Joël le pêcheur

 

LÉGENDE BRETONNE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Dominique SÉVRIAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était un rude gaillard, ce Joël, le patron de la Marie-Jeanne. Carré tel qu’une armoire. Solide comme un mât de misaine. Un bourreau de Travail. Et gai compagnon. Son large coffre de chêne était planté sur deux pieux massifs et cintrés qui semblaient s’enfoncer dans le sol à chaque pas ; ce qui le rendait inébranlable autant qu’un sycomore. Ses mains étaient deux pinces géantes pendues au bout des deux maîtresses branches de ses bras. Un nez relevé du bout ornait la pleine lune de son visage boucané, lequel reposait sur un collier de barbe neigeuse à mèches folles, feuilles d’acanthe qui givraient ses joues comme truitées de piqûres de puces. Et son âme simple, son âme candide, son âme d’enfant prenait vue sur le monde par deux yeux pâles baignés de rêve, s’épanouissait à l’occasion sur ses lèvres minces dans un sourire plein de finesse.

Car Joël était vraiment rempli de cette angélique vertu, de cette vertu céleste : la simplicité. Ses manières de sentir, de penser, d’imaginer, de vouloir, tout cela était simple. Non point puéril. Non point benêt. Non. Simple.

Il avait ses défauts, parbleu ! Et il chicanait volontiers sur le prix du poisson, même lorsque son chalut, après avoir rôdé la mer, en remplissait des corbeilles tressaillantes. Mais il savait y mettre à point nommé une telle rondeur ; il enveloppait son exigence d’une jovialité si honnête qu’on disait : « Tout de même, ce Joël, hein ? C’est un brave homme ! » Il n’avait qu’un vice : les cartes.

Ah ! les cartes ! Elles le tenaient aux entrailles. Toujours, il en avait un jeu en poche. En mer, entre deux coups de filet, il proposait invariablement une partie à son homme d’équipage, Yan. À terre, attablé dans un coin du Café des Marins, près d’un pichet de cidre, il jouait du matin au soir, sans débrider. Ce n’était point dans un esprit de lucre ; s’il jouait beaucoup, il ne gagnait jamais. Pas davantage en vertu d’un goût immodéré pour le cidre ; c’est à peine s’il en vidait quelques gobelets. Il jouait pour rien, pour le plaisir, pour sentir la carte grasse dans l’épaisseur de sa main, pour la presser, la palper, la caresser, la coucher au lapis sous son pouce énorme, ou la tenir frémissante à bout de poing et l’abattre avec un petit claquement sec. Ou plutôt, ce n’était pour rien de tout cela. Mais, tout simplement, pour sauver l’honneur. Car il perdait. Il persistait à perdre. Sa malchance était miraculeuse. Il ne le disait à personne, mais perdre au jeu était son malheur, et gagner sa hantise. Sur tant de combats, tant de défaites ! Ce n’était pas maladresse, bien sûr que non ; mais un sort qu’on lui avait jeté, positivement.

Et alors, qui sait ? Peut-être qu’en s’entêtant, en accumulant les parties, on parviendrait à le conjurer ; et il finirait bien par s’en rencontrer une après laquelle il pourrait dire à son partenaire désarçonné : « Hein ! celle-là ? Je l’ai eue, tout de même ! »

Et de rire comme un bruit de galets qui s’entrechoquent.

En attendant, il perdait.

Il habitait au bout du village, en descendant vers le flot, une maisonnette branlante à laquelle on accédait par une sente ourlée de goémon. Une cloison la partageait : cuisine d’un côté, chambre de l’autre. Sa femme, Cadette, était morte là, il y avait tantôt vingt ans. Dans un appentis sordide il rangeait ses nasses, ses filets, ses lignes. Son pain. C’était là que Yan, son « homme », venait le quérir les matins ou les soirs de pêche – selon la lune ; de là qu’ils s’acheminaient pesamment, lents, tels que des hannetons gourds, vers la Marie-Jeanne, tout chargés de leurs pièges à poissons, les avirons en manière d’élytres aux épaules.

Ce Yan était un singulier garçon. Long comme une gaffe, et piquant, et roide comme elle. Il était gratifié d’un visage cireux, précédé d’un long nez taciturne où s’agrafaient des joues flasques.

