Revenants

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Carmen SYLVA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

EN l’an du Seigneur tant et tant, au château de Krommbach, on se donnait du plaisir, avec toutes sortes de chasses et autres distractions, vu que le seigneur landgrave de Thuringe y avait pris ses quartiers. Ledit seigneur était un gai compagnon, ne s’incommodant que peu de gouverner et de rendre la justice, mais à cause de sa grande jeunesse aimant bien mieux passer une rivière à la nage, éventrer le plus gros sanglier avec l’épieu et apprendre les beaux usages aux belles filles, c’est-à-dire les détourner de leurs devoirs. Aussi le seigneur châtelain de Krommbach était-il plein d’inquiétude et de chagrin, parce qu’il avait une fillette très présentable, avec des yeux bleus comme la mer et remuants comme des feux follets, des cheveux épais comme du lin et une taille fine comme un roseau. Elle avait tant de vivacité et de gaieté de cœur, qu’elle aurait pu en donner au monde entier sans s’exposer à en manquer.

Elle avait un nom très drôle et peu chrétien ; ce pour quoi son père avait dû entendre déjà de sérieuses représentations du clergé. Il n’était pas non plus en odeur de sainteté, sans compter que son château ne pouvait être purgé de diableries, mauvais esprits et tapages nocturnes de toute espèce.

Ce qui était tout à fait surprenant, c’est que le châtelain ne semblait guère se tourmenter de ces bruits, traînements de chaînes, éclairage des appartements de réception et de la chapelle. Il prétendait même que dans un château bien conditionné il devait y avoir toujours de la sorcellerie et des revenants, et que, puisqu’il ne tenait pas trop à la société et que ni lui ni sa fille n’en étaient incommodés, cela ne regardait personne ; et il ajoutait que chacun devait s’occuper de ses propres spectres et pas de ceux des autres. Oui, cela ne lui faisait même pas de peine qu’on redoutât le château de Krommbach, et qu’on fît un long détour pour ne pas tomber dans ces horreurs.

La petite Mite, n’ayant pas d’autres hôtes, se contentait des spectres et n’avait pas du tout peur, par cette raison que, toute petite, elle avait joué avec l’homme : elle avait vu que c’était un brave homme, plein de douceur et de bienveillance ; il ne la grondait ni ne la punissait jamais ; au contraire, il la rendait encore bien plus joyeuse qu’elle ne l’était déjà. Sa défunte mère avait souvent désiré voir l’homme que la petite aimait tant. Mais il n’avait pas voulu lui apparaître, vu qu’elle était d’une autre race et très peureuse. Elle n’allait par exemple jamais se coucher avant l’heure de minuit ; car à cette heure-là toutes les portes du château s’ouvraient et se fermaient, et, quoiqu’il ne se passât rien d’autre, elle ne pouvait pourtant pas dormir avant que sa porte fût refermée. En attendant, elle veillait toujours seule avec la Bible et le missel, les seuls consolateurs et gardiens éprouvés contre l’angoisse et la crainte. Et quand c’était passé, elle fermait doucement son livre, éteignait le cierge et se mettait au lit. Elle avait souvent prié en grande ferveur pour les pauvres âmes qui erraient si inquiètes dans le château et avait appris à la petite Mite depuis longtemps à prier pour l’homme et pour tous les autres qui demeuraient encore sur la terre, au lieu de chanter dans le Ciel avec les anges.

« Mais, mère, avait dit la petite Mite, je ne veux pourtant pas prier trop ardemment, sans cela l’homme s’en ira et personne n’allumera plus de lumière dans les salles et dans l’église ; et c’est si beau !

