La peste Guebwiller

 

                           LÉGENDE ALSACIENNE

 

                                 1348

 

 

                                                        À Jean-Jacques Henner

 

                                Ch. I.

 

Par le Ciel déchaînés et la foudre à la main,

Deux fléaux s’avançaient, frappant le genre humain ;

L’un marchait en avant, c’était l’horrible Peste,

Et la Mort qui suivait, faisait le même geste.

 

La Peste, l’œil en sang, se hâtait à grands pas ;

À ses côtés la Mort allongeait ses tibias ;

Son squelette craquait, emporté dans l’espace,

Et le vent les chassait par la plaine d’Alsace.

 

Dans le calme profond et la sérénité,

Guebwiller reposait par une nuit d’été !

Seuls les refrains joyeux d’une lointaine danse,

Et le cor des veilleurs, en rompaient le silence.

 

Escaladant ses murs, la Mort sur le rempart,

À la peste ordonnait de sévir sans retard.

De grand matin déjà la Peste faisait rage,

Et la Mort attendait son tour pour le carnage.

 

Les deux fléaux restaient maître de la cité ;

Aveugles, la frappaient sans férocité !

Ses habitants souffraient de mortelles alarmes,

Et vivaient anxieux dans le deuil et les larmes.

 

La vie avait cessé dans ses mœurs et son cours :

Plus de travaux, de jeux, de plaisirs ni d’amours.

Si les lèvres étaient pour un instant unies,

Elles se séparaient soudain, froides, ternies.

 

Personne, avec espoir, n’osait dire : à demain !

L’outil de l’ouvrier, s’échappait de sa main ;

En cueillant une fleur, la noble demoiselle,

Le soldat aux remparts, le moine à la chapelle,

 

Étaient fauchés de même, avaient pareil destin,

Et la mort ricanait, fière de son butin.

Parfois elle oubliait à son rouet l’aïeule,

Lui prenait ses enfants, la laissait toute seule.

 

Sans ami, sans famille et sans prêtre ni chant,

Un char prenait les morts, les menait à leur champ.

Malgré le rang, le nom, l’état et la fortune,

Tous étaient enterrés dans la fosse commune.

 

 

                                Ch. II.

 

Un noble chevalier veillait, en son logis,

À la pâle lueur d’un reflet indécis.

Il pleurait en silence... une lampe allumée

Éclairait vaguement la place de l’aimée.

 

Auprès de la fenêtre, il voyait son rouet,

Au chevet de son lit, pendant son chapelet,

Et contemplant sa couche, il évoquait ses charmes,

L’appelait, lui parlait, les yeux baignés de larmes.

 

On l’avait emportée !... Et pour toujours, hélas !...

De pleurer, de souffrir, son cœur se sentait las...

Aux tours de Saint-Léger, voici minuit qui sonne !

La fièvre le saisit, le chevalier frissonne !

 

Celle qu’il appelait une fleur de printemps

Dont les bras l’enlaçaient en de tendres élans,

Comme au chêne s’enlace une branche de lierre,

Les cadavres glacés la pressaient sous la terre.

 

Horrible vision ! peut-être jusqu’au jour,

Sans être recouvert, en attendant son tour,

Ce beau corps dormirait, éclairé par la lune,

Près des pestiférés, dans la fosse commune !

 

Son cœur était saisi par le froid et la mort,

Avant le jour peut-être aurait-il le même sort ?

Mais déjà Saint-Léger sonne la première heure...

Si le char au matin regagnait sa demeure ?

 

Quand soudain il entend à la porte du bruit...

On frappe !... Est-ce le vent qui pleure dans la nuit ?

On frappe encore... Alors une vieille servante,

Qui veillait solitaire, accourt dans l’épouvante.

 

– « À la porte, mon maître ! ah ! mon Dieu ! Qu’ai-je vu ?

Un spectre gémissant, étendant son bras nu,

Qui frappait !... J’entrouvris un instant la fenêtre...

Ô terreur ! Je crus voir ma maîtresse apparaître !

 

Il m’a même semblé reconnaître sa voix,

Mais aussitôt je fis un grand signe de croix ! »

– « Laisse dormir en paix ta pauvre Dame morte ! »

Répond le chevalier... Mais la pitié l’emporte :

 

On entendait frapper de nouveau le martel.....

La servante descende à ce pressant appel,

Elle écoute et frissonne... – « Ah ! je suis ta maîtresse ! »

Disait en gémissant une voix en détresse.

 

– « Mon époux est-il là ? Je reviens, ouvre-moi ! »

La vieille entrebâilla la porte avec effroi.....

Elle vit près du seuil, étendu sur la pierre,

Un corps blêmi de froid qui gémissait par terre.

 

Ciel !... C’était sa maîtresse arrachée à la mort,

Et prête à succomber dans un suprême effort !

Elle étendait ses bras, à moitié défaillante,

Et disait, en tremblant, d’une voix suppliante :

 

– « Je n’étais qu’endormie et je sors du tombeau ;

Réveille mon seigneur, porte-lui cet anneau,

Dis-lui que je suis là... que je l’attends, qu’il vienne !

Et qu’en ses bras puissants, mourante, il me soutienne ! »

 

Hors d’elle, la servante, en montant l’escalier,

Appelait au secours, montrant au chevalier,

L’anneau qu’il reconnut : celui du mariage,

D’un éternel amour le symbole et le gage.

 

Le chevalier s’élance, il accourt éperdu

Et s’arrête un instant, en voyant étendu,

Un corps en son linceul... Doucement il appelle !...

Elle entrouvre les yeux...... « Ne crains rien », lui dit-elle,

 

Je reviens près de toi ! Je t’aime ! cher époux ! »

Et jetant un grand cri, tombant à deux genoux,

Le chevalier se penche, il revoit son sourire,

Et ce n’est pas une ombre, elle vit et respire !