Lorsque Yan broyait précautionneusement un quignon de pain entre ses chicots moisis, ces joues ondulaient ainsi que les voiles d’une barque qui vire de bord. Avec cela, morose, plein d’aigreur, d’une humeur fluctueuse, soudain saisi de colères qui partaient en bouchon de champagne.

Le long boyau de son corps était habité par une âme bondée d’axiomes glacés auxquels toutes choses devaient se soumettre. Sur les bancs de l’école publique il avait commencé à vider le paradis de tout ce qui s’y pouvait trouver. Et depuis !... Ne croyant qu’à la terre, il entendait s’y faire une bauge à sa baille. Et il s’enivrait. Encore si son ivresse avait été loquace, ou rioteuse, ou bruyante ! Mais non. Une ivresse pesante. muette, désespérée, infernale. Cela effrayait presque Joël.

– Yan, Yan, disait-il, y fera mauvais pour toi un de ces matins.

– T’as menti ! grognait le matelot.

– Le Malin te tendra une de ses nasses, et alors...

Il n’achevait pas, parce que Yan, ses yeux mauvais plissés, riait cyniquement, ses lèvres blasphématoires tendues contre ses dents verdâtres.

Or, voici qu’un soir, comme Joël rentrait de confesse – car il était bon paroissien – et qu’il allait verser dans son écuelle la soupe au poisson, on frappa trois coups contre la porte.

– Entrez ! gronda-t-il.

C’étaient deux voyageurs. L’un pouvait avoir trente ans, l’autre cinquante. Leurs vêtements grossiers étaient poudrés de poussière, ainsi que leurs visages tirés. Ils avaient à la main un bâton écorcé, et, pendu au dos, un sac de toile bise.

– Vous devez faire erreur, mes bons messieurs, dit Joël en ôtant son bonnet. C’est ici la maison de Joël le pêcheur.

– Maître Joël, dit le plus jeune, nous sommes trop las pour aller plus avant. Ton logis est éloigné de toute hôtellerie. Refuseras-tu le souper et le gîte à ceux qui te les demandent au nom de Dieu ?

– Ma maison est votre maison, mon feu est votre feu, mon repas est votre repas, répondit Joël en ouvrant large sa porte.

– Dieu soit béni, dit alors le jeune étranger.

– Voici un brave homme, ajouta le plus âgé.

Ils mirent sacs à terre, posèrent leurs bâtons dans un coin. Joël apporta deux autres écuelles, – tout ce qui lui restait – et servit la soupe fumante. Le deuxième voyageur, qui paraissait ne pas être insensible à un mets bien préparé, en loua le fumet. Et Joël en était tout glorieux. Puis, il jeta dans chaque écuelle un morceau de turbot bouilli. Sa façon de l’aromatiser lui avait valu une espèce de célébrité. Tout en mangeant le turbot, celui qui avait loué le fumet de la soupe hochait la tête en connaisseur, et se suçait discrètement les lèvres de plaisir.

Après qu’ils eurent bu une rasade de piquette, ils s’allèrent coucher. Joël leur abandonna son lit, et alla s’étendre sur un matelas de varech.

Le lendemain matin, au moment de partir, le jeune voyageur dit à son hôte :

– Maître Joël, nous voulons te remercier de ta généreuse hospitalité. Nous ne sommes pas riches d’argent, mais nous sommes plus puissants que tu ne le crois. Exprime donc un vœu. Cela te sera accordé.

Très embarrassé Joël ôta son bonnet, s’en frotta la nuque, le remit, l’enleva de nouveau.

– Eh bien, voilà, dit-il enfin. Il y a une chose que je n’ai jamais pu obtenir dans ma vie : gagner au jeu, gagner une partie de cartes. Je voudrais bien ne plus jamais perdre et toujours gagner. C’est-y trop demander ?

– Qu’il soit fait selon ton désir, repartit son interlocuteur.

Et il s’éloigna suivi de son compagnon.

Alors Joël sentit que son cœur était tout brûlant dans sa poitrine, brûlant comme celui des pèlerins d’Emmaüs. Et une certitude invincible habitait son âme.

