Trois légendes de mon pays

 

OU

 

L’ÉVANGILE IGNORÉ, L’ÉVANGILE PRÊCHÉ,

L’ÉVANGILE ACCEPTÉ

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

J.-C. TACHÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Hâtons-nous de raconter

les délicieuses histoires du peuple

avant qu’il les ait oubliées. »

Chs NODIER

 

 

 

 

AU LECTEUR.

 

Tantôt je parcourais les rives de notre Grand Fleuve, conversant avec les pêcheurs sur la grève ;

– Tantôt je m’enfonçais dans l’antique forêt, campant le soir avec les chasseurs ;

– Tantôt, j’allais m’asseoir au foyer des vieux diseurs, au sein de nos belles paroisses agricoles ;

Et je retenais dans ma mémoire ce que ces hommes me racontaient.

De retour au logis je consultais nos vieilles chroniques, – ces discours de voyages, comme parlait Cartier, – ces admirables relations, – ces intéressantes histoires de la Nouvelle-France :

Puis je me disais : – Ah ! s’il m’était donné de partager avec d’autres les charmes de ces heures délicieuses !

Voilà pourquoi je me suis mis à conter... Puissiez-vous, ami lecteur, prendre plaisir à mes récits !

 

 

 

 

 

 

PROLOGUE.

 

Les trois légendes qui suivent, – indépendamment de la forme qu’elles revêtent ici, – constituent les trois parties d’un drame moral dans la manière des trilogies grecques : chacun de ces récits caractérise une de ces grandes situations qui, en se dégageant, font époque dans l’histoire religieuse et sociale des races aborigènes de notre Canada.

 

– L’Histoire de l’Îlet au Massacre, la première par ordre de temps, nous montre, touchant à son paroxysme, l’état de féroce barbarie dans lequel étaient plongés les aborigènes de l’Amérique du Nord, avant l’arrivée des missionnaires.

Le Sagamo du Kapskouk nous fait assister à cette lutte tempétueuse qui se fit dans la nature insoumise des Sauvages, lampe leur fut exposée la doctrine catholique, avec l’alternative de ses promesses magnifiques et de ses menaces terribles.

Le Géant des Méchins, c’est la dernière étreinte de l’erreur aux prises avec la conscience, et le triomphe final de la Religion.

Cet enchaînement si naturel d’idées n’avait point échappé, d’ailleurs, à l’esprit tant juste des narrateurs qui nous ont transmis ces souvenirs. – Voici comme s’exprimait, à cet égard, un vieux Sauvage à qui je parlais de ces choses (je conserve aux paroles de mon interlocuteur cette forme pittoresque qu’on connaît si bien au pays et qu’on aime toujours) :

 

– « Dans c’ temps là... tu vois ben... les Sauvages pas la R’ligion... toujours, toujours du sang... pas la chalité...

– « Quand les patliaches venir... nos gens surplis... pas accoutumés... malaisé pour comprendre... fâchés quasiment.

– « Aujourd’hui... Ah ! Ah !... pas la même chose en toute... nous autes comprend tout... la Religion tu vois ben ! »...

 

C’est pour conformer tout mon travail à cet ordre de pensées que, fidèle en cela du reste avec les coutumes légendaires, j’ai donné à chaque récit un second titre qui en est comme le sens moral : – ces trois légendes s’appelleront donc encore : l’Évangile ignoré, l’Évangile prêché, l’Évangile accepté.

Pour initier le lecteur aux choses qui, à titre essentiel ou de pur intérêt, se lient à ces histoires, il est bon de donner quelques explications trouvant naturellement ici leur place, parce que, rejetées plus loin, ces arguments feraient languir la narration, à laquelle je veux conserver toute la rapidité originale.

 

 

*    *

*

 

Toutes les localités dont il sera question sont situées dans les comtés actuels de Témiscouata et de Rimouski, et dans cette partie de la Province du Nouveau-Brunswick qu’on appelle le moyen Saint-Jean, à cause de la position qu’elle occupe par rapport à la belle rivière qui porte ce nom, mais que souvent j’appellerai, dans le cours du récit, de son nom sauvage, Aloustouc.

Les lieux auxquels se rattachent spécialement les souvenirs qui font le sujet de ces trois légendes sont : – le Bic et les Îlets Méchins, situés sur le fleuve Saint-Laurent presqu’aux deux extrémités du comté actuel de Rimouski : – le Grand Saut, sur la rivière ou fleuve Saint-Jean, à environ quarante lieues au-dessus de la ville de Fredericton, capitale du Nouveau-Brunswick. Ici encore je remplacerai le nom de Grand Saut, donné à cette chute, que forment les eaux puissantes du Saint-Jean, se précipitant d’une élévation de soixante-quinze pieds à travers des encaissements de rochers d’un aspect grandiose et terrible, par le mot sauvage de Kapskouk, qui sert aux aborigènes à désigner et la chute et les gros rapides qui la complètent.

 

 

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*

 

Les deux tribus sauvages qui jouent le principal rôle dans ces trois traditions, les tribus Micmac et Maléchite, faisaient alors partie de la nation Souriquoise (appartenant à la race Algonquine). Cette nation habitait toute l’étendue de pays naguères appelée l’Acadie, comprise aujourd’hui dans la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, l’extrémité Est du Bas-Canada et une petite partie de l’État du Maine. Le peuple Souriquois, dont nos chroniqueurs font tant d’éloges, le premier que connurent Jacques Cartier et ses intrépides compagnons, a toujours été, – n’oublions pas de le dire,– l’ami fidèle des Français, des Acadiens et des Canadiens ; ce qui ajoute pour nous un intérêt de plus à tout ce qui a rapport à cette belle et intelligente race.

Les Micmacs habitaient le littoral de la mer, du Golfe Saint-Laurent et de la Baie de Fundy (autrefois Baie Française).

Les Maléchites occupaient l’intérieur de la partie continentale de l’Acadie. De leur pays, ils se rendaient par les rivières Trois-Pistoles, Ristigouche, Miramichi et Saint-Jean, vers leurs frères des eaux salées, établis sur les bords du Saint-Laurent, dans la Gaspésie, la Baie-des-Chaleurs, les Îles du Golfe et la péninsule actuellement nommée la Nouvelle-Écosse.

Aujourd’hui les restes de ces deux tribus sont épars dans ces vastes régions jadis leur domaine. Les deux principaux centres de réunion pour eux sont, maintenant, le village de Ristigouche pour les Micmacs, et la Réserve des Sauvages, en arrière des paroisses de l’Île Verte et de Kakouna, pour les Maléchites.

Le nom de Micmac, aujourd’hui commun à tous les Sauvages du littoral acadien, ne dut dans l’origine appartenir qu’aux Souriquois, habitant la partie Ouest de la Baie-des-Chaleurs et la rive du Saint-Laurent comprise de nos jours dans le comté de Rimouski 1. Ce mot paraît être la transformation du mot Micouâk, composé de deux racines algonquines : Micoua, qui veut dire couchant, crépuscule, et de ak, na ou nâk, terminaison variable équivalant aux mots terre, pays, demeure.

Micouâk ou Micoua-nâk signifierait donc terre du couchant : – appliquée à une peuplade, selon les habitudes de langage des Sauvages, cette locution pourrait se traduire par la phrase suivante : nos frères du couchant. C’est, en toute probabilité, le nom que donnaient aux Souriquois de l’Ouest Acadien, leurs frères de Miscou, de Miramichi, de l’Île Saint-Jean (Prince Édouard) et du Cap Breton, qui voyaient coucher le soleil dans la direction du territoire de la Ristigouche et de la Métapédiac.

Je ne sache pas qu’on ait jusqu’ici donné d’explication sur l’origine de ce nom de Micmac ; celle que je hasarde ici a paru plausible à des connaisseurs.

Le mot Maléchite me paraît être un dérivé du mot Almouchiche, composé du substantif Almoust ou Animousts, chien, et de la particule diminutive chiche ou shish : – pareille appellation, attribuée à une tribu amie, ne peut dire autre chose que : la nation aux petits chiens, qui a des petits chiens 2.

Mais pourquoi distinguer ainsi une tribu ; car toutes les tribus sauvages entretenaient des chiens, presque tous de petite taille ? Ah ! c’est que ces petits chiens, de race particulière, qu’on retrouve encore, mais en petit nombre, chez les Maléchites et les Micmacs de Ristigouche, possèdent des qualités instinctives qui ne se rencontrent pas chez les autres races : – ils chassent le porc-épic avec un succès infaillible et libre d’accidents.

Or, dans un pays où abondait le porc-épic, comme au pays dont il est question, ce n’était pas un petit mérite que celui qui distinguait ces gentils animaux. Les chasseurs savent quels dangers l’on court de perdre ses chiens, lorsque ceux-ci tombent sur la piste fraîche d’un porc-épic : – c’est au point que les admirables relations des Jésuites font mention de ces dangers.

Pour les almouchiches, point de périls dans cette chasse. – Il fait beau voir ces fines bêtes, au lieu de se ruer sur les piquans sans nombre d’un porc-épic surpris dans sa marche paresseuse et pelotonné pour sa défense, il fait beau les voir tomber en arrêt, le nez à deux pouces de l’animal, japper d’abord pour avertir le chasseur, puis, si le maître tarde à venir, se taire, retenir leur haleine jusqu’à ce que le gibier hérissé, n’entendant plus de bruit, se croyant seul, lève la tête et découvre sa gorge aux poils doux, sous laquelle l’almouchiche plonge le museau, pour tourner sur le dos le porc-épic qu’alors il étrangle.

Il évite ainsi de se bourrer la tête, les yeux, la bouche et le col de piquans, comme font les autres chiens, qui souvent meurent de ces blessures, lesquelles, toujours et pour le moins, causent à ces animaux des abcès affreux.

 

 

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Un mot présentement des sources où j’ai puisé la matière de ces légendes, dont la tradition se conserve encore, bien que le souvenir en soit de moins en moins vivace, au sein des tribus dont je viens de parler et parmi les vieux conteurs de la côte.

Il a fallu recueillir, pièce à pièce, les précieux lambeaux de ces histoires intéressantes, pour les reconstituer dans leur ensemble et les arracher à l’oubli qui les menace.

Car, dans quelques années, alors que la famille aura vu se relâcher les liens qui en unissent les membres, alors qu’on ne voyagera plus qu’en bateau à vapeur et en chemin de fer, prosaïquement entouré de ballots de coton et de boîtes de ferrailles, qui se sentira l’envie de conter et le désir d’entendre conter ces délicieuses choses, dont le cercle du foyer domestique ou le groupement du bivouac sont la mise en train de rigueur ?

Oh ! bon et charmant vieux temps qui t’envoles, je te salue ! Tant que tu n’auras pas disparu dessous l’horizon, mes yeux humides ne cesseront de te contempler et, après, quand même tous t’oublieraient, pour moi je ne t’oublierai jamais !

 

 

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Il n’est peut-être pas, en Canada, un nom légendaire plus connu que celui de l’Îlet au Massacre ; – mais combien de ceux qui ont appris ce nom ignorent encore le point précis qu’occupe cet îlot sur la carte de notre pays, et, combien peu connaissent les évènements qui ont valu à ce petit rocher une renommée si généralement répandue, une appellation à la fois si saisissante et si terrible !

Le fond de la légende de l’Îlet au Massacre repose sur un fait de l’histoire qui constitue le premier évènement important des annales aborigènes dont il soit fait mention dans nos chroniques, et le seul, antérieur à la découverte du pays, auquel il soit assigné une date à peu près précise.

C’est au grand pilote de Saint-Malo, à l’intrépide marin, à l’intelligent découvreur, à celui qui le premier planta la Croix du Christ et le drapeau blanc de la France sur ce sol de notre Canada, que nous devons la mention de cet évènement aujourd’hui passé dans le domaine légendaire.

On lit, en effet, au neuvième chapitre de la SECONDE NAVIGATION de Jacques Cartier, le passage suivant :

 

– « Et fut par le dit Donnacona montré au dit Capitaine les peaux de cinq têtes d’hommes estendues sur des bois, comme peaux de parchemins ; et nous dit que c’étaient des Toudamens de devers le Su qui leur menaient continuellement la guerre. Outre nous fut dit, qu’il y a deux ans passés que les dits Toudamens les vinrent assaillir jusques dedans le dit fleuve à une Isle qui est le travers du Saguenay où ils étaient à passer la nuit, tendans aller à Honguedo leur mener guerre avecque environ deux cents personnes, tant hommes, femmes, qu’enfans, lesquels furent surpris en dormant dedans un fort qu’ils avaient fait, ou mirent les dits Toudamens le feu tout à l’entour et comme ils sortaient les tuèrent tous, réserve cinq qui échappèrent. De laquelle destrouse se plaignaient encore fort, nous montrant qu’ils en auraient vengeance. »

 

Il y a dans ce passage, – à part les obscurités du style de cette époque, – des confusions et des méprises qui n’ont point lieu d’étonner quand on songe aux circonstances dans lesquelles se trouvait alors le narrateur. On sait en effet combien il était difficile, en dehors de la nécessité de se servir d’interprètes – (qui, pour Cartier, n’étaient autres que les deux Souriquois Taiguragny et Domagaya), – d’obtenir des renseignements exacts des Sauvages.

Les traditions conservées nous ont depuis donné les corrections de ces méprises et les explications de ces obscurités, dont le lecteur aura l’intelligence à mesure qu’il suivra le développement de ce récit.

Quoiqu’il en soit, le fait principal avec ses accessoires les plus importants reste tel que Cartier le recueillait, il y a plus de trois siècles, de la bouche du Sachem de Stadaconé, à l’endroit même qu’occupe aujourd’hui la ville de Québec.

 

 

*    *

*

 

Je tiens les détails de la seconde légende, Le Sagamo du Kapskouk, de mon vieil et bon ami Louis Thomas le Maléchite, chef de sa tribu, digne vieillard maintenant dans sa quatre-vingt-treizième année.

Je me rappelle ce jour comme si c’était hier, cependant il y a déjà plusieurs années de cela. Mon vieil ami avait placé pour quelques jours ses ouigouams (car il était avec plusieurs des siens) sur les bords de la Rivière Rimouski.

J’allai le voir.

Quand j’approchai de sa cabane il était debout en plein air ; sa grande et belle stature se dessinait dans le ciel bleu, sur le rebord du coteau qu’occupait le campement ; sa noble tête était nue à la brise et sa longue chevelure, encore noire, malgré son âge, flottait avec majesté sur ses larges épaules,. il portait un ample capot de drap bleu, noué sous la gorge avec ces larges agrafes d’argent tant aimées des Sauvages ; ses jambes, encore solides alors, étaient enveloppées de mitasses blanches et noires tombant avec une grâce sévère sur ses mocassins brodés.

Il portait, affectueusement pendu à son col, un grand chapelet aux graines d’ébène, dont la croix blanche ornait sa poitrine. Heureux prince, qui marche fièrement au milieu de son peuple, honoré des couleurs de la châtelaine du Ciel !

Je m’assis près de lui sur le tertre, en face de cette belle anse de Rimouski, et ce fut là que j’entendis raconter, pour la première fois, la légende du Kapskouk.

 

 

*    *

*

 

Je descendais un jour le Saint-Laurent, dans une de ces rapides embarcations que les pêcheurs appellent demi-berges. Le soir nous avions fait halte aux Îlets Méchins.

Déjà notre léger esquif était tiré sur le sable, déjà nous faisions les préparatifs du campement, par un soir magnifique du mois d’août, lorsque nous entendîmes des voix, venant d’en bas, chanter le refrain :

 

            Vogue, marinier, vogue !

            La mer a traversé !

