La guirlande de houblon

 

 

 

 

 

 

traduit et imité du

 

 

 

 

 

 

Chanoine Jean-Christophe SCHMID

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

LE MAÎTRE D’ÉCOLE

 

Bien des années avant la fatale guerre qui devait nous ravir l’Alsace et une partie de la Lorraine, un jeune homme descendait un coin de la vallée du Rhin pour se rendre au petit village de Saint-Bris.

Il faisait un temps gris et sombre, et un vent glacial soufflait des montagnes.

Était-ce cette bise pénétrante qui jetait du froid à l’âme du pauvre garçon ou simplement le regret de quitter la ville pour une campagne solitaire ? Toujours est-il que sa physionomie reflétait une certaine tristesse.

Celle-ci ne fit qu’augmenter quand, au bout d’une descente rapide, il aperçut à ses pieds l’humble village dont les toits de chaume se groupaient autour d’un clocher grisâtre, au fond d’une petite gorge étroite, pierreuse et stérile.

– Alors, se dit-il, avec une sorte de découragement, c’est dans ce trou qu’il me faudra vivre !

Samuel Renard était appelé, en effet, à remplir, en cet endroit, les modestes fonctions de maître d’école.

La vue du local destiné à cet usage n’était pas fait pour lui remettre du baume dans le cœur.

C’était un vieux bâtiment dégradé qui semblait ne plus tenir debout que par habitude ou par miracle. L’instituteur qui venait d’y mourir avait refusé jusqu’au dernier moment d’y faire les réparations les plus indispensables, disant toujours que sa maison durerait plus que lui, et qu’il laissait à son successeur le soin de la rebâtir.

Une mare d’eau croupissante en défendait l’entrée, et il fallait, pour y arriver, poser les pieds avec précaution sur des pierres placées les unes à la suite des autres. Un bouge noir et enfumé, au plafond gris, au pavé raboteux, où des vitres sales ne laissaient entrer qu’un jour douteux, tel était l’intérieur de l’habitation.

La salle destinée aux classes n’avait pas un aspect moins repoussant.

Un jardin assez vaste touchait à la maison, si toutefois on pouvait appeler jardin un enclos couvert d’un maigre gazon et où les arbres étaient si vieux qu’ils présentaient presque tous une ramure de bois desséché.

L’impression du nouvel arrivant fut des plus pénibles ; mais il n’était pas homme à se laisser facilement abattre. Lorsqu’il eut tout bien examiné en détail, un peu de courage lui revint, avec la pensée qu’avec un peu d’ingéniosité, on pourrait tirer quelque parti de tout cela.

Samuel Renard n’avait pas une nature vulgaire. À un grand fond d’instruction, il joignait des qualités de cœur qui lui faisaient prendre en conscience son rôle d’éducateur : Samuel aimait les enfants, et il se plaisait à former au bien leurs âmes candides, en même temps qu’il éclairait leurs jeunes intelligences.

Renard ne fut pas long à se faire aimer dans le pays. Ses manières ouvertes, sa parole douce et ferme lui gagnèrent à la fois la confiance des parents et l’affection respectueuse des enfants.

Il savait si bien réveiller l’ardeur des écoliers les moins zélés qu’il n’y eut bientôt plus un seul paresseux parmi ses élèves. Tous aimaient l’étude, que le maître avait la manière de leur rendre attrayante.

Quelques mois plus tard, l’école elle-même se trouva transformée, sur la demande de Samuel. Il obtint de la commune de faire tout rebâtir à neuf, sur des plans conformes à une salutaire hygiène.

Quant à lui, qui avait toujours aimé le jardinage, il se mit à défricher son coin de terrain, déracinant les vieux arbres, en plantant d’autres capables de donner des fruits, semant, greffant, binant, sarclant et fertilisant de toutes manières le petit domaine dont il avait la jouissance. Aussi, peu de temps après, ce qui entourait la maison offrait-il un aspect non moins riant qu’elle-même.

Trois années s’écoulèrent ainsi, remplies par un incessant travail de profession et d’organisation.

Enfin, lorsque tout fut à point, Samuel alla demander en mariage la jeune Thérèse Aubert, nièce d’un ami. Devenue depuis peu orpheline, par la mort de son père, Thérèse habitait la ville dont Renard était parti avec tant de déplaisir.

Elle était douce, intelligente et bonne, et les plus hautes qualités morales avaient été développées en elle par une éducation soignée.

C’était donc une compagne de choix qui consentait à venir partager l’existence de Samuel.

La jeune fille avait vu autrefois la maison de l’instituteur et le jardin attenant, et le souvenir qui lui en était resté n’avait rien qui pût la charmer ni atténuer ses regrets de la ville.

Quelle surprise pour elle de trouver la nouvelle installation !

Une large pelouse, semblable à un tapis de velours vert, s’étendait en avant de l’habitation, remplaçant la mare aux eaux croupissantes, et de jeunes arbres, bien alignés de chaque côté, faisaient déjà prévoir pour l’automne une quantité d’excellents fruits.

Dès l’entrée, le home, quoique simple, se faisait accueillant. Parmi les meubles qui l’ornaient, une bibliothèque, un piano achetés sur les économies de Samuel, promettaient tout de suite de saines distractions ; et des fleurs, un peu partout, dans des vases ou des pots, souriaient à l’œil en répandant un discret et agréable parfum.

Quant au jardin, c’était, on peut le dire, le triomphe du maître qui l’avait dessiné et planté. Il était traversé maintenant par une allée spacieuse que recouvrait un sable doré et qu’ombrageait un berceau de vigne, donnant à la fois rapport et fraîcheur.

De chaque côté s’étalaient soit des fleurs soit des légumes variés et en pleine éclosion, soit des arbres fruitiers de diverses provenances et tous chargés de superbes produits.