– Ô enfant ! tu peux longtemps prier avant d’avoir assez prié pour ceux qui doivent rester ici-bas des centaines d’années encore. »

Et l’enfant disait alors :

« Je t’en prie, bon Dieu, prends dans ton ciel l’homme et toutes les autres pauvres âmes, mais ne me les prends pas tout à fait, afin que je ne sois pas triste et seule. »

Et il en fut ainsi, même quand la petite Mite fut devenue une demoiselle et que les mains qui avaient si souvent joint les siennes pour la sainte prière furent depuis longtemps sous la terre.

Le châtelain était bien plus content que sa fillette eût commerce avec les esprits des morts qu’avec des hôtes en chair et en os, qui agissent ordinairement avec peu de discrétion et de respect à l’égard des belles jeunes filles sans mère. Aussi voyait-il avec un plaisir grandissant de jour en jour le château de Krommbach en si mauvais renom, que sa seule réputation en chassait tous les visiteurs ; et, quand il le pouvait, il ne manquait pas de se faire raconter et à lui-même et aux autres de nouvelles horreurs. Du reste, quand on causait et glosait sur ces apparitions, et qu’on cherchait à deviner ce qu’elles pouvaient bien signifier, comme il avait une énorme barbe, on ne voyait pas le sourire qui flottait mystérieusement aux coins de ses lèvres. Lui-même n’avait jamais rien vu ni entendu, disait-il, vu que le jour il était à la chasse, et que longtemps avant minuit il tombait dans un si profond sommeil que les esprits s’enfuyaient devant ses ronflements, pensant que c’était la trompette du Jugement dernier.

« Nous allons avoir de nobles hôtes, monsieur mon père ! dit Mite un matin en lui apportant son déjeuner.

– Vraiment, mon enfant ? Et quels hôtes donc ? »

Les jolis yeux malins de Mite, où il y avait deux rayons de lumière au lieu d’un, regardaient de côté le père. Ses cheveux de lin étaient ballonnés avec art, comme des flocons de neige, et, comme un voile transparent, retombaient sur le front blanc, jusqu’aux sourcils très sombres. Ces sourcils semblaient tracés au pinceau et sans cesse se levaient et se baissaient. Le corsage était si étroit qu’on eût dit que la mignonne taille allait se briser par le milieu, et sous la jupe bouffante se montraient une paire de pieds qu’on aurait voulu dépouiller de leur chaussure pour les baiser. Des manchettes de dentelles sortaient des bras blancs comme la neige, avec de ravissantes petites mains, où l’on voyait autant de fossettes qu’aux joues et au menton. Le cou et la gorge apparaissaient à travers les dentelles, ainsi que l’aurore sur la première neige. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que le châtelain eût sur les lèvres une violente imprécation toute prête à se faire jour à cette nouvelle.

« D’où le sais-tu donc ? Depuis quand as-tu de meilleurs rapports que moi ?

– Depuis toujours, monsieur mon père ! Monsieur mon père sait bien que l’homme m’annonce tout d’avance, et en outre les salles et la chapelle ont été éclairées toute la nuit, comme s’il y avait grande fête et festin. J’y aurais couru volontiers, car je n’y suis pas encore allée de nuit, si je n’avais pas eu peur.

– Des spectres ?

– Oh non ! pas des spectres, ils ne me font pas de mal ; mais de monsieur mon père et de son châtiment ; car monsieur mon père a une terrible colère et une main de fer, et je n’aime pas à être punie.

– Mais à désobéir ?

– Monsieur mon père défend trop de choses aussi !

– Parce qu’il sait parfaitement qu’il a une fillette tout à fait étourdie et prête à faire toutes les folies ; et comme elle n’a pas peur des démons et des fantômes, le mieux est qu’elle ait du respect pour la férule paternelle, quoiqu’elle soit une grande demoiselle à talons rouges et étroit corsage. »

La fillette eut chaud et froid à ce discours, car la férule avait été longtemps en usage et il y avait si peu de temps qu’on l’avait mise dans un coin, que la petite Mite pensa déjà l’en voir sortir toute seule comme un spectre. Elle songea donc à changer de conversation, mais, comme cela arrive souvent en pareille occurrence, elle fit fausse route.