            Vogue, beau marinier

 

C’étaient deux berges pêcheuses qui remontaient des Cloridomes, et venaient passer la nuit au rendez-vous accoutumé des Îlets. Quelle bonne fortune !

Nous étions là réunis une quinzaine d’hommes, il fallait faire un grand feu !... Ce ne fut pas long, et bientôt un bûcher digne de brûler la dépouille mortelle d’un Hector ou d’un Ajax était allumé, illuminant au loin la mer, comme on appelle ici le fleuve qui a près de vingt lieues de large.

Quand l’ardeur de ce vaste brasier se fut un peu apaisée, qu’autour d’un feu moins violent chacun eut pris sa place sur le sable du rivage, un vieux pêcheur, à sa trentième pêche, nous raconta tout ce qui s’était dit avant lui, et probablement tout ce qu’on a pu dire depuis, sur le géant des Méchins, dont déjà j’avais entendu parler.

Depuis, j’en ai conversé avec les Sauvages, et c’est à ce concours de circonstances que je dois de connaître la dernière de ces trois LÉGENDES.

 

 

*    *

*

 

Encore un mot de dissertation, puis nous prendrons la clef des bois, pour suivre, à travers le sombre dédale de la forêt primitive, les partis de guerre iroquois, micmacs et maléchites.

On vient de voir dans le récit de Cartier les mots de Toudamens et d’Honguedo qu’on ne retrouve plus dans les relations et chroniques d’une date un peu plus récente. Les Toudamens n’étaient autres que les Iroquois, ennemis des nombreuses tribus algiques ou algonquines, répandues dans toute l’étendue de la vallée du Saint-Laurent et sur les bords des rivières Saint-Jean, Penobscot et Kennébec.

Par le mot Honguedo, Cartier désigne la péninsule gaspésienne, à l’extrême nord de l’ancien pays souriquois ou acadien. Lescarbot précise encore ce renseignement. Le Routier de Jean Alphonse Xanctoigne appelle la baie de Gaspé Oguadoc : c’est évidemment un même mot différemment dit et écrit.

Le langage de toutes nos tribus sauvages a subi et subit encore – dans les mots, mais dans les mots seulement, car la construction grammaticale ne varie point – de profondes modifications ; à ce point qu’on compte au moins quinze à vingt dialectes, se rattachant tous à la langue-mère, qu’on croit être (c’est une question) la langue des Algonquins proprement dits.

Dès le temps des commencements de Port-Royal d’Acadie (qui n’a rien à démêler avec Port-Royal des Champs, malgré qu’en ait pu rêver l’imagination fertile d’un romancier moderne), Lescarbot, parlant de quelques mots et phrases sauvages transmis par Cartier, disait des Souriquois, dont il avait appris la langue : – « Aujourd’hui ils ne parlent plus ainsi. »

De ces modifications successives et rapidement produites, sont venues des difficultés d’interprétation et des divergences d’opinion qui forcent à adopter certaines appellations génériques, maintenant consacrées par l’usage, sans tenir compte des périodes de temps et des différences de langage.

Pour la même raison, on se sert des noms de lieux et d’objets qui ont prévalu, et cela sans toujours se préoccuper des concordances chronologiques et ethnologiques. Je suivrai cette méthode. C’est ainsi que j’emploierai les mots Micmac et Maléchite, bien que, dans leur forme actuelle, ils fussent inconnus aux chroniqueurs des époques dont il est question dans ces histoires.

Il suffit, pour le pittoresque du récit, et pour conserver à notre littérature nationale le caractère d’originalité que lui ont imprimé nos premiers écrivains, de ne pas perdre cette couleur locale canadienne si vive et si chatoyante, cette senteur du terroir laurentien, dont la perte ne serait compensée par aucune des plus précieuses qualités du style.

Nous sommes nés, comme peuple, du catholicisme, du dix-septième siècle et de nos luttes avec une nature sauvage et indomptée ; nous ne sommes point fils de la révolution et nous n’avons pas besoin des expédients du romantisme moderne pour intéresser des esprits qui croient et des cœurs encore purs. Notre langage national doit donc être comme un écho de la saine littérature française d’autrefois, répercuté par nos montagnes, aux bords de nos lacs et de nos rivières, dans les mystérieuses profondeurs de nos grands bois.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

L’ÎLET AU MASSACRE

 

ou

 

L’ÉVANGILE IGNORÉ

 

 

 

 

1.

 

LA PAIX.

 

 

C’était un an avant le premier voyage qui fit connaître à la France l’existence du fleuve Saint-Laurent. Les choses se passaient dans cette contrée giboyeuse et poissonneuse qui s’étend du Témiscouata au Métis, et depuis les hauteurs des terres jusqu’à la rive du Grand Fleuve.

Ce territoire faisait partie du pays des Micmacs, et les cent cinquante lieues de terrain comprises dans l’espace indiqué étaient échues en partage, comme endroit de pêche et de chasse, à une cinquantaine de familles de la tribu propriétaire.

Ces familles vivaient dans l’abondance de tout ce que les Sauvages d’alors concevaient de meilleur pour l’homme.

Partout de l’orignal, du caribou, du castor, de l’ours, du loup-cervier, du vison, de la marte, de la loutre, du porc-épic.

Les bois fourmillaient de lièvres et de perdrix.

L’anguille, la truite, le touladi faisaient grouiller les lacs et les rivières.

Puis, dans la belle saison, les eaux salées du Saint-Laurent fournissaient l’éperlan, le capelan, le hareng, la morue, le saumon, et donnaient encore le loup-marin et la pourcie.

Enfin, comme le disaient, quelques années plus tard, dans le style naïf du temps, les Relations : – « Jamais Salomon n’eut son hostel mieux ordonné et policé en vivandiers »...

Le bouleau, dont l’écorce est la seule propre à la construction des canots et à la fabrication de certains ustensiles, le sapin, cet édredon des chasseurs, et l’érable, à la sève sans pareille, abondaient dans toutes les parties de la forêt.

L’intelligente et vigoureuse race des Micmacs était bien capable de comprendre ces avantages et d’en profiter, pour mener une vie insouciante et commode, au sein de cette nature grande et généreuse.

 

 

*    *

*

 

Déjà, depuis quelque temps, la chasse d’hiver était finie et déjà le poisson de mer avait fait son apparition. Les cinquante familles dont nous avons parlé avaient abandonné les sentiers plaqués des bois, emportant les peaux (les animaux tués, la graisse et la viande boucanée d’orignal.

Selon l’usage, toutes s’étaient dirigées vers la Baie du Bic, pour y vivre quelques jours en commun de la vie de bourgade, avant de se disperser sur le littoral, le long duquel chaque petit groupe avait son poste désigné pour la durée de la belle saison.

Cette belle saison était décidément arrivée... Les trembles, les ormes, les érables et autres arbres à feuilles caduques commençaient à mêler la couleur glauque de leur feuillage miroitant, à la couleur plus sombre des sapins toujours verts.

La Baie du Bic, sous l’influence du soleil et des grandes marées du printemps, s’était débarrassée de la glace qui, pendant l’hiver, avait enchaîné ses eaux et couvert son sein. Dans ce moment elle apparaissait toute belle aux yeux contemplatifs des Sauvages, dans sa toilette printanière.

Aussi bien, est-ce un endroit d’un pittoresque ravissant que le Bic ! – Un bassin assez vaste pour être majestueux ; assez petit pour pouvoir être embrassé d’un coup d’œil ; une plage coupée de dentelures profondes, accidentée de platins, de caps et de falaises ; un arrière-plan de montagnes taillé profusément, comme tous les paysages de notre Canada, dans l’étoffe du globe.

Deux belles rivières, descendant en cascades et en rapides des gorges voisines, viennent verser leurs eaux aux deux extrémités de la baie.

Puis, du côté du large, une entrée rétrécie, bornée par deux caps élevés, rendue plus étroite encore par la présence de deux îlets escarpés et sauvages, se dessinant sur les grandes eaux du fleuve Saint-Laurent : – pour horizon, partie de l’île du Bic, à près de deux lieues au large, et la côte nord du fleuve, distante de neuf lieues.

C’était en face de cette nappe d’eau, sur un des plateaux qui bordent le rivage, au milieu d’un bois de sapins et de merisiers, qu’étaient fixées, comme jetées à l’aventure, les cabanes en forme de pyramides arrondies des Micmacs.

De petits chemins circulaient au sein de la bourgade, et des sentiers bordés de collets à lièvres, s’enfonçaient de distance en distance dans le bois.

On ne se pressait point à la bourgade du Bic ! On partageait les heures entre la délicieuse nonchalance méditative des Sauvages et le travail du passage des peaux, de la confection des ustensiles et des articles de toilette.

On allait, cependant, avoir bientôt besoin de canots ; et la sève, forçant dans les veines des arbres, avait déjà rendu le bouleau facile à pleumer, depuis quelque temps.

Les jeunes hommes reprirent donc le chemin des grands bois, pour aller enlever aux énormes arbres les écorces propres à la confection de ces jolies barques sauvages si coquettes, véritables chefs-d’œuvre d’élégance et d’utilité.

 

 

*    *

*

 

On était au Bic depuis près d’un mois : – c’était par une matinée magnifique ; – le calme était partout dans l’air ; – un soleil de la fin de Mai réchauffait la nature, faisait scintiller les eaux et gazouiller les oiseaux dans la feuillée.

Au campement micmac on jouissait comme la nature, les eaux et les oiseaux. – Aux portes des cabanes les hommes s’occupaient nonchalamment à préparer le bois de cèdre des canots ; les enfants jouaient, en se roulant sans bruit sur le tapis des bois ; les femmes et les jeunes filles, paresseusement assises au milieu des peaux soyeuses, confectionnaient des mocassins, des mitasses, des manteaux, ou brodaient des matachias 3 ; les jeunes mères, ayant suspendu les nâganes 4 de leurs nourrissons à des branches d’arbres, détachaient de temps à autre l’œil et la main des racines qu’elles préparaient pour coudre les écorces, afin de donner un regard d’amour à leur progéniture et une impulsion de balancement à la nâgane.

Il n’y a rien de charmant comme cette vie de lézard au soleil ; rien de gracieux comme les poses naturelles que prennent les torses et les membres flexibles de ces enfants de la nature.

C’est chez les races primitives, ou chez les peuples qui ont conservé quelque chose de leur simplicité première, que les artistes vont chercher le mystérieux secret de ces lignes et de ces contours qui distinguent le dessin des maîtres.

 

 

 

 

2.

 

L’ALARME.

 

 

On se laissait vivre ainsi, demi-rêvant à part soi, demi-jasant de ce ton lent et tranquille qui caractérise la causerie de famille chez les Sauvages, lorsque deux des jeunes hommes du parti des écorces, arrivant de la forêt, jetèrent au milieu de ce calme et de ce bonheur, la fatale nouvelle que, la veille au soir, un parti ennemi n’était qu’à une journée de marche de la bourgade !...

Les guerriers, se redressant dans leur force et leur dignité sauvages, et maîtrisant leur émotion, se contentèrent de répondre avec dédain : – Almouts !... Les chiens !

La troupe des faibles poussa un cri de terreur ! Les femmes et les jeunes filles, entourées des enfants qui se pressaient sur elles, les jeunes mères, serrant sur leur sein les petits des nâganes, se précipitèrent, en pleurant, dans les cabanes, comme pour y chercher un refuge.

Pendant que ces frêles demeures, un instant, auparavant si calmes, retentissaient des sanglots de ces malheureux, les guerriers, auxquels incombait la tâche de les défendre, ayant à leur tête les anciens, se consultaient sur ce qu’il y avait à faire en une telle conjoncture.

Le parti ennemi avait semblé nombreux ; il suivait un grand chemin de plaques conduisant directement au village ; c’était une route commune et constamment fréquentée. Selon les calculs des courriers il devait atteindre, le soir même et de bonne heure, la Baie du Bic.

Les gens des écorces étaient restés dans les bois, pour surveiller les envahisseurs et donner avis de leur approche quelques heures à l’avance.

Que faire ? – Huit heures à peine séparaient le moment actuel de celui où le cri de combat devait retentir !

L’ennemi venait à travers bois. – Un expédient eût donc été certain : c’eût été de descendre le fleuve en canot, et d’aller rejoindre les frères de Matane ; mais pour exécuter ce plan, il eût fallu une embarcation pour chaque famille, et toute la bourgade ne possédait, en ce moment, que cinq vieux canots réparés pour l’usage journalier d’une situation comme celle dans laquelle se trouvaient les Micmacs une heure auparavant. La fuite par terre, avec les vieillards, les femmes et les enfants, en présence d’un parti de guerre était impossible.

La première chose que l’on fit, sans perdre de temps, fut d’équiper les cinq canots et d’expédier, avec des provisions abondantes, vers le bas du fleuve, sous la conduite de quelques vieillards, les femmes enceintes, les petits enfants à la mamelle et leurs mères : en tout à peu près trente personnes, les plus faibles et les plus dignes de pitié, qu’on soustrayait ainsi aux angoisses du moment et aux dangers de l’avenir.

Cela fait, il ne restait plus qu’à prendre la résolution de vaincre, ou de mourir en vendant chèrement sa vie. Telle fut aussi la détermination prise, à la suite de laquelle on se mit à imaginer les préparatifs d’une résistance désespérée.

Pendant que ceci se passait au sein de la malheureuse population, l’ennemi s’avançait, avec précaution, mais avec rapidité, à travers une route bien frayée, traversant un pays accidenté, mais de facile accès, ne présentant sur le trajet suivi ni lac, ni rivière considérable capable de causer de graves embarras.

Le plus difficile du chemin se rencontrait dans le voisinage immédiat de la Baie ; mais là, des sentiers, circulant dans les coulées des montagnes et convergeant vers la bourgade, sentiers que suivaient tous les jours les Micmacs allant au bois quérir ce qui leur était nécessaire, offraient à l’ennemi, non seulement un facile moyen d’arriver, mais encore des avantages incalculables pour les combinaisons d’une attaque comme celle qu’il méditait.

 

 

 

 

3.

 

SUR LES PISTES.

 

 

Les Micmacs restés dans le bois pour observer, avaient pu, faisant usage de leur intime connaissance des lieux, et profitant de la confiance des ennemis, qui ne soupçonnaient aucunement la présence de batteurs d’estrade autour d’eux, se rendre un compte parfait de tout ce qu’il importait de savoir.

Dans la nuit du départ des deux courriers envoyés à la bourgade du Bic, les éclaireurs avaient facilement découvert que le parti qu’on avait sur les bras était un parti d’Iroquois, composé d’environ cent guerriers d’élite, ayant livré leur âme au carnage et à la dévastation.

Ces guerriers formaient, en toute probabilité, un groupe détaché d’une de ces grandes expéditions qu’à cette époque, et longtemps après encore, les nations iroquoises envoyaient dans toute la vallée du Saint-Laurent.

Bien rarement les Iroquois prenaient une autre route que celle du fleuve, quand ils venaient porter leurs armes jusqu’en ces endroits, pour la raison qu’ils ne connaissaient pas l’intérieur de la vaste étendue de pays qu’il leur aurait été nécessaire de parcourir et que, de plus, il eût fallu traverser le territoire des Abénaquis, tribu vaillante et aguerrie de la nation algonquine, qui ne laissait pas sur ses terres un facile passage aux ennemis de sa race.

Mais très souvent les Iroquois, après avoir côtoyé les rives du Saint-Laurent, s’engageaient dans le cours des grandes rivières, afin d’aller giboyer, quand les provisions manquaient, ou attaquer les petites bourgades de l’intérieur, et même les familles distribuées, par groupes au sein des pays de chasse.