Au fond du jardin, plusieurs ruches d’abeilles en pleine activité devaient aussi offrir un miel estimé.

Enfin, un petit coteau voisin, dépendant de la propriété, présentait une masse de verdure faite de tiges de houblon balançant sur des perches bien rangées leurs fleurs gracieuses et légères, dans lesquelles se jouaient alors les derniers rayons du soleil.

Thérèse s’assit un moment sur un banc placé à l’extrémité de l’allée, sous un grand pommier, et jeta autour d’elle un regard réjoui.

– Vraiment, mon ami, dit-elle, c’est un rêve ; et je ne puis comprendre comment tu as pu, par toi-même, faire d’un désert un vrai paradis.

– Chère femme, répondit Samuel, ne sais-tu pas que l’homme arrive à tout par le travail, la volonté et un grain de patience ?

 

 

 

CHAPITRE II

 

LES DEUX AMIES

 

Le père de Thérèse était intendant du comte de Lindenberg, qui avait d’immenses domaines sur la rive droite du Rhin.

Ayant perdu sa femme de bonne heure, Aubert s’était consacré entièrement à sa fille, qu’il avait fait élever près de lui par une personne intelligente et dévouée.

Thérèse était du même âge que Léonore, la plus jeune des filles du comte ; et il s’était peu à peu établi entre elles une intimité qui alla grandissant avec les années. Jeux et travaux se faisaient en commun entre les fillettes, également aimables et aimantes.

La jeune Aubert dut à cette amitié une éducation excellente, que les seules ressources de son père ne lui eussent pas donnée.

Un jour, le comte, ayant été mandé à la ville pour la réception d’un prince du pays, s’y rendit avec sa famille et toute sa suite. Il ne resta au château que Léonora, qui venait d’être malade, et à qui sa convalescence ne permettait pas une si longue sortie.

De son côté, Thérèse, qui n’avait pas suivi son père à la ville, dans l’intention de tenir compagnie à son amie, fut arrêtée dans ses projets par l’indisposition subite de leur vieille bonne, qui réclama ses soins.

La jeune malade ne tarda pas à s’ennuyer dans sa solitude et pour se distraire descendit au jardin.

La température était favorable, et Léonora se sentait toute heureuse de respirer l’air et de se promener un peu.

Sa première pensée fut d’aller voir les fleurs qu’elle aimait, mais qu’elle avait un peu oubliées pendant sa maladie. Elle les trouva négligées, ayant soif.

Quoique très faible, la jeune fille prit un arrosoir qu’elle alla remplir à un grand bassin de marbre placé au milieu du parterre.

Mais, hélas ! au moment où elle faisait un effort pour le retirer, son pied glissa et le poids de l’arrosoir l’entraîna dans l’eau. Le temps de pousser un cri, elle avait disparu.

Thérèse était à cet instant à la fenêtre de sa chambre, donnant sur cette partie du jardin. Elle voit tomber son amie et l’onde se refermer aussitôt.

Bien vite elle s’élance à son secours ; mais craint d’arriver trop tard.

Essoufflée, hors d’haleine, Thérèse est enfin sur le bord du bassin. Mais qu’est devenue Léonora ?

Noyée, sans doute, puisqu’elle n’a pas reparu à la surface de l’eau.

Pourtant elle savait nager ; mais le froid aura engourdi ses membres trop endoloris encore par l’affaiblissement de la maladie, et elle aura coulé au fond !

Eh bien ! la fille du comte ne s’est pas engloutie, un hasard peut-être providentiel a voulu que sa jupe restât accrochée à l’arrosoir et la, tînt en suspens dans la nappe liquide.

Thérèse a aperçu cette partie de vêtement et s’en sert pour attirer à elle la naufragée, que le poids de l’eau a déjà alourdie.

La vaillante fille de l’intendant fait appel à toutes ses forces : elle a pu saisir un bras, et c’est par lui qu’elle attire à elle le pauvre corps qui ne donne plus signe de vie.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit Thérèse à la vue du visage livide, des yeux fermés et de l’immobilité absolue de celle qu’elle a voulu sauver, n’aurais-je donc retiré qu’un cadavre ?

Elle pose la main sur le cœur de la gisante, qu’elle a étendue la tête en bas comme il est recommandé pour les noyés.

Est-ce une illusion ? Il lui a semblé percevoir un léger battement.

Thérèse alors met tout en œuvre : frictions, mouvements des bras, tractions de la langue, pour chercher à ranimer l’être effrayant qu’elle a sous les yeux.

Pendant longtemps elle n’obtient aucun succès : l’asphyxie paraît complète. Il y a eu séjour trop prolongé dans l’eau.

Pourtant la courageuse fille continue ses efforts ; et tout à coup une légère teinte rosée est montée aux joues de Léonora, et, Dieu soit béni ! elle ouvre les yeux. C’était sortir enfin de son long évanouissement.

Regardant son amie d’un air étonné, elle lui serre la main, sans pouvoir prononcer une parole. Thérèse alors se sent envahir par des larmes d’attendrissement. Mais sa tâche n’est pas terminée. Il faut maintenant ramener chez elle la pauvre victime, la dépouiller de ses vêtements mouillés, qui vont lui glacer le corps, et enfin la mettre au lit. Comment Thérèse y parvint-elle seule ? C’est pur miracle ! Et pourtant, une heure après, et grâce à une infusion chaude qui avait rétabli une douce circulation, Léonora se sentait renaître.

– Thérèse, dit-elle alors avec une expression de tendresse et d’infinie reconnaissance, tu m’as sauvé la vie. Je ne l’oublierai jamais.

– C’est Dieu que nous devons remercier ensemble, répondit modestement la douce fille, car c’est lui qui m’en a donné la possibilité.