« Quels pourraient bien être ces hôtes ? dit-elle.

– Tonnerre ! cria le père en frappant sur la table, de manière à faire heurter les uns contre les autres cruches et hanaps ; je ne veux pas d’hôtes ! Et toi, file moi d’ici avec tes superstitions ; je ne sais rien, ni ne crois à rien de tout cela. »

Cette fois, la belle petite demoiselle fut si terrifiée qu’elle regarda son père bouche béante. Elle n’avait pas encore entendu mettre en doute les spectres, pas plus que le Seigneur Dieu et la Sainte Écriture ; elle avait toujours prié pour les pauvres âmes, sa mère y avait cru et son père en niait l’existence, comme un païen et un hérésiarque impie. Et il croyait pourtant aux sorcières et approuvait qu’on les torturât et les brûlât, – elle l’avait souvent entendu parler à ce sujet – mais il ne croyait pas aux esprits. Pourvu qu’il ne leur vînt pas à l’idée de le punir !

« File, ai-je dit. »

Elle obéit avec un tel tremblement qu’elle faillit tomber sur la peau d’ours où s’étaient pris ses hauts talons. Elle se glissa dans sa chambre et attendit pour voir si l’homme ne viendrait pas lui offrir quelques consolations, la réconforter en lui annonçant la venue des hôtes et lui faire oublier l’incrédulité et l’impiété de monsieur son père. Mais l’homme ne vint pas : il était sans doute blessé du méchant discours. Au lieu de cela retentirent, le soir, du bas en haut de la montagne, les appels du cor et les coups de fouet. La petite Mite sentit son cœur battre comme s’il voulait bondir hors de l’étroit corsage où était enfermée sa fine taille. C’était vraiment une estafette, annonçant la visite du landgrave pour le jour suivant. La petite Mite l’entendit, car elle avait assez vite entrebâillé un tout petit peu sa porte, afin d’apprendre ce qui se passait, mais elle la referma aussi vite et s’assit bien sagement, comme une petite innocente, en entendant des pas sur l’escalier : on la mandait près de son père.

Elle avança vers lui comme une bergeronnette, en remontant par derrière sa petite jupe bouffante comme une fière petite queue, et rien n’était plus drôle que de voir comment elle et le père pensaient réciproquement se cacher l’un à l’autre, l’un sa mauvaise humeur et l’autre sa joie exubérante, tandis que sur la physionomie de chacun d’eux on lisait très clairement écrite, comme en lettres de feu, sa véritable pensée.

Il donna beaucoup d’ordres, sans la regarder, les yeux fixés sur le bouton de la fenêtre, comme s’il ne lui parlait qu’accessoirement et par hasard : ce qui ne l’empêchait pas de demander après chaque phrase si elle avait entendu et compris ; sur quoi elle disait oui du bout des lèvres et joignait ses petites mains, comme si elle eût été troublée et embarrassée, et comme si elle eût mieux aimé se fourrer dans la grande poche de son père que de regarder un homme étranger. Mais les petites fossettes se creusaient et s’effaçaient tour à tour, comme si le dieu Amour se fût efforcé de modeler avec ardeur un fin chef-d’œuvre.

Ensuite, ce furent des allées et venues, en haut et en bas des escaliers, et la petite Mite volait et chantait comme un petit oiseau, et s’informait de tout comme une maîtresse de maison grave et expérimentée.

Elle se frotta aussi peu que possible à son père et à sa mauvaise humeur, vu qu’elle avait un grand respect pour sa sévérité et ses gronderies, qui tombaient comme un seau d’eau glacée sur sa gaieté, et déchiquetaient comme un ouragan de grêle les fleurs joyeuses qui bourgeonnaient et s’épanouissaient dans son cœur.