Les Micmacs comprirent que les ennemis qu’ils avaient devant eux avaient dû prendre le haut pays par la grande rivière qu’on appelle aujourd’hui des Trois-Pistoles, puis s’engager dans cette autre rivière tributaire de la première et qui a nom Bouabouscache, jusqu’à ce que, voyant se multiplier les portages et trouvant sur les bords de la Bouabouscache le chemin plaqué 5 et récemment fréquenté des Micmacs, ils eussent laissé leurs canots, pour se mettre sur les pistes des familles dont le voisinage était, de cette sorte, clairement démontré.

Pour qui connaît l’intelligente faculté d’observation et l’acuité d’intuition des sauvages, il y a dans tout cela quelque chose de si naturel qu’on ne concevrait pas que les coureurs n’eussent pas de suite tout deviné.

Ces reconnaissances faites, les Micmacs se divisèrent en deux petites bandes. – L’une devait suivre les Iroquois sans se laisser découvrir, afin de prendre les devants à temps pour donner quelques heures d’avertissement, aux habitants des cabanes, de l’arrivée des ennemis, et se joindre aux autres guerriers, chargés de la défense du village. – L’autre bande, composée de cinq hommes choisis parmi les plus intelligents et les plus vigoureux, devait tourner l’ennemi, observer ses brisées, prendre, si possible, préalable indemnité de vengeance, et assurer les moyens de rendre cette vengeance complète.

Suivons un peu ces derniers dans leur mission, aussi délicate et difficile que dangereuse.

 

 

*    *

*

 

Après une demi-journée de marche forcée dans le chemin parcouru par les ennemis, les cinq Micmacs arrivèrent sur le bord de la rivière Bouabouscache, dans un endroit où les pistes des Iroquois s’arrêtaient tout à coup.

Les sauvages s’attendaient à cela ; aussi ne furent-ils nullement surpris. – Puis, ils connaissaient si bien cette forêt de leur pays, qu’il n’était presque pas possible, pour homme ou bête, d’en remuer une branche sans qu’ils s’en aperçussent.

À la suite d’un examen minutieux des bords de la rivière, ils avaient découvert les traces défigurées d’une descente sur la rive sud de la Bouabouscache, d’où les Iroquois, marchant dans l’eau, avaient atteint un gué de rocailles conduisant au chemin pris par eux pour aller au Bic.

D’autres pistes, rendues méconnaissables pour tous autres que des sauvages, menèrent les Micmacs à un amas de branchages, masqué par des arrachis, au pied d’un petit rocher, sous lequel ils trouvèrent entassés vingt canots iroquois, bien différents par la forme des embarcations de la contrée.

Ces canots étaient là, avec les perches et les avirons ; mais il n’y avait rien autre chose. – Cependant, il était impossible que les Iroquois eussent emporté au Bic avec eux tout le bagage et surtout les provisions nécessaires à une expédition lointaine en pays inconnu. – On les avait observés, du reste, et ils n’étaient point surchargés.

C’est la coutume des sauvages, quand ils sont obligés de laisser dans les bois les objets qui leur sont d’une utilité première, de ne pas tout mettre dans le même endroit : – c’est ce qu’on appelle faire plusieurs caches ou cachettes.

Les Micmacs continuèrent donc leurs recherches et finirent par découvrir le lieu d’une autre descente, sur la rive nord de la Bouabouscache, à une assez grande distance de l’endroit occupé par les canots, et par trouver la cache des provisions et bagages des Iroquois.

On a tout vu !

Le conseil maintenant !

Puis de suite l’action !

Les sauvages, – comme tous les hommes contemplatifs, –possèdent cette faculté précieuse de concentration, nécessaire à l’unité de but et à la fermeté d’exécution, qu’on appelle le caractère. Cette qualité se développe chez l’homme qui se recueille, et voilà pourquoi nos sociétés modernes, les moins recueillies, les plus avides de bruit et de frivolités, les plus répandues au dehors, sont aussi, de toute l’histoire, les plus pauvres en grands caractères.

Mettant à profit, dans ce moment, cette qualité si développée chez le sauvage, nos Micmacs firent taire toutes les inquiétudes qu’ils ressentaient pour tant d’êtres si chers laissés derrière eux, et devisèrent des moyens à prendre, tout comme s’il n’y avait eu au Bic rien autre chose qu’un parti d’ennemis exécrés à détruire.

 

 

*    *

*

 

À deux journées de canot se trouvait une bourgade amie de la tribu maléchite.

La Bouabouscache se décharge, comme on l’a vu, dans la Rivière Trois-Pistoles : – en remontant cette dernière rivière, on arrive à un petit lac, d’où, par un portage de quelques centaines de pas, on tombe dans la chaîne des lacs Acheberache, d’un aspect si curieux. De ces lacs, au moyen de la rivière du même nom, on descend dans le grand lac Témiscouata, qui décharge ses eaux dans l’Aloustouc par la belle rivière Madaouaska.

À part la navigation, peu longue mais portageuse, de l’Acheberache, la route indiquée se parcourt en canot avec la plus grande aisance : à peine quelques courts et faciles portages viennent-ils interrompre l’action de la perche et de l’aviron ; plus de la moitié du trajet se fait à travers les eaux dormantes des lacs. C’est la communication naturelle entre les deux vallées du Saint-Laurent et de l’Aloustouc.

C’était à l’embouchure de la Madaouaska, à l’endroit aujourd’hui nommé le Petit Saut, qu’était situé en ce moment le village maléchite dont on vient de dire un mot.

On sait que les Maléchites sont frères des Micmacs, dont ils diffèrent cependant par le dialecte, et un peu par les usages. Ils ont aussi une manière particulière de confectionner les articles à leur usage : – encore aujourd’hui, on reconnaît de loin les canots maléchites, par la forme qui les distingue des canots des autres tribus.

Les Maléchites, comme tous les Algonquins, avaient une haine profonde pour les Iroquois ; cette haine, richement payée de retour, aurait amené de bien plus fréquentes rencontres entre ces sauvages, si les Iroquois, si nombreux, avaient mieux connu le pays des Maléchites.

Les cinq Micmacs, en prenant la résolution d’aller demander du secours aux guerriers de la Madaouaska, étaient donc certains de leur fait.

Sans perdre un instant, deux d’entre eux partirent sur un des canots Iroquois, pour aller convier leurs frères à une chasse aux ennemis.

Les trois autres restaient sur les bords de la Bouabouscache pour accomplir la triple mission – de détruire les canots et les provisions des Iroquois, – de préparer des embuscades et des sentiers de retraite, – d’effacer les traces de leur passage et de leur présence en ces lieux, et de surveiller le retour de l’ennemi, afin de prévenir toute surprise.

 

 

 

 

4.

 

LA GUERRE.

 

 

Retournons présentement au Bic.

Les Iroquois arrivèrent dans le voisinage immédiat de la Bourgade, le jour même dont on vient de lire en partie l’histoire, un peu avant le coucher du soleil.

Ils ne se croyaient pas découverts et s’attendaient, d’après tous les signes observés par eux, à surprendre les Micmacs dans l’abandon de la sécurité la plus parfaite.

C’était l’heure où, sur les bords de la mer, les goélands redoublent leurs cris, comme pour saluer d’avance la fin du jour ; l’heure où les corneilles se réunissent au haut des airs et prennent, dans une ronde bruyante et fantastique, leurs derniers ébats, avant de s’aller brancher pour la nuit.

Arrivés à une courte distance du rivage de la Baie, les Iroquois avaient examiné les petits chemins convergeant vers le village ; puis ils avaient partagé leur troupe en plusieurs bandes.

Altérés de sang, marchant à pas de loup, retenant leur haleine, le corps penché en avant, plongeant leurs regards de chats-sauvages à travers les interstices de la forêt, l’oreille tendue à tous les bruits, le casse-tête à la main... ils s’avançaient dans les divers sentiers qui conduisaient aux cabanes, resserrant à chaque instant le cercle formé par leur ordre d’attaque.

Ils arrivent !

Mais, à leur rage, ils ne trouvent plus que les vestiges d’un campement qu’on aurait cru délaissé déjà depuis plusieurs jours.

Mettant à profit ce qui reste de la lumière du jour, ils cherchent la lisière du bois, les rivages de la Baie.

– Rien !...

Ils écoutent !

Nul autre bruit que celui de la lame d’une mer calme qui caresse le rivage ; – que ces murmures, concert du soir d’un beau jour, dans les bois au bord des eaux !

Réunis sur la plage, après des recherches qui leur font croire à une méprise complète, ils jettent un regard distrait, mais frappé néanmoins, sur la belle nappe d’eau qui emplit le bassin du Bic, et qu’éclairent en ce moment les derniers reflets du crépuscule.

Ils hument, dans leurs poitrines fatiguées et haletantes, cet air vivifiant des bords de la mer chargé des émanations du salange et des varechs.

Puis, rentrant dans le bois, ils vont s’emparer de la clairière qu’occupaient le matin les cabanes des Micmacs, pour préparer la sagamité du soir, et se livrer aux réflexions inspirées par leur mésaventure, avant de prendre leur repos de la nuit.

 

 

*    *

*

 

Cette nuit fut calme !

Les sentinelles, que les Iroquois avaient toujours le soin d’entretenir au guet, n’entendirent rien... que les cris lugubres du hibou attiré par l’odeur de la fumée du campement ; – elles ne virent rien... que l’aurore boréale, si belle en ces endroits, quand elle fait jouer ses marionnettes dans l’azur du ciel.

Elle parut longue, cette belle nuit, aux gens qu’elle voyait réunis autour de la baie du Bic, et le sommeil de ceux-ci ne se ressentit guère de la douce paix répandue dans la nature.

Enfin l’aurore parut, promettant un jour pur et serein ; mais elle fut saluée par un hurlement, horrible, parti du côté du large, auquel répondirent des hurlements semblables répétés par les échos des montagnes d’alentour.

C’était le cri de guerre des Iroquois !

Un de leurs chefs avait, au point du jour, laissé sa couche, rendue brûlante par l’agitation de son esprit, pour aller respirer le frais sur le rivage de la Baie.

Il avait trouvé le bassin à sec : – la mer était basse !

La basse marée, dans un endroit comme celui-ci, est un phénomène qui toujours surprend ceux qui vivent loin des bords de la mer.

Le sauvage en s’avançant sur la batture que la veille au soir il avait vue couverte d’eau, crut découvrir aux premiers rayons de la clarté matinale, des empreintes que le flot n’avait point tout à fait effacées.

Il put même suivre une espèce de battue se dirigeant vers le large. – Il eut un soupçon !

Se couchant à plat ventre sur les galets, il darda son regard perçant dans la direction des traces imprimées sur le sable et la vase.

Grâce à la froidure du matin, il vit comme une vapeur qui s’élevait de l’extrémité escarpée d’un des îlets du large qu’on pouvait atteindre en ce moment à pied sec.

Plus de doute !... Ces pistes, c’étaient celles des gens de la bourgade abandonnée !...  Cette vapeur, c’était l’effet de la respiration d’un grand nombre d’êtres animés réunis dans un étroit espace !

Les Micmacs étaient là ! – Il était clair dès lors qu’ils n’avaient point de canots ! – Donc il était impossible polir eux d’échapper !

C’est alors que l’Iroquois avait poussé ce hurlement qu’avaient répété les autres Iroquois, en saisissant leurs armes.

Aucun cri ne répondit de l’Îlet, que le chef, un instant plus tard, indiquait à ses gens accourus en armes autour de lui.

Mais qui eût alors plongé ses regards dans la caverne que l’on voit encore dans le flanc escarpé du rocher, aurait été témoin d’un spectacle déchirant.

Dans un étroit espace, bordé de gros blocs détachés et s’enfonçant dans le roc, des femmes et des enfants, pressés les uns contre les autres, étouffaient des sanglots que comprimaient sur leurs lèvres le regard et le geste d’hommes de guerre prêts au combat.

 

 

*    *

*

 

Les Iroquois employèrent quelque temps à se préparer, et dans l’intervalle la marée, cette porteuse d’eau qui ne s’arrête jamais, s’était mise à monter.

C’était une circonstance dont les guerriers micmacs comptaient bien profiter ; parce qu’elle diminuait pour leurs ennemis les avantages d’un nombre beaucoup plus que double.

Quand les Iroquois, en ordre de bataille, prirent le chemin de l’Îlet, assez éloigné de la terre ferme, tous les Micmacs en état de porter les armes, les guerriers en tête, sortirent des rochers et, poussant le cri de leur nation, vinrent se placer sur la petite batture qui forme l’atterrage de l’Îlet, appuyés des deux côtés sur la marée montante.

Les Iroquois, bien que certains de la victoire, sentaient néanmoins que des hommes braves, ayant derrière eux leurs femmes et leurs enfants, n’étaient point un ennemi dont on pût se promettre d’avoir bon marché.

Aussi marchaient-ils en bon ordre et lentement, et mirent-ils un temps assez long à parcourir la distance de plusieurs centaines de pas qui les séparait de leurs adversaires.

Les deux partis sont maintenant à portée d’arc : – les flèches se croisent dans l’espace qui les sépare ; – le sang commence à couler ; – des combattants tombent gravement blessés ; – d’autres s’arrêtent pour arracher, de leurs membres nus, les pointes acérées qui en mordent les chairs !

L’avantage est aux Micmacs qui attendent, de pied ferme et dans la meilleure position possible pour mesurer leurs coups, un ennemi qui marche sur un sol inégal et mouvant.

Le flot, qui monte toujours, empêche d’ailleurs les Iroquois de se déployer : – alors, jetant leurs arcs aux hommes des derniers rangs, ils saisissent leurs tomahâks et s’élancent en hurlant sur leurs ennemis.

Ceux-ci leur font beaucoup de mal par une dernière volée de flèches tirées de près, puis les reçoivent en poussant leur cri de guerre, le casse-tête au poing.

Ce fut un choc terrible... On eût entendu le bruit des tomahâks se heurtant, brisant les crânes et fracturant les os... On eût vu les affreuses blessures produites par les horribles armes de ces sauvages, dans cette lutte, la millième répétition de celles qui, tous les ans, à cette époque et longtemps encore après, ensanglantaient le sol de notre pays.

Les Iroquois ne purent pas entamer la phalange des Micmacs, qui se battaient avec un courage et un sang-froid admirables.

Alors les premiers, sentant l’impossibilité d’une prompte victoire et voyant la marée prête à boucler derrière eux, se retirèrent en bon ordre, mais poursuivis par les flèches et les moqueries de ceux qu’ils venaient attaquer de si loin.

Il y avait de chaque côté quelques morts et beaucoup de blessés ; les deux partis étaient du reste presqu’épuisés de fatigue ; car ces luttes corps à corps, avec des armes dont l’effet dépendait de l’impulsion donnée à force de muscles, étaient bien autrement fatigantes que les exercices de nos combats d’aujourd’hui.

Chacun emporta ses blessés... Les cadavres restèrent sur le fond, pour rouler et disparaître sous l’eau montante et reparaître, livides et maculés, à la prochaine marée basse !

 

 

*    *

*

 

 

Les Iroquois, confus, mais comptant sur leurs forces, n’avaient qu’à se reposer et se refaire ; il n’en était point ainsi des Micmacs.

Les pertes de ceux-ci, bien que moins nombreuses, étaient, cependant, relativement plus considérables et avaient, naturellement, porté sur les meilleurs hommes de leur troupe composée de toutes gens.

Les Micmacs comprenaient que les Iroquois se garderaient bien de commettre, une seconde fois, la faute d’attaquer à la marée montante. Ils ne se sentaient plus de force à rencontrer leur implacable ennemi à poitrine découverte.

Après un court conseil tenu par les guerriers, on ordonna aux femmes d’élever en avant de la caverne une espèce de retranchement.