Moins d’une heure plus tard, Joël et Yan hissaient la voile de la Marie-Jeanne et levaient l’ancre. Il faisait un temps clair et frais. À peine si, vers l’ouest, une brume légère estompait le ciel.

Parvenus au large, Joël et Yan jetèrent leur filet. Ils le levèrent au bout d’un temps convenable.

Rien.

Deuxième coup de filet.

Rien.

Troisième coup de filet.

Rien.

Joël et Yan hésitèrent. Ils recommencèrent néanmoins une quatrième fois.

Rien.

Joël dit : « Ah ! », simplement.

Yan blasphéma.

Au moment même, deux grosses vagues, coup sur coup, s’écrasèrent contre la joue bobard de la Marie-Jeanne. La voile claqua. Un bref silence pesa sur la mer. Puis, en coup de fouet, une bise sifflante cravacha les matelots en plein visage. La barque frémit, de la quille au bout du mât.

Inquiet, Joël regarda la mer. Les vagues y froissaient avec une soudaine furie des moires violâtres. Des tourbillons brusques creusaient çà et là des entonnoirs glauques.

Il regarda le ciel. De longues traînées sulfureuses le maculaient à l’ouest. Des nuages couleur de plomb s’entassaient rapidement, dans un vertigineux équilibre, prêts à s’effondrer. Cette masse grossissante s’avançait avec un bruit sourd de chariots. Un éclair safran lézarda le ciel. On eût dit qu’on déchirait une immense pièce de soie.

La Marie-Jeanne qui roulait déjà d’inquiétante façon n’avait pas un instant à perdre. Joël ne garda que peu de toile et tenta de courir de rapides bordées vers la côte. Mais maintenant les vagues étaient énormes. Elles se dressaient à la fois comme des reptiles et comme des mastodontes, se heurtaient, poitrail contre poitrail, s’éboulaient dans des rejaillissements d’eau et des éclaboussements d’écume. La mer, comme d’ailleurs Yan, était toute marbrée de bave ; et par moments c’était comme d’immenses tubes de verre qui se rompaient.

Soudain la pluie croula.

Yan, qui n’avait pas assez de ses deux mains pour alléger la Marie-Jeanne de l’eau qu’elle embarquait, clama un immonde blasphème. Joël quitta la barre pour lui porter secours. Il n’avait pas fait un pas qu’une vague monstrueuse se plaçait sous la barque, et, d’un formidable coup de reins, la renversait...

... Il n’y eut plus rien qu’un bouillonnement où s’enfonçait la Marie-Jeanne désemparée, et quatre mains crochues qui, dans un dernier spasme de volonté, s’agrippaient à la vie, et d’où la vie, lentement, s’enfuyait... Une lame de fond les roula, les ensevelit...

 

*

*     *

 

... Alors, Joël, délivré de son corps, s’achemina vers le Paradis. Mais avant de commencer l’ascension, il voulut adresser un amical salut à Yan.

Celui-ci avait disparu.

 

*

*     *

 

Joël se sentait tout jeune, tout guilleret. Il lui semblait que la source de la bonté gazouillait dans sa poitrine. Jamais sa tête, qui avait toujours été très dure, et assez étroite, n’avait contenu tant et de si belles pensées. Son esprit avait vraiment les dimensions de l’univers, car il comprenait tout. Et quelle légèreté dans tout son être ! D’abord, il avait abordé les premiers lacets qui conduisent aux célestes escarpements d’un jarret juvénile sans doute, mais avec une certaine circonspection. Il s’était bientôt rendu compte qu’il pouvait égaler toutes les vitesses ; et, dans un accès de liesse, il battit le record de la foudre. Quelques élus qui montaient en groupe vers la Trinité se demandèrent, surpris, où allait ce frère dans le Seigneur qui paraissait si pressé. Joël, lui, riait de toutes ses dents et, de loin, leur faisait des signes d’amitié. Puis, d’un léger coup d’orteil sur un stratus, il montait tel qu’une fusée. Il dépassa de la sorte la lune, Mars, joua au passage avec les anneaux de Saturne, laissa le soleil sur sa droite, Jupiter sur sa gauche et franchit délibérément les bornes de notre univers.

