Le tonnerre

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile SOUVESTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais je préfère encore aux récits fiers et graves,

Ces gracieux tableaux pleins de douleurs suaves ;

Et comme au frais jardin on cherche tour-à-tour

La fleur la plus cachée et la plus odorante,

J’aime à chercher aussi quelque page enivrante

Marquée au double sceau de tristesse et d’amour.

                      (Édouard Turquety.)

 

 

 

I

 

 

C’est beau le tonnerre, – dans une soirée chaude et odorante, grondant, comme une menace lointaine, sur les flancs d’un nuage !

– Et vous, perdu dans un divan moelleux, les yeux demi-clos au jour velouté d’une persienne, des orangers en fleurs sur votre fenêtre et une femme dormant sur votre poitrine.

– Et rester de même, sans veiller ni dormir, mais se sentant vivre, s’intéressant au calme ; ayant le bonheur sur les lèvres – sans le boire !

Le tonnerre ainsi... – un jour, tout un jour, – puis si vous le voulez, la mort !

Mais éveillé, riant, oh ! le tonnerre fait trembler !...

Quand sa voix tombe au milieu de votre gaîté, coupant en deux un rire de jeune fille, brisant sur ses lèvres une plaisanterie prête à s’envoler ! – Cela fait peur, car il semble qu’alors Dieu jette un éclat de foudre comme une déclaration de guerre.

Et puis le tonnerre me parle à moi, il me rappelle une histoire terrible !

Une histoire qu’une jeune femme m’a racontée, un soir, dans un bal, derrière les draperies d’un rideau demi-fermé, avec sa voix pénétrante comme le chant d’une harpe, ses regards de sultane, et ses mouvements suaves comme des caresses.

Et depuis ce temps j’ai peur du tonnerre et surtout des histoires contées, au bal, derrière un rideau.

 

 

 

II

 

 

Le jour, le jour, dit la jeune fille, en se levant à demi sur sa couche, où étincelait un joyeux rayon du soleil ; – le jour, Nathalie, entends-tu ?

Et sa petite main frappait légèrement une épaule blanche et nue.

Une tête blonde se souleva un instant ; mais si pâle, si ravissante, qu’on eût dit l’ombre de Malvina, dans le tableau d’Ossian.

Deux yeux s’ouvrirent, bleus, humides, gros de volupté et de sommeil.

Déjà ! dit-elle, et sa belle tête un instant balancée, retomba sur les coussins et s’y noya tout entière.

– Nathalie, Nathalie, il fait grand jour ; réveille-toi si tu veux entendre le rossignol, si tu veux cueillir nos dahlias pleins de rosée.

Nathalie ne répondit que par un murmure confus et inintelligible ; mais son beau bras d’albâtre sortit tout entier de sa couche et vint s’arrondir, avec une nonchalance caressante, autour du cou de son amie.

Nathalie, reprit celle-ci, en pressant plus fort ses baisers, regarde-moi ; oh ! je t’en prie, regarde-moi !

– Ses beaux yeux bleus s’ouvrirent dans leur grandeur, riants d’innocence et d’amour.

– Mon Ernestine ! dit une voix d’harmonica. Les deux purs visages se rapprochèrent, et se donnèrent un chaste baiser.

– Au parc ! au parc ! s’écria Ernestine en se dégageant des bras de sa compagne, et s’élançant du lit, demi-nue.

Nathalie se souleva lentement, en grondant ; elle étendit avec un sourire boudeur, ses pieds charmants hors de la couche, les avançant avec précaution, puis les retirant comme une baigneuse qui essaie la fraîcheur d’un ruisseau. Enfin, après un soupir donné au sommeil qui flottait encore sur ses paupières, elle rejoignit Ernestine, déjà presque habillée.

Les oiseaux chantaient depuis environ une heure, lorsqu’elles arrivèrent au parc. Tous les buissons résonnaient comme des orgues. Les deux jeunes filles s’avançaient rapidement dans l’immense campagne ; Ernestine vive et folâtre, s’ébattant dans l’air du matin, comme un poisson en pleine vague ; Nathalie pâle et presque frissonnante à la brise d’aurore, ainsi qu’une fleur arrachée trop tôt de la serre par une imprudente main.

Elles allaient le long des sentiers ombreux, chacune cherchant un charme à l’objet qui l’attirait. Nathalie écoutait les rossignols, respirait les roses d’églantiers, tandis qu’Ernestine s’accrochait à toutes les branches d’acacia et secouait la rosée sur sa compagne, fuyant aussitôt avec un rire agaçant.

À chaque pas la folle enfant devenait plus joyeuse. Elle disait bonjour aux oiseaux qui passaient, causait avec toutes les fleurs.

Puis, mille vœux de petite fille, mille gracieuses folies.