Elle ne put pas du tout sommeiller cette nuit-là : elle entendait toujours comme les sons de cor et les claquements de fouet d’une chasse infernale, et pensait que les esprits faisaient beaucoup de tapage ; elle ne pouvait plus distinguer et séparer les revenants de sa propre petite tête des revenants habituels du château.

Enfin, le véritable et réel landgrave se présenta avec une nombreuse suite, et il fut tellement étonné et pénétré du charme de la petite Mite, qu’il demeura court de façon assez vilaine, dans la harangue charmante et maniérée qu’il avait tournée d’avance, et ne put plus s’en tirer. Mite avait bien envie de rire, et aurait ri, si elle ne s’était pas gênée devant une aussi grande compagnie et n’avait pas louché du côté de son père pour voir s’il l’approuverait. Celui-ci avait espéré que son noble visiteur ne resterait pas longtemps, puisqu’il avait amené une si grande suite, et il songeait à le régaler de la peur des spectres afin de le faire détaler dare-dare. Mais quelle ne fut pas sa frayeur en entendant le jeune landgrave parler gaiement à table des revenants du château de Krommbach, se targuer de son courage et raconter qu’il avait fait le pari de se charger de bannir les apparitions.

« Comment, les bannir ? demanda Mite inquiète. Vous ne voulez rien faire aux bons esprits ?... »

Un regard terriblement sévère de monsieur son père lui coupa sa phrase sur ses lèvres de corail, avant que le seigneur landgrave eût bien compris. Aussi parut-il si troublé, oui troublé, et l’on aurait pu même dire si bête, si ce n’avait pas été le landgrave, que Mite ne put s’empêcher de rire aux éclats, ce qui augmenta la confusion de son hôte : il pensa qu’elle riait de sa prétention de bannir les esprits, devint tout rouge et se mit à boire coup sur coup.

« Monsieur mon père n’y croit pas ! murmura Mite lorsqu’elle vit son chagrin et son erreur.

– Mais vous, belle damoiselle ?

– Oh ! je joue avec eux depuis mon enfance. »

Après cette réponse, elle s’attendait à un regard d’étonnement qui ne vint pas. Au lieu de cela, il la regarda avec un air d’incrédulité tout à fait dédaigneux : comme il se vantait, il pensa qu’elle faisait de même et elle manqua ainsi son effet ; car il ne pouvait lui venir à l’esprit qu’elle dît la vérité, attendu que lui, il avait très peur et cependant se posait en héros qui court les dangers et les aventures.

Le plaisir de la chasse fut si grand pendant les premiers jours, que tout le reste fut laissé de côté : on se levait tôt, on courait beaucoup, on jouait le soir à colin-maillard et au loto, on dansait et l’on s’amusait de toutes façons, de sorte que l’on tombait dans un divin sommeil avant d’avoir seulement ôté souliers et jabot, et que le valet de chambre avait toutes les peines du monde à fourrer sous la couverture son jeune seigneur, qui aurait dormi dessus sans s’en apercevoir. Et puis son cœur était blessé par le dieu Amour, de façon qu’il ne songea plus qu’à Mite, qu’aux mains de Mite, qu’aux petits pieds de Mite, qu’à la collerette de Mite, qu’aux cheveux de Mite. Sa grande préoccupation était de se demander si la robe rose lui seyait mieux que la bleue ou la verte, avec le corsage blanc ou brodé ; si la collerette allait mieux que le ruban de velours noir à son cou mignon. Il rêvait de ses cheveux poudrés par la nature, de ses lèvres rougies par la nature, de ses sourcils peints par la nature : en vérité, pensait-il, elle n’a besoin d’aucun artifice pour relever sa beauté. Et les yeux de Mite ! Les yeux de Mite avaient deux véritables rayons !... deux.... Comment des yeux semblables ne devaient-ils pas enflammer tout ce qu’ils regardaient ? Les seigneurs étaient tous charmés et atteints, les uns plus, les autres moins, attendu qu’ils avaient, grâce à de charmantes chambrières, trouvé toute espèce de distractions. Mais le landgrave n’avait pas d’autre distraction que de tourner les yeux vers Mite. Du reste, il semblait ne rien entendre ni comprendre quand quelqu’un d’autre que Mite lui adressait la parole.

