Markheim

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Robert Louis STEVENSON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

– Oui, dit le marchand, nos aubaines sont de diverses sortes. Certains clients sont ignorants, et alors je touche un dividende sur mon savoir supérieur. D’autres sont malhonnêtes (et ici il haussa la bougie dont la lumière éclaira en plein son visiteur), et, dans ce cas, poursuivit-il, je bénéficie de ma vertu.

Markheim venait juste d’entrer, et ses yeux, après le jour de la rue, ne s’étaient pas familiarisés encore avec le mélange de ténèbres et de clarté régnant dans la boutique. À ces mots significatifs et avant que la flamme ne fût proche, il cligna des yeux avec gêne et détourna le regard.

Le marchand eut un petit rire.

– Vous venez chez moi le jour de Christmas, reprit-il, alors que vous me savez seul dans ma maison, volets fermés, et me faisant un devoir de refuser les affaires. Eh bien, il vous faudra payer pour cela ; il vous faudra payer le temps que j’aurais employé à établir mon bilan et que vous me faites perdre ; il vous faudra payer, en outre, pour certaines façons que je remarque fort nettement en vous aujourd’hui. Je suis la fleur de la discrétion et ne pose pas de questions fâcheuses ; mais quand un client ne peut me regarder dans les yeux, il lui faut payer pour cela.

Le marchand ricana de nouveau ; puis, reprenant sa voix commerciale habituelle où perçait encore une pointe d’ironie :

– Vous pouvez, comme à l’ordinaire, me rendre clairement compte de quelle manière vous êtes en possession de cet objet ? Encore la galerie de votre oncle ? C’est une collection remarquable, monsieur !

Et le petit marchand pâle aux épaules voûtées se dressa presque sur la pointe des pieds, en regardant par-dessus ses lunettes d’or et en hochant la tête avec tous les signes de l’incrédulité. Markheim répondit à ce regard par un autre, d’infinie pitié mêlée d’horreur.

– Cette fois, dit-il, vous vous trompez. Je ne suis pas venu vendre, mais acheter. Je n’ai pas de curiosités disponibles ; la galerie de mon oncle est dépouillée jusqu’aux boiseries ; si même elle était encore intacte, comme j’ai gagné à la Bourse, j’y ajouterais des choses plutôt que d’en lâcher ; et ma démarche d’aujourd’hui est la simplicité même. Je cherche un cadeau de Christmas pour une dame, – continua-t-il en s’exprimant avec plus de facilité comme il entamait ce discours qu’il avait préparé ; – et je vous dois à coup sûr toutes mes excuses de vous déranger de la sorte pour une affaire si minime. Mais j’ai négligé la chose hier ; je dois offrir mon petit présent au dîner ; et, vous le savez fort bien, un riche mariage n’est pas chose à négliger.

Il y eut une pause durant laquelle le marchand parut soupeser cette explication avec incrédulité. Le tic-tac de nombreuses horloges disséminées parmi le singulier capharnaüm de la boutique et le vague roulement des cabs dans la rue voisine occupèrent l’intervalle de silence.

– Soit, monsieur, dit le marchand. Vous êtes un vieux client, après tout ; et si, comme vous le dites, vous avez chance de faire un bon mariage, loin de moi l’idée d’y être un obstacle. Voici un joli objet pour une dame, ce miroir à main, XVe siècle, garanti ; provient aussi d’une bonne collection ; mais je tais le nom, dans l’intérêt de mon client qui était juste comme vous, mon cher monsieur, le neveu et unique héritier d’un remarquable collectionneur.

Tout en débitant ces mots de sa voix sèche et mordante, le marchand s’était penché pour prendre l’objet à sa place ; et, cependant, une commotion avait traversé Markheim, ses mains et ses pieds avaient frémi, une foule de sensations tumultueuses lui avaient sauté au visage. Cela passa promptement comme c’était venu, sans laisser d’autres traces qu’un léger tremblement de la main qui recevait à présent le miroir.

– Un miroir, dit-il d’une voix rauque. Il fit une pause, et répéta plus distinctement : Un miroir ? Pour Christmas ? Sûrement non !

– Et pourquoi pas ? dit le marchand. Pourquoi pas un miroir ?

Markheim le regarda avec une expression indéfinissable.

– Vous me demandez pourquoi pas ? Eh bien, regardez ici... regardez là-dedans... regardez-vous ! Aimez-vous de voir cela ? Non ! pas moi, ni personne.

Le petit homme avait sauté en arrière lorsque Markheim l’avait si soudainement confronté avec le miroir ; mais s’apercevant qu’il n’avait à la main rien de plus dangereux, il ricana.

– Votre future dame, monsieur, doit être bien peu favorisée.

– Je vous demande, dit Markheim, un présent de Christmas et vous me donnez ceci... ce mémento d’années, de péchés et de folies, cette conscience à main ! Songiez-vous à cela ? Aviez-vous une arrière-pensée dans l’esprit ? Dites-le-moi. Cela vaudra mieux pour vous. Allons, parlez-moi de vous. Je me hasarderais à parier que vous êtes en secret un homme très charitable.

Le marchand regarda son compagnon avec attention. Chose étrange, Markheim n’avait pas l’air de plaisanter ; il avait sur le visage comme un vif éclat d’espoir, mais pas la moindre gaieté.