L’endroit était assez propice à l’érection de travaux de ce genre. – En face et en côté de la grotte étaient rangés, comme circonscrivant une étroite enceinte, de gros blocs de rochers qu’on dirait autant de menhirs druidiques.

Il s’agissait de barricader les espaces laissés entre ces blocs de pierre et de rehausser le tout, à la manière adoptée par les sauvages pour ces sortes de fortifications.

Les perches des ouigouams, certains ustensiles et le bois qu’on put se procurer en dépouillant les flancs de l’Îlet des petits sapins qui s’élevaient ça et là des crevasses des rochers, servirent à construire une double palissade, dans l’interstice de laquelle on empila des cailloux, du sable, des peaux, et jusqu’aux bagages et provisions des familles.

Les heures de répit données par le flux et le reflux de la mer, furent si bien mises à profit, que la nouvelle marée basse trouva les Micmacs entourés d’un rempart qui leur permettait d’employer à la défense les blessés, les femmes et même les enfants d’un certain âge... qui derrière la palissade... qui sur les escarpements des rochers... les plus forts défendant les abords du côté de l’eau.

Les Iroquois, ayant vu de loin exécuter ces préparatifs, et ne connaissant pas les lieux, ne s’imaginaient pas qu’ils pussent être aussi effectifs qu’ils l’étaient en effet.

 

 

*    *

*

 

Profitant de la première occasion offerte par le jusant, ils reprirent sur la batture le chemin de l’Îlet.

L’attaque fut plus savante et plus longue ; mais on se battait contre des adversaires retranchés, et, cette fois encore, elle demeura infructueuse.

Il y eut inévitablement des tués et des blessés de chaque côté. Comme la première fois, les pertes des Micmacs, plus faibles numériquement, les laissèrent dans une position de plus en plus désespérée.

Les Iroquois avaient trop compté sur leur supériorité, et n’avaient point eu recours à tous les moyens qui auraient pu les rendre promptement victorieux. À cause de la nature des lieux, on ne pouvait combattre qu’à la marée ; car l’Îlet escarpé baigne ses pieds dans l’eau, dont il reste environné toujours et partout, à l’exception d’un espace assez limité qui assèche en dos d’âne à mer basse, et fait suite alors à la batture de la Baie.

Le jour allait finir : – il ne pouvait être question d’une attaque de nuit, – et la crainte des assaillants était, maintenant, que les Micmacs qu’ils savaient hors d’état de résister, ne voulussent tenter de s’échapper de l’Îlet, à la faveur des ténèbres, pour se répandre dans les montagnes voisines de la Baie, afin de courir, chacun pour soi, les chances d’échapper aux dangers auxquels ils étaient tous certains de succomber, en restant ensemble.

Dans cette préoccupation, les Iroquois passèrent une partie de la nuit à suivre la marée sur la batture. En voyant, à pareille heure et dans pareil lieu, leurs silhouettes étranges aller et venir, courir et s’arrêter, on eût cru assister au sabbat et voir une de ces réunions infernales des sorciers et de leurs compères des vieilles légendes d’Europe.

 

 

*    *

*

 

Le jour parut, et avec le jour un nouveau jusant, dont se hâtèrent de profiter les Iroquois.

Leur troupe, arrivée à la distance d’un peu plus qu’un trait de flèche du rempart micmac, s’arrêta. Alors les malheureux habitants de la caverne, désormais défendue par des vieillards, des femmes, des enfants et quelques guerriers blessés, virent un certain nombre d’Iroquois allumer d’énormes flambeaux d’écorce, puis toute la bande s’avancer vers les retranchements, à la course et dans un ordre particulier.

Les porte-flambeaux étaient accompagnés chacun de deux guerriers tenant au-devant d’eux des claies en guise de boucliers ; ils étaient soutenus par le reste de leurs frères qui, armés d’arcs, balayaient le rempart.

Bientôt après la faible palissade était en feu !... Les Iroquois, retirés à une centaine de pas, le tomahâk levé, poussant des ricanements de démons, attendaient que leurs victimes sortissent du milieu des flammes pour les immoler.

La chose ne se fit pas longtemps attendre : tous ceux d’entre les Micmacs, hommes et femmes, que la faiblesse, la terreur ou des blessures graves ne condamnaient point à être suffoqués, s’élancèrent avec l’énergie du désespoir contre les Iroquois ; ceux-ci n’eurent point de peine à vaincre, mais là encore, ils perdirent quelques-uns des leurs et eurent plusieurs blessés.

Tous les Micmacs, sans distinction d’âge et de sexe, périrent, étouffés dans la caverne ou massacrés par les Iroquois. Leurs cadavres, mutilés et privés de chevelures, restèrent là pour être la pâture des renards et des corbeaux, sur l’étroite rive et dans le creux de ce rocher qui reçut de cet évènement le nom d’Îlet au Massacre, qu’il conserve encore aujourd’hui.

 

 

 

 

5.

 

LE RETOUR.

 

 

Au fond, les Iroquois n’étaient qu’à demi satisfaits du résultat de cette expédition.

Ils avaient cru surprendre une bourgade sans défense, comme cela leur arrivait si souvent, et ils avaient rencontré une résistance obstinée.

Leurs pertes, du reste, étaient considérables : vingt des leurs étaient morts ou mourants ; ils comptaient de plus une trentaine de blessés, dont plusieurs grièvement.

Soixante hommes seulement restaient parfaitement valides, sur cent guerriers qu’ils étaient à leur arrivée, et on était loin, bien loin du pays natal.

On employa le reste de ce jour et la journée suivante à se reposer, tout en faisant les préparatifs du retour.

Trois jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée des Iroquois au Bic ; le matin du quatrième, ils reprirent le chemin de la Bouabouscache, comptant bien terminer là leur expédition et revoir bientôt les bois, les rivières et les lacs du pays d’Agné.

La forêt était tranquille ; nulle trace d’ennemis ne se laissait voir, et les Iroquois se croyaient bien assurés d’avoir détruit toute la population de cette partie du territoire micmac. À mesure qu’ils avançaient, leur assurance redoublait, comme il arrive toujours, surtout aux sauvages, si peu prévoyants dans la pratique habituelle de la vie.

Dans la matinée du jour où l’on devait atteindre les bords de la Bouabouscache, les Iroquois se partagèrent en deux troupes, afin de hâter les procédés du voyage.

Trente hommes, les plus dispos et les plus vigoureux, prirent les devants pour aller quérir les canots et préparer le campement du soir ; les cinquante autres blessés et porteurs restèrent en arrière, marchant plus lentement.

 

 

*    *

*

 

C’est ici le moment de parler d’un autre retour, celui des deux messagers micmacs, expédiés vers les Maléchites cinq jours auparavant.

Ils avaient heureusement et promptement accompli leur mission, et, la veille au matin, étaient arrivés vers leurs gens, accompagnés de vingt-cinq guerriers maléchites.

Ils étaient donc là trente hommes. C’était peu ; mais tous frais, alertes, parfaitement instruits des lieux, et connaissant les forces de leurs ennemis.

D’ailleurs, les trois Micmacs restés à la Bouabouscache n’étaient point demeurés inactifs : après avoir détruit, sans altérer l’aspect extérieur des lieux, les canots et les provisions des Iroquois, ils avaient battu le pays voisin, ménagé des embuscades et préparé des sentiers dérobés de retraite.

Aussitôt après l’arrivée des alliés, un petit nombre d’entre eux avaient pris la route du Bic, en suivant des chemins détournés et parfaitement connus des guides micmacs, pour aller attendre les Iroquois au retour, épier leurs démarches et se mettre au fait de l’état actuel de leurs forces.

Le reste des trente apprenaient, des deux Micmacs restés avec eux, tout ce qu’il importait de savoir sur la situation et mûrissaient les projets d’attaque.

Les éclaireurs revinrent vers leurs amis de bonne heure dans l’après-midi du lendemain, c’est-à-dire plusieurs heures avant le retour des Iroquois à la Bouabouscache.

Ils apportaient un compte exact du nombre total des ennemis, du chiffre des blessés, de l’ordre de marche et du partage de la troupe en deux bandes ; d’où l’on conclut avec certitude, que les Iroquois avaient l’intention de venir, ce jour-là même, retirer les canots de leur cachette.

Pendant que ceci se passait chez les alliés, les deux troupes Iroquoises s’approchaient de la rivière, à environ deux heures de marche de distance l’une de l’autre, sans se douter le moins du monde que quelqu’un s’occupait d’eux, au sein de cette forêt en apparence si calme.

 

 

 

 

6.

 

LA VENGEANCE.

 

 

Vers la mi-relevée l’avant-garde des Iroquois s’était engagée dans le gué de rocailles de la Bouabouscache.

Après avoir traversé la rivière, ils s’étaient avancés, comme la première fois, dans l’eau, le long de la berge sud du courant.

Arrivés vis-à-vis de l’endroit où étaient leurs canots, ils avaient pénétré dans le bois ; déjà ils allaient saisir les premiers branchages qui obstruaient l’abord de leur cache, lorsque, tout à coup, une grêle de flèches, sortant presqu’à bout portant et de tous les côtés des fourrés voisins, porta dans leurs rangs la consternation et la mort.

L’attaque était si subite, si imprévue, la position des Iroquois était si mauvaise, ils se sentaient en ce moment si faibles, que, saisis de panique, ils lâchèrent pied et se mirent à fuir en désordre, retournant sur leurs pas par la route difficile qu’ils venaient de parcourir.

Les alliés, profitant de cet avantage décidé, les suivirent, la hache dans le dos, jusqu’au gué, où ils s’arrêtèrent ; car là ils entendirent le cri de guerre des Iroquois de la seconde bande, qui répondaient déjà aux cris de terreur des fuyards.

Le parti micmacs maléchite recueillit dix chevelures, de ce premier succès, qui ne lui avait pas coûté un seul homme, et qui augmentait de plus le nombre des blessés parmi les Iroquois.

Ceux-ci, une fois réunis sur la rive nord de la Bouabouscache, tinrent un court conseil ; car il n’y avait pas de temps à perdre.

 

 

*    *

*

 

La situation était affreuse. La troupe ne comptait plus que soixante-dix hommes, dont la moitié étaient atteints de blessures plus ou moins graves !

On ne connaissait rien du nombre ni des moyens de l’ennemi.

On n’avait plus de canots ! Il aurait fallu n’être pas sauvage pour en douter un instant.

Les provisions emportées pour le voyage du Bic étaient à peu près épuisées. Il était probable que la cache aux approvisionnements avait subi le même sort que la cache des embarcations. Il était également probable qu’une embuscade avait été aussi là dressée !

Mais il n’y avait point à choisir : le seul espoir du moment reposait sur la conservation possible des provisions ; il fallait profiter des deux heures de jour qui restaient pour aller arracher à l’ennemi, s’il en était temps encore, le seul moyen assuré d’existence dans ces tristes conjonctures.

On pensait avoir à livrer un combat à mort, on s’y attendait même comme à une chose certaine. Il fallait donc aller en force, préparé à toute éventualité.

Tous les hommes encore capables de combattre, au nombre de cinquante, devaient faire partie de l’expédition : les vingt autres, tous sérieusement blessés, restaient au campement dont ils devaient commencer les petits travaux.

La cache aux provisions était située à une demi-heure de marche et sur la rive nord qu’on occupait en ce moment. Elle se trouvait placée sur une pointe formée par un détour subit et demi-circulaire de la rivière ; cette pointe était basse et couverte d’une aunaie touffue ; mais, dans le voisinage, la forêt était formée par un de ces grands bois clairs qu’on appelle des fonds d’ormes.

La première fois, les Iroquois y avaient abordé en canot, mais ils avaient pris une exacte connaissance des lieux et marqué des amêts ; ils ne pouvaient se méprendre de ce côté-là.

Prenant à travers les bois, en suivant le cours de l’eau, ils marchèrent avec toutes sortes de précautions, furetant de l’œil et de la main toutes les broussailles.

Parvenus à leur cache, ils ne trouvèrent point d’ennemis, bien qu’ils purent examiner les travaux assez considérables d’une embuscade parfaitement dressée... Il n’y avait pas de provisions ; il n’en restait pas même de vestiges, non plus que des bagages de guerre qu’on avait en même temps déposés dans ce lieu.

Les Iroquois regardent, examinent, puis examinent encore, comme dans l’impuissance de se pouvoir convaincre de l’épouvantable vérité.

Enfin ils reprennent tristes et désolés la route de leur campement.

 

 

*    *

*

 

Il commençait à brunir, et déjà ils apercevaient, à travers les grands arbres, au-dessus des taillis, le reflet des feux allumés par leurs gens 6, lorsque, d’un embarras 7 en forme de haie de chasse, qu’ils n’avaient point observé au départ, sortit un cri de mort avec une nouvelle volée de flèches, immédiatement suivi de ce bruit que font des hommes ou des animaux fuyant à toute vitesse à travers la forêt.

Les Iroquois s’élancèrent à la poursuite ; mais, retardés par les embarras, ils sentirent bientôt que la chose était inutile et, se ralliant, ils continuèrent leur marche vers les feux du camp.

Encore des blessés !... Toujours cet ennemi insaisissable, invisible !... Des embûches qu’on ne soupçonnait même pas !... Ce n’était plus une guerre : c’était une chasse !

On arrive enfin !... Mais quel horrible spectacle éclairent les feux dont on a vu de loin la lueur. Il ne reste pas un homme vivant des vingt blessés laissés là deux heures auparavant ! Des vingt cadavres qui gisent en ce moment sur la terre, à la lumière blafarde des brasiers, pas un ne garde sa chevelure !

Les Iroquois se tordent dans des accès indicibles de rage et de désespoir,... et ne reviennent à eux-mêmes que pour constater le fait que le peu de provisions, tous les ustensiles et les petits bagages laissés au camp ont été détruits ou enlevés !

 

 

 

 

7.

 

LA CHASSE AUX HOMMES.

 

 

Épuisés de fatigue, sentant déjà les préludes de la faim, les Iroquois voyaient commencer pour eux une nuit terrible, avant-coureuse de journées et de nuits plus affreuses encore.

Il n’y avait pas deux avis à ouvrir dans le conseil qui fut tenu autour des feux du bivouac, et auquel semblaient assister, de leurs couches sanglantes, les cadavres des compagnons égorgés, et que troublaient, sans doute, les visions et les spectres de la caverne de l’Îlet au Massacre.

Il fallait vivre de chasse et de pêche ; il fallait viser à construire des canots pour retourner au pays, qu’il était impossible de jamais atteindre sans ce moyen.

Tout cela devait se faire en présence d’un ennemi toujours sur pied, au sein d’une contrée inconnue, au milieu d’une forêt battue d’estrades, alors qu’on comptait des blessés en grand nombre et qu’on était dépourvu de tout instrument ou ustensile autre que des armes de guerre.

C’était poser un problème difficile à résoudre.

 

 

*    *

*

 

Le parti micmac-maléchite, de son côté, avait arrêté ses projets d’une façon irrévocable. Il était bien sûr d’en poursuivre l’exécution avec ce caractère de fatalité qu’on donnait jadis au destin, et qui distingue les actes des hommes accoutumés à vouloir et à se commander.

Les alliés ne voulaient ni sacrifier, ni compromettre une vengeance qu’ils pouvaient savourer à loisir.

Ne s’exposer que dans le cas d’urgente nécessité ; ôter à l’ennemi tout moyen de sortir de sa triste situation, le poursuivre, le traquer sans cesse, l’immoler en détail : – telle était la résolution prise par les cinq Micmacs et leurs frères d’armes les vingt-cinq Maléchites.

Pendant la première partie de cette nuit que les Iroquois avaient passée dans l’insomnie, les alliés, gardés par des sentinelles vigilantes et bien postées, s’étaient reposés d’un sommeil tranquille et profond.

