet, cet édifice très ancien avait été bâti avec beaucoup de soin, même de magnificence, par l’ancien seigneur du pays.

De son côté, le prêtre, en faisant voir au jeune homme inconnu la chapelle, avait seulement voulu lui faire une politesse : il en fut récompensé par le plaisir que lui causa la conversation instructive et variée de l’inconnu.

Comme le crépuscule commençait, ils quittèrent l’un et l’autre l’église, et le voyageur demanda où il pourrait trouver un souper et un gîte. Il avoua qu’il était égaré dans la forêt et qu’il ignorait tout à fait où il se trouvait. Le prêtre lui répondit qu’il était curé de Saint-P..., village voisin, et qu’il desservait aussi cette chapelle. Puis il invita le jeune homme qui lui semblait doux, pieux et bien élevé, à accepter chez lui l’hospitalité pour cette nuit. Après quelques refus dictés par sa discrétion, Gustave consentit, et tous deux charmés l’un de l’autre arrivèrent au presbytère.

Dès que le curé eut donné à Gustave un souper qui rétablit ses forces épuisées par une longue marche, les deux convives recommencèrent à converser. Le jeune homme, devenu peu à peu confiant, conta son histoire, et parla de ses projets. Après qu’il aurait fait tous ses efforts pour découvrir sa sœur, il voulait s’établir dans quelque village, où il pourrait s’assurer des moyens d’existence et couler ses jours dans l’obscurité. Son hôte lui fit quelques objections, tâcha de lui prouver qu’avec les talents qu’il paraissait posséder déjà, son diplôme de docteur, et l’appui des anciens amis de son père, il pourrait arriver à un poste plus brillant que celui de médecin de village. Mais Gustave lui déclara qu’une vie simple, au milieu d’une population honnête et religieuse, les livres et l’étude, formaient toute son ambition. Le lendemain matin le curé lai demanda si ses idées de la veille s’en étaient allées avec les songes de la nuit ; Gustave persista, et affirma au curé qu’il nourrissait, depuis qu’il avait le malheur d’être orphelin, les projets qu’il lui avait communiqués.

– Hé bien ! s’il est ainsi, mon jeune ami, vous pouvez dès à présent les réaliser. Le médecin qui résidait dans ce village est mort il y a trois mois, il n’est pas remplacé, car dans ces malheureux temps les docteurs deviennent rares ; que n’essayez-vous de lui succéder ? Il vivait ici fort honorablement ; cependant il avait, je crois, plus de bonne volonté et de probité que de science. Je pense que vous êtes aussi honnête, mais plus savant que lui : fixez-vous dans ce village ; je vous prédis un prompt succès.

– Mais il me faut trouver tout de suite une maison, un mobilier, me donner un ménage, et en vérité je ne suis pas assez riche pour cela.

– Ce n’est pas nécessaire ; si vous consentez à faire une tentative, je vous offre pour trois mois et plus l’hospitalité que vous avez bien voulu accepter hier : seulement vous consentirez, pendant ce temps, à donner vos soins à tous les pauvres de la commune.

– Quelle proposition me faites-vous là ? Le premier devoir d’un médecin n’est-il pas de soigner gratuitement tous ceux qui ne peuvent le payer ! Du moins c’est une des leçons que m’a laissées mon père, et je me ferais scrupule d’y manquer.

Le curé, de plus en plus charmé de son nouvel ami, le détermina à accepter ses offres. Gustave s’établit chez le curé, et sous son patronage il fut bientôt le médecin en titre du village et de tous les environs. Les talents dont il fit preuve lui acquirent une belle réputation, et à trois lieues à la ronde on ne parlait que de M. le docteur Gustave. Tel était le nom que lui avait d’abord donné le curé, et que tout le monde avait adopté.

Quelques mois après, grâce aux succès du docteur, nous le voyons établi, avec une vieille servante, dans une petite maison blanche, voisine du presbytère. Il a un cheval pour aller faire au loin ses visites.

Le jeune docteur avait voulu, par piété filiale, aller faire des recherches sur le sort de sa petite sœur ; mais le curé lui avait prouvé qu’il valait mieux y employer quelque homme d’affaires. Il donna donc ses instructions à un ancien procureur, qui au bout de quinze jours lui fit savoir : « Que deux des voisins de sa mère lui avaient dérobé ce qu’elle possédait en mourant ; que la petite fille avait été recueillie et adoptée par une dame fort honnête qui, lors de l’invasion ennemie de la même année, avait quitté le pays. Que sans doute les deux voisins savaient quelle était cette femme, car on leur avait entendu dire que la petite se trouvait en bonnes mains ; qu’ils étaient morts tous deux, l’un l’année précédente, l’autre cinq ans auparavant. »

Après avoir reçu cette missive, Gustave se dit que la Providence seule pourrait lui rendre sa sœur ; il se résigna et se livra tout entier à l’accomplissement des devoirs que lui imposaient sa profession et son esprit de charité.