Il s’était hâté de telle sorte, dans la profusion de sa joie, qu’il se trouvait à une distance très grande de la route suivie habituellement par les saints. Il était seul. Toul seul.

– J’ai agi comme un niais, pensa-t-il. Car, foi de Joël, je ferais bien un bésigue.

Afin de reprendre haleine, il s’assit sur un zéphyr. Il n’y était pas depuis cinq minutes qu’un long escogriffe apparut au détour d’une planète. Il allait à grands pas pénibles, suant, soufflant, traînant après lui, de toutes ses forces, un sac. Son chemin coupait celui qu’avait suivi Joël. Il aperçut celui-ci, mais sembla n’y faire aucune attention. Le pêcheur, au contraire, considérait le nouveau venu avec intérêt. Il avait une longue figure de don Quichotte, figure terreuse, sublime et perfide, où brûlaient deux braises au fond des prunelles. Une singulière expression, faite à la fois de tristesse éperdue et de joie sadique, marquait chacun de ses traits. Comme il passait à sa portée :

– Hé, l’ami ! cria Joël. Viens donc ici t’asseoir un moment.

L’autre leva la tête, fixa Joël, hésita.

– Tu as l’air fatigué, continua Joël. Viens donc. J’ai justement un jeu de cartes dans ma poche. Ça nous fera passer un bon moment.

Et le luron riait sous cape. Car les paroles formelles du jeune voyageur chantaient à ses oreilles : « Qu’il soit fait selon ton désir ! »

L’inconnu s’approcha avec vivacité, tirant toujours son sac. Il le posa, s’assit dessus, planta ses regards acérés dans les yeux candides de Joël et dit :

– L’enjeu ?

– Hé, camarade, ce sera ce que tu voudras. Mais de l’argent, je te préviens, je n’en ai guère.

– Tu en aurais, que je n’en voudrais pas. Il n’y a qu’une chose qui m’intéresse, qui puisse m’intéresser.

– Ah ! Et quoi donc ?

– Les âmes. Si je joue, ce sera ton âme contre celle-ci.

Et il tapait du plat de sa longue main griffue contre son sac.

– Ah ! dit Joël, très intrigué. Il y a une âme, là-dedans ?

– Je l’emporte de ce pas en Enfer. Joues-tu ?

Il le regardait toujours, sardonique.

– Je joue, répondit Joël avec sérénité. Si je perds, mon âme t’appartient. Si je gagne...

– Celle-ci est à loi. Donne les cartes.

Joël les lui passa. Il les battit avec précipitation, distribua les jeux, et la partie commença.

Et Joël, qui avait toujours perdu, gagna. Cela lui sembla tout simple. Il croyait à la promesse de la veille comme à Dieu dans le ciel.

– Bizarre ! dit l’inconnu. Tu ne triches pourtant pas.

– Je n’ai jamais triché, répliqua dignement le pécheur.

– Bizarre ! Nous faisons la revanche ?

– Bien entendu.

On battit les cartes à nouveau.

Et Joël, une deuxième fois, gagna. L’autre devint vert.

– C’est extraordinaire ! grinça-t-il.

– La belle, hein, compagnon ?

– La belle.

Et Joël, une troisième fois, gagna.

L’inconnu se leva d’un bond, fit volte-face, s’enfuit dans un vacarme de cyclone. Joël eut la vision soudaine d’un talon levé sur un pavé de feu où crépitaient des étincelles.

Tranquillement, il se leva, prit le paquet abandonné, et le jeta sans effort sur son épaule.

– Que me disait-il donc, le Malin, que ce sac était lourd ! Il est plus léger que duvet !

Et il reprit sa marche vers le Paradis.

Celle fois il prit un raccourci afin de rattraper le temps perdu. Si bien qu’il parvint à destination en peu d’enjambées.

Un haut mur de diamant s’élevait devant lui. À travers ce mur, il entrevoyait des jardins fastueux, des eaux musicales et parfumées dont les effluves s’épandaient jusqu’à son odorat, des oiseaux radieux, d’incomparables palais de nacre, de saphir, d’émeraude, d’onyx et de béryl. Le pauvre Joël en était tout ébaubi.