Depuis ce moment, l’amitié de Léonora pour Thérèse devint de jour en jour plus vive. Elle voulait l’avoir continuellement auprès d’elle ; et, pendant plusieurs années, les deux jeunes filles vécurent comme des sœurs, dans une conformité de sentiments qui, pour l’une et pour l’autre, était un charme.

Cependant elles durent se séparer : la guerre s’était allumée entre la France et l’Autriche, et les bords du Rhin en étaient le théâtre. Le comte de Lindenberg résolut de se retirer à Vienne avec sa famille. Léonora conjura son amie de partir avec elle ; et employa tous les moyens pour l’y décider.

– Ce pays, lui disait-elle, va tomber au pouvoir de l’ennemi ; qui sait ce que tu deviendras ? De longtemps, sans doute, nous ne pourrons pas reparaître au château, et tu souffriras de notre absence ; tandis qu’à Vienne tu serais heureuse avec nous.

Puis elle lui faisait de magnifiques tableaux de la capitale de l’Autriche, de ses riches monuments et de ses plaisirs.

Thérèse n’en fut point éblouie. Dès les premiers mots de Léonora, elle avait, tout en témoignant ses regrets de la séparation, déclaré à son amie qu’elle ne pouvait pas quitter son vieux père.

– Pourtant, lui répliqua la fille du comte, il faut un peu songer aussi à ton avenir. Nous partis, tu ne verras plus personne de ton rang, ni de ton éducation ; tandis qu’à Vienne tu trouverais à te bien marier.

– Tant que je serai inquiète sur le sort de mon père, dont la santé est mauvaise, répondit Thérèse, je n’aurai pas le cœur de penser à moi, quand même je serais assurée de trouver dans un mariage tout le bonheur du monde.

La comtesse avait d’abord partagé le désir de sa fille, et joint ses instances aux siennes, pour décider Thérèse à les accompagner, lui disant que sa fille avait besoin d’une amie comme elle, dans la ville étrangère où ils allaient vivre, et lui faisant les plus belles promesses de situation. Mais lorsqu’elle connut les véritables raisons de l’abstention de Thérèse, elle ne put que les approuver.

– Tu as raison, chère enfant, lui dit-elle, demeure auprès de ton père, sois la consolation et la joie de ses vieux jours ; c’est remplir le devoir d’une tendre et pieuse fille. Mais écoute-moi bien. Si jamais Dieu jugeait à propos de le rappeler à lui, tu ne resteras point orpheline ; écris-moi tout de suite et je te donnerai le moyen de venir nous retrouver : je serai ta mère et ma fille sera ta sœur.

Thérèse, on le devine, fut touchée jusqu’aux larmes de ces marques d’affection.

Le jour du départ arrivé, on se fit les plus tendres adieux. Le comte et la comtesse eux-mêmes en étaient émus. Thérèse demeura sur la route, à suivre des yeux la voiture qui les emportait, jusqu’au moment où celle-ci disparut dans les montagnes.

Alors, son cœur serré se détendit ; et elle pleura abondamment.

Le travail journalier et les soins que la jeune fille devait donner à son père accaparèrent bientôt son esprit et atténuèrent son chagrin. Son activité lui enlevait le temps de s’ennuyer.

Elle s’était organisée une existence douce et tranquille, qu’elle mena pendant tout une année.

Au bout de ce temps, le comte de Lindenberg mourut. Comme il ne laissait point d’enfants mâles, sa seigneurie, suivant les lois allemandes, passa sur la tête de son plus proche parent. Cet héritier s’empressa de vendre le château et ses dépendances, qu’il regardait avec raison comme une propriété fort précaire dans ces temps d’orage.

Un marchand de blé, nouvellement enrichi dans les fournitures des armées, acheta ce beau domaine et y fit de grands changements. Le vieux père de Thérèse fut mis à la retraite. Il quitta l’appartement qu’il occupait au château pour aller se loger dans le village, où il prit à loyer une petite maison.

Sa pension de retraite était très faible, et encore, dans ce temps de trouble, ne lui était-elle pas régulièrement payée. Sans le travail de Thérèse, il eut souffert bien des privations.

Cette excellente fille était aussi adroite qu’infatigable. Elle passait les jours entiers et une partie des nuits à coudre et à broder, ce qui ne l’empêchait pas de conduire le ménage avec tant de prévoyance et d’économie, que jamais son père ne manqua de rien.

Cette tendresse filiale ne se démentit jamais, ni pendant une longue maladie, ni jusqu’à la mort du vieillard, dont les dernières paroles furent une bénédiction et une promesse de bonheur en récompense de cette belle conduite.

Lorsqu’elle eut fermé les yeux à ce tendre père, Thérèse songea à se rendre à Vienne. Elle fermait la lettre qu’elle voulait adresser à Mme Lindenberg, quand elle en reçut une fort triste de Léonora. La comtesse venait aussi de mourir, et sa fille se trouvait dans une position malheureuse. Il y avait longtemps que la guerre l’empêchait de recevoir la rente qui lui était due sur le domaine de Lindenberg, et la nécessité l’avait contrainte à se retirer en Bohême auprès d’une vieille tante, avare et irascible, qui la traitait comme une servante. Il y avait dans toute sa lettre un ton d’amertume annonçant que la pauvre fille avait fort à souffrir.

Thérèse, voyant qu’elle ne devait plus songer à aller auprès de cette amie, devenue comme elle une malheureuse orpheline, quitta le village et se retira chez son oncle, dans une ville à plusieurs lieues de Lindenberg.

Ce brave homme l’accueillit avec affection et se montra pour elle un second père. Thérèse, jeune, belle, sage, modeste et bien élevée, ne tarda pas à être recherchée par plusieurs jeunes gens distingués de la ville. Elle eût pu faire un brillant mariage, mais le pauvre Samuel Renard, qu’elle connut dans la maison de son oncle, lui plut mieux que les autres par la noblesse de ses sentiments. L’oncle approuva pleinement un choix qui, par les qualités du jeune homme, présentait les plus sérieuses garanties d’avenir.

