L’aire de l’aigle 1

 

NOUVELLE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Johanna SCHOPENHAUER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mon ami Richter, est-il possible ? est-ce bien vous ou n’est-ce que votre ombre ? s’écria une voix qui ne m’était pas inconnue, au moment où j’entrais dans l’un des cafés les plus élégants d’Édimbourg ; et au même instant un bras vigoureux s’empara de ma main et la secoua avec une extrême vivacité. Je répondis de mon mieux à ce salut éminemment anglais. Quoique six années se fussent écoulées depuis que nous ne nous étions vus, et que dans cet intervalle sa taille fine et élancée eût beaucoup gagné en ampleur et en dignité, je n’en reconnus pas moins aussitôt dans celui qui m’accueillait ainsi mon ancien ami d’université, Thomas Hill, jeune Anglais, dans la société duquel j’avais passé à Gœttingue plus d’une heure joyeuse, et commis plus d’une folie de jeunesse. Dans notre cercle nous l’aimions tous ; car, bien différent de la plupart de ses compatriotes, il n’avait pas dédaigné au sein de notre pays de vivre avec nous à notre manière.

Cinq minutes après nous être embrassés, l’un et l’autre, il nous semblait ne jamais nous être quittés. Je lui fis part de la violente passion des voyages qui, au sortir de l’université, s’était emparée de moi ; passion qui m’avait fait parcourir la moitié de l’Europe. Je lui appris enfin comment, avant de retourner sous le toit domestique et de me courber au joug des affaires, j’avais voulu connaître et visiter encore la romantique Écosse.

Le sort de mon ami s’était sensiblement amélioré. La mort subite de quelques collatéraux l’avait fait hériter d’un oncle fort riche. Une belle propriété dans le fertile Yorkshire lui était par là comme tombée des nues, et le titre de baronet avait changé mon honnête Tom en noble sir Thomas Hill. De plus, cet enfant du bonheur était depuis quelques semaines l’heureux époux d’une femme charmante, à laquelle il me présenta dans la soirée même. Lady Mathilda, l’épouse de mon ami, était une véritable Anglaise, mais du genre le plus aimable. Blonde, élancée, un peu pâle, un peu sentimentale, pleine de sens, d’un cœur excellent, pénétrée du sentiment de ses devoirs, honorant, adorant son mari, sans sortir jamais pourtant des formes de la plus sévère réserve. J’étais son ami ; ce titre suffisait pour m’assurer auprès d’elle le plus affable accueil. Le jeune couple était sur le point d’entreprendre un voyage dans la haute partie de l’Écosse, pour faire la connaissance de divers parents qui l’habitaient. Mon ami Tom trouva tout naturel que je les y suivisse. Peu de jours après, nous voyagions à petites fournées, nous arrêtant dans tous les endroits qui plaisaient à lady Mathilda, et elle se plaisait presque partout. Son âme sensible et ouverte aux beautés de la nature était ravie de la pittoresque et sauvage magnificence de cette contrée. Son portefeuille ne la quittait jamais ; elle aimait à y retracer chaque beau point de vue qui s’offrait à ses yeux, et nous la laissions goûter d’autant plus volontiers ces nobles jouissances, que la délicatesse de sa constitution n’eût pas supporté de grandes fatigues. D’ailleurs nous ne voyions pas la nécessité de nous hâter pour arriver chez des gens que nous ne connaissions pas, et qui peut-être ne nous plairaient guères.

Nous avions passé la nuit à Tyndrum et, suivant l’usage des voyageurs anglais, nous partîmes de bonne heure pour profiter de la fraîcheur du matin et faire quelques lieues avant le déjeuner. C’était le jour de la Saint-Jean. Le ciel et la terre semblaient s’unir pour célébrer avec plus de splendeur la belle fête des roses même dans ce pays de rochers où elles exhalent si rarement leur parfum.

Vallées et montagnes, roches sauvages, tombes des héros, tout brillait embelli à l’éclat des rayons du soleil. L’herbe fraîche, le feuillage, les bruyères balancées par le souffle du vent, nous renvoyaient un doux murmure, et l’air, légèrement agité, tempérait la naissante chaleur du jour.

Après une course assez longue et pénible, nous atteignîmes enfin le pauvre petit village de Dalmally. Affamés autant qu’on peut désirer de l’être pour faire honneur à un déjeuner écossais, nous descendîmes à l’auberge, qui seule dans tout l’endroit pouvait mériter le nom de maison. Cependant la matinée était trop belle pour que nous eussions pu supporter l’idée de rester enfermés dans une chambre étroite. Lady Mathilda comptait d’ailleurs exercer ses crayons, et à peine eut-elle fait pressentir son désir, que tous les habitants de l’auberge se mirent en mouvement pour nous conduire à un lieu situé à quelque distance et qu’ils disaient d’une merveilleuse beauté. En effet, bientôt s’offrit à nous un site vraiment enchanteur ; l’œil plongeait dans la vallée de Glen-Orchy, à l’extrémité de laquelle est situé le village de Dalmally. Tout ce dont nous pouvions avoir besoin fut apporté avec la plus grande promptitude. En moins d’un quart-d’heure l’eau cuisait dans la bouilloire, et un service à thé bien plus élégant qu’on ne pouvait s’y attendre en telle occurrence, était rangé sur une table couverte du linge le plus blanc.

Notre hôtesse nous avait servi le beurre le plus frais, des rayons d’un miel doré, une délicieuse compote d’oranges, de petits poissons fumés, des œufs durs, objets indispensables en Écosse pour le déjeuner des gens aisés. Ajoutez-y de minces et croquantes galettes de farine d’avoine, qui chez ce peuple pauvre et frugal remplacent le pain, et qui jointes aux pommes de terre, lui tiennent habituellement lieu de toute autre nourriture.

Nos yeux se portaient avec délice sur la riche verdure des prairies de Glen-Orchy, à travers lesquelles s’élance, en formant mille détours, un fougueux torrent descendu des montagnes. De nombreuses cabanes, formées de fragments de rochers, cimentées avec de la mousse et auxquelles on voulait bien donner le nom de village, animaient toute la vallée. À quelque distance et située sur une hauteur, une église fort pittoresque ajoutait encore à la beauté du paysage. Des rochers escarpés, dont les cimes touchent presqu’au ciel, entourent de tous côtés cet asyle du repos, et le contraste de leurs formes sauvages et majestueuses ne fait qu’en rehausser le charme.

Lady Mathilda voulut nous préparer le thé. En même temps elle désigna d’avance tous les points de vue pittoresques dont elle se proposait d’enrichir son album. L’hôtesse était demeurée près de nous pour être à même de nous procurer aussitôt tout ce qui pourrait nous manquer. C’était une femme agréable, d’un extérieur qui ne manquait pas d’une certaine dignité.

Peu à peu la vallée s’anima. De tous côtés et de toutes les cabanes sortaient en foule des hommes, des femmes et des enfants, et tous se dirigeaient vers les prairies. Les hommes, dans le costume romantique du pays, donnaient au tableau un attrait qui avait quelque chose de piquant par son étrangeté. On s’occupait des fenaisons, et notre hôtesse était à se répandre en explications, quand tout à coup : « Que Dieu me soit en aide, dit-elle, il n’y a pas de pain sur la table. Voilà ce que c’est que d’avoir la tête si remplie. Non, milady, nos gâteaux d’avoine ne conviennent pas à une aussi belle dame. Je ne les sers que parce qu’ils sont un mets du pays. Dieu soit loué, les voyageurs distingués qui nous honorent de leur présence trouvent toujours dans notre maison du pain en abondance. À l’instant même vous allez en avoir. » Molly, Molly, cria-t-elle à une femme qui passait tenant un petit enfant dans ses bras ; et courant la rejoindre, elle lui donna une clef, lui parla à voix basse, puis elle revint auprès de nous.

Avez-vous jamais vu une figure plus intéressante, dit à son tour lady Mathilda, en ne détournant pas les yeux de dessus une taille élancée, semblable à celle d’une nymphe, qui se dirigeait vers l’hôtellerie avec une démarche aussi légère que celle d’un chevreuil. Sa mise indigente, mais extrêmement propre, ne pouvait cacher l’harmonie parfaite de tout son être, que chaque artiste, sans hésiter, eut pu choisir pour modèle d’une Psyché. Dans sa démarche, dans chaque mouvement de ces formes si belles se peignaient un charme et une grâce tellement indéfinissables, qu’il nous fut impossible d’en détourner les yeux aussi longtemps qu’elle fut à notre portée. Pour mériter d’être rangée au nombre des chefs-d’œuvre de la nature, il ne lui manquait que cette plénitude de jeunesse et de fraîcheur, que peut-être la maladie ou plus vraisemblablement encore l’indigence avait étouffée dans son premier germe.