Avec le temps le docteur vit encore augmenter sa clientèle. D’abord il n’avait soigné que les paysans. Les demi-bourgeois campagnards, les gens de la ville qui venaient là passer la belle saison, riaient quelque peu d’un Hippocrate qui n’avait pas de barbe. Cependant, comme il était presque le seul dans le canton, nombre de ceux qui avaient d’abord dit qu’ils ne pouvaient s’en remettre du soin de leur santé à un écolier, se virent contraints d’en essayer faute de mieux ; et dès qu’on connaissait notre docteur, on ne le quittait plus ; d’autres personnes furent ramenées par sa grande réputation de charité et de piété. En effet, il était à la fois le médecin de l’âme et du corps. Il savait toujours appeler l’attention de ses malades sur les idées religieuses ; qu’il y eût ou non du danger, il persuadait que la meilleure disposition pour guérir, c’était d’être en paix avec Dieu. Aussi, même dans les cas les plus simples, l’on appelait presque toujours le pasteur en même temps que lui, ou on allait le trouver après deux ou trois de ses visites. Le digne prêtre se plaignait, en badinant, de n’avoir que peu de chose à faire.

– Son exemple, disait-il, fait taire les demi-savants, qu’il peut facilement confondre ; il encourage les jeunes gens qui veulent le bien sans l’oser ; et ses discours pleins de raison et de piété disposent tellement l’âme de ses malades, que je n’ai presque plus rien à gagner sur eux. Enfin, il est aussi souvent que moi dans notre église ou à la chapelle de la forêt !

Un jour Gustave fut appelé chez une vieille dame nommée madame Gervais. C’était une ancienne fermière, jouissant d’une grande aisance, qui vivait dans une belle maison faisant partie d’un petit hameau, à une lieue du village. Elle avait toujours montré beaucoup d’éloignement pour un si jeune médecin. Le motif de sa répugnance n’était que trop légitime : elle avait eu une fille chérie, qui était morte dans ses bras par suite d’un traitement absurde prescrit par un jeune chirurgien ; elle aimait mieux se passer de secours que de recourir à notre docteur, dont la vue, disait-elle, eût rendu toute vive une douleur que dix années avaient amortie.

Cependant, comme l’âge lui causait des incommodités assez fréquentes, sa fille Cécile, qu’elle avait auprès d’elle, avait obtenu la permission d’écrire au docteur ; elle s’était empressée de lui envoyer un billet poli, qui l’invitait à passer chez sa mère. Elle avait sagement fait de se hâter, car tandis que Gustave, approchant du hameau, regardait avec plaisir les trois lignes d’écriture qui lui ouvraient une maison importante, la conversation suivante avait lieu à son sujet.

– Ma chère Cécile, je regrette d’avoir consenti que tu écrivisses à ce jeune homme ; je l’attends avec répugnance ; je me dis qu’il doit ressembler à celui qui m’a fait tant de mal, et que sa vue va renouveler tous mes chagrins.

– Moi, je suis au contraire on ne peut mieux disposée à son égard ; l’on dit beaucoup de bien de lui, puis il s’appelle Gustave, et vous savez bien que c’était le nom de mon frère.

– Ce n’est pas là une bien bonne raison pour avoir confiance dans un médecin ! – Écoute, je vais t’en donner une meilleure pour douter du moins de son empressement à venir : tu lui as écrit que je l’attendais à midi, et il est midi et demi, tout à l’heure ; c’est un grand défaut pour un médecin de ne pas être exact.

– Vous savez bien, ma mère, que cette pendule avance d’environ trois quarts d’heure ; je vois au cadran solaire qu’il n’est pas encore midi ; et, tenez, il me semble que j’entends frapper à la porte. Je vais voir, par la fenêtre, qui entre. Ah ! c’est un jeune homme que je ne connais pas ; sans doute c’est le médecin.

– Est-il petit ? est-il vif ? a-t-il des cheveux blonds ?

– Je ne puis vous le dire, car il monte l’escalier.

On annonça M. le docteur Gustave ; au grand soulagement de madame Gervais, elle vit entrer un jeune homme d’une taille élevée, qui avait des yeux et des cheveux noirs, une figure agréable, mais sérieuse. C’était l’opposé de ce qu’elle craignait. Il s’empressa d’interroger madame Gervais sur la maladie qui l’avait fait appeler ; il lui prescrivit un traitement, et après l’avoir remerciée de sa confiance il se disposa à se retirer.

Pendant la conversation qui avait eu lieu, Cécile était restée les yeux fixés sur le docteur ; elle examinait son visage avec l`attention la plus scrupuleuse. Enfin, au moment où il prenait son chapeau, elle le pria d’une voix fort émue de vouloir bien écrire le traitement qu’il fallait suivre. Madame Gervais lui fit observer que ce traitement était la chose la plus simple du monde, et qu’elle l’oublierait d’autant moins que plusieurs années auparavant un médecin de la ville le lui avait déjà prescrit.

– Je serai plus sûre de ne rien omettre, ma mère, lui dit-elle ; et elle courut chercher tout ce qui était nécessaire pour écrire.

Le docteur écrivit son ordonnance, la signa ; la jeune fille s’en empara avidement, et à peine eut-elle jeté les yeux sur la signature, qu’elle poussa une exclamation de joie et présenta à Gustave un petit livre, en lui disant :

– Je vous prie, examinez bien ce livre.