 

 

 

CHAPITRE III

 

LA FAMILLE RENARD

 

Samuel et Thérèse vivaient dans un accord de sentiments et d’idées qui produisait la plus parfaite union de cœur et d’âme. Sobres et économes, ils ne désiraient rien d’inutile, ne faisaient aucune dépense superflue et trouvaient moyen, malgré leurs faibles revenus, de faire la part du pauvre et de mettre de côté quelque argent.

La source de leur bonheur était le travail ; jamais ils ne restaient oisifs. Samuel s’occupait continuellement de son école ; Thérèse avait le soin du ménage, qui était un modèle d’ordre et de propreté. À la fin des classes, elle gardait ordinairement les petites filles pendant une heure auprès d’elle, et leur enseignait à coudre ou à tricoter.

Dans ses moments de loisir, la maîtresse d’école faisait des travaux de broderie qui lui étaient bien payés. Après chaque journée, remplie de part et d’autre par d’utiles besognes, on était bien parfois un peu fatigué, mais toujours content.

– Il n’y a qu’une chose, disaient ces braves gens, qui puisse rendre l’homme heureux, c’est la conscience d’avoir travaillé au bonheur de ses semblables.

Plus que tout le reste encore, leurs enfants contribuaient à leur félicité. Catherine, l’aînée de tous, avait des yeux bleus et des cheveux blonds comme sa mère. Sophie, la cadette, était aussi le portrait de Thérèse. Après elle, venait un petit garçon, vif comme son père, dont il était l’image et dont il portait le nom.

Ils eurent encore, dans la suite, d’autres enfants, tous frais comme des roses et purs comme des anges. À mesure qu’ils grandirent, Samuel et Thérèse s’appliquèrent à les bien élever, prêchant surtout par l’exemple. Aussi n’était-il pas dans toute la contrée de famille plus heureuse ni plus digne de servir de modèle.

Toutefois, il ne faudrait pas croire que ce bonheur, puisé surtout aux sources du devoir, fût exempt des peines et des soucis de l’existence. Mais Samuel et sa femme les acceptaient avec la sage philosophie que donne la foi en Dieu et en sa providence.

– Il n’est pas possible, disait le maître d’école, que le soleil brille toujours d’un vif éclat, ni que le ciel soit toujours bleu. Il faut des jours sombres et pluvieux pour faire croître les fruits et les moissons. De même, dans le cours de la vie humaine, il faut des nuages et des tempêtes pour développer en nous les semences de la vertu.

Les temps se montraient durs parfois : la famille était devenue nombreuse et les ressources n’augmentaient pas dans les mêmes proportions. Elles avaient même un peu diminué d’une certaine manière : Thérèse, toujours occupée à coudre et à raccommoder pour tous, ne pouvait plus se livrer à aucun travail rémunérateur ; et ce moyen d’existence lui manquait.

On dut donc redoubler d’économie. Une disette étant survenue, plus d’une fois, le père et la mère furent obligés d’endurer quelques privations pour que leurs enfants ne pussent manquer de rien.

À la suite de cette mauvaise période, ceux-ci furent tous atteints de la rougeole.

C’était une véritable épidémie, qui donna une tâche bien pénible à la pauvre Thérèse. Il lui fallait courir d’un lit à l’autre et passer des nuits sans sommeil.

On avait dû licencier l’école, et ce n’était pas trop du père et de la mère pour distribuer les soins nécessaires.

Enfin le mal céda ; et tous ces petits, en revenant à la santé, parurent mieux comprendre encore la tendresse de leurs parents, et s’en montrèrent reconnaissants.

Catherine, surtout, l’aînée, ne cessait de remercier sa bonne mère.

– Oh ! maman, je n’oublierai jamais les peines que tu as prises pour moi ; et de mon côté je te promets de tout faire pour t’épargner du chagrin et aussi pour t’aider dans ta besogne. Je crois, vois-tu, ma petite mère, que je t’aime encore davantage.

– Oui ! Oui ! nous aussi, s’écrièrent les autres, avec tout l’élan de leur cœur.

Hélas ! ce grand, cet universel amour allait être mis bientôt à une rude épreuve : Thérèse, à son tour, tomba malade et fut obligée de garder le lit pendant plusieurs jours. Puis, se croyant rétablie, elle essaya de se lever quelques heures, et ne parut pas s’en ressentir ; mais le lendemain, qui était le jour de la fête de Catherine, elle ne voulut pas se remettre au lit comme la veille, afin de partager la joie de ses enfants et de l’augmenter par sa présence.

Dans l’après-midi, pendant que la fillette était absente, elle tira d’un carton un ancien chapeau de paille qu’elle portait autrefois à Lindenberg et qui avait encore quelque aspect. Elle se mit à le redresser, à le réparer si bien, qu’elle lui rendit un petit air propret et encore présentable.

C’était pour l’offrir comme cadeau de fête à Catherine.

Celle-ci le reçut avec un vif plaisir. L’idée lui traversa aussitôt qu’un joli ruban rose ou bleu ferait merveille sur cette paille jaune ; mais elle n’eut garde de la formuler, comprenant déjà que ses parents ne pouvaient pas faire de dépenses inutiles.

Malheureusement, Thérèse avait plus consulté son cœur que ses forces en restant levée jusqu’au soir, et en travaillant au chapeau de sa fille. La nuit venue, elle se trouva fort malade, se plaignit de douleurs aiguës et tomba dans une si grande syncope que son mari la crut morte.

Il réveilla Catherine qui, à son tour, fit lever ses frères et sœurs. Tous accoururent en pleurant au lit de leur mère : ce fut une scène déchirante.