Au bout de quelques minutes elle revint aussi vite qu’elle était partie, et alors s’offrit à nous l’ovale le plus parfait de la plus charmante tête de Madone, telle que dans ses heureux moments d’inspiration elle a pu seule apparaître à l’imagination créatrice de Raphaël. Une douleur profonde, une pieuse résignation, étaient empreintes autour de la plus jolie bouche et se reflétaient dans chaque trait de cette figure pâle, mais si belle ; et lorsqu’elle s’approcha de nous, ses paupières arquées, garnies de cils longs et soyeux, voilèrent deux grands yeux d’un bleu foncé tels que je n’en avais jamais vu encore.

« Que Dieu vous bénisse, vous et ce petit être ; approchez, j’aime les jolis enfants », dit lady Mathilda, en étendant vers lui les bras avec bonté. Mon honnête Tom ne pouvait cacher son émotion, et en effet, c’était un touchant et gracieux tableau de voir l’élégante et jolie lady balancer dans ses bras ce bel enfant, se pencher sur lui avec son regard plein de tendresse ; puis, lorsqu’il ouvrit et fixa sur elle ses beaux yeux, l’embrasser avec affection et le serrer sur son cœur avec transport.

« Cet enfant est-il à vous ? demanda Mathilda, en le lui rendant ; j’en doute, vous êtes si jeune encore ; peut-être est-ce un frère. »

À cette question un pourpre brûlant se répandit sur tous les traits de Molly, et au même instant une pâleur mortelle y succéda. Elle s’inclina avec humilité, proféra quelques mots inintelligibles qui furent pris par lady Mathilda pour une réponse affirmative.

« Vraiment votre enfant ! s’écria-t-elle. Bon Dieu, si jeune encore, à peine âgée de dix-huit ans, j’en suis sûre, et déjà mariée et déjà mère ! »

Molly devint plus pâle encore ; deux pesantes larmes tombèrent douloureusement de ses yeux sur l’enfant, mais l’enfant souriait ; elle comprima ses sanglots, le pressa sur son cœur avec une violence convulsive, se détourna de nous, et en peu d’instants elle avait disparu.

« Pourquoi pleure-t-elle ? En quoi ai-je pu l’attrister ainsi, demanda Mathilda avec effroi. Lui faire de la peine était bien loin de ma pensée. A-t-elle peut-être perdu son mari ? Elle paraît si malheureuse, et cependant elle est bien jeune encore. »

« Oui vraiment, répondit l’hôtesse en soupirant, bien malheureuse, et comme milady l’a dit avec raison, à peine âgée de dix-huit ans. Nul ne la connaît mieux que moi ; je suis sa marraine, hélas ! et ce qu’il y a de plus triste, personne ne peut rien pour elle, un seul homme excepté, et c’est un pécheur endurci ! »

Mathilda la regarda avec anxiété. « Que lui manque-t-il donc ? Elle est pauvre, je le vois, mais la commisération n’est pas fermée pour elle. Le père de l’enfant est malade peut-être ? Les secours de Dieu, ceux des hommes sont encore là ! »

« Ah, milady, vous qui paraissez si bonne, vous pardonnerez à une pauvre créature délaissée de s’être permis d’approcher de vous, reprit l’hôtesse, les yeux baissés et tirant avec embarras le bout de son tablier. Malheureusement il n’est que trop vrai, cet enfant est l’enfant du péché et de la honte, le fils de la misère, baptisé par les larmes, et Dieu sait si ces larmes furent amères ! Mais il n’en est pas moins une créature de Dieu, et vous ne vous croirez pas souillée pour l’avoir pris dans vos bras. »

Mathilda rougit, un soupir s’échappa de son sein. « Et comment vit-elle donc à présent, cette infortunée mère, demanda la charmante et compatissante lady ? »

« Elle s’aide comme elle peut, fut la réponse ; jour et nuit elle travaille, afin de pourvoir du nécessaire sa mère malade et son pauvre enfant. Dieu soit loué, de mémoire d’homme notre paroisse n’a été témoin d’une chute semblable à la sienne. Cependant tous les voisins ont pitié d’elle, et nous la souffrons sans peine au milieu de nous ; car ce faux pas excepté (et elle l’expie douloureusement), il n’est pas dans toute la contrée une âme aussi bonne, aussi pieuse que la malheureuse Molly. Hélas, plus que toute autre peut-être elle avait vu luire sur elle des jours heureux. À présent, l’apercevoir le dimanche sous l’habit de la misère se serrer parmi les pauvres de la paroisse dans le coin le plus obscur de l’église, déchire chaque fois mon cœur. »

Tout ce que nous avions vu et entendu de la pauvre Molly excitait au plus haut degré notre intérêt ; nous désirions obtenir des renseignements plus précis sur son triste sort, et notre hôtesse se montra très-disposée à nous les fournir.

L’histoire de Molly n’était rien moins qu’extraordinaire ; elle ressemblait à mille autres qui se passent sous nos yeux et qui viennent si cruellement briser de jeunes cœurs. Elle avait aimé et elle avait cru ; elle avait été trompée et délaissée. Un an auparavant, elle était encore la joie du canton. Celui qui, à la première heure du jour rencontrait l’aimable enfant, pensait y voir un pronostic de bonheur pour la nouvelle journée. « Que Dieu bénisse ta tant douce figure », s’écriaient les gens âgés quand elle passait à côté d’eux, en les saluant avec candeur. Les jeunes gens la nommaient la fleur de la vallée. Les jeunes filles elles-mêmes l’aimaient avec tendresse ; car rien n’égalait sa modestie, son affabilité. Nulle ne tirait de son fuseau un fil plus délié ; nulle, pour égayer la longue veillée d’hiver, ne contait des histoires plus belles. Il eût été difficile de décider si l’on éprouvait plus de plaisir à la contempler, ou bien à l’entendre. Sa mère, il est vrai, n’était qu’une pauvre veuve. Une chaumière isolée, un petit champ, un étroit jardin qu’elle cultivait de ses mains, formaient tout son avoir. Molly partageait son travail, et rien ne pouvait altérer la sérénité de son humeur, la gaieté de son naturel. Chaque matin sa joyeuse chanson le disputait à l’alouette des bruyères pour saluer la venue de l’aurore. De loin les jeunes gens l’apercevaient-ils, aussitôt avec plus d’orgueil ils plaçaient sur l’oreille leur toque blanche et rouge, et redressaient à l’envi la plume d’aigle qui la surmontait ; ils laissaient retomber avec plus de soin sur leurs épaules leur plaid à carreaux éclatants ; mais Molly ne remarquait rien. À chaque salut amical était réservé un remercîment affable ; mais aux propos d’amour qu’on lui adressait à voix basse, Molly ne répondait que par sa rougeur virginale, que par une froide et timide réserve. Un seul avait touché son cœur, c’était Roger Rowland, le forestier de lord Breadalbane. Élevé au château, jeune, beau, d’une taille haute, nul dans la contrée ne pouvait se comparer à lui. En le voyant, on eût dit un seigneur plutôt qu’un homme né pour être au service d’un autre. Située à la limite de la forêt, sa maison se distinguait au loin par l’éclat de deux cheminées, et pour la grandeur et l’apparence ne le cédait presque en rien à la maison curiale. Il avait appris le langage de la tendresse, ses yeux savaient parler amour ; aussi comment, simple et sans expérience, le cœur de Molly eût-il pu se défendre ?

Bientôt on remarqua dans la vallée l’intelligence qui régnait entre eux, et personne n’enviait à la belle jeune fille la perspective d’un bonheur qu’elle méritait si bien. Il est vrai que çà et là on parlait tout bas de maintes amourettes que Roger Rowland devait avoir nouées pour les rompre plus tard ; cependant nul ne pouvait le convaincre d’une véritable infidélité ; il leur semblait d’ailleurs impossible que qui que ce soit au monde pût mal agir à l’égard de la charmante et innocente Molly. Sa mère elle-même, à laquelle elle ne voulut taire ni son amour, ni ses espérances, ne pressentait dans sa simplicité aucun danger pour sa chère enfant ; bien au contraire, c’était avec des larmes de joie qu’elle remerciait Dien du bonheur inattendu qui venait de naître pour son avenir. Elle ne hasardait aucune question quand, ce qui arrivait presque chaque soir, Molly rentrait à la maison plus tard que d’habitude ; mais elle caressait sa joue brûlante, et lisait en souriant dans son œil serein, où brillaient à la fois l’amour et l’innocence. Quelques mois se passèrent ainsi, lorsqu’un soir Molly prolongea extraordinairement son retour. Assise devant la croisée et dans une pénible attente, les yeux fixés sur un ciel faiblement éclairé, la mère se proposa d’adresser quelques observations à sa fille, quand enfin elle la vit apparaître, conduite avec précaution par Rowland. Le jeune homme la retint longtemps encore ; elle le vit saisir ses deux mains, la presser de tendres prières, solliciter un baiser d’adieu, tandis que Molly se détourna de lui avec un mouvement d’horreur ; et s’arrachant de ses bras avec violence, elle vint se jeter au-devant de sa mère, une mortelle pâleur sur le front et les yeux gonflés de larmes.