– Où voulez-vous en venir ? demanda le marchand.

– Pas charitable ? répliqua l’autre d’un air sombre. Ni charitable, ni pieux, ni scrupuleux, ni aimant, ni aimé ; une main pour recevoir l’argent, un coffre-fort pour le garder. Est-ce tout ? Bon Dieu, l’homme, est-ce tout ?

– Je vais vous dire..., commença le marchand avec une certaine vivacité qui se termina par un nouveau ricanement. Mais je vois que votre mariage est d’inclination et que vous avez bu à la santé de votre dame.

– Ah ! s’écria Markheim avec une bizarre curiosité. Avez-vous aimé ? Parlez-moi de cela.

– Moi ? Moi, aimer ! Je n’ai jamais eu le temps, et je n’ai pas aujourd’hui de temps pour toutes vos absurdités. Prenez-vous le miroir ?

– Qui vous presse ? Il est très agréable d’être ici à causer ; et la vie est si courte et si incertaine que je ne me hâterais de quitter aucun plaisir – non, pas même celui-ci. Nous devons plutôt nous cramponner à ce peu que nous pouvons saisir, comme un homme au bord d’un précipice. Chaque seconde est un précipice, si l’on y songe, – un précipice d’un mille de profondeur, – assez profond, si nous y tombons, pour abolir en nous tout aspect humain. Il vaut donc mieux causer gentiment. Causons l’un et l’autre : pourquoi garder le masque ? Soyons confidentiels. Qui sait ? Nous pourrions devenir amis.

– Je n’ai plus qu’un mot à vous dire : ou bien faites votre achat, ou bien sortez de ma boutique.

– Tout à fait juste. Assez de bêtises. À notre affaire. Montrez-moi quelque chose d’autre.

Le marchand se baissa de nouveau, cette fois pour replacer le miroir sur le rayon, et en ce faisant ses cheveux blonds lui tombèrent sur les yeux. Markheim se rapprocha, une main dans la poche de son pardessus ; il se cambra et emplit ses poumons ; à cette minute, des émotions diverses se peignirent sur son visage, l’effroi, le dégoût et la résolution ; la fascination et une horreur physique ; et on voyait ses dents sous le retroussis hagard de sa lèvre supérieure.

– Ceci vous conviendra peut-être, déclara le marchand.

Il allait se relever, lorsque Markheim bondit sur le dos de sa victime. Un long poignard, une sorte de lardoire, brilla et retomba. Le marchand se débattit comme une poule, sa tempe cogna l’étagère et il roula comme une masse sur le parquet.

Le Temps avait dans cette boutique plusieurs douzaines de petites voix, les unes graves et lentes comme il convenait à leur grand âge ; les autres bavardes et pressées. Toutes comptaient les secondes en un chœur inextricable de tic-tac. Puis le pas d’un gamin courant sur la chaussée domina les voix les plus faibles et rappela Markheim à la conscience de ce qui l’entourait. Il regarda autour de lui avec frayeur. La flamme de la bougie brûlant sur le comptoir vacillait solennellement dans le courant d’air, et ce mouvement insignifiant emplissait la salle d’un silencieux remue-ménage et la faisait onduler comme une mer : les hautes ombres hochaient la tête, les grosses masses de ténèbres se gonflaient et se contractaient comme par une respiration, les visages des portraits et des dieux de porcelaine se modifiaient et fluctuaient comme des images dans l’eau. La porte de l’arrière-boutique était entrouverte et projetait dans le camp des ombres une longue tranche de lumière pareille à un doigt tendu.

Après cette exploration qui l’emplit de peur, Markheim reporta les yeux sur le corps de sa victime qui gisait, à la fois bossu et étalé de son long, incroyablement réduit et singulièrement plus abject qu’en vie. Avec ses pauvres habits de misère, dans cette attitude disloquée, le marchand était comme un tas de sciure. Markheim avait craint de le regarder, et voilà que ce n’était rien. Et pourtant, comme il le contemplait, ce monceau de vieux habits et cette mare de sang trouvèrent des voix éloquentes. Il n’avait plus qu’à gésir là ; personne n’était capable de remettre en action les subtils rouages, ou de réaliser le miracle de la locomotion, il resterait étendu là jusqu’à l’heure où il serait découvert. Découvert ! oui, et alors ? Alors cette chair morte susciterait un cri qui retentirait sur l’Angleterre et emplirait le monde des échos de la poursuite. Oui, mort ou non, c’était toujours l’ennemi. « Cet instant aussi me fut ennemi, où je lui cassai la tête, pensa-t-il. L’instant... le temps... » Le temps, maintenant que le crime était accompli, le temps, qui était révolu pour la victime, devenait pressant et précieux pour le meurtrier.

Il était encore occupé de cette pensée, lorsque, d’abord une, puis chacune à son tour, avec toutes les variétés d’allure et de voix, l’une grave comme une cloche de cathédrale, une autre modulant sur ses triples notes le prélude d’une valse, les horloges se mirent à sonner trois heures de l’après-midi.