– Oh ! petite maman, clamaient les plus jeunes, en joignant leurs menottes, je t’en prie, meurs pas, meurs pas !

La pauvre mère ouvrit les yeux, comme si elle se réveillait à ces cris ; et, tout émue de douleur, elle finit par articuler faiblement :

– Non, non ! mes chéris, je ne veux pas vous quitter ! Priez Dieu qu’il me laisse vivre.

À cette parole, tous se mirent à genoux devant le lit de la malade implorant le ciel avec une candide ferveur, pendant que le père murmurait lui-même :

« Prenez pitié d’eux, Seigneur, prenez pitié de leur malheureux père ! »

Puis il éloigna les enfants de la couche maternelle, pour s’en approcher en tremblant.

Il lui sembla qu’alors Thérèse était moins pâle, et peu à peu elle parut sortir de son abattement.

– Je me sens un peu mieux, dit-elle d’une voix faible, ne te tourmente pas, cher ami, et dis aux enfants de se remettre au lit. Dieu m’aidera.

Tous se recouchèrent. Catherine seule resta debout toute la nuit.

Au jour, elle courut appeler la femme du garde forestier, qui était sa marraine, afin que son père pût aller à la ville chercher un médecin.

Mais Thérèse, qui avait entendu ce projet, supplia son mari de n’en rien faire.

– Ce serait trop de dépense pour nous. Nous avons eu besoin qu’on nous avançât le dernier trimestre, nous n’obtiendrons pas deux fois la même faveur ; et puisque je me sens mieux, je me guérirai bien sans le secours du médecin.

– Vous pourriez peut-être, dit la femme du forestier, essayer du remède que le docteur m’avait fait prendre l’année dernière, pour une crise semblable à la vôtre. C’est une infusion de plantes qui croissent en haut de la montagne. Elle me guérit presque aussitôt. Vous en éprouverez sans doute le même bien ; et dans tous les cas c’est inoffensif.

Thérèse fut de cet avis. Samuel se récria et présenta des objections ; puis, sur les instances de sa femme, consentit à l’essai du remède, en jurant bien que si, dans un jour ou deux, la malade ne se trouvait pas mieux, rien ne l’empêcherait plus de courir chercher un conseil médical.

 

 

 

CHAPITRE IV

 

L’EXPLOIT DE CATHERINE

 

Catherine se coiffa de son chapeau de paille et, prenant un petit panier au bras, dit à sa mère :

– Je vais cueillir les plantes dont tu as besoin : je sais où les prendre : il y en a beaucoup sur la montagne, auprès des ruines du vieux château.

– Catherine, dit l’aîné des garçons, prends garde de t’approcher trop près des vieilles tours ; on dit qu’il y a là une châtelaine qui est mauvaise pour les enfants : elle pourrait bien te faire du mal.

– Bah ! répondit la jeune fille, c’est un conte pour effrayer les enfants désobéissants qui veulent toujours s’approcher des vieux murs, d’où une pierre peut tomber sur eux et les écraser.

Catherine passa par le jardin et cueillit une belle grappe de houblon chargée de feuilles d’un vert foncé et de fruits d’un vert plus pâle. Elle en entoura son chapeau de paille en place du ruban qu’elle n’avait pas, et courut bien vite aux ruines du vieux château.

Le chemin qui conduisait au haut de la montagne offrait tantôt de belles clairières semées de fleurs odorantes, tantôt des bosquets pleins d’ombre et de fraîcheur. Arrivée sous un bouquet d’arbres à l’un desquels était attachée une image de la Vierge, que les jeunes filles du village paraient chaque jour de fleurs nouvelles, Catherine se mit à genoux et pria pour sa mère.

Sa prière finie, elle continua de marcher et arriva bientôt non loin du vieux château où, au milieu de plantes de toute espèce, elle trouva celles dont elle avait besoin.

Un silence profond régnait dans ce lieu solitaire ; on n’entendait que le chant monotone des cigales et le gazouillement des petits oiseaux, dans les bosquets voisins.

Catherine achevait de remplir son panier, quand un cri perçant vint frapper son oreille. Elle se leva aussitôt et aperçut, à une centaine de pas, une jeune dame vêtue de blanc, qui semblait chercher quelque chose au fond du torrent, sur lequel elle se tenait penchée.

Catherine courut vers elle. Toutefois une certaine émotion la prit devant cette inconnue. Involontairement elle pensa à la châtelaine que son petit frère lui avait dit de fuir parce qu’elle n’aimait pas les enfants, et se souvint d’avoir vu à l’église un vieux tableau dans lequel était représentée une dame avec une parure toute semblable.

– Comme je me baissais pour cueillir cette fleur, dit l’étrangère, mon chapeau, mal attaché sur ma tête, a roulé au fond de ce torrent. J’ai encore une longue route à faire, et je ne sais où en acheter un autre.

En entendant ces paroles prononcées d’une voix douce, avec un accent étranger, Catherine se remit de son trouble, et, persuadée qu’elle n’avait plus affaire à une apparition surnaturelle, considéra en face la jeune dame. Sa figure lui sembla aimable et belle.

– C’est dommage, dit la fillette, qu’il soit impossible de descendre à cette profondeur, on ne retrouverait pas votre chapeau, qui, bien sûr, est déjà loin d’ici.

– D’ailleurs ce serait trop long ; voici notre voiture derrière nous, et nous n’avons pas de temps à perdre.

La première pensée de Catherine avait été d’offrir à l’étrangère son chapeau de paille ; mais elle ne l’osait. Enfin elle se décida à dire.

– Mon Dieu, Madame, si vous vouliez mon chapeau, je vous le céderais bien volontiers, quoique maman me l’ait donné hier pour ma fête, et que je le porte aujourd’hui pour la première fois.

– Je l’accepte avec reconnaissance, répondit l’étrangère ; seulement je veux que vous preniez en échange de quoi en acheter un autre.