– Doux Jésus ! soupira-t-il. C’est-y là que je vais gîter ?

En continuant d’avancer, il arriva devant une immense porte d’or, ocellée d’escarboucles, et si brillante que, tout Bienheureux qu’il fût, il pouvait à peine en soutenir l’éclat. Il restait là, fasciné, quand un : « Halte-là ! » retentissant le fit sursauter. C’était vibrant comme un appel de trompette, et suave comme la brise dans les ramures au printemps. Il tourna la tête, et aperçut un archange resplendissant, casqué d’or, cuirassé d’airain poli, qui croisait son épée de flamme.

– Halte-là ! cria de nouveau le gardien.

C’était un vrai tonnerre mélodieux. Mais Joël ne s’émut pas outre mesure.

– Monsieur l’Archange, dit-il fort civilement, j’ai bien l’honneur de vous saluer. Je me nomme Joël, pour vous servir.

Et il lui tira son bonnet.

– Salut à toi, maître Joël, lui répondit-on.

– C’est bien ici le Paradis ?

– C’est ici. Mais tu n’entreras pas.

– Je n’entrerai pas ?

– Non. D’abord tu arrives le dernier de la promotion.

– Le dernier ?

– Parfaitement, le dernier. Tous les autres sont déjà là. Tous. Il ne manquait plus que toi. Tu as musardé en route, hein ?

Le nez de Joël s’allongea.

– Dame, Monsieur l’Archange...

– Et puis on entre ici les mains vides. La suprême richesse exige le suprême dépouillement. La céleste Hôtellerie n’admet pas les bagages. C’est à toi, ceci ?

Du bout de son soleret d’argent vif, la sentinelle ailée poussait le sac que Joël avait mis bas.

– Oui dà ! C’est à moi. Je l’ai gagné sur un voyageur en cours de route.

– Tu tiens à le garder ?

– Oui bien, monsieur l’Archange ! Pensez donc ! C’est la première fois que je gagne aux cartes ! Et je le laisserais au vestiaire ? Non point ! C’est à moi, je le garde.

– Alors, impossible. Tu n’entreras pas.

Vainement Joël insista. Le douanier céleste resta inflexible.

– Ordre du Seigneur Dieu, répétait-il. Pas de bagages !

Ils faisaient un joli tintamarre tous les deux, sans s’en rendre compte. De telle sorte que l’huis d’or massif s’entrouvrit, et qu’une tête chenue, coiffée de l’auréole des apôtres, apparut.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda ce grave personnage. Est-ce enfin Joël ?

En disant ces mots, il sortit. Et dans ce saint tout vêtu de gloire, un peu corpulent, chauve, à la barbe fraîchement taillée, et qui portait un trousseau de clefs brillantes à sa ceinture, Joël reconnut le voyageur minable qui, la veille, avait franchi le seuil de sa cabane.

– Grand saint Pierre ! s’écria-t-il en saluant profondément. C’est donc vous qui m’avez fait l’honneur, hier, de coucher sous mon humble toit !

Il paraissait frappé d’une telle stupeur que saint Pierre sourit avec bonté afin de le ragaillardir.

– L’un des deux, c’était moi, Joël. Et en quittant ton logis, je me suis bien promis de t’adresser des compliments dès le jour de ta naissance au ciel.

– Des compliments ! À moi, pauvre pêcheur !

Vous devinez comme il était confus.

– Pêcheur, je le fus aussi, continua le bon saint. Ainsi, mon cher confrère, laisse-moi te dire que ta soupe était une petite merveille. Si, si. Quant à ton turbot, je n’en ai jamais réussi de pareil. Tu cuisines à miracle, Joël. Tu nous as traités dignement. Et nos cœurs furent grandement réjouis de ta charité.

Joël était confondu.

– Viens donc, mon fils bien-aimé. Viens jouir de l’éternelle récompense que tu dois, comme moi, à l’infinie miséricorde.

Déjà, il entraînait le nouveau Bienheureux.

– Permettez, grand apôtre, intervint l’archange. Il ne peut pas entrer.

– Et pourquoi, s’il te plaît ?

– Il a un paquet.