– Oh ! disait-elle, ma Nathalie, je voudrais devenir hirondelle, – avoir le ciel entier à moi, traverser les champs, les bois, les montagnes, dormir sur les peupliers élevés et voir les nuages passer à mes côtés. – Je serais ta messagère, ma Nathalie, je viendrais faire mon nid sur ta fenêtre, et quand tu voudrais m’envoyer au loin, tu n’aurais qu’à me dire : – Hirondelle, traverse tout ce pays, va là-bas, loin, bien loin saluer de ma part ceux que j’aime ; – et je volerais, ma Nathalie, aussi rapide que ta pensée vers les pauvres absents, et je viendrais leur dire : – Consolez-vous, car Nathalie vous aime, Nathalie pense à vous.

Tout en parlant, les deux jeunes filles avançaient toujours. Déjà le bois devenait plus large, les clairières plus fleuries.

– Oh ! mon Dieu, dit Ernestine, en rapprochant ses mains avec une admiration joyeuse, que de fleurs écloses depuis hier ! Vois, Nathalie, comme la terre est belle.

– Mais celles qui brillaient hier où sont-elles, enfant ? – Mortes déjà !

– Oh ! ne dis pas cela, Nathalie, mon Dieu, ne dis pas cela ! Je ne veux pas savoir que les fleurs meurent, que les oiseaux cessent leurs chants, que sur cette belle nature tombera le froid hiver ! Je trouve la vie si douce, le monde si beau ! Ne me montre pas de fin à mon rêve, ma Nathalie !...

– N’est-ce pas que tout cela ne mourra point ?

Les bras des deux jeunes filles s’entrelacèrent, et elles échangèrent leurs noms avec des baisers !

– Non, non, Ernestine ; non, les fleurs ne meurent pas ; le ciel n’a jamais d’orage, la vie n’est qu’une hymne ! – Va, chère enfant, marche sans crainte, ris ta joie, jette ton âme au vent du printemps, épands ta vie au monde comme un parfum, mon Ernestine, tu n’as rien à craindre de la vie, toi ; car Dieu t’a fait un paradis ici-bas.

– Oh ! oui, dit la jeune fille ; portant les deux mains à son cœur, un paradis, au seuil duquel veille un ange appelé du doux nom de Nathalie.

Puis avec la tendresse caressante et passionnée d’un enfant, elle plaça son beau visage sous celui de sa compagne, la regarda, en renversant en arrière sa jolie tête brune.

– Que je t’aime, Nathalie ! que tu me fais des journées ravissantes ! D’où viens-tu donc, ma chère aimée, pour être si bonne ! Partout je te trouve sur ma route, étendant tes mains protectrices sur ma tête, comme des ailes d’ange.

En toi j’ai trouvé tous les amours, tu es ma sœur, ma mère, mon amie. J’étais une enfant avant de te connaître, dépensant mes jours à parler aux papillons, à faire manger des colombes. Toi, tu as élargi mon intelligence. Tu m’as ouvert un monde de pensées et de rêves. Tu m’as appris la gravité du bonheur au lieu de la folâtrerie de la joie, et tu m’as rendue heureuse jusqu’à pleurer ! – Merci, ma Nathalie ; mon Dieu, merci !...

La pauvre enfant avait penché sa tête sur le sein de sa compagne, et ses larmes coulaient !

– Mon Ernestine ! ô mon Ernestine, sais-tu, toi, ce que tu m’as donné ? J’errais triste sur la terre, et tu es venue faire retentir à mon oreille des chants de joie. Mes yeux ne voyaient qu’un ciel sombre, et tu m’as fait voir les étoiles qui riaient à l’horizon. Tu as fleuri ma route à pleines mains ; tu as donné à chaque arbre, à chaque oiseau, à chaque nuage, une parole de gaîté et d’espérance ; ma vie était un voyage, et tu en as fait un bal joyeux !... – Merci, mon Ernestine. – Oh ! mille fois merci !

Elles sanglotaient de bonheur, les deux jeunes filles serrées l’une à l’autre, – et tout à coup elles se prirent à dire, toutes deux d’un même élan : – Ô mon Dieu, conserve-nous ainsi ; nous voulons vivre ensemble, toujours et partout.

Un effroyable coup de tonnerre éclata.

C’était la réponse de Dieu.

Les deux pauvres enfants jetèrent un cri, se regardèrent et devinrent pâles.

Elles étaient loin, bien loin du château ; car, dans la préoccupation d’une tendre causerie, elles avaient parcouru rapidement les sentiers et n’avaient point compté les pas.

Qu’allaient-elles devenir, seules, effrayées jusqu’à mourir ? Toutes deux se mirent à pleurer.

Un second éclat de foudre retentit ; – puis un autre ; – un autre encore !...

L’orage était horrible, les arbres craquaient et se courbaient jusqu’à terre.

La même pensée de terreur saisit les jeunes filles. – Elles entrelacent leurs bras et volent à travers la forêt vers la maison éloignée.