Éloignée de tout soupçon, la vieille mère secoua la tête sans pouvoir retenir un léger sourire, mais garda le silence dans la crainte d’affliger sa fille.

Molly balbutia quelques mots ; la fatigue l’accablait, disait-elle, et elle se jeta sur sa couche. Pour elle, la nuit entière se passa dans les larmes, tandis que sa mère, jouissant d’un sommeil doux et profond, n’entendit pas même ses gémissements.

Depuis cette fatale soirée, une métamorphose semblait s’être opérée dans toute la personne de Molly ; elle se livrait, il est vrai, avec la même assiduité au travail du jour ; mais sa douce sérénité, la gaieté de son cœur, l’avaient abandonnée. La pâleur s’était répandue sur ses joues naguères si fraîches et si roses ; l’éclat de ses yeux s’était terni ; plus de gaies chansonnettes : ce n’était plus Molly ! Lui adressait-on quelque mot d’affection, ses larmes seules y répondaient ; venait-on à la saluer, humble et comme fléchissant sous le poids de la honte, il semblait qu’elle voulût se jeter à genoux. La mère se livrait au chagrin, mais toutes ses prières, toutes ses questions n’arrachaient à sa fille que des pleurs, ou bien l’assurance qu’elle était heureuse, et cependant ses entrevues avec Rowland continuaient toujours.

Dès ce moment la mère observa Molly avec plus d’attention : soudain, je ne sais quelles pensées, je ne sais quels pressentiments vinrent s’éveiller en elle ; en vain chercha-t-elle à les repousser, il fallut se faire entendre ; et se traînant à ses pieds, déchirée par les sanglots, noyée dans les larmes, Molly embrassait ses genoux, cachait sa figure dans ses vêtements ; enfin elle balbutia l’aveu presque inintelligible de la faute à laquelle l’amour, la solitude, sa foi en son bien-aimé, et surtout sa jeune inexpérience l’avaient entraînée. La mère serra dans ses bras débiles sa pauvre et tremblante enfant, la pressa sur son cœur brisé pour pleurer avec elle.

Une pensée s’offrait encore pour lui apporter quelque consolation : l’espoir de voir sa fille devenir bientôt l’épouse de Rowland. Oui, disait-elle, il te rendra l’honneur, il le doit, et bientôt un second aveu arraché à sa fille ne lui laissa de sentiment que pour mesurer dans toute sa profondeur l’abîme de leur infortune. Rowland ne pouvait, ne voulait pas ainsi sauver l’honneur de son amie. Sa mère, femme de charge dans le château de lord Breadalbane à Taymouth, y commandait en l’absence de ses maîtres. Sa sœur était l’épouse d’un ministre des autels. Son frère occupait à Inverarg la place de receveur des rentes, et l’orgueil d’une telle famille ne s’abaisserait jamais jusqu’à consentir à une mésalliance avec la fille d’un pauvre montagnard ; le forestier lui-même, quel que fût son amour pour Molly, n’y eût songé qu’avec confusion. Il avait poussé la dureté jusqu’à rappeler à Molly qu’à la vérité il lui avait parlé amour, mais nullement mariage ; il protesta qu’il l’aimait toujours, qu’il ne la délaisserait jamais ; mais pour lui sacrifier son honneur aux yeux du monde, renoncer pour elle aux bonnes grâces d’une famille comme la sienne, la chose était impossible. La pauvre Molly ne sut que lui répondre ; elle n’avait écouté que les protestations de son amour, c’était assez pour elle : comment la pauvre enfant eût-elle pu songer que Rowland, par là même qu’il l’aimait, la trahirait, et sous le poids de la honte la livrerait à la misère et à l’infamie. À de telles raisons elle ne sut opposer que ses larmes. À leur dernière entrevue, Rowland, par un terrible serment, l’avait menacée de ne la jamais revoir si elle s’avisait encore une seule fois de le presser de sollicitations qu’elle savait ne pouvoir être écoutées par lui ; cependant il fallut essayer une dernière tentative pour toucher un cœur tellement endurci ; la mère de Molly l’exigeait.

La pauvre fille avait pris en tremblant le chemin de la montagne ; peut-être le rencontrera-t-elle ? Jamais elle ne s’était avancée si loin ; déjà le crépuscule s’étendait sur la contrée, lorsque Rowland s’offrit enfin à sa vue. Debout, appuyé contre un rocher, il fixa sur elle un regard farouche : à l’approche de la jeune fille aucun sourire ne parut sur ses lèvres, son bras ne s’étendit pas pour la presser comme autrefois avec amour. Interdite et tremblante, elle hasarda d’épancher devant lui son cœur oppressé, de lui peindre ses angoisses, l’horreur de ses tourments. Elle lui conta comment la veille elle avait tout avoué à sa mère, comment celle-ci non-seulement persistait à demander que Rowland lui rendît l’honneur ; mais encore qu’en cas de refus elle était décidée à se rendre avec elle auprès de chacun de ses parents, de ne pas craindre la distance qui la séparait de Taymouth pour aller trouver sa mère et pénétrer même jusqu’auprès de sa grandeur lord Breadalbane, qui dans le moment habitait son château ; qu’elle ferait valoir devant ce seigneur le bon droit de l’enfant qui allait naître, comme celui de sa propre fille.

« Telles sont donc vos intentions », répondit Rowland d’un ton qui glaça Molly de terreur et qui la fit frémir ; elle leva les yeux sur lui, elle le reconnut à peine, tant ses traits étaient défigurés par la rage et le désordre de ses passions. Un feu dévorant brûlait dans ses yeux, ses lèvres bleues et serrées étaient agitées d’un mouvement convulsif, une pâleur mortelle couvrait son visage. Sa main saisit d’elle-même le dirk, poignard que les habitants des montagnes portent constamment à la ceinture ; mais elle le lâcha aussitôt. Quelque temps et debout devant elle, il garda un sombre silence ; l’œil de Molly s’obscurcit, sa respiration s’arrêtait, ses genoux tremblants fléchissaient sous elle, et au milieu de la terreur dont elle était saisie, elle sentit à peine que d’un bras frénétique et par un chemin qui s’élevait à pic il l’entraînait avec violence à travers les ronces et les rochers. Elle ne songeait à lui opposer aucune résistance, à peine avait-elle un sentiment confus d’elle-même. Enfin, Rowland s’est arrêté ; Molly jette autour d’elle un regard troublé ; elle se voit debout sur l’une des cimes les plus effrayantes du puissant Bencruachan, sur le bord d’affreux précipices ; leur pente escarpée et comme perpendiculaire s’abaisse vers l’horrible abîme, du fond duquel l’on aperçoit une partie du Lochave, qui du milieu des sombres rocs et par le reflet du dernier soleil resplendit d’une couleur de sang. Devant elle est Rowland dans une position menaçante, le regard farouche, le bras tendu déjà ; d’un coup il peut la précipiter dans le gouffre, et sous l’œil de Dieu seul y ensevelir ses membres déchirés.

Dans sa mortelle angoisse, Molly se jette aux pieds du barbare ; naguères il était tout pour elle : en cet instant même elle sent qu’elle l’aime trop encore pour ne pas oublier la mort qui la menace, et ne frémir que du danger où va le jeter sa sanguinaire action ; car il expose son repos sur cette terre et sans doute son salut dans l’éternité.

La pitié qu’elle éprouve pour lui plus encore que pour elle-même relève ses forces, lui inspire un courage inconnu : « Rowland, s’écrie-t-elle d’une voix douloureuse et en s’attachant après lui, Rowland, que veux-tu faire ? M’assassiner ? Ma vie est peu de chose. Tu le sais, pour moi elle est également perdue ; mais songe au salut de ton âme immortelle, songe à l’être innocent que je sens tressaillir sous mon cœur. Nous sommes seuls, mais l’œil du Dieu qui voit tout est fixé sur nous ; ne détruis pas ton enfant ; ah, je t’en conjure ! ne deviens pas doublement meurtrier, ne te charge pas du poids d’un tel crime. »

Rowland est fortement ébranlé, il frissonne et ne peut le cacher ; d’une main il se cramponne au rocher contre lequel il cache sa figure pour la détourner de Molly, de l’autre il lui fait signe de s’éloigner.