Le châtelain en était désespéré et tenait à sa fillette toute sorte de mauvais propos sur le landgrave, afin de la mettre en garde ; mais il arriva à un résultat opposé à celui qu’il avait espéré, grâce à sa balourdise masculine en affaires d’amour.

Mite devenait extrêmement curieuse et désireuse de savoir par elle-même si son hôte était un exemplaire d’homme extraordinairement dangereux, ou s’il était comme les autres hommes. Quant à son père, il avait singulièrement ébranlé la confiance qu’elle avait toujours eue en lui, depuis qu’il ne croyait plus aux revenants et s’en moquait. Aussi voltigeait-elle autour du landgrave comme un papillon autour de la flamme : elle voulait satisfaire sa curiosité, ce qui était d’autant plus naturel que le landgrave était distingué et de belles manières, qu’il lui était tout dévoué et qu’il était en outre le premier jeune homme que la petite Mite eût pu examiner si longtemps de si près. Elle voulait aussi le mettre à l’épreuve, pour savoir ce qu’il en était de son courage, et elle lui rappela les apparitions.

« Chaque nuit les salles sont éclairées, dit-elle, cela ne reviendra pas avant des années, et chaque fois vous dormez !

– Eh bien, alors, nous ne nous coucherons pas cette nuit ; mais je demande que vous m’accompagniez, vous qui semblez si bien connaître les choses et être en intimité si particulière avec l’autre monde !

– Oui, depuis très longtemps je voulais… mais le père l’a défendu.

– Oh ! nous ne lui en dirons rien.

– Ni après non plus ? demanda notre bergeronnette avec défiance ; car elle craignait quelque indiscrétion de la part du jeune seigneur, qui pouvait tout révéler et attirer une terrible punition.

– Je le jure ! Ni après non plus ! Mais vous viendrez ?

– Je viendrai. »

Mite était depuis longtemps à sa fenêtre, regardant de l’autre côté du château. Alors l’horloge de la tour commença à sonner, et au douzième coup tout s’éclaira. Elle sortit et descendit l’escalier sur la pointe des pieds ; elle s’effraya un peu en croyant voir de la lumière sous la porte du père et ne pas entendre son ronflement habituel, mais elle entendit en bas, près de l’escalier, murmurer son nom et elle sentit sa main dans une autre main, froide et tremblante.

« Si vous avez peur, murmura-t-elle, j’irai seule.

– Eh ! quelle idée avez-vous donc ? J’ai un si énorme courage, que je serais capable de vous prendre et de vous embrasser. »

Et ce qui fut dit fut fait.

« Vous n’êtes pas noble, monsieur le chevalier, dit Mite toute haletante, attendu que vous savez très bien que je ne puis crier ni me venger ; mais je le dirai à l’homme qui est mon ami et qui me vengera, ou bien je m’enfuirai au beau milieu des revenants et je vous laisserai vous tirer d’affaire comme vous pourrez.

– Si vous le pouvez, si vous n’avez pas peur.

– Je ne crains pas les esprits, mais les impertinents. »

Tout en causant ainsi, ils arrivèrent à la porte de la salle, dont Mite tourna la clef. La porte s’ouvrit difficilement et avec un craquement. Ils entrèrent. Il se fit autour d’eux un curieux murmure de soie, la porte se referma d’elle-même, et ils se trouvèrent dans la salle étincelante de lumières, au milieu d’une splendide compagnie de vêtements de parade sans corps.