La soudaine explosion de tous ces timbres dans cette chambre muette le fit sursauter. Il se mit à marcher, allant de-ci de-là avec la bougie, assiégé par les ombres mouvantes, ému jusqu’à l’âme par des reflets fortuits. Dans maints riches miroirs, les uns dus à l’art indigène, les autres de Venise ou d’Amsterdam, il vit se répéter et se répéter son visage, comme une armée d’espions ; ses propres yeux le rencontraient et le guettaient ; et le son de ses propres pas, si légers pourtant, troublait le calme environnant. Et puis, tandis qu’il continuait à remplir ses poches, il se reprochait avec de navrantes redites les mille défauts de son plan. Il aurait dû choisir une heure plus tranquille ; il aurait dû se ménager un alibi ; il n’aurait pas dû se servir d’un couteau ; il aurait dû prendre plus de précautions et seulement lier ou bâillonner le marchand, non le tuer ; il aurait dû être plus hardi et tuer aussi la servante ; il aurait dû faire toutes choses autrement ; poignants regrets, travail harassant et incessant de l’esprit pour changer ce qui était inchangeable, pour faire des plans à présent inutiles, pour être l’architecte de l’irrévocable passé. Néanmoins, et derrière toute cette activité, des terreurs animales, pareilles à un trottinement de rats dans un grenier abandonné, emplissaient de tumulte les recoins les plus secrets de son cerveau : la main du policier s’abattait lourdement sur son épaule, et ses nerfs sursautaient comme un poisson pris ; ou bien il voyait défiler vertigineusement le banc des accusés, la prison, la potence et le cercueil noir.

La terreur des gens de la rue était installée devant son esprit comme une armée assiégeante. Il était impossible, croyait-il, qu’une rumeur de la lutte ne fût parvenue à leurs oreilles et n’eût éveillé leur curiosité ; et maintenant, dans toutes les maisons du voisinage, il les devinait, assis sans bouger et l’oreille tendue – gens solitaires condamnés à passer leur Christmas seuls avec les souvenirs du passé, et réveillés en sursaut de cette attendrissante méditation ; joyeuses parties de famille réduites au silence autour de la table, la mère tenant encore son doigt levé : gens de toute condition, de tout âge, de tout caractère, mais tous priant et aux écoutes, et filant au fond de leur cœur la corde qui devait le pendre. Parfois il lui semblait qu’il ne se mouvait pas assez doucement ; le tintement des hauts gobelets de Bohème résonnait aussi fort qu’une cloche ; et alarmé par le volume du tic-tac, il était tenté d’arrêter les horloges. Et puis, de nouveau, par une brusque volte de terreurs, le silence même de la pièce lui apparaissait comme une source de périls et capable de frapper d’horreur chaque passant ; et il marchait plus hardiment et remuait bruyamment le contenu de la boutique, imitant, par une bravade délibérée, les mouvements d’un homme occupé sans nulle gêne dans sa propre maison.

Mais il était maintenant si tiraillé par ces diverses alarmes qu’une seule portion de son esprit demeurait vigilante et active, tandis que l’autre vacillait sur les limites de la folie. Une hallucination, en particulier, s’empara fortement de sa crédulité. Le voisin au visage livide guettant derrière sa fenêtre, le passant arrêté sur le trottoir par une horrible conjecture, – ceux-là pouvaient au pis-aller soupçonner, mais non savoir : à travers les murs de brique et les volets des fenêtres ne passaient que les sons. Mais ici, dans la maison, était-il seul ? Oui, il le savait ; il avait vu la servante sortir pour aller à un rendez-vous, dans ses pauvres habits des dimanches, et l’on pouvait lire sur chaque ruban et sur son sourire : « dehors pour la journée ». Oui, il était seul, évidemment ; et toutefois, quelque part au-dessus de lui dans la maison vide, il entendait à coup sûr un frôlement de pas légers, – il avait la sensation, sûre, inexplicable, d’une présence. Oui, sûrement ; dans chaque chambre, à chaque coin de la maison, il la suivait en imagination ; et tantôt c’était une chose sans visage et qui avait néanmoins des yeux pour voir ; ou bien c’était son propre fantôme ; ou encore elle offrait l’image du marchand mort, ranimé par la ruse et la haine.

Parfois, avec un grand effort, il regardait la porte ouverte qui semblait toujours repousser ses yeux. La maison était haute, le lanterneau étroit et sale, le jour obscurci de brouillard ; et la lumière qui filtrait jusqu’au rez-de-chaussée était excessivement faible et éclairait à peine le seuil de la boutique. Et pourtant, dans ce rai de clarté douteuse, n’entrevoyait-on pas remuer une ombre ?

Soudain, dans la rue, à l’extérieur, un très jovial gentleman se mit à frapper avec sa canne sur la porte du magasin, entremêlant ses coups d’appels et de railleries où revenait sans cesse le nom du marchand. Markheim, pétrifié, regarda le mort. Mais non ! il gisait tout à fait tranquille ; il s’était évadé bien loin de la portée de ces coups et de ces cris ; il avait sombré sous des mers de silence ; et son nom, qui aurait naguère attiré son attention parmi les hurlements d’une tempête, était devenu un son vide. À la fin, le jovial gentleman cessa de frapper et partit.