Et lorsque, un peu avant le jour, les Iroquois, cédant à l’épuisement, se furent endormis dans cette espèce d’insouciance qui est fille du désespoir, ne laissant debout que quelques hommes lassés et étourdis par les évènements de la terrible veille, les alliés étaient là, se glissant sous le couvert, profitant du vent qui venait à point remplir les bois du bruit des grands arbres agités et frottant les unes contre les autres les branches de leurs têtes touffues.

Une sentinelle du camp, croyant avoir entendu quelque bruit insolite, élevait au-dessus de sa tête un petit flambeau d’écorce promptement allumé pour éclairer ses recherches, lorsqu’un sifflement, – aigu comme le cri de l’émerillon, – se fit entendre au même instant ; les gardes iroquois tombaient blessés, chacun de plusieurs flèches, en poussant un cri de douleur et d’alarme.

Les dormeurs, éveillés en sursaut, se lèvent en désordre ; mais, avant qu’ils aient pu se rendre compte de ce qui se passe et recueillir leurs esprits, une nuée de flèches s’est abattue sur eux.

Puis les flèches cessent de voler ; la solitude se fait, de nouveau et dans un instant, autour du campement des Iroquois affaiblis encore par de nouvelles blessures graves et nombreuses.

 

 

*    *

*

 

Le jour venu, les Iroquois se préparèrent à laisser ce lieu néfaste, entouré de périls incessants, déserté par le gibier, où, de plus, la vue des cadavres des frères, avec la perspective de la famine, déjà commençait à tourmenter d’horribles tentations des imaginations rendues maladives.

Les sauvages mangeaient quelquefois leurs ennemis ; mais c’était un pur acte de vengeance, et, par cela même, c’eût été pour eux comme un sacrilège de se nourrir de la chair de leurs compagnons.

On résolut de se diriger vers la rivière Trois-Pistoles, en suivant les détours de la Bouabouscache pour éviter tout danger de mécompte. La distance, en droite ligne, n’était pas très considérable ; la route en canot se parcourait en peu d’heures, mais, à travers bois, taillis, rochers, savanes et ruisseaux, c’était tout autre chose.

Ceux qui ont la pratique de la forêt savent quel travail épuisant et interminable c’est que de parcourir les bords d’une rivière. – Quand, pour la première fois, on se livre à cet exercice, on croit avoir parcouru des lieues, alors qu’on n’a parcouru que des arpents.

À toutes les difficultés ordinaires de pareille marche, venaient s’adjoindre, pour les Iroquois, la nécessité de vivre de chasse et de pêche, et les privations d’une situation trois fois exceptionnelle et désastreuse.

 

 

*    *

*

 

Quand il fallut partir, parmi les cinquante survivants des luttes des derniers jours, douze blessés se déclarèrent incapables d’entreprendre le voyage, et, selon la coutume des guerriers sauvages, demandèrent d’être achevés.

On leur cassa la tête ; puis, jetant leurs cadavres en travers des brasiers attisés à cet effet, on fit brûler leurs chevelures, afin qu’elles ne servissent pas de trophées et d’ornements dans les fêtes des ennemis.

 

 

*    *

*

 

Le parti pris par les Micmacs-Maléchites, de n’offrir le combat qu’en dernier ressort, n’était pas uniquement le fruit d’un calcul et d’un raffinement de vengeance ; mais c’était encore une loi imposée par la nécessité.

Les alliés, en effet, étaient moins nombreux que leurs ennemis ; puis, s’il était vrai qu’ils eussent jusqu’à ce moment opéré presqu’en masse, l’instant était arrivé pour eux de se partager en deux bandes.

Il était essentiel de tenir hors de toute atteinte possible et loin du théâtre des attaques, les canots sur lesquels on avait embarqué les provisions, les bagages, les ustensiles, les ammunitions de flèches et les armes de rechange. – Il fallait une dizaine d’hommes pour conduire et garder les cinq canots de guerre ainsi employés.

C’était donc avec environ vingt guerriers, – mais sains, mais se relevant à tour de rôle, – qu’on avait à pourchasser et à détruire trente-huit Iroquois affaiblis, mais redoutables jusqu’au dernier moment.

Ceux-ci, avant de quitter le débarcadère de la Bouabouscache, avaient examiné et analysé les traces laissées par leurs assaillants, la veille au soir et le matin du même jour : ils avaient acquis la certitude que le parti ennemi n’était pas très nombreux.

Une dernière lueur d’espoir brillait encore à leurs yeux, lorsqu’ils se mirent en route, par un temps d’une pluie d’averse qui promettait, cependant, de n’être pas de longue durée.

 

 

*    *

*

 

On n’avait pas fait quatre heures d’une marche tortueuse et pénible, équivalant au plus à une lieue de chemin droit, que, déjà, quelques blessés traînards avaient été tués et scalpés par les alliés.

Les Sauvages ignoraient l’art de couvrir une retraite. En temps ordinaire, ils prenaient quelque soin de leurs blessés ; mais en cas de désastre, c’était à peu près un sauve-qui-peut général. Il fallait alors accepter de l’ennemi les conséquences de l’axiome « malheur aux vaincus » ; « on y ajoutait dans la pratique, pour les siens, la maxime « malheur aux faibles ! ».

Sur le midi, on s’arrêta dans un endroit qui parut favorable pour la chasse au petit gibier et pour fa pêche ; car on jeûnait depuis un jour.

Une chasse, menée avec soin tout le reste du jour, produisit des lièvres, des porcs-épics et quelques perdrix. On dressa des collets, et une tenture de pêche à la nasse fut placée dans un endroit propice, immédiatement voisin du campement où l’on devait passer la nuit.

Un peu de gibier et une assez abondante prise de poissons permirent aux Iroquois de continuer le lendemain leur route. Il en fut ainsi des deux jours suivants ; mais, dans ces trois jours de marche et de chasses pénibles, les onze plus faibles d’entre les blessés Iroquois avaient payé à leurs implacables poursuivants la dette de sang récemment contractée dans la Baie du Bic.

On avait, sur la fin du troisième jour, non loin de la rivière Trois-Pistoles, atteint un endroit couvert de grands bois francs, entouré de coteaux, où l’on observait à chaque pas et partout du bois frais mangé d’orignal.

C’était la planche de salut dans un naufrage complet. Tuer un ou deux orignaux, prendre aux grands bouleaux du voisinage des écorces pour construire à la hâte quatre ou cinq canots, avec lesquels, dans quelques heures, on atteignait le Grand Fleuve... voilà l’espérance à laquelle les vingt-sept Iroquois, encore debout à la suite des victoires et des désastres d’un grand parti de guerre, s’attachèrent avec toute l’ardeur d’âmes vigoureuses revenant d’un cruel abattement.

 

 

*    *

*

 

En examinant les lieux on découvrit, à l’embouchure d’une petite rivière, une de ces îles dénudées, ou plutôt une de ces battures de cailloux amoncelés par le charroi des grosses eaux du printemps. Un mince filet d’eau, coulant dans une expansion du lit de ce courant, isolait cet îlot des rives voisines sans en empêcher le facile accès à gué.

Là, dans cet endroit déserté, les Iroquois, après la chasse, pouvaient passer quelques jours à construire leurs embarcations, sans crainte des surprises subites. On y campa le soir même.

Dès l’aurore du lendemain les Iroquois se mirent à la recherche de pistes récentes d’orignaux.

Bientôt on tomba sur les voies toutes fraîches d’une femelle accompagnée de son petit.

Les deux animaux suivaient, en le contournant, un long coteau boisé d’érables ; ils marchaient de cette allure qui dénote l’absence de toute inquiétude.

Les Iroquois s’arrêtèrent pour convenir des détails de la chasse ; car, s’il importait de s’emparer des orignaux, ce qui ne pouvait se faire en marchant tous ensemble, il importait également de ne pas trop se séparer, à cause des ennemis.

Il fut convenu que les deux meilleurs traqueurs de la troupe prendraient les devants, sur les traces des deux bêtes, et que tout le parti suivrait sans bruit d’un peu loin, pour les soutenir au besoin.

Il y avait un peu plus d’une heure qu’on allait dans cet ordre, avec toutes sortes de soins et de précautions, lorsque les affuteurs, de leur oreille vigilante et exercée, entendirent à distance, dans la direction d’un détour du coteau d’érables, le bramement sourd et plaintif du jeune orignal : Ti-am – ti-am – ti-am.

Autant la chasse de l’orignal, ce roi magnifique de nos forêts canadiennes, est facile à travers les neiges dures et profondes des mois de Février et de Mars, autant l’affutage de ces animaux est difficile dans la saison d’été.

Ici, néanmoins, l’endroit était propice, les affuteurs habiles et le succès une question de vie ou de mort.

Les deux chasseurs, pour ne pas être dérangés dans les soins de l’approche du gibier, élevèrent, sur leurs propres pistes, quelques branches enfourchées de travers sur la voie, afin d’avertir leurs gens de s’arrêter là et de redoubler d’attention, pour ne pas troubler l’affut.

Voyez avec quelles peines infinies ils commencent l’approche : directement, car le vent vient du fourré où les bêtes se sont rembuchées.

Voyez-les faire timidement un pas, en s’abritant sous les futaies... se redresser sans bruit pour regarder en avant... prêter l’oreille au moindre son... s’arrêter tout à coup, puis se traîner sur les genoux et les mains... éviter de rompre les branches sèches qui gisent sur le sol... contourner les petites clairières... profiter des plis du terrain... mettre à contribution, en un mot, tout ce que l’intelligence des forêts et des habitudes de leurs habitants, unis à une patience à toute épreuve, peuvent fournir de moyens.

Le petit orignal était couché, le dos aux chasseurs, à demi caché par un gros arbre renversé et recouvert de broussailles de mascouabina 8 et de bois barré 9 ; la femelle, à deux pas de son petit, paraissait comme ensevelie dans l’épaisse feuillée.

Après avoir rampé sur le tapis de la forêt, s’être arrêtés maintes fois, les affuteurs enfin sont parvenus à portée d’arc des deux orignaux.

La femelle ne bouge pas, – elle rumine sans doute ; – le petit brame et se remue de temps à autre sur sa couche.

Les chasseurs se redressent alors avec précaution, mettent un genou en terre ; ils tendent leurs arcs, et, choisissant le défaut des branches du fourré, décochent à chacune des deux bêtes une flèche poussée d’un bras vigoureux, à distance de quelques pas seulement. Puis, sans perdre un instant, ils s’élancent vers leur proie pour assurer leur conquête.

D’un bond ils sont sur les corps des deux orignaux ; mais au moment où ils vont enfoncer leur arme dans les chairs palpitantes, ils tombent, eux-mêmes, percés de flèches et s’agitant sans pouvoir proférer un cri, dans le râle de la mort !

Les Micmacs-Maléchites avaient, avant eux, tué l’orignal femelle et lié près d’elle son petit. – Ils avaient appâté les Iroquois, comme on appâte les ours, les loups-cerviers et autres bêtes carnassières.

Mais la chasse n’était pas finie !

Ils se hâtèrent de fixer contre l’arbre renversé, près des dépouilles des deux animaux, les cadavres des deux Ailleurs iroquois : – puis, poussant un double cri d’appel, ils attendirent dans leur embuscade l’arrivée de toute la troupe des ennemis.

Les Iroquois, croyant avoir entendu la voix des leurs, arrivent pleins d’une joie qui redouble à la vue de leurs deux compagnons penchés sur les corps des orignaux tués. Mais au lieu d’une heureuse curée, ce sont encore des traits meurtriers qui les accueillent. Faibles et découragés, les malheureux n’essaient point de résistance : ils reprennent à la hâte le chemin de l’Îlet, laissant sur place neuf des leurs pour être scalpés par les chasseurs d’hommes.

Réunis sur ce lit de cailloux au milieu de l’eau, les dix-huit infortunés n’attendaient plus que la mort.

Les alliés, tous assemblés quelques heures après autour de leurs canots tirés sur la rive, résolurent d’en finir avec leurs ennemis. D’ailleurs, il fallait faire quelques prisonniers pour les joies du triomphe qui devait suivre la victoire.

Bientôt après, tous les Micmacs-Maléchites, divisés en deux troupes, abordaient par les deux côtés la batture occupée par les derniers des meurtriers de leurs frères du Bic.

Le combat ne fut pas long : tous les Iroquois, à l’exception de six prisonniers, furent tués et scalpés.

Les alliés perdirent néanmoins, dans ce combat inégal, trois Maléchites tués et comptèrent de plus plusieurs blessés.

 

 

 

 

8.

 

APRÈS LA GUERRE.

 

 

Le lendemain fut un jour de triomphe pour les Micmacs-Maléchites. On mit au feu les quartiers frais et tendres du jeune orignal.

Un prisonnier, lié au fatal poteau, servit de jouet à la cruauté des vainqueurs. Les insultes et les tourments infligés à la victime firent intermède aux chants, aux danses et aux repas de la victoire, jusqu’à ce que le malheureux, expirant, fut scalpé en présence des cinq autres prisonniers iroquois, témoins de toute cette scène.

On partagea le butin composé de soixante-trois chevelures ; et les cinq prisonniers restants furent divisés entre les Micmacs et les Maléchites.

Le jour suivant les alliés se séparèrent, en se jurant alliance et vouant une haine éternelle aux Iroquois.

Chacun reprit la route de son pays : les Maléchites, sur leurs canots, le chemin de la Madaouska ; les cinq Micmacs, avec leurs deux prisonniers, à travers bois, celui du Bic.

De retour à la Baie, les cinq Micmacs trouvèrent plusieurs canots de leur nation, venus à l’appel des vieillards et des femmes envoyés dans le bas du fleuve, à la nouvelle de l’arrivée des Iroquois.

Ils visitèrent ensemble les lieux témoins du massacre des leurs ; ils virent, gisant sur les rochers et dans la caverne, les cadavres en décomposition de ceux qu’ils avaient aimés.

Avant de quitter ces lieux pour toujours (encore aujourd’hui on dit que les Micmacs ne campent jamais au Bic), on dressa deux poteaux sur l’emplacement de la bourgade. On y attacha les deux prisonniers, la face tournée vers l’Îlet au Massacre, après les avoir préalablement scalpés ; puis là, on leur fit subir tous les tourments que la vengeance la plus sauvage peut inventer.

Enfin, quand on vit ces infortunés près de rendre l’âme, on amoncela des écorces autour d’eux et on y mit le feu, pour couronner le supplice.

 

 

*    *

*

 

Longtemps, disent les récits populaires, on a observé les ombres des massacrés errer le soir autour de l’Îlet et mêler leurs gémissements au bruit de la mer !

Souvent on a vu, au sein de nuits sombres, des fantômes armés de pâles flambeaux danser, avec des contorsions horribles, sur les galets de la Baie !

C’est en harmonie avec ces traditions qu’on a désigné les deux caps qui limitent l’entrée de la Baie du Bic, par les noms lugubres de Cap enragé et de Cap aux corbeaux.

Il n’y a pas encore bien des années que les restes des os blanchis des Micmacs tapissaient le fond de la caverne au massacre !

Encore aujourd’hui, ce n’est pas le premier venu qui s’en irait visiter ces lieux, par une nuit obscure, alors que le vent gémit à travers les sapins et les crevasses des rochers, comme une âme en peine !

 

 

 

 

9.

 

RÉFLEXIONS.

 

 

Voilà comment se traitaient entre elles les nations aborigènes du Canada, avant la prédication de l’Évangile !

Marchant à tâtons dans la vie et dans la mort, elles allaient, se ruant les uns sur les autres, comme au milieu d’une orgie de sang.