– Oh ! non, Madame, reprit Catherine, ce n’est pas la peine ; ce chapeau n’a de prix que pour moi, car il est bien usagé.

– En effet, la paille est un peu vieille ; mais la jolie guirlande de houblon qui l’entoure est d’un travail parfait.

En ce moment, la voiture s’arrêta auprès de l’endroit où se trouvaient les deux interlocutrices, et une autre dame fit signe à la première d’accourir. Celle-ci prit le chapeau de Catherine, lui mit dans la main une pièce d’or et courut prendre sa place dans la chaise de poste.

Le postillon fit résonner son fouet. La voiture, parvenue à une descente, disparut comme si elle se fût enfoncée dans la terre.

Catherine demeura un instant immobile, et comme étourdie de ce qui venait de se passer. Cette scène avait été si rapide qu’elle l’eût prise pour un rêve, si la pièce d’or qu’elle avait dans la main, et le chapeau qu’elle n’avait plus sur la tête, ne lui eussent prouvé que tout était bien réel.

La jeune fille, ayant rempli sa corbeille, se hâta de retourner auprès de sa mère.

Elle marchait à grands pas, pressée qu’elle était de conter la chose à ses parents.

En arrivant à la maison, elle dit ce qui s’était passé et montra la pièce d’or, et ajouta :

– Maman, j’ai eu tort, n’est-ce pas, de donner le petit chapeau que j’avais reçu de toi pour ma fête ? J’ai pensé depuis que cela pourrait te faire de la peine, mais la jeune dame était si bonne et si aimable que je n’avais pu m’empêcher de le lui offrir.

– Le tort, ma fille, dit Samuel Renard, n’a pas été de donner ton chapeau, mais d’accepter la pièce d’or.

– Je ne la voulais pas. Elle n’a consenti à prendre le chapeau qu’à la condition de le payer.

– Il fallait le lui vendre, puisque cela l’obligeait, mais le vendre seulement ce qu’il valait, tout au plus le quart de cette pièce.

– Je lui ai bien dit que le chapeau n’était point neuf ; elle n’a pas manqué de s’en apercevoir, tout en me faisant compliment de la belle guirlande de houblon dont je l’avais orné en passant à côté de la haie du jardin.

– Elle est capable de l’avoir prise pour une guirlande artificielle, s’écria Thérèse, voilà pourquoi elle a payé le chapeau si cher.

– Oui ! Oui ! c’est cela ! approuva Catherine avec réflexion ; elle me disait que la guirlande était d’un travail admirable : je n’y ai pas fait attention alors.

Et la pauvre enfant se mit à pleurer.

– Mon Dieu, dit-elle, que je suis malheureuse ! je croyais avoir fait une bonne action ; je me faisais une fête de vous apporter cette pièce d’or, et voilà que, sans le vouloir, j’ai donné à cette personne le droit de mal penser de moi !

– Heureusement, reprit le père, c’est un malheur facile à réparer. Puisque cette dame voyage en poste, nous aurons son nom et son adresse au dernier bureau où elle a pris des chevaux. Certainement cette pièce d’or, qui vaut vingt-quatre francs, nous serait aujourd’hui fort utile, mais, comme elle ne nous appartient pas, il faut la rendre.

On s’entendit alors sur le prix du chapeau que Thérèse dit valoir bien six francs.

Et aussitôt Catherine écrivit une lettre courte mais bien sentie, dans laquelle elle exposait à l’intéressée que, ne voulant pas profiter de sa méprise, elle venait réparer l’erreur en lui renvoyant les trois quarts de sa pièce.

– Tu prieras la maîtresse de poste de te l’échanger pour de l’argent, expliqua Thérèse, tu mettras dix-huit francs dans la lettre qu’elle aura la complaisance de cacheter après y avoir écrit l’adresse. Quant aux six francs qui resteront, ils te reviendront de droit ; c’est le prix de ton chapeau, tu pourras en faire ce que bon te semblera.

– Eh bien ! maman, dit Catherine, je ne suis pas embarrassée : comme papa doute encore que les plantes puissent te guérir, je vais aller trouver un médecin et le prierai de te rendre la santé ; il le pourra bien pour un gros écu. Pour payer le pharmacien, je vendrai aussi le fichu de soie verte que m’a donné ma marraine. Il est aussi beau que s’il était neuf, je ne l’ai pas porté trois fois. Par ce moyen nous n’aurons pas besoin de faire de dettes.

Dès que la petite sœur Sophie eut entendu cette parole, elle s’écria :

– Et moi je veux vendre le beau collier de perles que j’ai reçu aussi de ma marraine. Des perles, cela vaut quelque chose !

En réalité ces perles étaient de verre, mais la petite croyait le collier très précieux, parce qu’il était sa plus riche parure.

– Moi, dit à son tour le petit Charles, je vendrai mon cheval.

C’était un cheval de carton, qu’il aimait beaucoup.

– Et moi, ajouta la petite Louise, montrant la poupée qu’elle avait au bras, je vendrai ma bonne Marguerite. Je pleurerai beaucoup de me séparer d’elle ; mais c’est égal, j’aime encore plus ma maman que ma poupée.

Thérèse avait les larmes aux yeux, de ce qu’elle entendait ainsi.

– De pareils enfants, dit-elle, font la joie de leurs parents dans la prospérité et leur consolation dans le malheur.

 

 

 

CHAPITRE V

 

LA DÉMARCHE DE CATHERINE

 

Sans perdre de temps, Catherine se mit en route pour la ville voisine où se trouvait la poste, et qui était située à une grande lieue du village.

Elle emportait quelques beaux choux-fleurs, qu’elle comptait vendre par la même occasion.