C’était là un avis bien net de hâter ce qui restait à faire, de fuir ce voisinage accusateur, de plonger dans le bain des multitudes de Londres et d’atteindre, sur l’autre rive du jour, ce port de sûreté et d’apparente innocence : son lit. Un visiteur était venu ; à tout moment un autre pouvait le suivre, qui serait plus obstiné. Avoir commis le crime et n’en pas retirer le profit, cet échec lui répugnerait trop. L’argent, c’était maintenant le souci de Markheim, et, pour y arriver, les clefs.

Il jeta par-dessus l’épaule un coup d’œil à la porte ouverte où l’ombre était encore à hésiter et à trembler ; et, sans répugnance consciente de l’esprit, mais avec un frisson du ventre, il s’approcha du corps de sa victime. Toute apparence humaine l’avait entièrement abandonné. Les membres, comme ceux d’un mannequin bourré de son, s’étalaient sur le plancher, et son tronc se repliait ; et néanmoins, cette chose le repoussait. Encore que si terne et insignifiante pour l’œil, il craignait de la trouver plus significative au toucher. Il prit le corps par les épaules et le retourna sur le dos. C’était étrangement léger et souple, et les membres, comme s’ils eussent été désossés, prenaient les poses les plus bizarres. Le visage était dépouillé de toute expression, mais il était pâle comme cire et dégoûtamment taché de sang sur une tempe. C’était pour Markheim le seul détail désagréable. Il se reporta, sur l’instant, à un certain jour de fête, dans un village de pêcheurs : un jour gris, un vent âpre, une foule dans la rue, l’éclat des cuivres, le roulement des tambours, la voix nasillarde d’un chanteur de complainte ; et un garçon allant çà et là, enseveli plus haut que la tête dans la foule, et partagé entre la curiosité et la crainte, jusqu’à ce que, débouchant sur la place principale, il aperçût une estrade et un grand panneau couvert de peintures au dessin maladroit, au coloris criard : Brownrigg avec son apprenti ; les Manning avec leur hôte assassiné ; Weare dans l’étreinte mortelle de Thurtell, et une douzaine d’autres crimes fameux. Ce souvenir avait la netteté d’une vision ; il était redevenu ce petit garçon ; il regardait de nouveau, avec la même sensation de révolte physique, ces sinistres tableaux ; il était encore assourdi par les roulements de tambour. Une mesure de la musique de ce jour lui revint à la mémoire ; et là-dessus, pour la première fois, un malaise le saisit, une velléité de nausée, une faiblesse soudaine aux articulations, qu’il lui fallait à l’instant combattre et surmonter.

Il jugea plus sage d’affronter des considérations que de les fuir : il regarda plus hardiment la face du mort, il appliqua son esprit à concevoir la nature et la grandeur de son crime. Il y avait si peu de temps que ce visage se mouvait au gré de sentiments variés, que cette bouche pâle avait parlé, que ce corps était ardent d’énergies maniables ! Et maintenant, par son acte, cette vie avait été arrêtée, comme l’horloger, du bout du doigt, arrête le battement de l’horloge. Il raisonnait ainsi en vain ; nul remords ne s’éveillait en sa conscience ; le même cœur qui avait frissonné devant les images peintes du crime restait impassible devant sa réalité. Tout au plus s’il ressentit une ombre de pitié pour celui qui avait été doué en vain de toutes ces facultés qui peuvent faire du monde un jardin de délices, celui qui n’avait jamais vécu et qui maintenant était mort. Mais de repentir, nulle trace.

Là-dessus, rejetant ces considérations, il découvrit les clefs et s’avança vers la porte ouverte de la boutique. Dehors, une pluie serrée s’était mise à tomber et le bruit de l’averse sur le toit avait banni le silence. Comme une caverne ruisselante, les chambres de la maison étaient hantées d’un continuel murmure qui emplissait l’oreille et se mêlait au tic-tac des horloges. Et, lorsque Markheim approcha de la porte, il crut ouïr, répondant à sa marche précautionneuse, le bruit d’un autre pas qui gravissait l’escalier. L’ombre fluctuait encore vaguement sur le seuil. Il fit peser sur ses muscles une résolution lourde d’une tonne, et tira la porte.

Un jour pâle et brumeux éclairait faiblement le plancher et l’escalier nus, les pièces polies de l’armure postée, hallebarde en main, sur le palier, les sombres bois sculptés et les tableaux encadrés suspendus contre les panneaux jaunes de la boiserie. Le roulement de la pluie emplissait la maison au point que l’oreille de Markheim commençait à y discerner des bruits divers. Pas, soupirs, piétinements lointains de régiments en marche, tintement de pièces que l’on compte, craquement de portes entrouvertes à la dérobée semblaient se mêler au crépitement des gouttes sur le lanterneau et au ruissellement de l’eau dans les conduites. La sensation de n’être pas seul s’accrut en lui jusqu’aux limites de la folie. De tous côtés il était envahi et assiégé de présences. Il les entendait remuer dans les chambres supérieures ; de la boutique, il entendait le mort se dresser sur ses jambes ; et lorsqu’il se mit, par un suprême effort, à monter l’escalier, des pas subtils fuyaient devant lui et le suivaient à la dérobée. Si au moins il eût pu être sourd, pensait-il, comme il aurait été en paisible possession de lui-même ! Puis, de nouveau, et en écoutant avec une nouvelle attention, il bénissait ce sens inquiet qui veillait sur sa vie comme une fidèle sentinelle. Sa tête virait continuellement sur son cou ; ses yeux, qui semblaient prêts à jaillir de leurs orbites, guettaient de tous côtés, et de tous côtés se trouvaient à demi récompensés comme par l’entrevision de quelque présence innommable en train de disparaître. Les vingt-quatre marches du premier étage furent vingt-quatre agonies.