« Toi et l’enfant ! – Peut-être nous trois ! – Songes-y bien, tu es prévenue, préviens aussi ton imprudente mère ; ce malheur, il serait inévitable », lui cria Rowland d’une voix terrible, et lorsque déjà elle avait disparu à ses yeux. Dès ce jour il évita de se montrer à Glen-Orchy.

Réduites au silence du désespoir, Molly et sa mère eurent à se soumettre à leur triste sort. Le changement qui s’opéra dans la taille de la pauvre fille excita bientôt l’attention des femmes du voisinage ; le fatal mystère devint bientôt notoire, et ceux qui autrefois l’avaient aimée, prononcèrent contre elle un jugement sévère. On la nomma la honte du canton, elle qui naguères en était l’ornement ; car l’antique décence et une sévère pureté de mœurs règnent encore parmi ces pieux montagnards.

Aucun jeune homme cependant ne put prendre sur lui de blesser par un regard ou par un mot indiscret la malheureuse Molly, qui si tristement les évitait d’ailleurs, et d’un air si confus se détournait du sentier. Les jeunes filles, à la vérité, s’écartaient à son approche et passaient devant elle les yeux portés ailleurs et sans la saluer, mais aucune n’osait l’outrager ; les mères de famille la suivaient d’un regard triste, sans négliger toutefois l’occasion de la présenter à leurs filles comme un exemple qui devait les prémunir. Enfin, quand l’heure pénible arriva pour la pauvre Molly, cette heure que la plus heureuse et la plus honorée même des épouses ne peut voir approcher sans trouble et sans effroi, plus d’une honnête femme, favorisée par l’obscurité de la nuit, se glissa ·dans la cabane solitaire pour apporter en secret quelque soulagement à la jeune mère souffrante, et par de pieuses consolations rappeler un peu de courage sous ce triste toit.

Ici l’hôtesse termina son récit ; lady Mathilda, pour se distraire des impressions pénibles qu’elle venait d’éprouver, exprima le désir d’aller contempler de près la foule joyeuse qui se pressait de plus en plus dans la vallée. Avant de nous éloigner, poussés tous trois par le même sentiment de pitié, nous sortîmes nos portefeuilles. La somme déposée par nous dans les mains de l’hôtesse pour la pauvre Molly était insignifiante, chacun de nous avait souvent sacrifié le double pour satisfaire la fantaisie d’un moment ; mais cependant elle parut être une richesse pour les besoins de ces simples montagnards ; car nous étions déjà au bas du vallon, que la bonne femme, les mains élevées vers le ciel, nous comblait encore de ses bénédictions.

Déjà sur le chemin du vallon le souffle du vent portait au-devant de nous le parfum aromatique des plantes dont la forêt était remplie ; il s’y joignait les accents de la plus bruyante allégresse. De gaies chansons résonnaient du milieu des rochers et de chaque bosquet touffu. À peine avions-nous atteint les prairies s’étendant des deux côtés du ruisseau qui serpente dans l’étroit vallon, que nous nous vîmes entourés de la multitude la plus animée ; elle nous parut innombrable pour une contrée aussi inculte et qui nous semblait d’abord inhabitée. La douce chaleur du soleil, l’éther pur du ciel, avaient attiré tous les habitants des cabanes dispersées dans la vallée ; tous s’étaient réunis dans cet espace resserré ; enfants, vieillards, tout s’agitait sur les verdoyantes prairies ; chacun y prêtait le secours de son bras. Debout au milieu de cette heureuse population, l’enchantement nous avait gagnés, nos yeux ne pouvaient suffire pour contempler ces groupes si pittoresques, si variés, si pleins de vie, qui, changeant à chaque instant, se formaient autour de nous pour se séparer aussitôt. L’ombre du rocher, qui à Glen-Orchy tient lieu de cadran solaire, annonça le moment du repas. Le râteau, la fourche, tombèrent des mains laborieuses, une activité d’un autre genre et non moins joyeuse allait commencer. Les membres des familles différentes se réunirent, en poussant des cris d’allégresse ; tous cherchèrent une place commode, soit au bord du ruisseau, soit à l’abri d’un angle de rocher ou bien à l’ombre de haies fleuries. Les provisions furent placées sur le gazon. Avant de s’asseoir au frugal repas, chaque père de famille, entouré des siens, prononça à haute voix la prière d’actions de grâces. Tous, les mains jointes, l’écoutaient avec recueillement, quoique peut-être elle dût paraître longue à plusieurs d’entre eux, que tentait la vue de jattes remplies d’un lait écumant, de galettes nouvellement cuites ou d’un beurre frais et doré.

Le bonheur de ces bons montagnards causait à lady Mathilda une émotion profonde. Elle ne pouvait assez contempler toutes ces figures hâlées, brillantes de contentement, aux joues saillantes, aux yeux pleins d’éclat et de vivacité. Jamais elle n’avait assisté à un festin semblable ; nous avions peine à la suivre de groupe en groupe ; la satisfaction la plus pure se peignait dans l’azur de ses beaux yeux. Elle parlait aux jeunes, elle parlait aux vieux ; elle éprouvait la joie d’un enfant, lorsque l’un ou l’autre la comprenait et qu’il répondait cordialement à ses paroles affables.

Au milieu de ces scènes champêtres, soudain du haut des airs un bruit étrange attira notre attention. Tous saisis d’un involontaire effroi, nos yeux se portèrent vers le ciel : un majestueux aigle royal, les ailes puissantes et longuement étendues, planait avec lenteur au-dessus de nos têtes. Il semblait vouloir passer en revue cette multitude d’hommes rassemblés non loin de sa demeure ; orgueil et fléau du canton, il était connu de chaque montagnard. Tous montraient avec anxiété son aire suspendue sur la cime d’un roc caché dans la nue et regardé généralement comme inaccessible. Sous sa serre et à maintes reprises plus d’un agneau, plus d’un chevreau avait disparu du sein des pâturages. Cependant jamais encore il ne s’était approché de si près ; tout à coup il s’abat, reprend aussitôt son essor, et d’un battement d’aile plus rapide il regagne son asile. Au même instant un cri aigu et qui glace tous les cœurs remplit l’air, un mortel silence lui succède, et bientôt ce ne sont plus que gémissements, que lamentations, qu’accents d’une stupide terreur ; on eût dit que pendant la communion sainte et au milieu du recueillement le clocher de l’église s’était écroulé sur la commune entière.

« Molly Lammond, Molly Lammond, l’aigle enlève l’enfant de Molly Lammond », s’écrient confusément d’innombrables voix ; tous s’élancent, tous courent vers le rocher si connu, et de loin déjà est aperçue l’aire de l’aigle.

Une demi-lieue nous séparait du pied du rocher ; un chemin y conduisait à travers des rocs détachés et de rapides torrents, des marais fangeux et d’épaisses broussailles, et cependant plusieurs centaines d’hommes y parvinrent avec une incroyable rapidité ; ils l’entouraient remplis d’angoisses, ils pleuraient, se lamentaient, élevaient les mains au ciel et couraient çà et là, poussés par une espèce de désespoir. Le mouvement nous avait entraînés. Lady Mathilda, attachée à mon bras et à celui de mon ami, avançait à demi portée par nous. Pâle comme la mort, hors d’haleine, s’oubliant elle-même, d’une voit étouffée elle nous encourageait à hâter le pas. Nous arrivâmes, non moins ébranlés, non moins émus que la multitude qui nous entourait. Nos yeux s’étaient élevés avec effort vers l’aire des aigles ; on pouvait les distinguer tous deux, quoiqu’ils semblassent toucher aux nuages. Immobiles à côté l’un de l’autre, penchés sur le roc escarpé, ils abaissaient leur regard sur cette multitude d’êtres qui, dans le désordre qui les agitait, ressemblaient à un amas de fourmis qu’on vient de troubler.

Il est des moments dans la vie où chacun, jusqu’au plus puissant, reconnaît le néant de son orgueil. « Faibles créatures que nous sommes, s’écria à nos côtés un vieux montagnard, dont la taille d’Hercule que l’âge n’avait pu courber, montrait encore ce qu’il avait dû être dans sa jeunesse ; qu’est-ce donc que notre force et notre prudence ? Que pouvons-nous dans un pareil instant ? Prier, et rien de plus. » Ces paroles agirent sur la foule avec la puissance de l’électricité. Les pères et les mères songèrent à leurs propres enfants. Tous, et Mathilda au milieu d’eux, se précipitèrent à genoux. La plainte pieuse, la prière des cœurs angoissés, s’éleva vers le ciel ; elle était fervente, déchirante comme si elle eût voulu forcément être exaucée.