– Tu as un paquet ? demanda saint Pierre, surpris.

– Dame ! dit Joël.

Et il montra son sac.

– Ho, ho ! dit saint Pierre.

Très perplexe, les sourcils en accents circonflexes, le front plissé, il se grattait l’occiput avec son index plié.

– C’est un sérieux empêchement, déclara-t-il enfin.

– C’est une impossibilité, renchérit l’archange.

– Mes bons Messieurs, habitants du Paradis, pria Joël, je vous en supplie, comprenez-moi. Pour une fois que je gagne au jeu, c’est vraiment malheureux...

– Ah ! pardon. C’est différent, interrompit le chef des apôtres. Tu as joué aux cartes et tu as gagné ?

– J’ai joué trois parties. J’ai gagné trois parties. Et devinez qui a perdu ?... Le Malin, s’il vous plaît !

– Oh ! oh ! s’écria saint Pierre, mais, cette fois, à l’octave. Cela change les choses. Il faut consulter le Maître sur ce cas particulier. Lui seul peul décider.

– Impossible encore ! articula l’incorruptible sentinelle.

– Ah ! par exemple ! s’exclama saint Pierre.

– Vous semblez oublier, grand Apôtre, qu’en ce moment même, devant la douce Vierge Marie qui préside l’assemblée de tous les saints, le Verbe éternel prononce le panégyrique de la petite Thérèse de l’Enfant Jésus, dont c’est aujourd’hui la fête. Un séraphin m’a fait savoir tout à l’heure que c’était même un spectacle ravissant que celui de tant de grands saints et tant de grandes saintes en admiration devant la petite fleur de Lisieux. Et avec quel amour le Fils unique du Père parle de sa petite épouse ! Comme il a insisté sur sa vertu de simplicité ! Alors, comment voulez-vous que dans ces conditions on aille le déranger !

Saint Pierre, les poings sur les hanches, avait écouté en hochant la tête.

– Sache donc qu’il serait encore plus occupé, qu’il quitterait tout à l’instant pour prendre un soin infini du moindre de ses frères.

Il parlait encore que Jésus se montra. Et Joël, avec un inexprimable tressaillement, reconnut le jeune voyageur poudreux que saint Pierre accompagnait. Il se prosterna, comme mis hors de lui par tout l’amour qui affluait dans sa poitrine.

– Eh bien, Joël, dit Jésus, as-tu été heureux au jeu ?

– Maître !... gémit le pêcheur.

– Il a joué en route avec le Malin, dit saint Pierre, et il a gagné ce sac. Et l’archange de garde lui faisait remarquer que...

– Qu’as-tu donc dans ton sac, mon ami Joël ? demanda Jésus.

– Seigneur, je l’ignore. Je n’ai pas regardé.

– Montre-nous cela.

Joël déficela le sac, et l’âme de Yan en jaillit. Joël fut sidéré. Mais Yan, éperdu, se jeta aux pieds du Sauveur, et l’adora.

– Yan, m’aimes-tu ? demanda Jésus.

– Maître !... bégaya le marin.

– Ego te absolvo, prononça le Sauveur.

– Voilà que les choses se compliquent, pensa saint Pierre, les yeux humides. Ils ne peuvent pourtant pas entrer deux, maintenant !

Mais Jésus, qui lisait dans sa pensée, lui dit :

– Pierre, Pierre, tu t’inquiètes de peu de chose.

Et se tournant vers Joël :

– Joël, mon fils, tu es heureux parce que tu as cru, au point de jouer ta vie sur une de mes Paroles. Tu es heureux parce que tu ne m’as pas laissé dehors avec celui qui m’accompagnait. Je ne te laisserai pas dehors avec celui qui t’accompagne. Pierre, montre-leur le chemin. Mes bien-aimés, tout est prêt, venez aux noces.

Alors saint Pierre, en se hâtant si fort que son trousseau de clefs sonnait comme des cloches, ouvrit toute grande, devant les deux pauvres pêcheurs extasiés, la porte merveilleuse par où l’on accède dans la salle des fêtes du ciel.

 

 

 

Dominique SÉVRIAT.

 

Paru dans Les Causeries en 1928.

 

 

 

 

 

 

 

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