À ce premier étage, les portes étaient entrouvertes ; toutes trois semblaient trois embuscades et crispaient les nerfs comme trois gueules de canon. Il ne pourrait plus jamais, semblait-il, être suffisamment muré et fortifié contre les yeux inquisiteurs des hommes ; il aspirait à être chez lui, cuirassé de murs, enseveli dans ses draps et invisible à tous sauf à Dieu. Et, à cette pensée, il s’étonna un peu, se rappelant les histoires d’autres assassins, et la crainte dont les poursuivait, disait-on, la céleste vengeance. Il n’en était pas ainsi, en tout cas, pour lui. Il redoutait les lois de la nature et que, dans leur insensible et immuable enchaînement, elles gardassent quelque témoignage accablant de son crime. Il redoutait dix fois plus, avec une terreur abjectement superstitieuse, une lacune dans la continuité de l’expérience humaine, une illégalité volontaire de la nature. Il jouait un jeu d’adresse, observait les règles, calculait la cause de l’effet ; mais que faire, si la nature, comme le tyran battu renverse l’échiquier, interrompait leur suite régulière ? Cela était arrivé à Napoléon (disent les historiens) lorsque l’hiver changea l’époque de sa venue. Cela pouvait arriver à Markheim : les murs pouvaient, d’opaques, devenir transparents et révéler ses actions comme celles des abeilles dans une ruche de verre ; les planches épaisses pouvaient céder sous ses pas comme des sables mouvants et le retenir dans leur étreinte ; même des accidents plus simples pouvaient le perdre : si, par exemple, la maison s’écroulait et l’emprisonnait avec le corps de sa victime ; ou bien la maison voisine pouvait prendre feu et les pompiers envahiraient tout. Ces choses-là, il les redoutait ; et, dans un sens, ces choses pouvaient être appelées le doigt de Dieu dirigé contre le péché. Mais au sujet de Dieu lui-même, il était à l’aise ; son acte sans doute était exceptionnel, mais ses raisons l’étaient aussi et Dieu les connaissait ; c’était devant Lui, et non parmi les hommes, qu’il croyait à la justice.

Une fois en sûreté dans le salon, et la porte fermée derrière lui, ses angoisses firent trêve. La pièce était dans un complet désordre, dépourvue de tapis, encombrée de caisses d’emballage et de meubles hétéroclites : il y avait plusieurs grandes glaces où il se voyait sous divers angles, comme un acteur sur la scène ; des tableaux encadrés et sans cadres, retournés contre le mur ; un beau buffet Sheraton, un cabinet de marqueterie et un grand lit antique tendu de tapisseries. Les fenêtres s’ouvraient jusqu’au plancher ; mais, fort heureusement, la partie inférieure des persiennes avait été fermée, ce qui le cachait aux voisins. Ce fut là que Markheim, poussant une caisse devant le cabinet, se mit à chercher parmi les clefs. Il y en avait beaucoup et la besogne fut longue, et fastidieuse en outre, car, après tout, il pouvait n’y rien avoir dans le cabinet, et le temps était précieux. Mais cette occupation l’apaisa. Du coin de l’œil, il voyait la porte – et même, de temps à autre, il la regardait directement, comme le gouverneur d’une place assiégée aime à vérifier le bon état de ses défenses. Mais au vrai il était en paix. La pluie tombant dans la rue faisait un bruit naturel et agréable. À cette heure, de l’autre côté, un piano jouait la musique d’un hymne et de nombreuses voix d’enfants entonnaient l’air et les paroles. Comme cette mélodie était paisible et réconfortante ! Comme ces jeunes voix étaient fraîches ! Markheim prêtait l’oreille en souriant, tandis qu’il triait les clefs ; et son esprit s’emplissait d’idées et d’images correspondantes : enfants allant à l’église, et la grande voix des orgues ; enfants aux champs, se baignant dans la rivière, gambadant sur la bruyère, lançant des cerfs-volants dans le ciel venteux et nuageux ; puis, sur une autre cadence de l'hymne, de nouveau l’église et la somnolence des dimanches d’été, et la haute voix du curé, et les tombes jacobites, et les Dix Commandements inscrits dans le sanctuaire. Et, tandis qu’il était ainsi à la fois affairé et absent, il sursauta et se dressa d’un bond. Un éclair de glace, un éclair de feu, une ruée de sang le traversèrent, après quoi il demeura vibrant et médusé. Un pas montait l’escalier, lent et assuré, puis une main se posa sur la poignée, la serrure grinça, et la porte s’ouvrit.