La fillette se dirigea tout droit vers ce qui lui semblait le point le plus important. La maîtresse de poste l’accueillit avec une certaine affabilité ; mais lorsqu’elle lui demanda quelles étaient les deux dames qui avaient pris des chevaux le matin de bonne heure, la femme parut étonnée.

Toutefois, comme elle était d’un naturel assez expansif, elle répondit :

– C’est Madame de Vauvert et sa fille, Mlle Henriette, qui revenaient de leur château de Vauvert, non loin d’ici, et qui se rendaient à Paris, où elles doivent rester quelque temps. Mais, dis-moi, pauvre enfant, qu’as-tu à faire avec de si grandes dames ?

Catherine tira sa lettre et la pièce d’or, et raconta à son interlocutrice toute sa petite aventure et le service qu’elle attendait d’elle.

– Tu veux renvoyer de l’argent à ces dames ? Elles en ont plus que toi, ma mie.

– Ce n’est pas une raison pour garder celui qui ne vous appartient pas, répondit Catherine avec conviction. Quand j’ai expliqué la chose à mes parents, maman a compris que cette demoiselle avait pris pour une guirlande artificielle le houblon que j’avais simplement cueilli dans notre jardin, pour l’attacher à mon chapeau, et qu’ainsi elle me l’a payée trop cher.

– Voilà une délicatesse qu’on ne saurait trop apprécier, et je t’en félicite, mon enfant. Je vais donc te rendre ta monnaie ; et pour le reste tu peux être tranquille, ton envoi partira ce soir. Avant peu, mademoiselle de Vauvert saura que tu es une jeune fille aussi honnête que bien élevée.

– Oh ! merci, Madame, de me dire de si bonnes choses. Maintenant je vous demanderai encore d’avoir l’obligeance de m’indiquer la demeure d’un médecin.

– Tu as donc quelqu’un de malade ?

– Hélas ! oui, ma pauvre maman.

– Depuis longtemps ?

– Depuis quelque temps déjà ; mais cette chère mère ne voulait pas appeler le médecin pour éviter un surcroît de dépense, car nous sommes neuf enfants, et nous ne sommes pas riches ; mais avec le prix de ce fameux chapeau, je pourrai bien payer la visite.

– Tu es une brave enfant, dit la maîtresse de poste, émue de tant de sentiments. Viens avec moi, le docteur est un ami, je t’y conduis moi-même.

Quand la buraliste eut raconté au savant praticien tout ce qui concernait Catherine et sa famille, il en fut attendri et dit :

– Demain, ma fille, je dois aller près de votre village, j’entrerai voir ta mère, et, grâce à Dieu, je la guérirai, sans qu’il lui en coûte rien. Tu peux garder ton argent.

– Bravo, cher docteur ! approuva la maîtresse de poste ; moi je paierai le pharmacien, ajouta-t-elle gaîment, car cette honnête famille est vraiment intéressante et mérite qu’on s’occupe d’elle.

Catherine remercia de tout son cœur ces deux bienfaisantes personnes ; et revenue à la maison de la maîtresse de poste, elle voulut absolument lui faire accepter ses choux-fleurs, en témoignage de reconnaissance.

La dame comprit qu’elle ferait de la peine à l’enfant en refusant ce don venu du cœur. Elle mit à la place, dans le panier, une bouteille de malaga, dont sa mère devrait, disait-elle, « boire un verre chaque jour, selon l’avis du docteur » ; puis une galette pour tous les enfants.

On pense si Catherine revint joyeuse de sa course. Elle marchait si vite qu’elle semblait avoir des ailes.

 

 

 

CHAPITRE VI

 

D’IMPRÉVU EN IMPRÉVU

 

Le résultat de cette journée ne devait pas se borner à une visite de médecin.

La maladie de Thérèse n’avait d’ailleurs pas paru dangereuse au docteur, parce qu’elle était prise à temps. Il ordonna quelques remèdes énergiques dont les bons effets se faisaient déjà sentir huit jours plus tard.

Toutefois l’obligeant traitant n’abandonnait pas sa cliente.

À sa dernière visite, il la trouva tout à fait bien et ne conseilla plus que du repos et une nourriture solide. En même temps il disait :

– Ah ! j’allais oublier la commission de la maîtresse de poste : un pli cacheté à l’adresse de mademoiselle Catherine Renard.

C’était une lettre fort aimable de mademoiselle de Vauvert, accompagnant un envoi de 60 francs pour aider au rétablissement de la malade.

La surprise de Catherine était d’autant plus grande qu’elle se rappelait très bien n’avoir pas dit un mot de cette maladie à mademoiselle Henriette. Comment avait-elle pu l’apprendre ?

Le généreux docteur était lié avec la famille de Vauvert ; et comme il aimait à faire le bien discrètement, il avait écrit pour recommander l’intéressante famille.

Là était le mot de l’énigme.

Le maître d’école, qui l’ignorait, pressait le docteur de questions pour savoir à qui il devait témoigner sa gratitude. Celui-ci répondit simplement :

– Notre buraliste a reçu ce rouleau pour votre fille ; comme je devais venir aujourd’hui chez vous, je m’en suis chargé volontiers. Je ne puis rien vous dire de plus, sinon que cela m’a procuré une promenade des plus agréables. Cependant, je me trouve un peu las, et s’il vous plaisait de m’offrir une tasse de lait, je l’accepterais avec grand plaisir.

Catherine s’empressa de la lui servir, dans la pièce voisine.

C’était pour l’homme de cœur, une occasion d’entrer en conversation avec le maître d’école. Il avait jeté un coup d’œil sur la bibliothèque, entrevu le piano ouvert, et, en admirant d’une part le choix des livres, s’était senti le désir d’entendre parler l’instrument.

– Vous êtes musicien, je vois, M. Renard. Serait-ce indiscret de demander à profiter un peu de votre talent ?

– Que ne voudrais-je faire pour vous être agréable, docteur ? répondit avec élan Samuel.