Leurs pieds touchaient à peine le gazon. – Elles allaient, laissant derrière elles les bois, les prairies, les étangs !...

Et le tonnerre grondait, grondait toujours, et semblait les poursuivre.

Nathalie entendait l’haleine pressée de sa compagne, elle sentait sur son bras sa main agitée convulsivement ! Cette respiration, cette main – et le tonnerre ! – c’était tout ce qu’elle sentait, tout ce qu’elle entendait !

Déjà les derniers bosquets étaient franchis. – Elles allaient toucher au jardin ; le toit du château leur apparaissait à travers les platanes.

Un roulement strident et sourd se fait entendre !... puis un déchirement aigu et sifflant ! Un vent brûlant effleura la joue de Nathalie...

Elle tomba ! ! !

Quand elle rouvrit les yeux, une pluie large et tiède battait son visage. Elle promena de tous côtés ses regards égarés. Ses souvenirs tournaient autour d’elle, vagues et confus. Tout à coup une pensée semble réveiller son âme...

– Ernestine, dit-elle !

Et sa main gauche, instinctivement portée vers son bras droit, y cherchait le bras de sa compagne !

Une main froide rencontra la sienne ! la jeune fille jeta un faible cri, se redressa égarée ! Elle tenait le bras mort et demi-consumé de son amie !

Ernestine avait disparu.

 

 

 

III

 

 

J’aime le faubourg Saint-Germain ; non à cause de ses vieux hôtels armoriés, ni de ses vieux portiers insolents ; mais pour ses boudoirs qui sentent l’ambre ; pour ses femmes si poétiques, si rêveuses et si belles.

Ses femmes pâles, à l’œil légèrement cerné, demi-courbées sous les veilles du bal, aussi grêles que la gaze qui les couvre ; ses femmes, qui, comme des fleurs exotiques, ne peuvent vivre qu’à l’air chaud des salons, demi-épanouies et plus touchantes encore que belles.

J’en connais une surtout ! – celle-là même qui me raconta l’histoire de Nathalie et d’Ernestine, un soir de fête, derrière les draperies d’un rideau.

Et depuis cette soirée, je vois souvent la belle conteuse !

Hier donc, à l’heure où M. le marquis fait sa promenade au Luxembourg, j’étais allé pour la voir. – J’attendais un instant seul dans le salon, impatient et ennuyé.

Et voilà que pour me distraire, je me mis à visiter la cheminée et les livres de console, et à examiner tout ce qui me tombait sous la main.

C’étaient des billets d’invitation pour des fêtes, de la tapisserie commencée depuis un an, quelques cartes de visite de nos jeunes gens à la mode.

Si je me marie jamais, je tiendrai registre exact de celles-ci. – La carte de visite d’un célibataire est une déclaration de.... guerre indirecte.

Enfin je rencontrai une petite lettre sur papier brillant et azuré, lithographiée avec un goût exquis.

C’était une lettre de faire-part pour une mort !...

J’ai toujours admiré les lettres de faire-part. – Il y a quelque chose d’ingénieux dans ces circulaires de douleur en forme d’annonces de commerce. Je suis seulement fâché qu’on ne les ait pas soumises au timbre. Elles en auraient acquis une gravité plus solennelle, et l’enregistrement devait cela à la morale publique.

J’avais ouvert la lettre et je lus :

« Monsieur le comte de Sénancourt et madame la marquise de Civrac ont la douleur de vous faire part de la perte qu’ils viennent de faire dans la personne de Nathalie de Sénancourt, leur sœur, décédée à Charenton, âgée de dix-neuf ans. Ce 30 juin 1833.

Priez pour le repos de son âme ! »

Nathalie de Sénancourt ! – C’était elle – Morte à Charenton. – À dix-neuf ans !

Toute l’histoire racontée au bal me revint à la mémoire.

Pauvres jeunes filles, si jeunes, si heureuses et saisies ainsi dans leur joie, – l’une par la mort, – l’autre par la folie, – et maintenant toutes deux sous un linceul !

Pauvres jeunes filles !

Je sentais une larme près de couler ! – En baissant les yeux et les reportant sur le papier que je tenais à la main, je lus ces mots :

« On ne recevra pas de visites ! »

Je jetai avec colère la lettre de faire-part.

Dieu soit loué ! dis-je, elles sont mortes dans les illusions du premier âge ; mieux vaut cela que les désenchantements qui les attendaient au milieu d’une société fausse et guindée qui vient jeter ses petitesses à travers toutes les grandes choses de la vie, et qui, lorsqu’elle enterre son père, s’occupe de savoir si le cadavre a été enseveli dans un linge blanc !

J’allais continuer mes imprécations contre le monde, mais la marquise entra ;

Et, nous partîmes ensemble pour le bal !

 

 

 

Émile SOUVESTRE.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1835.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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