La peur tint Markheim dans son étau. Il ne savait qu’attendre, si c’était la mort qui était en marche, ou les ministres de la justice humaine, ou quelque témoin survenu par hasard et aveuglément pour le mener au gibet. Mais un visage s’introduisit dans l’ouverture, examina la chambre à la ronde, le regarda, lui sourit avec un signe de tête amical, puis se retira ; et, tandis que la porte se refermait, Markheim ne put plus contenir sa peur, et un cri sauvage lui échappa. Au bruit, le visiteur revint.

– Vous m’appelez ? demanda-t-il d’un air aimable, en pénétrant dans la pièce et fermant la porte derrière lui.

Markheim le regardait de tous ses yeux. Peut-être avait-il une taie sur la vue, mais les contours du nouveau venu se modifiaient et ondulaient comme ceux des idoles de la boutique dans la lumière mouvante de la bougie. Tantôt il s’imaginait le reconnaître ; tantôt il lui trouvait une ressemblance avec lui-même ; et toujours, il gardait en son for, comme un bloc de vivante terreur, la conviction que cet être ne venait ni de la terre ni de Dieu.

Il avait cependant un singulier aspect de banalité ; d’abord il regarda Markheim en souriant, puis il dit, sur un ton de simple politesse :

– Vous cherchez après l’argent, je suppose ?

Markheim ne répondit pas.

– Je dois vous prévenir que la servante a quitté son amoureux plus tôt que d’habitude et qu’elle sera ici bientôt. Si M. Markheim est découvert dans cette maison, je n’ai pas besoin de lui en décrire les conséquences.

– Vous me connaissez ? s’écria le meurtrier.

Le visiteur sourit.

– Vous êtes depuis longtemps mon favori, et j’ai attendu longtemps l’occasion de vous venir en aide.

– Qui êtes-vous ? le diable ?

– Qui je puis être n’a rien à voir avec le service que je me propose de vous rendre.

– Mais si, s’écria Markheim, mais si ! Être aidé par vous ? Non, jamais ; pas par vous ! Vous ne me connaissez pas encore ; grâce à Dieu, vous ne me connaissez pas !

– Je vous connais, répondit le visiteur, avec une sorte d’aimable sévérité, ou plutôt de fermeté. Je vous connais jusqu’au fond de l’âme.

– Me connaître ! Qui le peut ? Ma vie n’est qu’un travestissement et une dérision de moi-même. J’ai vécu pour mentir à ma nature. Tous les hommes en sont là ; tous les hommes sont meilleurs que ce déguisement qui les étouffe. Vous les voyez tous emportés par l’existence, comme celui que des bravi ont saisi et bâillonné dans un manteau. S’ils avaient leur direction propre, – si vous pouviez voir leurs visages, ils seraient complètement différents, ils s’auréoleraient en héros et en saints ! Je suis pire que beaucoup ; mon moi est plus caché ; ce qui m’excuse est connu de moi seul et de Dieu. Mais, si j’en avais l’occasion, je me dévoilerais.

– À moi ?

– À vous avant tout. Je pensais que vous étiez intelligent. Je pensais – puisque vous existez – que vous vous montreriez un déchiffreur de cœurs. Et cependant vous vous proposez de me juger par mes actions ! Pensez-y : mes actions ! J’étais né et j’ai vécu sur une terre de géants ; des géants m’ont tiré par les poignets depuis que je suis né de ma mère, – les géants des circonstances. Et vous me jugeriez par mes actions ! Mais ne pouvez-vous pas regarder à l’intérieur ? Ne pouvez-vous pas comprendre que le mal m’est haïssable ? Ne pouvez-vous pas voir au fond de moi le texte de la conscience, jamais biffé par nul sophisme, bien que toujours négligé ? Ne pouvez-vous pas me connaître pour cette chose qui doit être aussi commune que l’humanité : le pécheur involontaire ?

– Tout ceci est exprimé avec beaucoup de sentiment, mais cela ne me regarde pas. Ces subtilités ne sont pas de mon ressort et peu m’importe quelle impulsion peut vous avoir mis en route, pourvu que vous soyez bien emporté dans la bonne direction. Mais le temps passe ; la servante s’attarde à regarder les visages de la foule et les tableaux des baraques ; mais cependant elle approche et, souvenez-vous-en, c’est comme si le gibet lui-même s’avançait vers vous à travers les rues de Christmas ! Vous aiderai-je, moi qui sais tout ? Vous dirai-je où trouver l’argent ?

– À quel prix ?

– Je vous offre ce service comme cadeau de Christmas.

Markheim ne put s’empêcher de sourire avec une espèce de triomphe amer.

– Non, dit-il, je n’accepte rien de vous : si je mourais de soif et que votre main tendît la cruche à mes lèvres, je trouverais le courage de refuser. Je suis peut-être crédule, mais je ne ferai rien pour m’abandonner au mal.

– Je n’ai pas d’objection contre le repentir au lit de mort, remarqua le visiteur.

– Parce que vous ne croyez pas à son efficacité !