 

Mais si le cœur frémit, les mains ne tremblent pas,

Et sans aucun effort, il la prend dans ses bras ;

L’emportant toute froide, il l’étend sur sa couche,

Et pour la réchauffer, la baise sur la bouche.

 

Puis elle reposa... contemplant son seigneur...

Il était à ses pieds, rayonnant de bonheur !

Et, remerciant Dieu qui guérit, réconforte,

Il couvrait de baisers celle qu’il croyait morte.

 

 

                                Ch. III.

 

Après tant de transports et de si doux instants,

En un profond sommeil elle dormit longtemps.

Maie elle eut, au réveil, un douloureux sourire,

La fièvre, dans ses sens, amenait le délire.

 

Et prise d’épouvante, elle sentait les morts,

Dans la fosse couchés, qui faisaient des efforts,

Pour saisir son linceul... Mais ces songes funèbres

Se voilaient lentement, noyés dans les ténèbres...

 

Elle se débattait en frémissant d’horreur !

Puis, tout à coup, ses yeux, encor dans la terreur,

En extase voyaient au ciel le chœur des anges,

Entourant Notre-Dame et chantant ses louanges.

 

Toujours le chevalier protégeait son sommeil,

Les fleurs et les baisers saluaient son réveil :

Assis à son chevet, il chassait la souffrance,

Et dans ses yeux ternis ramenait l’espérance.

 

Elle disait : – « Ami, regarde cet anneau,

Je le portais au doigt jusqu’au fond du tombeau !...

Dieu m’avait appelée, à mon époux ravie ;

Je suis ressuscitée et renais à la vie ! »

 

Gaîment il répondait : – « Célébrons ton retour !

Oublions le passé, renaissons à l’amour !

L’étreinte de la mort sera vite effacée ;

Je reste ton seigneur et sois ma fiancée !

 

À Saint-Léger bientôt, par le prêtre bénie,

Devant Dieu, de nouveau, nos cœurs seront unis ! »

Et dans un long regard il vit jaillir la flamme

Qu’il avait ranimée en son cœur et son âme.

 

Mais la Peste, lassée, avait dit à la Mort :

– « Assez ! Allons plus loin frapper encor plus fort !

Reprenons notre marche au beau pays d’Alsace,

Et suivons le sentier que le destin nous trace. »

 

 

                                Ch. IV.

 

On était en automne et prêt à vendanger.

Guebwiller renaissait ! Les tours de Saint-Léger

Dressaient dans le ciel bleu leurs flèches de grès rose,

Où la cigogne, en Mai, fait son nid et se pose.

 

Les cloches s’ébranlaient ; leur tintement joyeux,

Chantait la délivrance et montait jusqu’aux cieux.

Le chevalier marchait près de son épousée,

Qui semblait sous le voile être sa fiancée...

 

La Ville, hier en deuil, oubliait ses malheurs...

Ils passaient lentement sous des arceaux de fleurs,

S’avançaient attendris sans dire une parole,

Et de la délivrance ils étaient le symbole.

 

Ils entrèrent émus, dans l’église aux cinq nefs ;

Un rayon de soleil s’accrochait aux reliefs,

Traversait les vitraux, illuminait les stalles,

Et semaine l’arc-en-ciel sur la pierre des dalles.

 

Le prêtre les bénit. Alors le chevalier,

Mettant au doigt l’anneau, répondit le premier,

L’épouse s’inclina, promit d’être fidèle,

De consacrer à Dieu leur union nouvelle.

 

Le chant du Te Deum retentit dans le chœur ;

Les échos se mêlaient aux élans de leur cœur,

Et l’orgue, en répandant des torrents d’harmonie,

Ajoutait sa splendeur à la cérémonie.

 

Et les cloches sonnaient joyeuses dans les tours,

Tandis que le cortège, en de pompeux détours,

Traversait la cité... chacun sur son passage,

Du miracle récent fêtait le témoignage.

 

Au seuil de la demeure où l’épouse revint,

D’où morte on l’emporta, le couple se souvint,

S’arrêta, bénissant la sainte Providence,

Jetant à pleines mains de l’or en abondance.

 

Enfin  pour terminer ce grand jour de bonheur,

Un festin fut dressé dans la salle d’honneur :

Guirlandes et festons, nobles tapisseries,

En décoraient les murs, ornés d’allégories.

 

Le repas somptueux dura jusqu’à la nuit ;

La gaîté fut discrète, on évita le bruit,

Bien que le vin d’Alsace, aux reflets d’or liquide,

À grands flots eût rempli le verre toujours vide.

 

Et tous deux, pleins de joie, oubliaient le passé !

Il lui parlait d’amour, se montrait empressé ;

Elle écoutait, heureuse, avec un gai sourire ;

Et leurs yeux exprimaient ce que leur cœur veut dire !

 

Leur union fut douce, et Dieu ne voulut pas

Que la ressuscitée, arrachée au trépas,

Et rendue à l’époux qui la pleurait naguère,

Souffrît un seul moment, eût un regret sur terre.

 

Mais des cieux entrevus, gardant le souvenir,

Elle avait pressenti l’éternel avenir...

Et quand elle mourut, volant à tire-d’aile,

Dieu permit qu’à l’instant son compagnon fidèle

 

Le rejoignit en route... et, la main dans la main,

À travers l’infini, poursuivant leur chemin,

Ils gagnèrent le ciel ! Les anges à la porte,

Attendaient en chantant et leur firent escorte.

 

 

 

Georges SPETZ,

Légendes d’Alsace,

1906.

 

 

 

 

 

 

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