Jusqu’alors personne n’avait songé à Molly. La pitié générale qui avait saisi tous les cœurs au moment où l’aigle enleva le jeune enfant, avait été remplacée par des inquiétudes plus douloureuses encore à l’aspect de l’endroit effroyable où le pauvre petit être avait été porté. Peut-être était-il déchiré déjà d’une griffe meurtrière ? peut-être aussi respirait-il encore, mais loin de tout secours, de tout espoir de délivrance, mais innocente proie d’un féroce oiseau.

Assise sur un fragment de rocher, immobile et glacée, les yeux secs et fixes, empreints du sombre feu du désespoir, Molly ne les détournait pas de dessus les aigles. « Mon doux petit garçon, dimanche dernier il fut baptisé à l’église au nom du Père, du Fils et du saint Esprit », murmurait-elle de ses lèvres éteintes, sans paraître songer à ce qu’elle disait. Cependant à ces mots un souvenir sacré semble pénétrer dans son âme. Soudain, et animée par une force surnaturelle, elle s’élance, et comme si ses pieds avaient des ailes, elle vole à travers les marais, les épines, les masses de rocs, se dirige vers le point qui renferme tout ce qu’elle a de plus cher, et se met à gravir ses parois roides et perpendiculaires. E1le s’élève toujours plus haut, plus rapidement que le chasseur du chamois lorsqu’il poursuit sa proie ; plus inaccessible à la crainte que le chamois lui-même lorsqu’il se joue dans les rayons du soleil au bord des précipices. La foule assemblée au fond du vallon poussa un cri de désolation, lorsqu’elle aperçut Molly s’avancer toujours plus témérairement à une hauteur à pic. « Elle tombe, elle ne peut manquer d’être précipitée et fracassée au fond de l’abîme : à présent, à présent, voyez, voyez, elle chancelle, elle tombe ; il faut qu’elle tombe », s’écrie-t-on de toutes parts. Poussant des sanglots, les femmes, involontairement et pour ne pas voir son effroyable chute, se jettent la face contre terre.

« N’est-il donc aucun secours à attendre ni de Dieu, ni des hommes ? » disait Mathilda, en se tordant les mains avec angoisse. « N’y a-t-il personne ici qui se hasarde à suivre la malheureuse Molly et qui tente de la sauver d’une mort inévitable ? » dit à son tour sir Thomas, en élevant la voix.

« Marc Stewart le marin, le mari de ma fille », s’écria soudain le vieux montagnard qui était resté à sa même place. « Marc Stewart », reprit-il de nouveau d’une voix qui résonna au loin dans la montagne ; puis de la main et de la bouche il siffla d’une manière si aiguë et si perçante que les aigles eux-mêmes semblèrent y avoir été attentifs. « Marc Stewart, où donc est Marc Stewart », répéta-t-on de tous côtés ; « si quelqu’un peut la sauver, c’est bien Marc Stewart. » Au milieu du tonnerre des canons il a concouru à emporter plus d’un fort d’assaut ; sur une mer agitée, au milieu des vagues soulevées et des sifflements de la tempête, c’était un jeu pour lui d’escalader le mât le plus élevé et de se laisser balancer à sa cime », entendions-nous dire autour de nous.

Un homme d’une taille presque colossale, au teint bruni, traversant la foule, parut tout à coup devant le vieillard. « J’arrive à l’instant, et j’ai vu ce qui se passe ici », dit-il avec calme. « Secourez-la ! » s’écria la foule entière, en lui montrant Molly toujours suspendue au rocher entre la vie et la mort.

« Prenez, prenez et sauvez-la ! » ajouta lady Mathilda, en lui présentant son portefeuille, tous les objets précieux qu’elle avait sur elle et qu’à la hâte elle avait rassemblés de ses mains tremblantes. « Deux fois encore autant, brave homme, si vous parvenez à la ramener en sûreté. »

« Conservez vos dons, lady, répond Marc Stewart d’un ton sec et bref ; lorsqu’il s’agit de la vie d’un chrétien, le fils de mon père n’a pas besoin de récompense ; priez plutôt que Dieu m’assiste ; et vous, ô mon père, donnez-moi votre bénédiction. » Il ploya le genou devant le vieillard, qui le bénit en posant sa main sur sa chevelure noire et bouclée, puis il court à sa périlleuse entreprise.

Pendant ce temps, Molly continuait à gravir le rocher ; prenait-elle haleine, elle l’ignorait ; son enfant, son enfant, telle était son unique pensée. Aucun œil mortel ne pouvait découvrir où s’appuyait son pied, où s’attachaient ses mains ; mais l’Ange protecteur des enfants au berceau planait invisible autour d’elle ; l’Ange qui souvent les arrache aux périls les plus pressants retenait la pierre vacillante sous ses pieds, il donnait de la consistance à la faible racine de bruyère que serraient ses mains. Cependant tous les yeux étaient fixés sur Marc Stewart ; la crainte, l’espérance, faisaient battre tous les cœurs avec plus de force, tandis que le brave jeune homme franchissait avec intrépidité des amas de pierres, des souches d’arbres et d’effrayantes crevasses. La moitié du chemin, la moins périlleuse, il est vrai, était déjà parcourue ; mais devant lui, droite comme une tour, s’élançait jusqu’au ciel la pyramide des rochers. À cet aspect le frisson du vertige s’empare de lui et paralyse ses forces ; son cœur se glace dans sa poitrine, le courage et la réflexion l’abandonnent, le ciel et la terre, le rocher devant lui, l’abîme qui s’étend sous ses pas, tout se double, tout se multiplie, tout tourbillonne de plus en plus devant ses yeux, que semble couvrir un brouillard épais. Marc Stewart a tremblé pour la première fois ; hors d’état d’arrêter ses regards sur les lieux qui l’entourent, de les porter sur la muse élevée qui plonge sous lui, il a de sa main voilé son visage.

Du fond de la vallée nous remarquâmes son découragement, et notre courage fléchit avec le sien. Le cri de la douleur s’éleva de nouveau, nous ne doutions plus de la perte de l’héroïque créature, qui pendant ce temps, poussée par l’amour maternel, soutenue par sa ferme confiance en Dieu, poursuivait son affreux chemin sans regarder autour d’elle. Elle est parvenue au but, et nous refusons encore de croire à ce prodige. Bientôt un bruit effrayant l’entoure, des ombres fugitives semblent passer au-dessus d’elle. Furieux, les deux aigles avaient volé à sa rencontre, le bruit de leurs ailes retentit à son oreille ; rapide comme l’orage, leur souffle se fait entendre autour de sa tête ; ils menacent son visage ; elle voit, comme si déjà elle en était atteinte, leurs yeux étincelants, leurs becs recourbés, leurs serres armées de griffes tranchantes. Elle se croit perdue ; mais, ô prodige nouveau ! une terreur secrète a paru tout à coup s’emparer des farouches oiseaux ; Molly les voit retenir leur vol, ils jettent sur elle un dernier regard, s’en détournent avec un cri aigu et se dirigent du côté opposé à leur aire. Ils vont s’abattre timidement sur un vieux tronc d’arbre brisé, suspendu à une hauteur de plus de mille pieds au-dessus d’un affreux torrent ; ils se serrent l’un contre l’autre et plongent un œil étonné sur les flots mugissants.

Tremblante, agitée tout à la fois de joie et de douleur, d’espérance et de découragement, la tendre mère se jette sur l’aire des aigles ; son enfant y est étendu sur un lit d’os sanglants, au milieu de restes hideux d’animaux déchirés. « Mort, certainement mort ! » pouvait-elle en douter ? Cependant il est entier encore, ses membres délicats, sa douce petite figure, un bec, une griffe horrible les ont ménagés : les langes qui l’enveloppent, elles sont dans le même état que tout à l’heure, qu’au moment où elle l’avait déposé au milieu des prairies. Molly, avec anxiété et comme si elle eût craint de troubler son doux repos, retire doucement l’enfant ; il lui semble sentir un mouvement léger ; elle n’ose y croire et tremble plus encore, quand un faible gémissement vient frapper son oreille inquiète.