– Je ne dis pas cela, mais je vois ces choses sous un aspect différent, et lorsque la vie est achevée elle perd tout intérêt pour moi. L’homme a vécu pour me servir, pour lancer de sombres regards sous couleur de religion, ou pour semer de l’ivraie dans le champ de blé, comme vous faites, avec une faiblesse complaisante au désir. Puis, lorsqu’il arrive si près de sa délivrance, il ne peut rien faire d’autre que se repentir, mourir en souriant, et ainsi induire en confiance et en espoir les plus timorés de mes fidèles survivants. Je ne suis pas un si méchant maître. Essayez-moi. Acceptez mon secours. Complaisez-vous dans la vie comme vous avez fait jusqu’ici ; amusez-vous plus largement, étalez vos coudes sur la table ; et quand la nuit commencera à tomber et les rideaux à se tirer, je vous le dis pour votre plus grand réconfort, vous trouverez très facile de vous réconcilier avec votre conscience et de faire votre paix avec Dieu. J’arrive juste maintenant d’un tel lit de mort, et la chambre était pleine de gens sincèrement affligés, écoutant les derniers mots de l’homme ; et lorsque je regardai son visage, qui avait été dur comme un caillou contre la pitié, je le trouvai souriant d’espoir.

– Alors donc, vous me supposez une créature de cette espèce ? demanda Markheim. Pensez-vous que je n’aie pas de plus généreuses aspirations que pécher, pécher encore et toujours et, à la fin, me faufiler au ciel ? Le cœur me lève à cette pensée. Est-ce donc là votre expérience de l’humanité, ou est-ce parce que vous me trouvez avec les mains rouges que vous présumez une telle bassesse ? et ce crime de meurtre est-il en effet assez impie pour dessécher les sources mêmes du bien ?

– Le meurtre ne forme pas pour moi une catégorie spéciale, répondit l’autre. Tous les péchés sont des meurtres, de même que toute vie est guerre. Je conçois votre race comme des marins mourant de faim sur un radeau, qui arrachent les croûtes des mains de l’affamé et se nourrissent les uns des autres. Je suis les péchés depuis le moment de leur exécution ; je trouve qu’en tout cela la dernière conséquence est la mort ; et à mes yeux, la jolie fille qui contrarie sa mère sur une question de bal ne se souille pas moins de sang humain qu’un meurtrier tel que vous. J’ai dit que je suivais les péchés ; je suis les vertus aussi ; elles n’en diffèrent pas de l’épaisseur d’un ongle, ils sont l’un et l’autre des glaives pour l’ange ravisseur de la Mort. Le Mal, pour lequel je vis, ne consiste pas dans l’action, mais dans le caractère. L’homme mauvais m’est cher, non l’acte mauvais, dont les fruits, si nous pouvions les suivre assez loin au long de la cascade des âges, pourraient se trouver encore plus heureux que ceux des plus rares vertus. Et ce n’est pas parce que vous avez tué un marchand, mais parce que vous êtes Markheim, que je vous offre de favoriser votre évasion.

– Je vais vous ouvrir mon cœur, répondit Markheim. Ce crime devant lequel vous me surprenez est mon dernier. En l’accomplissant, j’ai appris plusieurs choses : lui-même est une leçon, une terrible leçon. Jusqu’ici, j’ai été conduit malgré ma révolte à faire ce que je ne voulais pas ; j’étais un esclave mené sous le fouet de la pauvreté. Il y a des vertus robustes qui peuvent résister à ces tentations ; la mienne n’était pas de ce genre : j’avais soif de plaisir. Mais aujourd’hui, et par ce crime, je récolte à la fois un avertissement et la richesse : à la fois le pouvoir et une nouvelle résolution d’être moi-même. Je deviens en toutes choses un acteur libre dans le monde ; je me vois désormais entièrement changé, je vois dans ces mains les agents du bien, et ce cœur est en paix. Quelque chose revient en moi du passé ; quelque chose de ce que j’ai rêvé les soirs de dimanche au son des orgues de l’église, de ce que je pressentais en versant des larmes sur de nobles livres, ou en causant avec ma mère alors que j’étais un enfant innocent. Là se trouve ma vie ; j’ai erré des années, mais je revois maintenant la cité qui m’est destinée.

– Vous allez jouer cet argent à la Bourse, je crois ? remarqua le visiteur ; et c’est là, si je ne me trompe, que vous avez déjà perdu plusieurs milliers de livres ?

– Oui, mais cette fois, l’opération est sûre.

– Cette fois encore vous perdrez, repartit le visiteur avec tranquillité.

– Oui, mais je mets de côté la moitié !

– Vous la perdrez aussi !

La sueur perla sur le front de Markheim.

– Eh bien alors, qu’importe ? s’exclama-t-il. Mettons qu’elle soit perdue, mettons que je sois plongé de nouveau dans la pauvreté, est-ce qu’une portion de moi-même, et la pire, continuera jusqu’au bout à opprimer la meilleure ? Le mal et le bien circulent violemment en moi et m’appellent chacun après soi. Je n’aime pas une chose, je les aime toutes. Je puis concevoir des hauts faits, des renoncements, des martyres ; et j’ai beau être tombé jusqu’à un crime tel que ce meurtre, la pitié n’en est pas plus étrangère à mes pensées. J’ai pitié des pauvres ; qui connaît mieux que moi leurs épreuves ? J’ai pitié d’eux et je les secours ; j’estime l’amour, j’aime les joies honnêtes ; il n’est chose bonne ou vraie sur terre que je n’aime de tout mon cœur. Et mes vices doivent-ils seuls diriger ma vie, et mes vertus demeurer sans effet, comme un passif rebut de l’esprit ? Non pas : le bien aussi est une source d’actions.