Spectacle affreux qui navrait le cœur de nos glorieux missionnaires, et les fit se dévouer aux privations de tous les genres, au martyre enduré dans les conditions les plus épouvantables.

« Ô Dieu de miséricorde, s’écriait le Père Biard, dans son style simple et naïf, n’aurez-vous point pitié de ce désastre ? Ne jetterez-vous vos yeux de douceur sur ce pauvre désert ? »

Quelle belle race, cependant, que celle des nations sauvages du Canada !

Quelle sève et quel caractère, au milieu de cette sauvagerie !

Races fières, s’il en fut jamais, qui, aujourd’hui, devant l’action énervante du commerce, comme autrefois devant le casse-tête ennemi, savent mourir sans se rendre !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

II

 

LE SAGAMO DU KAPSKOUK

 

ou

 

L’ÉVANGILE PRÊCHÉ

 

 

 

 

1.

 

LE MISSIONNAIRE.

 

 

Reportons-nous, maintenant, à environ quatre-vingts ans après l’époque marquée par les évènements qui ont fait le sujet du chapitre précédent.

Des missionnaires de la sainte Église Romaine étaient venus travailler à la vigne du Seigneur, dans les champs du nouveau monde couverts des ronces de l’idolâtrie.

Ils savaient, ces hommes bénis de Dieu, quelles privations, quelles souffrances, quels dangers, quels déboires, quelles déceptions même ils devaient rencontrer au milieu de ces tribus sauvages des forêts ; mais, dans les combats du Christ et de son Église, on ne compte pas avec tout cela : l’effort est de l’homme, le succès est de Dieu.

Déjà les travaux d’évangélisation étaient commencés. Déjà des enfants baptisés de ces pauvres peuples étaient allés recueillir au ciel le prix de la rédemption du Verbe. Ces chères petites créatures, régénérées et étincelantes de gloire, aidaient, en déposant l’encens de leurs prières aux pieds de l’Agneau, à la conversion de leurs frères laissés sur la terre entourés des ombres de la mort.

Deux soldats de cette milice d’élite qui est comme la garde-du-corps du Vicaire de Jésus-Christ, deux Jésuites étaient venus se vouer aux missions de cette partie de l’Amérique du Nord dont la France venait de prendre possession sous le nom d’Acadie.

Ils avaient déjà visité une partie du littoral, lorsque bientôt, voulant embrasser dans leur zèle toutes les tribus sauvages dont l’existence leur était révélée, les deux apôtres, les Pères Biard et Masse, comme autrefois les douze choisis par le Sauveur, se séparèrent ; le Père Biard demeura sur le littoral de la mer, et le Père Masse, « jugé plus propre à cela par la commune voix de la communauté », comme disent les Relations, prit par l’intérieur, en suivant le cours de la rivière Saint-Jean 10.

Sur les bords de la rivière Saint-Jean, à environ soixante-quinze lieues de son embouchure, au pied du Kapskouk, s’élevait un village maléchite assez considérable.

 

 

*    *

*

 

Les Maléchites obéissaient alors aux ordres d’un vieux chef qui exerçait sur ces peuples une autorité aussi absolue que cordialement acceptée.

Là où existe le principe de l’autorité, là repose un élément de bien que les vices de celui qui commande peuvent bien pour un temps neutraliser ou exploiter à l’appoint du mal, mais qui ne laisse jamais que de produire en définitive de bons fruits.

Les Maléchites, certes, n’avaient point à se plaindre de leur vieux chef, dont la sagesse et le dévouement aux intérêts de sa tribu étaient célèbres chez les nations voisines ; vertu, du reste, qu’il tenait traditionnellement de ses ancêtres.

Cependant, ces vertus naturelles ne laissaient pas moins subsister, chez le Sagamo, toutes les passions indomptées du sauvage.

Le Père avait pris tous ces renseignements, pendant son séjour chez Louis Membertou, sachem de l’embouchure du Saint-Jean, fils de cet autre chef Henri Membertou, une des plus belles intelligences de l’intelligente nation Souriquoise, et l’une des plus grandes figures aborigènes de toutes nos vieilles annales.

 

 

*    *

*

 

Le voyage du Kapskouk, que le missionnaire avait tant désiré, se fit enfin. Le Père, conduit par des sujets de Membertou, remonta le cours du Saint-Jean, et, après une navigation de huit jours, il arriva au village maléchite.

Muni des recommandations de leurs frères des eaux salées, le Père fut bien reçu du Sagamo et de ses gens de l’intérieur, qui ne furent pas peu étonnés de cette visite, bien qu’ils eussent appris beaucoup de choses de l’arrivée d’hommes étranges, venus sur d’immenses canots de bois du grand l’autre côté.

Après avoir fait quelques jours de connaissance avec ces sauvages, et avoir satisfait à toutes les questions d’une curiosité bien naturelle, le missionnaire, qui se faisait « tout à tous pour les gagner tous », se mit à leur parler du Dieu Trinité et du Dieu fait homme pour le bonheur des hommes.

Les Maléchites écoutaient, dans l’admiration, le développement de la doctrine chrétienne.

Un Dieu couronné d’épines, cloué au bois, expirant en priant pour ses bourreaux : c’est en effet quelque chose de saisissant ! C’était pour ces hommes quelque chose d’une étrange nouveauté. Ils voyaient dans ce courage sublime un dévouement qu’ils croyaient comprendre, un sentiment qui les agitait profondément.

Puis, quand le Père leur déroulait la partie historique de l’ancien et du nouveau testament, appuyant surtout sur les grands tableaux de ce drame du monde, l’imagination de ces hommes ne vivant encore intellectuellement que par l’imagination, s’exaltait... Ils avaient peine à maîtriser leur surprise, pour rester dans cette impassible gravité que devaient garder, selon leurs idées, des hommes traitant de choses sérieuses.

C’était la première fois qu’ils entendaient donner une explication de ces lambeaux qu’ils possédaient des traditions originelles, que nul peuple n’a jamais perdues tout entières.

 

 

*    *

*

 

Les sauvages n’avaient, des révélations premières faites à l’humanité et conservées intactes par le seul peuple de Dieu, que des idées on ne peut plus vagues, confuses et extravagantes. Cependant, les notions de l’Être Suprême, de la Création, de la Faute originelle, du Déluge, des Migrations des peuples, de l’Existence des bons et des mauvais esprits, n’étaient pas tout à fait éteintes chez eux.

Un homme qui venait leur donner sur ces sujets des renseignements capables de satisfaire leur esprit, revêtait de suite à leurs yeux un caractère dont, jusque-là, ils ne s’étaient jamais fait d’idée ; cherchant un nom qui pût convenir à cet envoyé, et n’en trouvant point dans leur langue, ils empruntèrent aux récits mêmes de l’homme de la prière un mot pour le désigner.

Ils avaient admiré, comme des hommes considérables et amis du Grand Esprit, ces chefs des premiers ouigouams, dépositaires de la triple autorité de Pontife, de Père et de Roi : ils donnèrent au missionnaire le titre que portaient cet hommes, et les nommèrent Patlialche.

 

 

 

 

2.

 

LE SAUVAGE.

 

 

Sous le masque du stoïcisme sauvage, on eût pu voir se rembrunir le front des plus intrépides guerriers, quand le missionnaire s’efforçait de donner à ces peuples une idée des peines éternelles de l’Enfer.

Une voix intérieure, qui parle au fond de la conscience de tous les hommes, leur disait : – Cet abîme existe ! Il est quelque part, cet étang de feu !

On eût pu voir ces mêmes fronts se dérider et rayonner, quand le Père peignait, avec une onction séraphique, les joies indescriptibles du Paradis.

Tout leur être disait alors : – Oui, il n’y a qu’un pareil bonheur qui puisse satisfaire les désirs du cœur de l’homme !

Le missionnaire avait fait, en peu de temps, une telle impression sur ce peuple, qu’il était déjà convaincu de la vérité des paroles de cet homme chez qui tout respirait la vérité.

Aussi, lorsque le Père se mit à leur parler du Baptême, comme moyen indispensable de salut, beaucoup voulurent être baptisés ; mais il leur dit alors : – « Ce n’est pas tout de croire à ces vérités ! Il faut sans doute y soumettre son intelligence et sa volonté ; mais il y a de plus des choses à faire et surtout il y a des choses à bannir de son cœur et de sa pensée. Il faut purifier l’un de ses affections mauvaises, l’autre des idées de superbe et d’orgueil qui sont le propre de notre nature déchue. – Avant que cela soit fait, point de part aux mérites du Crucifié ; avant cela point de Baptême ; excepté pour ces petits, ajouta le missionnaire en montrant les enfants, à cause de la simplicité de leur cœur ! »

L’apôtre touchait au point difficile de la doctrine de la croix, « scandale pour les juifs et folie pour les gentils », le point difficile de la morale et de la pratique.

Tout le monde croirait facilement, parce que la vérité a des accents qui lui sont propres, s’il ne fallait pas sacrifier, soit les rêves creux d’une intelligence bouffie d’orgueil, soit les liens traditionnels des affections terrestres, soit les coupables désirs du cœur, soit les tristes habitudes du mal.

Tout le monde croirait sans contestation, si la foi pouvait aller sans les œuvres et n’obligeait pas à des sacrifices, à l’immolation du moi humain, à des luttes continuelles avec son propre cœur et contre une chair rebelle.

Lisons l’histoire des résistances opposées à la promulgation du catholicisme dans le monde, et lisons l’histoire des schismes et des hérésies ; toujours on verra la résistance, la rébellion ou l’apostasie tirer leur origine des intérêts sordides ou des affections criminelles.

Tant que le missionnaire n’avait proposé aux Maléchites que des vérités à croire, tant qu’il s’était renfermé dans la simple exposition du dogme, la chose allait de soi ; les sauvages se croyaient déjà chrétiens !

Mais quand il leur parlait des vertus à pratiquer, des pénitences à faire, de la confession des péchés, de la réparation, du pardon des injures... oh ! alors toute la sauvagerie de la nature se révoltait !

Le sauvage sentait en lui comme deux natures qui se combattent : deux lois s’offraient à son choix, celle de la chair et celle de l’esprit.

Une voix violente et agitée semblait lui crier : – « Cette parole est dure et qui pourrait l’entendre ? »

C’était surtout le pardon des injures, la loi d’aimer ses ennemis, que les Maléchites, et surtout leur chef, ne pouvaient comprendre, ou plutôt ne voulaient point accepter.

Il se faisait en eux une lutte terrible ! Déjà convaincus, dans leurs intelligences vierges de toutes les fabrications de l’orgueil philosophique, ils sentaient tout bonnement qu’ils avaient à choisir entre le Ciel et l’Enfer.

Les relations disent.– « Les sauvages se rendent aisément à la raison ; ce n’est pas qu’ils la suivent toujours, mais ordinairement ils ne repartent rien contre une raison qui leur convainc l’esprit. »

Ils n’avaient encore ni méprisé, ni abandonné l’Église, enseignant de par autorité divine ; ils étaient encore possesseurs de cette lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde.

Ils n’avaient point appris l’art de se tromper soi-même !

Pas assez corrompus dans le fond du cœur pour nier la vérité à cause de leurs passions, ils hésitaient cependant à en accepter les conséquences !

 

 

*    *

*

 

Chaque fois que le Patlialche pressait le Sagamo, auquel il s’attachait surtout, parce qu’il comprenait que de lui dépendait pour beaucoup, humainement parlant, le succès de sa mission, il y avait comme une vision qui se fixait dans l’esprit du sauvage.

Il regardait fixement dans la direction de l’Aloustouc et parlait, dans un langage mystérieux, des traditions de sa race et des ombres de ses frères.

Alors sa nature semblait en proie à des agitations semblables au bouillonnement des eaux de son grand fleuve, quand elles se précipitent, à travers les rochers, dans les profondeurs du Kapskouk.

Un jour qu’ils étaient là tous deux, assis seuls au bord de la chute, l’homme de paix et le sauvage farouche, et que celui-là parlait à celui-ci de la nécessité de pardonner à ses ennemis, le Sagamo interrompit tout à coup le missionnaire, et lui dit : – Sais-tu ce que c’est que la vengeance pour un sauvage ?

Puis, sans attendre de réponse, il ajouta :

– Écoute !

 

 

 

 

3.

 

LE RÉCIT.

 

 

« J’ai soixante-six hivers, et c’était treize hivers avant que je fusse né.

« Mon père, chef de ma nation, alors dans la maturité et la vigueur de l’âge, avait établi ses cabanes au bord de la Madaouaska.

« Il avait, de deux de ses femmes, trois fils, beaux et forts jeunes hommes reçus depuis peu au-nombre des guerriers.

« Un jour, arrivèrent à la bourgade deux Micmacs du Bic.

« Ils venaient demander à mon père des secours contre un parti d’Iroquois descendus pour attaquer leurs familles.

« Les Micmacs sont nos frères... les Iroquois sont des chiens !

« Mon père partit avec ses guerriers, parmi lesquels étaient ses trois fils, qui marchaient pour la première fois dans les sentiers de la guerre.

« L’expédition ne fut pas longue : en moins de douze soleils, nos gens revenaient chargés de chevelures ennemies, amenant avec eux trois prisonniers.

« Mais les Maléchites avaient perdu trois guerriers, et de leur nombre était le plus jeune des trois fils de mon père.

« Deux des prisonniers furent mis à mort dans les fêtes célébrées à l’occasion de cette victoire. Le troisième demanda grâce, avoua que les Iroquois sont des chiens, et fut adopté comme esclave, pour servir dans la bourgade.

« Le printemps suivant, vinrent au bord de la Madaouaska, – car on n’avait pas cessé d’habiter ces lieux, – des messagers du Sagamo de Stadaconé.

« Ce chef voulait organiser une grande expédition, afin d’aller attaquer les Iroquois dans leur pays, et il demandait à toutes les nations de nos frères de fournir des guerriers pour y prendre part.

« Mon père assembla les anciens auxquels il avait confiance et tint conseil.

« Le lendemain il répondit aux envoyés du Canada, en présence des Maléchites réunis, que la proposition était agréée et qu’on allait, en conséquence des évènements qui se préparaient, lever les ouigouams, pour recueillir, selon l’usage, toute la tribu sur les bords du Kapskouk.

« En effet, c’était ici que se réunissaient dans ces temps-là toutes les familles de ma nation, quand on avait lieu de croire à la proximité d’une guerre longue et acharnée.

« Pour la première fois, quelqu’un osa lever au sein de la tribu la voix contre les décisions du Sagamo et du conseil des anciens.

« Ce furent les deux fils de mon père qui se rendirent coupables de ce crime, dont l’audace étonna tout le monde.

« Ils prétendirent que les Maléchites avaient fait, l’été d’auparavant, plus que leur part contre les ennemis communs.

« Mon père écouta sans s’émouvoir ces discours audacieux ; puis se levant avec calme et majesté, il dit d’un ton lent et solennel :

– « J’ai perdu, l’an dernier, mon fils !... je n’ai plus de guerriers dans ma famille !... Ceux qui viennent de parler sont de faibles femmes ; ils resteront à coudre les peaux dans les cabanes... Pour moi, je conduirai des hommes contre les Iroquois, lorsque mon frère du Canada sera prêt à partir. C’est tout. »

« Les deux jeunes gens, honteux et frémissant de rage, se retirèrent poursuivis par les moqueries des guerriers.

« Les femmes et les enfants s’éloignaient d’eux, comme d’animaux dégoûtants.

« Le soir on les mit à coucher avec l’esclave iroquois !

 

 

*    *

*

 

 « Le lendemain il y avait un canot de moins sur le rivage de la Madouaska : les deux fils de mon père étaient disparus avec l’esclave iroquois.