Non, la mélodie des armées célestes, l’harmonie des sphères ne peuvent, à l’entrée du royaume de la félicité, frapper de transports plus ravissants l’âme bienheureuse d’un saint que ceux dont fut saisi le cœur de la tendre mère en recueillant ce son plaintif. « Il vit, il vit, mon enfant vit ! » s’écria-t-elle avec un rire convulsif et les yeux immobiles ; et à l’instant même, comme égarée par la joie ainsi qu’elle l’avait été d’abord par la douleur, elle le serre sur son cœur oppressé. Les larmes lui manquent, mais la source de l’existence n’a point tari dans le sein maternel. Molly, avec un sentiment de délices qu’aucune langue ne peut rendre, se penche sur son cher nourrisson, et l’enfant, ignorant les dangers qui le menaçaient, se presse contre elle plein de chaleur et de vie.

Mais alors la forte tension des nerfs, qui seule avait pu la rendre capable d’accomplir un tel acte d’héroïsme, vint à se relâcher. Molly fut rendue à elle-même, et bientôt elle ne connut qu’avec trop d’évidence les dangers qui l’entouraient, qui se pressaient de toutes parts autour d’elle. Alors seulement elle sent toute l’horreur de son abandon, et de nouveau tout son sang se glace dans ses veines. « Comment jamais descendre de ce roc escarpé ? comment retourner jamais auprès des hommes ? » s’écrie-t-elle en frissonnant. « Dieu qui m’a soutenue jusqu’ici ne me laissera pas périr avec l’enfant qui est à mon sein », voulut-elle ajouter avec une pieuse confiance, et pour se rassurer elle-même ; mais ses forces étaient épuisées, son esprit, fatigué par les efforts inouïs qu’elle avait faits, par les angoisses, les impressions violentes qu’elle venait d’éprouver, ne pouvait plus se ranimer à l’espérance.

Elle hasarde de jeter un regard au-dessous d’elle, un frisson la rejette en arrière. Immédiatement devant elle, élevée et unie comme une tour, est la pente du rocher ; puis des écueils et des abymes, puis en bas, tout en bas, des centaines d’individus à peines visibles à l’œil, s’agitant, courant çà et là. Ce sont des êtres de son espèce, des créatures impuissantes comme elle ; nul d’eux n’est en état de l’assister dans sa détresse. Du fond de la vallée lointaine un son soutenu s’élevait jusqu’à elle. Est-ce le murmure de la cascade, sont-ce des voix humaines ? Là, ce ruban vert qu’elle distingue faiblement, c’est sa vallée ; là ces buissons, ce sont les vieux ormes qui ombragent la cabane de sa mère, et dans cette cabane est le berceau de son enfant. Hélas ! il ne le recevra plus pendant son sommeil, et le pied d’une mère ne l’y bercera plus.

« Ici, ici, mourir de défaillance, et quand la source de la vie tarira dans mon sein, mon pauvre enfant délaissé, mourra donc aussi ; et là ces ailes terribles, ces becs, ces yeux, ces griffes épouvantables, ils reviendront, ils déchireront l’enfant sur le sein inanimé de sa mère, et elle ne pourra plus le défendre », s’écria-t-elle dans son désespoir ; « et ma pauvre mère, dans son lit de douleur, qui la soutiendra quand je ne serai plus ? »

« Dieu ! » murmura distinctement une voix, du moins lui sembla-t-il entendre ainsi. Ce fut pour Molly la voix d’un ange, elle leva les yeux comme s’il allait lui apparaître sous une forme visible ; mais autour d’elle tout était désert, tout était immobile. Un tronc de racine seul, brisé, décomposé depuis longtemps, se détacha en ce moment du rocher et en entraîna quelques parties. Émue par le pressentiment de ce qui l’attendait elle-même, occupée de son propre sort, Molly le suivit dans sa chute ; elle le vit glisser doucement le long de la paroi du roc, et, à une assez longue distance, s’arrêter, retenu par une faible saillie. À cette vue, une puissance surnaturelle semble l’encourager. Elle s’est levée avec enthousiasme. Son enfant est suspendu à son cou, un mouchoir l’y tient fortement attaché : un instinct l’a guidée sans doute ; car la volonté n’a point été consultée. Pour l’instant, du moins, l’objet de sa douloureuse sollicitude est garanti. Elle n’hésite point : les yeux à demi fermés, elle s’élance pour suivre le débris d’arbuste ; elle se dirige aussi bien qu’elle peut sur la voie qu’il lui trace, et glisse après lui le long du rocher. Quelques minutes s’écoulent, l’angoisse de la mort semble les compter. Un léger tertre, soutenu par quelques racines, arrête la chute de l’héroïque mère ; son pied y trouve à peine un appui. De débiles arbustes, sortis du fond des crevasses, s’élèvent au-dessus du bord ; elle s’y soutient à demi courbée. Une hardiesse nouvelle l’anime, et bientôt elle s’échappe du haut de cet espace et se sent emportée toujours plus bas. Ses doigts sont devenus autant de liens de fer ; ils s’attachent à la ronce épineuse, à la tige de bouleaux presque nains, à la bruyère, au moindre brin d’herbe. Cependant rien autour d’elle ne lui échappe, rien n’égale sa circonspection. À ses côtés une pierre se détache et tombe ; Molly prête l’oreille à sa chute, et l’abîme, au-dessus duquel elle est suspendue, ne renvoie point de son. Il faut se détourner, se diriger d’un autre côté ; elle y parvient, mais non pas sans efforts. Le gravier qui fuit sous ses pas semble rouler plus lentement ; elle le suit sans hésiter. Elle ne sent point, quelque violente qu’elle soit, la commotion causée par une masse de roc contre laquelle ses pieds viennent heurter ; ses membres, son corps entier, tout en elle semble s’être durci contre la douleur.

Cependant la perte de Molly paraît plus que jamais inévitable. Elle est sur le bord d’un nouvel abîme que l’œil ne peut sonder. Le roc y plonge en ligne droite : uni comme un mur, il ne présente pas la moindre saillie que la main puisse saisir, pas la moindre place où le pied puisse trouver un support. Les précautions de Molly redoublent, sa confiance en Dieu se maintient ; elle observe plus attentivement le lieu qui l’entoure, et un nouveau rayon d’espérance vient briller à ses yeux. Elle a découvert un lierre desséché ; depuis un siècle peut-être aucune feuille de verdure ne l’avait orné. Sa couleur était celle du roc contre lequel il avait grimpé ; mille rameaux l’y tiennent attaché. Quelques-uns, dans leur développement, étaient devenus de véritables branches, qui, s’entrelaçant en tout sens, formaient une espèce d’espalier. Toutefois, les jours qu’il présente permettent à peine d’y poser l’extrémité du pied. Un seul faux pas, et la mort est là ! Molly ne se le cache point ; son courage n’en est que plus inébranlable. Aussitôt elle détache le lien qui avait fixé son enfant sur sa poitrine, le noue de manière que le pauvre petit être repose sur ses épaules, et la voilà qui se prépare à descendre l’effrayante échelle. Au moment où elle se retourne pour s’y appuyer, elle jette un regard au fond de la vallée. Elle y aperçoit plus distinctement la multitude ; elle la voit agenouillée au pied du rocher ; elle entend monter jusqu’à elle la mélodie d’un saint cantique. C’est une prière pleine de ferveur qui s’élève pour sa délivrance. De la hauteur où elle se trouve, elle ne peut distinguer les paroles, mais elles lui sont bien connues. Que de fois ne les avait-elle pas accompagnées de la même mélodie sous l’humble toit de sa mère ou bien dans l’enceinte de l’église, alors que sa voix, alors que son cœur s’unissait à ceux qui, dans cet instant, implorent le Tout-puissant pour elle ! Qu’ils étaient graves, qu’ils étaient solennels, ces sons qui se portaient vers le trône de Dieu. L’âme de Molly les recueillait comme autant d’accents de consolation et d’espérance. Si jamais le péril ne fut plus menaçant, jamais aussi sa foi n’avait été plus entière ; jamais son salut, celui de son enfant, ne lui avaient semblé moins douteux.

Elle reprend sa route périlleuse, dont l’idée seule eut fait trembler l’homme le plus téméraire. Molly reste calme. Elle n’a le sentiment d’aucun des efforts qu’il faut vaincre, et ils sont inouïs, avant de trouver un appui convenable. Enfin le terrain résiste à son pied, mais le danger n’a point diminué. Quelle direction suivre ? Comment éviter les précipices qui se multiplient autour d’elle ? Son œil cherche en vain l’aspect de la vallée. L’hymne pieuse qui naguères avait soutenu son courage, ne retentit plus à son oreille. Elle se surprend à réfléchir, et seulement alors elle frémit de ce qu’elle vient d’exécuter. L’étonnement, la stupeur se peignent dans son regard à l’aspect de la masse de roc qu’elle vient de franchir ; elle ne peut la mesurer. Jamais jusqu’ici vestige d’homme ne s’y était empreint. La possibilité de l’escalader ne s’était jamais offerte à l’illusion d’un songe. Les aigles eux-mêmes, guidés par l’instinct à ne placer leur aire qu’en des lieux inaccessibles, avaient plané souvent au-dessus de sa crête avant de s’y établir.