Et, s’asseyant au piano, il joua le plus beau morceau d’un nouvel opéra alors très en vogue et que le médecin ne connaissait pas encore.

Son exécution franche, hardie, pleine de goût et d’expression, causa une certaine émotion à l’auditeur, qui conçut dès lors une haute idée du maître d’école. Il lui demanda s’il chantait également ?

Sur la réponse affirmative de Samuel, il sollicita une nouvelle audition, dont il ne put cacher tout son plaisir.

Alors il lui parla de son école, de la façon dont elle devait être tenue, et demanda encore à assister aux prochains examens, qui devaient avoir lieu une semaine plus tard.

Renard accepta avec reconnaissance cette marque d’intérêt, et l’on se sépara avec une forte poignée de main, et toutes les expressions de gratitude de la part de la malade et de tous les siens.

Peu de temps après, Thérèse, entièrement rétablie, pouvait reprendre ses occupations et Samuel s’absorber dans son école, au milieu des élèves qu’il appelait ses enfants. L’hiver se passa avec calme et tranquillité et le printemps ramena la gaîté dans les montagnes, en même temps que la verdure et les fleurs.

Un jour, de cette saison bénie, à l’heure de midi, le maître d’école était à table avec tous ses enfants, le plus jeune reposant sur les genoux de sa mère. La grande soupière étant déjà vide, Catherine apportait un énorme plat de pommes de terre fumantes, quand une jeune fille se présenta à la porte.

– Dieu ! Mademoiselle Henriette ! s’écria Catherine en courant au devant de la nouvelle venue.

Tout le monde se leva pour la suivre.

Ce que voyant, mademoiselle de Vauvert s’excusa d’être venue à cette heure.

Mais Thérèse et Samuel ne songeaient qu’à lui adresser des remercîments.

– Vous étiez à table, dit Henriette pour y couper court, vous allez vous y remettre ; et elle-même se dirigeait vers la salle à manger. Si je vous gêne, je vais me retirer pour vous laisser dîner.

Comme on protestait, sans se remettre à manger, elle ajouta avec une franche cordialité :

– Eh bien, tenez, si vous le permettez je vais m’inviter à vous donner l’exemple, vous avez là précisément un plat que j’aime, et qui a fort bonne mine.

Catherine se hâta d’approcher la plus belle chaise. Chacun reprit sa place autour de la table ; et Henriette, à qui l’air des montagnes avait donné appétit, trouva excellent le simple repas de famille. Elle ne cessait d’admirer les jolies têtes blondes, qui formaient un cercle si riant autour de leurs parents.

– Monsieur l’instituteur, dit Henriette, lorsqu’on quitta la table, notre bon docteur m’a dit que vous étiez un musicien émérite et j’aurais grand plaisir à vous entendre.

Samuel se mit au piano et chanta sans se faire prier, à la grande satisfaction de mademoiselle de Vauvert, qui adorait la musique.

Pendant que s’achevait le morceau, Thérèse était sortie pour mettre en son berceau le bébé qui venait de s’endormir dans ses bras.

Elle n’était pas encore rentrée qu’une dame richement vêtue arrivait sur le seuil.

– C’est ma mère, dit Henriette.

Samuel s’avança pour la recevoir.

Catherine s’approchait à son tour. Mais, à sa vue, madame de Vauvert ressauta en criant :

– Ciel ! est-ce possible !

L’enfant restait saisie d’étonnement. La dame reprit :

– Pardonne-moi, mon enfant ce mouvement involontaire. J’avais une amie d’enfance qui te ressemblait à un point qui m’a frappée. Je crois la voir encore, un jour qu’elle m’avait sauvé la vie. Grand Dieu ! serait-ce par hasard !... Dis-moi, petite, ta mère vit-elle encore ?

Avant que la jeune fille ait eu le temps de répondre, la femme du maître d’école rentrait dans la pièce en saluant respectueusement.

Tout à coup, deux cris jaillirent en même temps : « Thérèse ! Léonora ! »

Et les bras de cette dernière s’ouvraient pour serrer l’autre sur son cœur, à la stupéfaction générale. C’était bien, en effet, les deux amies d’enfance, qui, si longtemps séparées par des circonstances malheureuses, se retrouvaient d’une façon inopinée, et vraiment providentielle.

Leurs expansions prouvaient qu’elle ne s’étaient point oubliées.

Celles-ci durèrent un certain temps ; et donnèrent lieu de part et d’autre à des explications et à des récits émouvants de ce qui était arrivé à chacune, après qu’elles avaient cessé de recevoir de leurs nouvelles, par la force des évènements.

 

 

 

CHAPITRE VII

 

ÉPILOGUE

 

Après le délicieux entretien qui avait suivi la reconnaissance des deux amies, madame de Vauvert dit au maître d’école :

– Il ne faut pas que la joie me fasse oublier l’objet de mon heureuse visite.

Et elle expliqua que son mari, qui avait fondé une école dans leur pays, cherchait depuis plusieurs mois un homme capable de la diriger, quand l’incident de la guirlande avait donné au docteur l’occasion de connaître et d’apprécier Samuel. Elle était donc chargée de lui offrir ce poste, trois fois plus avantageux, dans un village beaucoup plus agréable.

C’était l’avenir assuré pour la famille ; on ne pouvait hésiter.

Thérèse en pleurait de joie.

– Ah ! disait-elle, que Dieu est bon ! Il s’est servi d’une petite guirlande de houblon pour me rendre une amie que je n’espérais plus revoir et nous procurer l’aisance.

L’amitié de Thérèse et de Léonora eut un écho dans celle d’Henriette et de Catherine. Elle ne fit que s’accroître avec le temps, pour le bonheur des uns et des autres.

 

 

 

Chanoine Jean-Christophe SCHMID,

La guirlande de houblon, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

 

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