Dans toute la salle c’étaient des révérences et des saluts d’habits entièrement vides. Un habit de cavalier, de soie brune, frétillait en saluant une robe de damas bleu. D’autres robes se tournaient le dos et s’en allaient faisant bruire leurs trames. Puis elles adressaient à droite et à gauche de graves révérences. Il y avait là aussi un habit de haute distinction, avec plaque et grand cordon, devant qui c’étaient des inclinations et des génuflexions sans fin. Il allait aussi à chacun à la ronde, et tous les habits lui faisaient place et attendaient, à demi inclinés, en cercle, qu’il s’approchât et s’arrêtât devant eux. Il s’arrêtait parfois longuement devant une robe de soie, et un mouvement semblait se faire dans les dentelles comme si quelque chose respirait dessous. Les plus belles robes savaient aussi toujours faire en sorte de passer devant les moins belles, au premier rang, et d’arriver dans le voisinage du grand cordon.

Tout à coup s’ouvrit la dernière porte ; il y eut un bruissement et un mouvement dans toute la salle, et tous les vêtements se portèrent du même côté : une robe de fiancée blanche comme la neige entrait à côté d’un riche habit de cavalier ; elle chancelait et semblait entraînée malgré elle. L’habit distingué s’en alla parader d’abord auprès de la robe de fiancée qui s’inclina profondément devant lui ; ensuite vinrent toutes les robes, bleues, rouges et vertes, qui embrassèrent la blanche, ce qui avait l’air si horrible que la petite Mite prit le bras du landgrave en le tenant fortement et ne le quitta plus.

À présent, un habit de noces de cavalier s’approchait de la robe de fiancée, mais la robe de fiancée recula devant lui comme s’il avait été Satan en personne, quoiqu’il fût pourtant bien beau, en blanc et or, avec des rubans et des épingles en brillants. Mais l’habit avec lequel il était entré le poussa vers la robe blanche ; il prit sa manche et la tira sur sa manchette de dentelles, puis ils s’en retournèrent, l’habit distingué aux côtés de la robe de fiancée, et derrière eux par couples tous les vêtements, avec des révérences et de galants saluts, et en tirant leurs manches sur leurs manchettes de dentelles.

C’était un bruissement !... Il en vint de toutes les pièces latérales, qui prirent la file, épais et sveltes, couverts de bijoux et richement brodés ; c’était une course à la préséance. Les bijoux disputaient le premier rang aux broderies et se secouaient quand une broderie passait devant eux ; les habits de cavaliers s’inclinaient vers les larges robes et se précipitaient vers les robes étroites et mignonnes.

Mite sentait déjà une grosse envie de rire ; alors derrière elle la porte s’ouvrit, et un habit de cavalier noir et collant entra, se glissa en passant autour d’elle et se joignit à la compagnie.

Le landgrave et Mite se serrèrent de plus près, mais suivirent le cortège dans la chapelle, et descendirent les marches couvertes de velours. Là se tenait à l’autel, en grand apparat, un habit de prêtre qui étendait ses manches sur le couple d’habits de fiancés. Ensuite eut lieu sans bruit toute la cérémonie, célébrée par des vêtements sacerdotaux vides.

Au moment où l’habit de prêtre prenait les manches des fiancés pour les rapprocher l’une de l’autre, l’habit de fiancée se détacha et tomba de toute sa longueur, raide et droit sur le sol. Alors du coin le plus sombre bondit l’habit noir de cavalier ; sous sa manchette quelque chose étincelait, comme un rayon d’acier ; et il frappa l’habit blanc, qui tomba sur le sol à côté de la robe de fiancée, avec le riche manche du poignard par-devant dans la poitrine. Il s’éleva alors dans toute la chapelle un tumulte, une clameur, une plainte, un gémissement, un hurlement ! L’habit noir se retourna, vint directement à Mite, s’arrêta devant elle, prit une figure et la regarda avec tristesse.

« L’homme ! » cria Mite, et elle tomba en pleurant dans les bras du landgrave.

L’horloge sonna une heure, et l’église s’enveloppa d’une obscurité profonde et silencieuse.

