Le Noyeux

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean-Charles TACHÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NOUS avions donc quitté Québec pour les pays d’en haut, comme je vous l’ai dit, reprit le père Michel.

Dans ce temps-là, il n’y avait sur le fleuve que des goélettes, des bateaux plats et des canots qui voyageaient entre Québec et Montréal : souvent les bâtiments à voile mettaient deux semaines, quelquefois trois, à monter à Montréal : le voyage le plus prompt était celui qu’on faisait en canot d’écorce lège. Je crois vous avoir dit que nos canots à nous, cette fois-là, étaient chargés : or, avec un maître-canot chargé et bien monté, on fait, l’un portant l’autre, six lieues par jour en remontant les rivières, et environ le double en descendant, les portages compris.

Je vais tâcher, dans ce récit de mon voyage, de vous faire connaître comment on raccourcit le temps de ces longs parcours. Et tout d’abord, au départ, c’était la coutume des voyageurs, avant d’atteindre le point de la grande rivière des Outaouais où cessaient les établissements, de profiter de leur reste pour aller tous les soirs, à tour de rôle, aux maisons d’habitants voisines de l’endroit où l’on s’arrêtait : on y buvait du lait, on y chantait des chansons, on y dansait quelquefois, et, quand il commençait à se faire un peu tard, oui allait rejoindre les compagnons laissés à la garde des canots et des marchandises. Alors on s’étendait sur le rivage, à la belle étoile, autour d’un bon feu quand il faisait beau temps, du mieux possible à l’abri des canots mis sur le côté, quand il faisait mauvais temps, pour dormir ainsi jusqu’à deux heures du matin, temps du réveil et des préparatifs du départ chaque jour du voyage. Et figurez-vous que ce voyage de canots chargés durait environ trois mois, sans autres interruptions de repos que celles que nous donnait quelquefois une tempête sur les lacs.

Enfin je faisais route à ce métier au temps dont je vous parle, et le dixième jour nous étions le soir à camper aux Écores, sur la rivière des Prairies. C’est là que j’ai entendu raconter à un vieux voyageur l’histoire que je vais vous répéter maintenant ; remarquez bien que nous étions alors, nous autres, assis en rond autour d’un feu de campement dans le voisinage de l’endroit où les choses s’étaient passées.

Vous savez qu’aux Écores il y a un rapide qu’on appelle le sault au Récollet ; ce nom lui a été donné parce que (dame, je vous parle là d’une chose qui est arrivée dans les commencements du pays), parce qu’un récollet missionnaire s’est noyé dans ce rapide 1.

Le missionnaire descendait de chez les Hurons avec les sauvages, parmi lesquels il y avait un vilain gars qui s’opposait à la prédication de l’Évangile au sein de sa nation ; mais il avait eu le soin de cacher ses projets. Choisissant un moment favorable à l’accomplissement de ses desseins, le satané monstre noya le missionnaire dans le rapide.

On n’a jamais pu savoir au juste de quelle manière il s’y est pris ; mais voici ce qui arriva quelques années plus tard.

Un canot, monté par des voyageurs, descendait la rivière des Prairies ; on était campés, le soir, au pied du rapide. Il faisait noir comme chez le loup. En se promenant autour du campement, les hommes virent la lumière d’un feu sur la pointe voisine, à quelques arpents seulement de leur canot.

– Tiens, se dirent-ils, il y a des voyageurs arrêtés là, comme nous ici ; il faut aller les voir.

Trois hommes de la troupe partirent pour aller à la pointe en question, où ils arrivèrent bientôt, guidés par la lumière du feu.

Il n’y avait là ni canot, ni voyageurs ; mais il y avait réellement un feu, et, auprès du feu, un sauvage en brayet, assis par terre, les coudes sur les cuisses et la tête dans les mains.

Le sauvage ne bougea pas à leur arrivée : nos gens regardèrent avec de grands yeux ce singulier personnage, et, comme ils s’approchaient pour le considérer de plus près, ils s’aperçurent que sa chevelure et ses membres dégouttaient d’eau.

Étonnés de l’étrange impassibilité de cet homme dans cette situation, au moment où quelqu’un venait à lui, ils s’approchèrent encore, en l’interpellant ; mais le sauvage demeura dans la même position et ne répondit pas.

L’examinant alors avec plus d’attention et à le toucher presque, à la lueur du feu, ils virent, avec un redoublement de surprise, que cette eau qui dégouttait sans cesse du sauvage ne mouillait pas le sable et ne donnait pas de vapeur.

Les trois gaillards n’étaient pas faciles à effrayer, mais ils eurent souleur 2 ; ce qui ne les empêcha pas, cependant, de prendre le temps de se bien convaincre de tout ce qu’ils voyaient, mais sans oser toucher au sauvage. En passant et repassant autour du feu, ils remarquèrent encore que cette flamme ne donnait point de chaleur : ils jetèrent une écorce dans le brasier, et l’écorce demeura intacte.

Ils allaient se retirer, lorsque l’un d’eux dit aux autres : « Si nous racontons ce que nous avons vu à nos compagnons, ils vont rire de nous et dire que nous avons eu peur. » – Or, passer pour peureux parmi les voyageurs, c’est le dernier des métiers.

Comme il ne leur était pas possible de ne pas raconter cette aventure, ils se décidèrent à emporter un des tisons de ce bûcher diabolique, qui donnait flamme et lumière sans brûler, afin d’offrir à leurs camarades une preuve de la vérité de leur récit.

Vous pouvez vous imaginer la surprise des voyageurs à ce récit extraordinaire : tous étaient à examiner ce tison, se le passant de main en main et mettant les doigts sur la partie en apparence encore ardente, lorsqu’un bruit de chasse-galerie et un sacakoua 3 épouvantable se firent entendre. Au même instant, un énorme chat noir fit, d’une course furibonde, poussant des miaulements effroyables, deux ou trois fois le tour du groupe des voyageurs ; puis, sautant sur leur canot renversé sur ses pinces, il en mordait le bord avec rage et en déchirait l’écorce avec ses griffes.

– Il va mettre notre canot en pièces, dit le guide à celui qui tenait le morceau de bois en ce moment, jette-lui son tison !

Le tison fut lancé au loin ; le chat noir se précipita dessus, le saisit dans sa gueule, darda des regards de feu vers les voyageurs et tout disparut.

Ce sauvage, qu’on a revu plusieurs fois depuis cette première apparition, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre du sault au Récollet, quelquefois sur les îles voisines, c’est le Noyeux du Père récollet. On suppose que le diable s’est emparé du meurtrier au moment où il se faisait sécher après avoir traîné dans l’eau le pauvre missionnaire, et que lui et son feu ont été changés en loups-garous.

 

 

Jean-Charles TACHÉ, Forestiers et voyageurs, 1884.

 

 

 

1. Le père Nicolas Viel, noyé en 1625 avec un jeune néophyte. D’après les rapports des sauvages, trois Hurons auraient pris part au double assassinat du père et de son jeune compagnon ; mais jamais on n’a pu savoir exactement ce qui s’est passé dans cette circonstance. (Note de Taché.)

2. Peur.

3. Grand tapage, orgie infernale.

 

 

 

 

 

 

 

 

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