« Mon père prit la coutume de se retirer, tous les soirs, seul à l’écart dans les bois, où il passait des heures entières.

« Les Maléchites se disaient : – Le Sagamo a le cœur malade... jamais le bonheur n’habitera de nouveau sa cabane !

« Vingt lunes s’étaient écoulées, pendant lesquelles un canot, monté de trois hommes, s’était rendu de la Madouaska aux sources de la rivière des Iroquois.

« Tu as entendu parler de ce voyage, long, bien long, puisque, pour l’accomplir, il faut nager, et nager sans cesse pendant le cours de vingt soleils.

« Depuis notre pays jusqu’au Grand Fleuve, et de là jusqu’à l’embouchure de la rivière des Iroquois, on marche en pays ami ; de l’embouchure de cette rivière jusqu’au grand lac qui en est la source, c’est un pays occupé, tour à tour, par nos frères et par nos ennemis ; c’est un chemin de sang. Au delà, c’est le pays des Iroquois.

« Les trois échappés, vigoureux et bien munis, n’eurent pas de peine à parcourir cette distance, à travers une navigation facile. Leur nombre ne pouvait inspirer de crainte à aucune des nations dont les partis de guerre suivaient souvent cette route ; au cas de surprise, la présence parmi eux d’un Iroquois et de deux Maléchites pouvait offrir des moyens de se tirer d’affaire.

« Ce qui leur advint, pendant le voyage, peu importe ! Ce qui se passa chez les Iroquois, à l’arrivée de ce canot, on le devine aisément !

 

 

*    *

*

 

 « Quarante lunes après le jour qui avait vu mon père flétrir ses deux fils, devant les siens et en présence d’amis étrangers, trente grands canots de guerre iroquois, montés de cent quatre-vingts guerriers et conduits par deux Maléchites, étaient arrivés à la tête du lac Témiscouata.

« Ils venaient surprendre et détruire nos familles.

« Ils avaient pu, en remontant la rivière qui conduit au lac, nourrir leur haine et le désir de vengeance par la vue des lieux témoins de la destruction des dernières bandes de leurs frères, immolés, l’année précédente, sur les bords de la Bouabouscache !

« Instruits par les récits de l’esclave évadé, profitant des conseils et des services des deux traîtres, il n’y avait pas de danger qu’ils vinssent à commettre les fautes qui avaient perdu leurs devanciers.

« Arrivés au lac, la navigation devenait pour eux aussi délicate, à cause des surprises possibles, qu’elle était facile, d’ailleurs, à travers les grandes et belles eaux du Témiscouata, de la Madaouaska et de l’Aloustouc.

« Sur l’avis des Maléchites, on demeura là tout un jour – les canots et le gros du parti soigneusement caché dans le sombre et étroit enfoncement, entouré d’ajoncs et de foin d’eau, qui forme l’embouchure tortueuse de l’Acheberache, le reste des hommes, avec les deux traîtres, répandus dans les bois voisins, pour examiner les lieux.

« À partir de cet endroit, on adopta un nouvel ordre de marche, toujours suivi en pareil cas : on ne voyagea plus que la nuit.

« Le jour, on se tenait sous le couvert et on n’allumait jamais de feu, si ce n’est lorsqu’il était possible d’en cacher entièrement la flamme et la fumée.

« Le soir, on attachait solidement les canots ensemble ; et sans bruit, à la faveur des ténèbres, sur les eaux dormantes du lac, sur les doux courants de la Madaouaska, on descendait pour arriver au bout de ce long voyage.

« Il n’y avait pas de lune, les nuits étaient sombres. En partie par suite des dispositions prises, en partie par pure faveur des chances, tout secondait les ennemis de mon père dans l’exécution de leurs projets.

« Le matin de la seconde nuit de marche, ou s’arrêta de bonne heure, à quelque distance du lieu qu’occupait, lors du départ des trois fugitifs, la bourgade de la Madaouaska.

« Il fallait voir si, selon la détermination prise par mon père, on avait transporté les ouigouams maléchites sur les bords de l’Aloustouc ; car les Iroquois avaient été mis au fait de tout ce qui s’était passé avant le départ de leurs guides.

« La bourgade n’était plus là, comme on s’y attendait. « C’est ici, dirent les deux Maléchites aux Iroquois, en leur montrant l’emplacement des cabanes, c’est ici qu’on nous a chassés du milieu des hommes pour nous reléguer avec les chiens ! C’est encore ici, ajoutèrent-ils, que deux des vôtres ont été liés au poteau, déchirés e ! scalpés. »

« L’examen des alentours démontra que l’éloignement des familles avait suivi de près le départ des transfuges. Rien n’indiquait dans ces lieux le passage récent de l’homme.

« Les fougères, les quatre-temps, les buis, qui tapissaient la forêt, n’avaient point été foulés récemment. Tout respirait le calme de la désertion la plus complète.

« En conséquence, on profita de la fin du jour pour opérer le passage du court et seul portage qu’on eût à faire, à l’embouchure de la Madaouaska.

« Les précautions devaient ici redoubler ; il fallait faire petites nuits et journées vigilantes, de peur d’être aperçus, et pour une autre raison encore.

« Ah ! si tu connaissais les émotions d’une situation semblable : quand la vengeance approche et qu’on a peur que la chevelure ennemie échappe à la main prête à la saisir ! Moments de joie, de crainte, d’espoir, de doute, de je ne sais quoi !... Le moindre son frappe l’oreille : un arbre qui tombe, le murmure d’un ruisseau, les rapides d’une petite rivière qui débouche sur des galets, le vol d’une perdrix réveillée par la peur, les coups de bec d’un pivart, tous ces bruits qu’on entend quand on descend de nuit, en suivant la rive, le cours d’une grande rivière, on les perçoit en pays ennemi, d’abord aussi clairement que tu m’entends parler ; puis ils grossissent, puis il semble qu’on les entend sans interruption, puis tous à la fois, puis ils se confondent en un bourdonnement qui monte, descend, prend tous les tons et finit par ne plus permettre de rien distinguer ; alors gronderait le tonnerre lointain qu’on ne le reconnaîtrait pas ! Ah ! il faut des guides solides, va, dans de pareils moments, et encore ne doit-on pas prolonger ces heures d’épreuve. Voilà pourquoi surtout les canots iroquois faisaient petites marches.

« Ce n’était que vers le milieu de la troisième nuit après le portage du Petit Saut, qu’on se promettait d’arriver dans le voisinage de la bourgade.

« Le soir de cette dernière nuit, on sortit d’une petite anse, formée par la décharge d’un ruisseau profond, où l’on s’était soigneusement tenu caché pendant le jour.

« Les canots étaient fortement liés ensemble, cinq de front sur six de profondeur ; les armes étaient préparées ; le débarquement devait avoir lieu dans un détour subit de l’Aloustouc, au milieu d’un endroit bien boisé, à quelques centaines de pas du village.

« L’attaque devait se faire au milieu des ténèbres, et trois heures seulement séparaient les exécuteurs et les victimes du moment du carnage.

 

 

*    *

*

 

 « Les canots glissaient sur un courant plus rapide.

« On était au plus obscur de la nuit.

« Dans ce moment, deux hommes de l’expédition, se levant de toute leur hauteur dans les canots, frappent à petits coups redoublés leur bouche de leur main, en poussant ce cri strident et saccadé que tu connais sans doute.

« Des cris semblables et prolongés répondent du rivage, et vont éveiller les esprits endormis dans les montagnes.

« Aussitôt des flambeaux, élevés des deux côtés de la rivière, se détachant en langues ardentes sur le sombre bandeau de la nuit, illuminent les eaux.

« Les Iroquois, étonnés, se redressent et jettent un regard ébahi sur cette scène étrange !

« Rappelés à leurs sens par le choc de cette émotion, ils ont bientôt compris ce que signifie ce spectacle. Alors, s’enveloppant avec calme de leurs couvertures, ils reprennent, les bras croisés, leurs sièges dans les embarcations.

« Moins d’une minute après, les trente canots et les cent quatre-vingts guerriers allaient s’engouffrer dans les abîmes du Kapskouk, salués dans cette descente par les cris de centaines de Mélachites, hommes, femmes et enfants, qui, perchés sur les rochers des deux côtés du précipice, se penchaient vers eux, accrochés d’une main aux sapins du rivage et agitant de l’autre les torches allumées pour le sacrifice.

– Vision d’Enfer ! s’écria, en joignant les mains, le pauvre missionnaire, dès que le chef eut prononcé le dernier mot de son récit.

– Spectacle sublime ! répliqua le Maléchite.

– Tu comprends, reprit le sauvage après une pause, que mon père savait tout... Tu comprends que la prétendue rébellion de mes deux frères n’était qu’une feinte imaginée pour exécuter un chef-d’œuvre de vengeance. Mais tu ne saurais comprendre ce qu’eut à souffrir mon père pour contribuer à l’exécution de leur dessein.

« Quand, le soir de l’évènement, il lui fut permis de tout révéler et de s’écrier en présence de la peuplade assemblée : « Mes fils sont des hommes ! » il lui sembla, m’a-t-il dit souvent longtemps après, que les montagnes des Chigdos descendaient de dessus sa poitrine.»

Il y eut ensuite un long silence entre les deux interlocuteurs qu’agitaient de bien graves pensées.

 

 

 

 

4.

 

PREMIERS RAYONS.

 

 

Le Sagamo, reprenant le premier la parole, dit au missionnaire :

– Mon père, qui, comme presque tous ceux de ma race, vécut très vieux, me racontait souvent cette histoire. Chaque fois il me disait : « Les cent quatre-vingts iroquois ne valaient pas mes deux fils. »

« Quand il fut près de mourir il m’appela près de lui et me dit : « Jure-moi que tu seras toujours l’ennemi irréconciliable des Iroquois. Jure-moi, de plus, que tu remettras à tes enfants cet héritage de ma vengeance ! »

« Je le jurai ; et tu me parles de pardonner à mes ennemis !

« Mais feras-tu que les ombres de mes deux frères, que je n’ai pas connus, ne se balancent le soir au-dessus des eaux bouillonnantes et des âpres rochers du Kapskouk ?

« Feras-tu que je ne sente pas la présence des esprits de mes pères errant la nuit autour de mon ouigouam ?

« M’empêcheras-tu d’entendre ces voix intérieures qui me parlent sans cesse de haine et de vengeance ?

– Oui, répondit le missionnaire ; non pas moi, cependant, mais le Dieu que je t’annonce. Quand on sent la présence incessante de ce Dieu qui remplit l’univers, tous les spectres et les fantômes du jour et de la nuit se dissipent, comme ces vapeurs légères du matin que le soleil disperse avant qu’on en ait pu saisir les formes trompeuses.

« Quand on écoute toujours en soi la grande voix de ce Dieu qui vous parle sans cesse, toutes les voix et les tourmentes intérieures se taisent, et il se fait un grand calme.

– Peut-être as-tu raison, reprit le sauvage : il fait bon d’entendre parler ainsi !

Puis, après s’être un instant recueilli, il ajouta : « J’ai toujours nourri l’espoir d’être un jour uni à mes pères dans le pays de chasse des esprits ; c’est pour cela que, dans les dernières cabanes des nôtres, nous mettons les armes et autres objets qui leur ont servi pendant leur vie. Si ce que tu me dis est vrai, où sont donc les âmes de mes ancêtres ?

– Je ne juge pas tes ancêtres, répondit le missionnaire ; la miséricorde de Dieu tombant sur un cœur droit peut opérer des miracles. Tes pères n’ont point eu l’occasion de s’instruire ; dans ces cas d’ignorance invincible, l’obéissance à la loi naturelle accompagnée d’intentions pures, peut faire entrer, à leur insu, des âmes candides dans le sein de l’Église. Mais il n’en pourrait être ainsi de toi et de ceux qui m’ont entendu, parce que vous avez reçu l’exposition de la doctrine, et que l’occasion vous est fournie de choisir entre le vrai et le faux, le bien et le mal, l’Église et ce qui n’est pas l’Église, le ciel et l’enfer.

– Tu peux continuer à exercer en paix ta parole au milieu de mon peuple, dit en soupirant le Sagamo, je n’y mettrai aucun obstacle. Pour moi (car je ne veux pas te tromper), je ne suis pas encore prêt à me faire chrétien... je verrai !

Le missionnaire fit peu de conversions.

Le Sagamo ne reçut pas le baptême, ni lui ni ses enfants ; mais eux et tous ceux qui résistèrent ne laissèrent pas d’être profondément travaillés intérieurement par la prédication de l’apôtre et les exemples des néophytes.

La glace était rompue ; il ne fallait plus que le vent de la grâce pour en disperser les fragments.

« Plusieurs n’attendaient rien des vieilles souches sauvages, écrivaient plus tard les Jésuites, toute l’espérance n’était que dans la jeunesse ; mais l’expérience nous apprend qu’il n’y a bois si sec, que Dieu ne fasse reverdir, quand il lui plaist ! »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

III

 

LE GÉANT DES MÉCHINS

 

ou

 

L’ÉVANGILE ACCEPTÉ.

 

 

 

 

1.

 

L’ENFER NE PRÉVAUDRA JAMAIS.

 

 

Il s’était écoulé un peu plus d’un demi-siècle depuis la première prédication de l’Évangile chez les Maléchites.

Cette période avait été pour l’Église de la Nouvelle-France, pour les missions des Jésuites, pour les colons Canadiens et Acadiens, une période de travaux, de luttes, de souffrances et d’angoisses ; mais aussi de foi, de courage, de dévouement et d’héroïsme.

Les guerres continuelles avaient porté la dévastation et le carnage dans toute l’étendue des colonies françaises. Les Iroquois, armés et soutenus par les Hollandais, semblaient devoir éteindre la religion catholique et le nom français dans cette partie du nouveau-monde. Une nation alliée, la nation huronne, avait disparu presque en entier dans ces luttes. Le martyre de plusieurs missionnaires avait laissé des troupeaux sans pasteurs, des églises sans apôtres.

Il y a ceci de remarquable dans l’histoire du catholicisme, c’est que les époques qui paraissent les plus pénibles et les plus désespérantes pour ceux qui doivent en supporter le fardeau, sont justement les époques qui, aux yeux de l’histoire et de la postérité, demeurent comme les plus belles et les plus glorieuses.

Aussi cette terrible période de l’histoire de l’Église du Canada a-t-elle reçu le glorieux titre de temps héroïques.

Beaucoup de tribus sauvages, chez qui les missionnaires étaient allés porter la semence de l’Évangile, avaient été forcément délaissées depuis. – Les ouvriers manquaient à la vigne.

Cependant, ces premières prédications n’avaient point été sans fruits durables, et la bonne nouvelle se propageait, en dépit des efforts de l’enfer.

« Vous demanderez, disent les relations, comment il est possible que le Christianisme puisse subsister dans les forêts parmi des peuples errants... Les sauvages qui ont eu la connaissance de Dieu et de son Évangile, par le ministère de nos pères, ont eux-mêmes le soin de communiquer aux autres sauvages de leur nation, cette connaissance qu’ils ont reçue, et deviennent ainsi eux-mêmes des apôtres... et ceux mêmes qui sont encore infidèles, ne laissent pas de venir présenter leurs enfants au Baptesme »...

Parmi les tribus ainsi forcément laissées à elles-mêmes étaient les tribus micmac et maléchite.

Une partie de cette dernière, et notamment les descendants du Sagamo du Kapskouk, fréquentait alors la rive sud du Grand Fleuve.

Encore aujourd’hui le principal village maléchite occupe, en arrière des paroisses de Kakouna et de l’Île-Verte, un étroit lambeau de terre parcimonieusement découpé dans le vaste pays qui jadis leur appartenait tout entier.