Mite pleurait toujours, appuyée sur le landgrave, qui la tenait serrée dans ses bras. Mais soudain la lumière d’une lanterne sourde descendit les marches de l’escalier, et le châtelain apparut en personne. Il leva sa lanterne de manière à éclairer vivement les deux figures et ne dit pas un mot.

Mite tomba à genoux :

« Par Dieu ! monsieur mon père ! dit-elle, je le jure, je ne le ferai plus jamais ! Non, plus jamais ! C’était la première fois ; je ne veux plus être curieuse, jamais plus ! Seulement épargnez-moi, monsieur mon père ! Je vous obéirai toute ma vie, pardonnez-moi ! Cette seule fois j’ai enfreint votre commandement. Je ne le ferai plus jamais ! »

Il la laissa parler sans rien répondre, puis il dit au landgrave :

« Comme Votre Grâce ne respecte pas l’honneur de mon toit et séduit de nuit mon unique enfant, elle est priée de quitter mon manoir avant le chant du coq, et vous, damoiselle, rendez-vous dans ma chambre : je vous châtierai de ma main avec le nerf de bœuf avant que le coq chante, de manière à vous faire passer sous le fouet pour l’avenir et pour toute votre vie toute curiosité, toute vision d’esprits et toute inconséquence. »

Mais le landgrave fléchit le genou et dit :

« Comme je suis seul coupable, à moi seul doit revenir la peine. Quant à votre adorable fille, veuillez ne pas lui infliger de plus cruelle punition que de devenir ma douce épouse, car je ne puis en aimer aucune autre sur terre.

– Il convient à votre noble race de la demander comme épouse, et je ne veux pas vous la refuser ; mais pourtant elle goûtera du fouet.

– Oh ! cher seigneur ! comme à partir de cette heure elle est ma femme devant vous et le Seigneur Dieu, vous ne voudrez plus porter la main sur elle ; car elle est mienne et j’ai le droit de la protéger et de la garantir de toute atteinte. Elle est guérie de sa curiosité et elle n’a été inconséquente en rien ; elle a été au contraire très vaillante jusqu’à ce qu’elle eût vu qu’elle avait perdu son ami. Laissez-moi donc être pour elle l’ami qui lui restera toujours, et épargnez le doux corps de ma fiancée.

– Vous savez caresser et amollir le cœur, et j’ai presque envie d’accorder le pardon ; je vous engage seulement à bien réfléchir à ce que vous demandez. Vous pourrez vous repentir plus tard de lui avoir épargné une correction et une humiliation salutaires avant son entrée dans le mariage.

– Ceci est mon affaire ! » s’écria le landgrave en embrassant la petite Mite, qui était toujours agenouillée, toute brisée, sur le sol, et pleurait, et tremblait.

Puis il la releva, et elle s’inclina et baisa la main sévère de son père, à la fureur et à la puissance duquel elle venait à un cheveu près d’échapper.

Quelques mois plus tard, le mariage eut lieu, mais pas dans la chapelle du château. Mite ne voulut pas y être mariée : on ne put à aucun prix l’y faire consentir, quoique monsieur son père la menaçât du cachot.

Elle persista à vouloir être mariée dans l’église paroissiale. Ce fut une noce magnifique ; seulement on fut très surpris de voir la petite Mite, autrefois si joyeuse, devenue si grave, et regarder souvent derrière elle comme si elle avait peur.

Elle ne voulut pas non plus passer la première nuit de ses noces au château de Krommbach, comme il convenait. Elle partit sur-le-champ pour la Thuringe, où les rayons reparurent bientôt dans ses beaux yeux ; plus d’un en fut enflammé et consumé.

Mais jamais on ne l’a su et elle moins que personne.

 

 

Carmen SYLVA, Nouvelles, 1886.

Traduit de l’allemand par Félix Salles.

 

 

 

 

 

 

 

 

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