Molly sentit qu’une force miraculeuse l’avait jusqu’ici conduite, et de nouveau son cœur s’anime à l’espérance que quelque autre issue s’ouvrirait devant elle. Soudain à ses côtés une voix faible et tremblante se fait entendre. Surprise, elle regarde ; une chèvre avec ses deux chevreaux est à ses pieds, et pour elle c’est un guide envoyé par le ciel. Dieu, se dit-elle, a inspiré l’amour maternel à ces animaux timides ; s’ils gravissent des élévations semblables, ils savent aussi par quelque sentier ramener leurs petits au fond de la vallée ; et à cette idée Molly presse avec ivresse son enfant sur son sein. Pour la première fois son œil s’est humecté, et bientôt des larmes abondantes viennent soulager son cœur.

Elle suit son guide qui s’éloigne. Le chemin est des plus périlleux encore, il eût fait reculer le plus intrépide chasseur du chamois ; mais l’animal prudent trouve toujours la place où il peut s’appuyer avec le moins de danger, et, comme lui, Molly s’y appuie également. Enfin elle a atteint un bouquet de verdure, véritable oasis au milieu du désert rocailleux. La végétation gagne de plus en plus. Bientôt une espèce de sentier, que sans doute des chèvres ont tracé, se présente devant elle. L’instinct avait donc bien conduit son guide ! La voilà parvenue à cet endroit de la montagne qui, tout escarpé qu’il est, n’est du moins plus regardé comme inaccessible. Déjà elle savait que quelques-uns des jeunes montagnards les plus hardis s’étaient hasardés jusque-là ; et en effet, au moment même elle aperçoit plusieurs têtes qui semblent se lever hors du précipice. Marc Stewart s’avance le premier. À cette vue, Molly, qui tout à l’heure s’était montrée sans faiblesse contre les dangers les plus menaçants, se sent près de succomber sous le poids des sentiments qui viennent l’assaillir. Elle ne craint plus ni pour son enfant ni pour elle, et cependant la voix, la respiration lui manquent. Ce qu’elle éprouve, son regard seul l’exprime. D’un geste suppliant elle se borne à imposer le silence à ceux qui s’approchent ; elle leur montre le ciel, ce guide secret et sûr, qui avait soutenu, dirigé ses pas. Les jeunes gens s’arrêtent muets, pour contempler l’héroïque mère ; un respect religieux a pénétré leur âme. Quant à Marc Stewart, un sentiment de tristesse, de confusion semble s’y mêler ; il a fait preuve de moins de force que cet être si faible ! Arrivée à peu près au but, il la voit chanceler ; il s’élance pour la soutenir, et d’un bras vigoureux, et sans redouter les difficultés qui s’opposent à sa marche, il emporte Molly jusqu’à la verdoyante colline qui s’élève au-dessus du torrent, et qui déjà fait partie du vallon de Glen-Orchy. Il la dépose, mais évanouie, mais l’image de la mort empreinte sur la figure.

Pour nous, du moment où nous avions vu la jeune mère voler à la délivrance de son enfant, nous n’avions compté les instants que par nos angoisses et nos pleurs. À la vérité, lorsque nous aperçûmes Molly atteindre l’aire des aigles, des acclamations prolongées s’étaient élevées de toutes parts ; l’écho en dut retentir jusqu’à elle. Mais rien ne peut rendre notre anxiété, quand, dans l’impossibilité d’imaginer où elle se cramponnait, nous la vîmes, suspendue entre le ciel et la terre, flotter le long de l’immense paroi du roc. Notre respiration était arrêtée, notre cœur ne suffisait plus à l’excès de ces déchirantes émotions.

Ce fut dans ce moment que le pasteur de Glen-Orchy, vénérable vieillard, qui, ainsi que nous, contemplait les efforts désespérés de l’amour maternel, avait entonné son hymne sainte. Toute la commune se précipita à genoux autour de lui, toutes les voix se réunirent à la sienne ; l’âme de chacun de nous ressentit alors combien, dans un danger pressant, la prière apporte avec elle de force et de soulagement ; il ne nous sembla plus être des spectateurs impuissants d’un combat entre la vie et la mort.

Dès que le chant eut cessé, le pieux vieillard courba sa tête blanchie, il priait encore, et de nouveau toute la commune suivit son exemple. Un silence inquiet régnait au milieu de la foule ; il n’était interrompu d’intervalle en intervalle que par les faibles gémissements de quelques femmes.

« Elle vit, elle et son enfant, tous deux sont sauvés ! » Ces paroles retentirent soudain du haut de la colline. C’était la voix de Marc Stewart, cette voix puissante qui si souvent du haut du mât avait fait résonner le cri joyeux : terre, terre.

Nous nous levons tous avec précipitation, et des cris d’allégresse, plus bruyants encore que les accents de douleur qui naguères s’étaient fait entendre, se prolongent au loin dans la vallée. Des larmes de joie brillaient dans tous les yeux. Les amis, les parents se jetaient dans les bras les uns des autres ; les mères pressaient leurs enfants sur leur sein ; chacun croyait avoir retrouvé dans cet être, regardé si longtemps comme un objet de honte, le membre le plus cher de sa propre famille.

La foule se précipita en tumulte vers la colline ; nous la suivîmes en partageant ses transports. Molly était toujours étendue sans connaissance, et dans un état voisin de la mort. À peine Mathilda l’a-t-elle aperçue qu’elle court à elle, se jette sur l’herbe à ses côtés, soutient sur ses genoux sa tête penchée, et essaie tous les moyens qui sont à sa disposition pour la ramener à la vie. « Bonnes gens, dit-elle de sa douce voix, tandis qu’elle fixait sur la foule un regard plein de bonté, je vous en prie, laissez pénétrer l’air jusqu’à elle, ne la serrez pas d’aussi près. » Et aussitôt tous se retirent avec respect ; il leur semble que les tendres soins que cette noble dame prodigue à Molly les honorent eux-mêmes, et qu’elle mérite la première place auprès de l’humble héroïne du jour.

Sur ces entrefaites, les femmes s’étaient emparées de l’enfant. La veille encore, à peine l’une d’elles eût voulu le toucher. Il passe d’une main à l’autre, chaque mère le caresse comme s’il lui appartenait ; les jeunes filles les plus sévères se pressent autour de lui, le couvrent de baisers et de larmes. En le voyant intact, en le voyant sourire, toutes se disent que le doigt de Dieu a visiblement reposé sur lui.

Soudain un violent mouvement excité parmi les hommes fixa notre attention. Du côté opposé de la colline, nous voyons un jeune montagnard d’une taille élevée descendre à pas précipités. Pâle, les yeux hagards, l’inquiétude peinte dans tous les traits, il s’est dirigé vers la place où Molly reposait étendue dans les bras de Mathilda. Un murmure improbateur, des gestes d’un mépris marqué le reçoivent de toutes parts ; mais il y paraît insensible. Il repousse avec une force de géant tous ceux qui tentent de s’opposer à son passage, et ne s’arrête qu’en face de Molly, qui, dans ce moment, commençait à donner un léger signe de vie. Cependant, au premier regard qu’il jette sur elle, sa force, son courage, semble l’avoir abandonné. Étourdi, chancelant, il s’appuie contre le rocher ; un soupir, un cri lamentable s’échappe de sa poitrine gonflée. Son œil, empreint d’un sombre désespoir, s’arrête sur cette figure si belle et si pure qui était là devant lui, et ses mains, poussées par un mouvement convulsif, se portent avec rage dans les boucles de la riche chevelure qui ombrage son front : c’est Roger Rowland. Des voyageurs, pressés de regagner leur demeure et qui avaient été témoins de ce qui venait de se passer, l’avaient rencontré dans la forêt voisine ; ils lui avaient fait part, mais d’une manière confuse, du miracle opéré à Glen-Orchy. Le nom de Molly n’avait point été prononcé, mais la conscience de Roger Rowland avait soulevé dans son cœur les plus sombres pressentiments, et c’était sous l’ascendant d’une force irrésistible qu’il était accouru sur le lieu de la scène.

Des malédictions plus vives, des poings prêts à frapper, des regards menaçants s’élèvent de nouveau sur lui. Plus d’une main saisit le dirk, mais Roger Rowland ne songe point à sa défense ; il semble prêt à tout souffrir. Il ne voit que Molly, et son courage est brisé, quoiqu’il soit au-dessus de la crainte. L’aspect de l’innocente victime couchée comme morte à ses pieds, la vue de son enfant, avaient pénétré dans son cœur comme un glaive.