Le médecin la regarda fort étonné. Madame Gervais elle-même ne comprenait rien à la conduite singulière de Cécile.

Cependant le docteur ouvrit le livre ; c’était une Journée du Chrétien, qui n’avait rien que de fort ordinaire. Mais dès qu’il eut tourné la première page, il pâlit et lut à haute voix ces mots : Ce livre a été donné par moi à ma petite sœur Julie. Gustave Brichaud, 15 mars 1794.

– Grand Dieu ! Mademoiselle, d’où vous vient ce livre que j’ai donné il y a si long temps à ma sœur, à la pauvre enfant que j’ai perdue ! Elle aurait votre âge. Quoi ! seriez-vous ?... Mais non, vous vous appelez Cécile.

– Non, non, je ne m’appelle pas Cécile, je m’appelle Julie ! mon cher frère ! et elle se jeta dans les bras que Gustave, baigné de larmes, ouvrait pour la recevoir.

– Et mon père ? reprit-elle.

Gustave baissa les yeux.

– Hélas ! s’écria la jeune fille, je l’ai bien peu connu, mais je le verrai là-haut.

Madame Gervais était pleine de joie et d’émotion.

– Mon enfant, dit-elle à Julie, le ciel te récompense de ta piété et de ta bonne conduite ; mais dis-moi ce qui a pu te faire deviner que le docteur pouvait être ton frère ?

– Oh ! ma chère bienfaitrice, vous le savez : chaque fois que j’entendais parler d’un jeune homme s’appelant Gustave, il s’élevait dans mon cœur une lueur d’espérance que ce serait mon frère ! Aujourd’hui, j’avais un motif de plus : le jeune homme que nous attendions s’appelle Gustave, et il est médecin. Quelle a donc été mon émotion quand, en le voyant, il m’a semblé retrouver sur sa figure et dans l’ensemble de sa personne l’image du père dont j’ai conservé un vague souvenir. C’est pour cela que j’ai voulu faire écrire et signer au docteur son ordonnance, car je n’aurais pas osé lui présenter le petit livre si je n’avais été auparavant certaine qu’il fût mon frère.

Le frère et la sœur se firent mille questions. Julie, qui avait quitté sa famille à cinq ans, ne conservait la mémoire de rien. Ce fut madame Gervais qui apprit à Gustave que peu de temps après avoir perdu sa fille unique, un après-midi qu’elle allait gémir sur le tombeau de cette enfant si regrettée, elle avait trouvé la petite Julie qui pleurait aussi assise près d’une tombe nouvellement recouverte.

– Je me dis, continua-telle, que cette enfant venait peut-être de perdre sa mère, comme moi j’avais perdu ma fille. J’allai à elle ; les réponses naïves qu’elle fit à mes questions me touchèrent et me firent voir en même temps que j’avais bien deviné. Je l’emmenai avec moi ; le soir, lorsque je voulus la reconduire, j’appris avec étonnement que la pauvre orpheline, jetée dans mes bras par la providence de Dieu, n’avait dans le pays ni parents, ni amis, ni personne qui s’intéressât à elle. Je résolus de la garder provisoirement avec moi. La petite me parlait de son frère, de son père, qui était à l’armée, et je pensais qu’ils viendraient la réclamer ; je laissai donc mon nom et ma demeure au propriétaire de la maison à coté de celle où était morte votre mère. J’aurais voulu avoir quelques papiers, quelques effets du moins, comme signe de reconnaissance, je ne trouvais rien ; l’on me dit que tout avait été vendu ; heureusement la petite avait dans la poche le livre que vous lui aviez donné. Vous le savez, personne ne réclama l’enfant : je m’attachai à elle, je lui donnai le nom de la fille que j’avais perdue, et bientôt elle la remplaça tout à fait dans mon cœur. Cependant, je fis demander plusieurs fois à l’homme auquel je m’étais adressée si l’on ne faisait pas de recherches relativement à Julie, car je me faisais scrupule de l’enlever à sa famille ; l’on me répondit toujours qu’on n’en faisait point.

– Les misérables ! s’écria Gustave : pour profiter des effets volés ils séparaient la fille du père, et le frère de la sœur.

Madame Gervais lui expliqua ensuite qu’elle avait quitté le pays lors de l’invasion, et que résolue à ne pas retourner dans la maison où elle avait perdu sa fille, elle s’était établie dans ce hameau.

Gustave raconta aussi son histoire, et dit en terminant :

– C’est à mon père que je dois d’avoir enfin retrouvé ma sœur ; s’il ne m’eût recommandé et pour ainsi dire imposé la sainte pratique de ne jamais passer devant le temple du Seigneur sans y faire une courte prière, je ne serais pas aujourd’hui le médecin de cette commune, et vous n’auriez pu m’appeler près de vous.

Bientôt madame Gervais eut deux enfants au lieu d’un ; elle vécut longtemps avec Julie et Gustave ; et en mourant elle leur laissa sa fortune.

 

 

 

 

Christophe SCHMID, La chapelle dans la forêt.