Mais le visiteur leva le doigt.

– Depuis trente-six ans que vous êtes au monde, à travers bien des changements de fortune et des variations d’humeur, j’ai observé votre chute graduelle. Il y a quinze ans, vous auriez reculé devant un vol. Il y a trois ans, vous auriez pâli à l’idée du meurtre. Est-il un crime, est-il une cruauté ou une bassesse devant quoi vous reculerez encore ? Dans cinq ans d’ici, je vous prendrai sur le fait ! Plus bas, toujours plus bas, voilà votre vie ; rien que la mort ne peut vous arrêter.

– C’est vrai, dit âprement Markheim, j’ai à un certain degré consenti au mal. Mais il en est ainsi pour tous : les saints mêmes, par le simple fait de vivre, deviennent moins scrupuleux et prennent le ton de leur entourage.

– Je vous poserai une simple question, dit l’autre ; et selon votre réponse je tirerai votre horoscope moral. Vous vous êtes relâché sur beaucoup de points ; peut-être avez-vous bien fait ; et, en somme, il en est ainsi pour chacun. Mais ceci admis, êtes-vous en quelque chose particulière, si minime qu’elle soit, plus difficile à contenter sur votre propre conduite, ou est-ce en tout que vous avez lâché les rênes ?

– En quelque chose ? répéta Markheim, avec une attention anxieuse. Non, ajouta-t-il avec désespoir, en aucune ! Je me suis abaissé en tout !

– Alors, contentez-vous de ce que vous êtes, car vous ne changerez jamais, et votre destin est irrévocablement écrit.

Markheim demeura longtemps silencieux et ce fut le visiteur qui le premier rompit le silence.

– Puisqu’il en est ainsi, vous montrerai-je l’argent ?

– Et la grâce ?

– N’en avez-vous pas essayé ? Il y a deux ou trois ans, ne vous ai-je pas vu sur la plate-forme des meetings religieux, et votre voix n’était-elle pas la plus forte à chanter les hymnes ?

– C’est vrai, et je vois clairement ce qui me reste en fait de devoir. Je vous remercie du fond du cœur pour ces leçons ; mes yeux sont ouverts et je me tiens enfin pour ce que je suis.

À ce moment, la note stridente de la sonnette de la porte résonna dans la maison ; et le visiteur, comme si c’était là un signal concerté qu’il attendait, changea aussitôt d’allures.

– La servante ! s’écria-t-il. Elle est de retour, comme je vous en avais prévenu, et vous êtes maintenant dans une passe plus difficile. Son maître, devrez-vous dire, est malade ; vous la ferez entrer, avec une contenance assurée, mais un peu grave, – pas de sourires, pas d’empressement, et je vous promets le succès ! Une fois la fille dedans, et la porte fermée, la même dextérité qui vous a déjà délivré du marchand débarrassera votre chemin de ce dernier danger. Ensuite, vous aurez la soirée entière – toute la nuit, s’il le faut – pour rafler les trésors de la maison et vous mettre en sûreté. C’est le secours qui vous arrive sous le masque du danger. Debout ! debout, ami ! votre vie ébranle l’escalier : debout, et agissez !

Markheim regarda fermement son conseiller.

– Si je dois être condamné pour de mauvaises actions, dit-il, il y a encore une porte ouverte sur la liberté : je puis abandonner l’action. Si ma vie est une mauvaise chose, je puis la quitter. Bien que je sois, comme vous le dites avec justesse, aux ordres de la moindre tentation, je puis encore, par un geste décisif, me mettre hors de toutes leurs atteintes. Mon amour du bien est condamné à la stérilité, c’est possible, et tant pis ! Mais j’ai encore ma haine du mal ; et d’elle, à votre mortification, vous verrez que je puis tirer à la fois énergie et courage.

Les traits du visiteur subirent un merveilleux changement : ils s’illuminèrent et s’adoucirent d’un tendre triomphe et, tout en s’illuminant, s’effacèrent et disparurent. Mais Markheim ne s’arrêta pas à suivre ou à comprendre la transformation. Il ouvrit la porte et descendit très lentement, en réfléchissant. Son passé lui revint, lucide, il le comprit tel qu’il était, affreux et désordonné comme un songe, une mêlée de hasard, – une scène de défaite. La vie, qu’il revoyait ainsi, ne le tenta plus davantage ; mais de l’autre côté il aperçut un havre tranquille pour sa barque. Il s’arrêta dans le corridor et regarda dans la boutique où la bougie brûlait encore auprès du cadavre. La scène était étrangement silencieuse. Les souvenirs ondoyaient dans son esprit tandis qu’il demeurait en contemplation. Puis la sonnette fit retentir de nouveau un appel impatient.

Il eut une sorte de sourire en recevant la servante sur le seuil.

– Vous ferez bien d’aller chercher la police, dit-il : j’ai tué votre maître.

 

 

 

 

Robert Louis STEVENSON.

 

Paru dans Les Gais Lurons en 1920,

dans la traduction de Théo Varlet.

 

Repris dans Contes fantastiques de Noël,

anthologie présentée par

Xavier Legrand-Ferronnière,

EJL, 1997, Librio numéro 197.

 

 

 

 

 

 

 

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