Molly entrouvre en ce moment les yeux ; son premier regard, et c’était celui d’un ange qui pardonne, tombe sur Roger Rowland : une larme aussitôt coule le long de sa joue décolorée, et un faible sourire se joua comme en des temps plus heureux autour de ses lèvres.

C’était plus que Rowland ne pouvait supporter ; il a retrouvé son cœur. « Gens de la vallée, s’écrie-t-il, faites de moi ce qu’il vous plaira, méprisez-moi, tuez-moi, vous ne me traiterez jamais aussi sévèrement que je l’ai mérité par ma conduite envers cet ange. » Son regard prend quelque chose de plus farouche, le désespoir est empreint dans chacun de ses traits. « Vous ne savez pas, s’écria-t-il encore avec l’accent d’un aliéné, vous ne savez pas combien je suis criminel. J’avais manqué à la foi, à la fidélité ; j’avais violé la loi de Dieu, la loi de la nature : dès-lors je tombai au pouvoir de l’ennemi des hommes : souvent dans l’obscurité de la forêt j’ai entendu sa voix ; elle m’a poursuivi ; c’est à son inspiration que j’ai conçu l’affreux projet d’assassiner mon épouse, d’anéantir mon enfant dans le sein de sa mère. Un jour déjà mon bras était levé – mais il en est temps encore, ici, en ce lieu même, que j’expie mon forfait. Je me remets aux mains de la justice, poursuivit-il avec un redoublement de violence. Allan Calder, je vous somme de saisir votre prisonnier ; conduisez-le devant le juge, entraînez-moi dans la prison, c’est votre devoir, je vous le rappelle, remplissez-le », reprit-il de nouveau, mais d’une voix défaillante, mais avec une contrition si profonde, des regards, une expression tels qu’ils changèrent à l’instant en sentiments de pitié la colère et la haine qui venaient d’agiter la foule.

En effet, ces âmes simples et bonnes n’avaient pu s’armer plus longtemps de sévérité contre un homme qui, quelque coupable qu’il se fût montré, cédait néanmoins à l’ascendant d’un repentir si vrai. Le vénérable ecclésiastique s’approcha de Rowland et lui fit entendre la voix des consolations. Aux religieuses paroles qui sortirent de sa bouche, le farouche désespoir céda à un sentiment plus doux. Guidé par le vieillard, et semblable à un faible enfant, le jeune et beau montagnard s’approche de Molly d’un pas chancelant et se précipite à genoux près d’elle, sans pouvoir articuler un seul mot. Molly gardait également le silence ; mais ses yeux ne pouvaient cacher les émotions qui l’agitaient elle-même. Poussé par un pieux zèle, le digne pasteur saisit la main de Rowland, saisit celle de Molly, les joint l’une à l’autre, et après les avoir bénis tous deux, remet l’enfant dans les bras tremblants de son père. À ce touchant tableau tous les cœurs furent ébranlés, et des yeux qui jusque-là n’avaient jamais connu les larmes, en versèrent d’abondantes.

Dans cet intervalle, les plus jeunes des montagnards avaient préparé à la hâte un lit de feuillage qu’ils avaient eu soin de garnir d’une mousse tendre. Les jeunes filles y suspendent des guirlandes de verdure et l’ornent de fleurs fraîchement cueillies. Molly y est placée avec précaution, son enfant repose sur ses genoux ; lady Mathilda, qui la soutient, marche à ses côtés. Molly jette souvent sur elle le regard de la reconnaissance ; mais. Rowland aussi marche ‘à ses côtés, et les yeux de Molly, empreints du plus timide et du plus tendre amour, s’arrêtent non moins souvent sur lui. C’était à qui se disputerait l’honneur de la porter ; elle ressent encore la faiblesse de la mort, mais son âme semble ouverte à toutes les joies du ciel. Elle, qui naguères avait quitté son humble demeure sous le poids de la honte, le cœur flétri, fermé à l’espoir, fermé aux consolations, la voilà qui y est ramenée, et sa marche est un triomphe.

Avant notre départ nous assistâmes encore à l’union de Rowland et de Molly. Depuis, dix ans se sont écoulés, et souvent mes pensées se sont reportées vers la patrie de cette héroïne de l’amour maternel ; souvent je me suis demandé avec quelque inquiétude si l’impression bienfaisante que cet évènement avait produite sur l’âme de Rowland ne s’était peut-être pas effacée, et si en effet Molly était heureuse. Une lettre de mon ami Hill est venue me rassurer : appelé de nouveau en Écosse, il n’avait pas manqué de visiter la vallée de Glen-Orchy. Il a vu Molly, il l’a trouvée heureuse épouse, heureuse mère de plusieurs enfants. Elle est riche pour la contrée qu’elle habite. Sa vieille mère est fixée auprès d’elle. Rowland est estimé comme un homme de bien ; il aime tendrement sa femme. Ses parents ont pardonné à Molly l’obscurité de sa naissance en faveur de la renommée qu’elle s’est acquise par son héroïque action. Elle est toujours belle. Sa famille fait son bonheur ; mais l’aîné de ses enfants est et sera toujours l’objet de sa prédilection. Les gens de la contrée ne le connaissent que sous le surnom d’Aigle, qu’il ne perdra sans doute jamais.

Depuis le jour mémorable, l’aire des aigles a été abandonnée. Mais l’évènement dont elle a été témoin ne tombera jamais dans l’oubli.

L’avenir, sans doute, confondra l’action de Molly avec ces traditions merveilleuses qui vivent d’âge en âge dans la bouche du peuple ; à présent déjà l’on raconte à tout étranger qui visite le vallon l’histoire de l’héroïne et la manière miraculeuse dont son enfant fut sauvé. On dit qu’on a vu les deux aigles royaux diriger leur vol vers l’intérieur du pays, et jamais ils n’apparurent plus dans la vallée de Glen-Orchy.

 

 

Johanna SCHOPENHAUER.

 

Paru dans la Nouvelle Revue germanique en 1829.

 

 

 

 

 

 



1 NOTE DU TRADUCTEUR. Parmi les genres de littérature légère, la Nouvelle est peut-être celui que les Allemands cultivent avec le plus de succès. Les auteurs les plus distingués ne craignent point d’y descendre, et il n’est pas d’année qui, sous ce rapport, ne voie naître chez nos voisins les plus charmantes productions. Nous avons pensé qu’il ne serait pas sans intérêt pour nos lecteurs d’en voir de temps en temps quelqu’une reproduite dans la REVUE. Nous puiserons plus d’une fois au Recueil qu’a publié Madame Johanna Schopenhauer, et nous croirons foire preuve de bon goût. Le nom de cet aimable et spirituel écrivain est déjà connu en France ; son roman la Tante et la Nièce, grâces à l’élégant interprète qu’il a trouvé dans Madame de Montolieu, y a été justement apprécié. On y a reconnu comme on reconnaîtrait dans Gabrielle, dans Sidonie, autres romans du même auteur, tout ce qui peut attacher un lecteur français : de l’esprit mêlé à une exquise sensibilité, du pathétique tempéré par une gaieté piquante, une connaissance approfondie de la société, des caractères bien tracés et toujours soutenus, un style qui s’anime de toutes les couleurs ; car tels sont les mérites qui distinguent en général Madame Schopenhauer. Il est vrai que tout a semblé concourir pour développer en elle le germe de ses talents. Une organisation heureuse, une éducation large et dirigée par la tendre sollicitude de son père, sénateur de la ville de Dantzig ; la passion des beaux-arts, de véritables succès obtenus dans le dessin et la peinture ; des voyages entrepris à la suite de son mariage, mais jeune encore, dans la plupart des contrées de l’Europe, et dont plus tard elle fit paraître les relations ; un séjour prolongé en France et en Angleterre, la préparèrent successivement à la carrière des lettres, vers laquelle, dès son enfance, elle s’était sentie entraînée. La mort subite de son mari l’amena, en 1806, à Weimar, qui depuis cette époque devint pour elle une patrie d’adoption. C’est là, dans la société de ce que l’Allemagne littéraire comptait alors et compte encore de plus illustre, que Madame Schopenhauer a su prendre un rang honorable parmi les bons écrivains de l’époque actuelle.

Le traducteur de cette Nouvelle a eu l’honneur de faire la connaissance de Madame Schopenhauer en 1827, et c’est un beau souvenir qu’il conserve ; il l’a écoutée au milieu du cercle intéressant qui se réunit d’habitude autour d’elle, et il doit dire que sa conversation est comme son style, pleine de charme.

F. B.

 

 

 

 

 

 

 

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