Les Maléchites, comme les Abénaquis, leurs voisins de l’Est, comme les Montagnais, leurs voisins du Nord, avaient, « sans aucun maître, ny aucun Docteur pour cultiver cette première graine et cette première semence, conservé et augmenté leur foi ». Malgré cela, comme on peut facilement se l’imaginer, il y avait encore bien des infidèles parmi ces sauvages, mais il n’y avait guère d’incrédules.

 

 

*    *

*

 

Au moment où nous reprenons notre récit, une ère nouvelle commençait à luire sur le Canada.

Depuis quelques années déjà, était arrivé à Québec le premier Évêque de notre pays, Monseigneur de Laval-Montmorency, du titre de Pétrée, Vicaire apostolique de la Nouvelle-France.

D’autre côté, le grand Roi, désireux de mettre un terme aux incursions des Iroquois, avait envoyé dans la colonie, sous les ordres d’officiers braves et distingués, ce noble et vaillant régiment de Carignan-Salières, si digne de continuer, dans les forêts de l’Amérique, le rôle commencé par Clovis et ses Francs sur l’antique sol des Gaules.

Les Iroquois avaient fui devant les cohortes de la France, puis avaient demandé la paix, et, avec la paix, le baptême.

L’Église canadienne était dans l’allégresse ! L’hymne de triomphe entonné par son premier pasteur avait été chanté par tout le peuple fidèle.

C’était une nouvelle consécration de cette promesse faite à l’Église : « Et les portes de l’Enfer ne prévaudront jamais contre elle ! »

Le Dieu fort, qui veut que son Église soit constamment attaquée et maltraitée, finit toujours, cependant, à cause de cette promesse, par lui donner la victoire. Il se moque pas mal de la puissance et du nombre de ses ennemis. Il est patient, « parce qu’il est éternel », et il sait bien, à son heure, renverser les complots des méchants, qu’ils se nomment Iroquois ou de tout autre nom !

 

 

 

 

2.

 

LE VOYAGE.

 

 

Profitant de ces jours heureux de victoire et de paix, les missionnaires se multipliaient pour aller mettre partout l’ordre et l’abondance dans le champ du Père de Famille.

Deux de ces ouvriers évangéliques étaient partis de Québec pour Tadoussac 11 ; l’un était destiné aux missions montagnaises de la côte du Nord ; l’autre devait, traversant le fleuve, aller reconstituer les missions de la Gaspésie.

Sans suivre jusqu’au bout ce dernier dans son voyage, accompagnons-le du moins jusqu’à cet endroit célèbre qui s’appelait alors et qui s’appelle encore aujourd’hui les Îlets Méchins.

Ce mot de Méchin n’est que la corruption populaire du mot sauvage Matsi, ou du nom français Méchant, qui sont, du reste, la traduction l’un de l’autre.

Le Missionnaire, accompagné d’un voyageur canadien, s’était fait conduire à Kakouna, sur la rive sud, par les Montagnais de Tadoussac. Là, il prit un canot maléchite qui devait le mener à Gaspé.

Des deux Maléchites qui guidaient l’embarcation, l’un était chrétien et l’autre infidèle.

Ce dernier n’ignorait pas les vérités essentielles du salut, il y croyait même ; mais il n’avait point été baptisé, et, comme bien des gens qui ne sont point sauvages et qui sont baptisés, il avait peur des obligations qu’impose le vrai christianisme. Il remettait le moment de sa conversion.

Pendant le voyage, le missionnaire perfectionnait l’éducation religieuse de ses compagnons. L’infidèle écoutait, avec autant d’attention que les autres, les instructions de l’apôtre. Jamais il ne s’absentait des exercices de piété que le Père ne manquait pas de faire, soir et matin, à la lumière du feu du campement.

Mais quand le prêtre lui demandait de se rendre et d’accepter de bonne foi le baptême, il disait : « Pas tout de suite, un autre tantôt. »

 

 

*    *

*

 

On était en route depuis cinq jours d’un temps magnifique. Sur le soir du cinquième jour, le ciel, jusque-là serein, se rembrunit tout à coup et se chargea de nuages ; tout annonçait un de ces coups de vent d’été aussi prompts à disparaître qu’à venir, mais qui n’en sont, pour cela même, que plus dangereux.

Les voyageurs venaient de parcourir, en serrant le rivage, ce qu’on appelle aujourd’hui le Passage des Crapeaux, à cause de la forme des rochers singuliers qui bordent la côte et qui semblent autant de batraciens rangés sur la rive pour coasser à leur aise.

On atteignait en ce moment les Îlets Méchins, endroit délicieux, autrefois redouté des sauvages, et depuis aimé des pêcheurs, auxquels il sert de lieu favori d’étape.

Les Îlets sont deux petits rochers situés à une très faible distance du rivage, dont ils sont séparés par un étroit chenal, assez profond pour servir de havre aux petites embarcations.

La plage en face forme une anse sablonneuse d’où le terrain s’élève graduellement en amphithéâtre vers l’intérieur, jusqu’au sommet d’une montagne immédiatement voisine des bords du fleuve. Un faible ruisseau, descendant des hauteurs, apporte en ce lieu l’eau la plus pure et la plus fraîche qu’il soit possible de désirer.

Nos voyageurs s’arrêtèrent en cet endroit.

 

 

 

 

3.

 

LA CONSCIENCE.

 

 

Malgré l’aspect invitant du local, malgré l’approche de la nuit et la menace d’un coup de vent, le sauvage infidèle ne s’était arrêté là qu’avec la plus grande répugnance et à son corps défendant.

– Qu’a-t-il ? demanda le missionnaire au sauvage chrétien, en mettant le pied sur le sable du rivage.

– Il a peur d’Outikou !

Pauvre malheureux, se dit en lui-même le missionnaire, il craint ce géant fantastique et n’a point peur de ce véritable géant de l’abîme qui rôde sans cesse autour de lui comme un lion rugissant cherchant qui dévorer !

– Toi, reprit le Père, as-tu peur d’Outikou ?

– Oh ! non, Outikou ne mange pas les sauvages qui ont reçu le baptême et qui prient.

– Mais pourquoi a-t-il plus peur ici d’Outikou que partout ailleurs ?

– Outikou reste là, dans la montagne.

– Ah ! c’est donc ici sa demeure favorite ; c’est ici qu’il chasse de la voix, pour les emporter dans les antres, les sauvages qui l’ont entendu. Tu peux en effet te moquer d’Outikou, toi, car c’est en vain qu’il s’épuiserait à crier, je le défie bien de se faire entendre d’un sauvage baptisé.

 

 

*    *

*

 

Tous les peuples ont conservé, des traditions premières du genre humain, le souvenir de cette lutte gigantesque qui eut lieu dans le ciel au commencement du temps, et se continue sur la terre entre le bien et le mal.

On retrouve ces histoires de Géants, réminiscences de Satan et de ses anges, comme symbole typique du principe du mal, dans les récits populaires et les poésies premières de toutes les races de la grande famille des hommes.

Outikou, s’appuyant sur un pin rugueux violemment arraché, c’est le Génie du mal fait aux mœurs de la forêt. – Mauvais pasteur du noir troupeau des méchants, qui laisse errer ses malheureuses brebis dans les affreux sentiers de la perdition, et ne leur fait entendre sa voix terrible qu’au moment de la consommation du sacrifice.

 

 

*    *

*

 

Le canot monté sur le rivage était renversé sur ses pinces. Des pièces pesantes de bois d’attérage chargeaient sa légère structure, pour la soustraire à l’action du vent.

L’éclat d’un bon feu projetait sur les eaux du fleuve et sur les îlots une lumière vive, qui marquait avec un effet grandiose sur les ombres profondes d’un ciel sans étoiles.

Le groupe des quatre personnages de ce tableau, assis sur le sable, se détachait en clair-obscur dans la pénombre de la montagne.

On causait, en prenant le sobre repas du soir, lorsque le vent, commençant à faire ravage, éteignit le feu, dispersant en gerbes étincelantes les tisons ardents du brasier. Cet accident, en laissant nos voyageurs dans une complète obscurité, vint augmenter encore les terreurs du sauvage infidèle.

Il fallait cependant en prendre son parti ; on fit la prière, puis chacun s’étendit sur le sable, à l’abri du canot, mais fouetté cependant par l’orage et mouillé par les grosses gouttes de pluie qu’il portait dans son sein.

Le vent et la pluie ne furent pas de longue durée ; ils cessèrent bientôt pour laisser l’empire exclusif des airs à l’une de ces nuits sombres mais calmes d’été.

On dormait sur le rivage comme on y dort à la suite d’une journée de fatigue, quand, tout à coup, un cri de terreur vint tirer subitement nos voyageurs de leur profond sommeil.

Au même instant, le sauvage rebelle à sa conscience se précipitait aux pieds du missionnaire, en criant de toutes ses forces : – « Le baptême, Patlialche, le baptême ! » – Mais qu’as-tu donc ? demanda le Père avec inquiétude.

– J’ai entendu le cri d’Outikou, et ce cri fait mourir !...

Je l’ai vu descendre de la montagne, grand, grand comme les Chikchâks...

J’ai vu le bâton qui lui sert de soutien : c’est un grand pin sec arraché de sa propre main... – Calme-toi, dit le Père rassuré ; car le malheureux infidèle étouffait.

– Il avait senti du sauvage non baptisé... il est venu rôder autour du campement.... il se penchait vers moi pour me saisir ; mais j’avais placé ton crucifix sur ma poitrine... En voyant cette image, il a poussé un nouveau cri qui semble encore m’ouvrir la tête ;... puis il s’est enfui vers la montagne, en laissant tomber son bâton a quelques pas d’ici !

Il écrasait sous ses pieds les sapins et faisait rouler les rochers sous ses pas en se sauvant.

Mais j’en mourrai, ajoutait le sauvage en s’attachant avec frénésie à la soutane du missionnaire, et je ne veux pas mourir sans baptême.

– Ne crains rien, dit le Père, tu ne mourras pas sans être baptisé. Dieu ne le permettra point ; mais en ce moment, tu n’es pas disposé à recevoir le sacrement auguste. Prions en attendant, et repens-toi de la résistance que tu as opposée jusqu’ici aux efforts de la grâce.

 

 

*    *

*

 

Quand le jour parut, le sauvage, un peu calmé, mais encore sous l’effet de l’épouvantable vision de la nuit, entraîna plutôt qu’il ne conduisit le missionnaire à l’entrée du bois, où, montrant un pin sec étendu sur le sol, il lui dit :

– Vois-tu le bâton d’Outikou ?

– De bâton, dit l’homme de Dieu en souriant, nous allons, avant de quitter les Méchins, construire une croix que nous élèverons dans ce lieu, en signe de la rédemption du monde, afin qu’Outikou ne revienne plus !

Le bâton du Géant, transformé en symbole de salut, s’éleva bientôt à la pointe de l’Anse des Méchins.

De ce moment, on n’a jamais revu le Géant aux Îlets. Les Montagnais, qui le nomment Atshen 12, disent qu’il s’est retiré dans les environs du lac Mistassini, dans le grand-nord, où sont les Nashkapiouts ou sauvages qui ne prient point.

C’est en souvenir de cette histoire, mais par suite d’une confusion de lieux, qu’on appelle aujourd’hui du nom d’Anse à la Croix une localité située à quelques lieues en haut des Îlets Méchins.

 

 

 

 

 

 

CONCLUSION.

 

 

Espérons qu’Outikou sera chassé de son dernier repaire.

Alors, si, comme tout semble le présager, ces belles races primitives du Canada sont destinées à disparaître des rangs de la famille humaine, elles iront finir et se perdre dans le sein de Dieu.

Pauvres, mais heureuses nations !

 

 

 

 

J.-C. TACHÉ,

Trois légendes de mon pays,

1917.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Champlain, parlant des sauvages de la Baie-des-Chaleurs, dit qu’ils se rendaient par le moyen de rivières et d’un portage à un endroit nommé Mantane. C’est encore ce que font quelquefois les Micmacs. En remontant la Ristigouche au départ, puis la Métapédiac et le grand lac du même nom, on s’engage dans une rivière appelé la Petite Matane, d’où, par le moyen d’un portage, on tombe dans la grande rivière Matane, dans le comté de Rimouski.

2 Je crois devoir faire remarquer que, dans cette question d’étymologie, je n’entends nullement m’occuper de cette autre question historique, si obscure, qui a trait à la tribu que certaines chroniques ont désignée par le nom d’Almouchiquois, mot auquel M. l’abbé Maurault, missionnaire des Abénaquis, donne exactement la même signification que je donne au mot Maléchite.

M. l’abbé Laflèche, ancien missionnaire du diocèse de Saint-Boniface, dans un fort intéressant article publié dans le No du 27 Mai 1857 du Courrier du Canada, rattache l’origine du mot Maléchite à deux mots du dialecte Cris : Mayi, qui vaut dire difforme, et Shit, pied. – Il m’est impossible de croire que mes amis les Maléchites, si parfaits de formes, si magnifiquement développés, des plus beaux parmi les plus beaux Sauvages, aient jamais pu recevoir le nom de Pieds difformes ; eux qui pourraient, surtout pour les mains et pour les pieds, servir de modèles aux artistes.

3 Les matachias sont des ceintures et colliers, ornements des Sauvagesses.

4 Les nâganes sont de jolies planchettes munies de lacets, de cerceaux et d’une courroie de porteur, sur lesquelles on emmaillote les enfants à la mamelle : espèces de hottes élégantes qui sont les berceaux des petits Sauvages.

5 On sait que le mot plaque signifie, dans le langage des forêts, une marque particulière faite sur les arbres et servant d’indication : un chemin plaqué est un sentier marqué de plaques.

6 Champlain, décrivant sa première expédition contre les Iroquois, dit que les Sauvages en marche de guerre n’allumaient point de feu ; cela doit s’entendre de partis voulant faire surprise ou se soustraire à la découverte ; mais lorsqu’ils se savaient observés, ils allumaient du feu pour éclairer leurs gardes et diminuer les dangers de la nuit.

7 Ce mot, dans le langage des bois, signifie des entassements d’arbres et de branches, faits pour obstruer le passage.

8 Le mot mascouabina veut dire graine à ours : c’est le cormier, dont les orignaux mangent l’écorce qu’ils aiment beaucoup.

9 L’arbuste qu’on appelle bois barré est une espèce de sycomore, qui sert aussi de nourriture aux orignaux.

10 La relation de 1611-12 parle d’un voyage du Père Masse en 1612 à la rivière Saint-Jean, où il passa l’année, sans dire jusqu’où il se rendit ; mais il était parti pour « aller et demeurer avec les naturels, errans et courans avec eux par monts et par vallées et vivant à leur mode quant au civil et corporel ».

11 On lit dans la relation 1668 : « Deux autres Pères descendent à Tadoussac, l’un pour y hiverner et cultiver cette Église, qui s’est accrue de quarante néophytes, et l’autre pour donner commencement à celle des Gaspésiens, qui se réunissent pour la commodité que leur en donne la paix. »

12 Cette tradition du Géant mangeur d’hommes est commune à presque toutes les tribus sauvages, avec des variantes. La relation de 1636 en parle comme d’une espèce de Loup-Garou, et le nomme Atshen.

Le Révérend Père Durocher, Oblat de Marie Immaculée, qui a été longtemps missionnaire chez les sauvages, m’écrivait dernièrement : « Le Géant fabuleux des Sauvages est appelé par les Algonquins Uindiko, par les Têtes de Boule Uitiko, par les Montagnais Atshen. Telle est la prononciation actuelle de ces mots... Elle a pu varier, et, de fait, o final se prononçait ou bref. »

 

 

 

 

 

 

 

 

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