Les soirées de famille


J’avais vingt ans : mon sang bouillonnait dans mes veines,
Sur mon front je sentais mille chaudes haleines,
Mes pieds impatients demandaient à marcher,
Mon âme, en flots vivants, cherchait à s’épancher;
Il me fallait de l’air, du bruit, et de l’espace !...
– Au foyer de famille abandonnant ma place,
Je renonçai bientôt au chaste intérieur
Où j’avais jusqu’alors concentré mon bonheur.
De mon père, si bon, le front devint sévère,
Je m’endormis, le soir, sans embrasser ma mère,
Et mes soeurs, renonçant à des liens rompus,
Pour leurs robes de bal ne me consultaient plus.
J’oubliai tout : j’allais, comme une Danaïde,
Versant les voluptés dans un coeur toujours vide,
Fou d’ardeur, et, cherchant sur des flots ignorés,
L’Amérique où tendaient mes désirs altérés.
Mes soirs, à la famille abandonnés naguère,
Je les consacrai tous au plaisir éphémère.
Nous allions, dans la nuit, près des balcons dormants,
Pour de jeunes beautés murmurer de doux chants,
Ou bien, sous les tilleuls aux mobiles arcades,
À la lune, adresser de molles sérénades;
Mais, plus souvent encor, dans de libres festins,
J’oubliais que la vie a de graves desseins :
Au milieu des chansons et des ébats folâtres,
Que le punch éclairait de ses flammes bleuâtres,
Nos nuits se consumaient, et, quand venait le jour,
Nous rentrions d’un pas furtif et le front lourd.
Mais, un soir, le remords me prit à l’improviste,
Et je voulus rentrer; mon père, seul et triste,
Auprès de la fenêtre arrosait quelques fleurs,
Et ma mère faisait broder mes jeunes soeurs.
Je m’avançai, sentant un embarras étrange
Et comme un visiteur qui s’excuse et dérange.
Dans le cercle, des yeux, je cherchai pour m’asseoir
Le siège accoutumé qu’on me gardait le soir;
Mais (comme un doux usage en peu de temps s’efface !)
Entre mes soeurs déjà, je n’avais plus ma place;
N’ayant pas reconnu mon pas, comme autrefois,
Ma mère fut surprise en entendant ma voix,
Et son chien, qui pour moi jadis aboyait d’aise,
Alla, sombre et grondeur, se cacher sous sa chaise.
Mon père, alors, qui vit mon visage changer,
Me dit : – « L’absent, mon fils, est vite un étranger,
Vous l’apprendrez : d’oubli, toute chose est avide,
Le coeur ni le foyer ne souffrent point de vide,
Et si vous les quittez, n’espérez au retour
Ni le siège au foyer, ni dans le coeur l’amour.
Depuis six mois, par vous la maison délaissée
Ne vous reconnaît plus; l’attente s’est lassée,
Et votre mère et moi, près de vos soeurs assis,
Nous tâchons d’oublier que nous avons un fils.
Pourquoi, pour le plaisir qui bruit et qui brille,
Pourquoi dénouez-vous les liens de famille ?
Dieu nous fit un devoir, lorsqu’il créa ces noeuds,
À nous, parents, d’aimer, à vous, fils, d’être heureux.
Votre joie est à nous, c’est notre bien suprême;
Chercher qui vous amuse ailleurs, ou qui vous aime,
N’est-ce point nous ravir nos bonheurs les plus doux ?
Si nous ne vous servions, pourquoi vivrions-nous ?
La famille !... Oh ! c’est là que les vertus grandissent,
C’est le soleil d’amour auquel les coeurs mûrissent;
Société sacrée où la mère est le roi,
Elle enseigne comment obéir sans effroi,
Demander sans rougeur, servir sans esclavage;
Car son code, pour nous, est un apprentissage,
C’est le code du monde en deux mots résumé :
Savoir aimer soi-même et savoir être aimé !
Ne vous souvient-il plus, mon fils, de ces soirées
Où l’oeil fixé sur vous et nos chaises serrées,
Ravis, nous écoutions quelque récit frappant
Que vous lisiez tout haut, en vous interrompant ?
Nous sentions s’allumer en nous les mêmes flammes,
En prenant en commun ce doux repas des âmes;
Mêmes pleurs, mêmes ris, mêmes pensers... Alors
Parmi nous s’exhalaient de merveilleux accords,
Et vibrant dans nos seins à la même secousse,
La lyre intérieure élevait sa voix douce !...
Oh ! comme l’on s’aimait dans ces soirs d’abandon !
Quand ils n’irritent pas, les pleurs rendent si bon !
Alors, mon fils, nos coeurs n’avaient qu’une racine,
De tous vos sentiments je savais l’origine
Et, nous tenant la main, dans le monde idéal,
Ensemble nous marchions toujours, d’un pas égal.
Mais, depuis qu’aux amours du foyer infidèle
Vous avez délaissé la maison paternelle,
Devant vous l’on se tait, l’élan est retenu;
Car, ici, votre coeur est comme un inconnu.
– Oh ! reviens, mon enfant, au cercle domestique,
Laisse qui n’aime pas vivre en place publique;
Connais-tu dans le mondé un pauvre à secourir,
Un front triste à bercer, un faible à soutenir,
Oh ! cours, alors, mon fils (malheureux qui balance !);
Consacrée au devoir, nous aimons ton absence;
Mais dans de vains plaisirs n’effeuille pas tes jours;
La vie est grave, enfant; et ses matins sont courts.
Avant qu’un coup de mer t’emporte dans l’orage,
Fais ton lest de vertu, raffermis ton courage,
Apprends les amours purs sous nos paisibles toits;
Le temps d’épreuve arrive, et pour être, à la fois,
Aussi fort qu’un géant, aussi doux qu’une femme,
C’est dans l’amour, vois-tu, qu’il faut tremper son âme.
Celui qui sait aimer, sous le plus lourd fardeau
Se relève à l’espoir pour aimer de nouveau;
Car c’est la vie ! Aimer !... le bien de là découle,
Ce n’est que par le coeur que l’on sort de la foule,
C’est la seule vertu qui de tout nous tient lieu;
Si Dieu n’aimait pas tant, il ne serait point Dieu. »
Ainsi parla mon père, et, muet, immobile,
J’écoutais ! Je sentais sa parole tranquille
Qui descendait en moi, et, comme avec la main,
De mes purs souvenirs y réveillait l’essaim.
Sans lever leurs regards, mes soeurs avec mystère,
En brodant, essuyaient quelques pleurs... et ma mère,
Mains jointes, attendait avec un oeil mouillé !...
Alors, j’allai vers elle; et je m’agenouillai,
Sans parler (le regret aisément se devine !);
Je demeurai longtemps penché sur sa poitrine,
Et, quand je relevai mon front pâle et confus,
Mon père souriait, mes soeurs ne pleuraient plus !


Émile SOUVESTRE.


Écrit pour la revue Le Magasin pittoresque, 1836.



 

 

 

 

 

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