La tête de mort qui parle

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

August STÖBER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL Y AVAIT UNE FOIS un homme qui avait voyagé en long et en large dans le monde, et pourtant il avait toujours envie de courir les chemins. Et voilà que de nouveau, le sac sur le dos et le bâton à la main, il suivait gaiement son chemin, lorsque devant lui une tête de mort se mit à rouler.

« Hé ! qu’est-ce qui t’arrive, vieux ? lui cria-t-il. Veux-tu venir déjeuner avec moi ?

– Je n’ai ni faim ni soif, fut la réponse ; mais demain tu seras mon hôte et si tu ne viens pas, je viendrai te chercher.

– Cela peut être, cela peut ne pas être », dit le garçon en s’en allant.

Il marchait par des voûtes sombres et longues, et il finit par arriver à une belle et large route. Là il vit sur un arbre deux corbeaux qui se battaient avec acharnement ; cela lui parut étrange, pourtant il ne s’en inquiéta pas et il continua sa route. Plus loin, il arriva à un ruisseau ; là se tenait un prêtre qui puisait de l’eau dans une cuve, mais l’eau coulait de nouveau dans le ruisseau, car la cuve n’avait pas de fond.

« Vous êtes bien bon, monsieur le curé, fit-il, de vous donner tant de peine ; votre cuve n’a pas de fond. »

Le prêtre ne lui répondit pas.

Le compagnon continua son chemin et arriva à une maison ; il frappa à la porte, il cria, mais rien ne bougeait. Alors il tira le volet de la fenêtre, et voilà qu’un nombre infini d’oiseaux se mirent à voler au-dehors, tellement qu’il eut peur et qu’il referma  vivement le volet.

Il se remit en route et bientôt, à un petit ruisseau, il revit la tête de mort. Il lui cria de nouveau :

« Eh bien, n’as-tu encore ni faim ni soif ?

– Je n’ai ni faim ni soif, répondit la tête ; mais tu viendras avec moi dans mon château. »

 Le voyageur n’avait rien à répondre, et il suivit la tête de mort qui, comme un guide, roulait droit devant lui. Quand ils arrivèrent au château, ils montèrent de larges degrés, puis, par de longs corridors, par de grandes salles et de grandes chambres ; tout cela était plein de petites lumières : le compagnon en était étonné. La tête lui dit :

« Regarde, ce sont les lumières de la vie ; aussi longtemps qu’un homme vit, il a ainsi sa petite lumière, et quand il meurt, celle-ci s’éteint.

– Montre-moi donc la mienne », dit-il.

La tête lui montra à quelque distance une lumière qui était presque entièrement consumée. Là-dessus le compagnon fit une triste mine.

« Voyons, dis-moi, lui demanda la tête de mort, pour le détourner de ses idées tristes, qu’as-tu vu sur ton chemin ?

– J’ai vu deux corbeaux sur un arbre qui étaient à se battre.

– Ce sont deux frères qui, lorsqu’ils vivaient, se sont haïs ; ils étaient toujours à se disputer devant le juge. Après leur mort, ils doivent aussi continuer à se disputer toujours. Qu’as-tu vu ensuite ?

– J’ai vu un prêtre qui puisait de l’eau dans un ruisseau avec une cuve sans fond.

– C’était un prêtre qui aimait les biens temporels ; qui n’en avait jamais assez et qui en voulait toujours davantage. Maintenant il doit puiser de l’eau ; il en puisera toujours et il n’en aura jamais assez pour remplir sa cuve. Qu’as-tu vu encore ?

– J’ai vu une maison à la porte de laquelle j’ai frappé et appelé, mais on ne m’a ni répondu ni ouvert ; alors, j’ai ouvert un volet et une foule d’oiseaux se sont envolés.

– Combien y en avait-il de ces oiseaux ?

– Il y en avait bien deux mille.

– Autant se sont envolés, autant de pauvres âmes sont sauvées. »

Tout cela tournait étrangement dans la tête du compagnon et il regardait devant lui avec des yeux vitreux.

« Dis-moi donc, lui demanda encore la tête, combien de temps crois-tu avoir été en route ?

– Mais tout un jour.

– Tout un jour, en vérité ! Apprends que tu marches depuis trois cents ans, et maintenant retourne d’où tu es venu. »

 Le compagnon sortit du château. Il passa d’abord devant la maison aux volets fermés. Il ouvrit le volet du bas, mais il n’en sortit plus d’oiseaux ; au ruisseau, il ne trouva plus le prêtre qui puisait de l’eau dans une cuve, et sur l’arbre du chemin il n’y avait plus de corbeaux à se battre. Et, en continuant sa route, il arriva enfin à son village et à la maison de son père. Il sonna et une personne étrangère se montra à la fenêtre.

« Que voulez-vous, mon ami ? lui dit-elle.

– Mais entrer chez moi, dans ma maison », répondit-il.

Quand les gens ouvrirent la porte et virent l’étranger avec son costume ancien, usé et couvert de poussière, ils secouèrent la tête et ils furent bien plus étonnés quand ils lui demandèrent son nom et quand il leur dit un nom inconnu dans le village. Les gens eurent pitié du visiteur étrange, ils le conduisirent à la mairie, et comme il répétait son nom, on chercha dans les anciens registres et on trouva, en effet, qu’environ trois siècles auparavant il y avait eu une famille de ce nom ; mais que depuis elle était tout à fait éteinte.

Alors on alla à l’église avec l’étranger et on fit dire une messe pour lui. Pendant la messe on vit une colombe blanche voltiger autour de l’autel. L’étranger était agenouillé, fixe et immobile à sa place, et quand on le toucha, il tomba en cendre et en poussière.

 

 

On croit que la colombe blanche était son âme.

 

 

 

August STÖBER,

Alsatia,

1858-1861.

 

Traduit de l’allemand par

J.-F. Flaxland.

 

Recueilli dans :

Contes de la vieille Alsace,

textes recueillis et présentés

par Pierre Schmitt,

Tchou, 1969.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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