Prière et maladie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marguerite-Marie TEILHARD DE CHARDIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une tante que j’aime beaucoup est venue me voir la semaine dernière. Appelons-la tante Ursule, si vous le voulez bien. Malgré ses soixante-quinze ans elle trotte comme un lapin « pour rattraper le temps perdu », explique-t-elle, car pendant une bonne vingtaine d’années elle a fait le métier d’allongée. Vous comprenez tout de suite les raisons de l’intimité qui nous unit toutes les deux.

J’aime ma tante parce qu’elle ne me dit pas tous les jours que j’ai engraissé ; elle s’abstient de me demander de mes nouvelles quand elle devine que mon humeur est au variable ; elle me raconte souvent de petites histoires drôles et, si je mérite un sermon, elle ne me le fait qu’à l’heure où je peux vraiment le supporter.

Donc, lors de sa dernière visite, elle aperçut entre mes doigts ce que mon neveu appelle « mon chapelet à médailles », autrement dit le chapelet des stations du Chemin de la Croix, – un appareil assez peu liturgique, mais qui représente un garde-fou utile devant l’abîme de mes distractions.

– Je te dérange, ma petite ?...

– Oh ! ma tante, si agréablement !

Tante Ursule ensevelit sa personne rabougrie dans un énorme fauteuil et dit d’un air pensif :

– Eh ! c’est bien possible !... Concentrer son esprit sur les réalités spirituelles est une entreprise si ardue pour les cerveaux fatigués qu’on est heureux parfois d’une diversion obligatoire. Seulement le diable y trouve son compte, bien que ni toi ni moi ne fassions profession d’être de ses amis. Vois-tu, mon enfant, au temps où j’étais, moi aussi, étendue comme une limande, j’avais coutume de reporter mes exercices de piété à la fin de l’après-midi. À la campagne, on est tranquille entre cinq et sept heures, et il était entendu que je me reposais à cette heure-là et que personne ne devait me déranger. J’avais mon « Imitation » sur ma table, mon rosaire sur ma couverture ; en deux heures, un contemplatif a le temps de réciter plusieurs dizaines d’« Ave Maria » et un non-contemplatif une grosse pour le moins. Eh bien, il était très rare que je parvienne à lire un chapitre d’« Imitation » et que j’arrive au bout de mon chapelet.

– Vous étiez en extase, ma tante : pareille chose arrivait à madame Acarie qui ne pouvait ainsi terminer le moindre « Je vous salue ».

– Tu te trompes complètement. D’abord une perfide lassitude s’insinuait dans tous mes membres et je remettais de quelques minutes le début de mes oraisons : pendant ce délai où mes oreillers me paraissaient d’une douceur céleste, toutes sortes de choses que j’aurais dû faire et que je n’avais point faites me revenaient à l’esprit. Un quart d’heure s’écoulait en regrets superflus ; alors, certains incidents avantageux pour mon amour-propre repassaient devant ma mémoire complaisante, puis luisaient comme de petits soleils aux rayons desquels je me chauffais béatement. Encore un gros quart d’heure de perdu, et bien perdu, je t’assure.

Cette fois je me mis à rire, mais je ne dis rien. Tout le monde ne se ressemble-t-il pas un peu ?

– Ce n’est pas tout. Mon livre n’était pas aussi près de ma main qu’il l’aurait fallu. C’est inouï comme on devient paresseux quand le service direct de Dieu est en question... Le seul mouvement que j’aurais dû faire me causait d’avance le vertige. Je tergiversais. Alors une nouvelle réminiscence mettait en désarroi mes velléités de recueillement. Telle personne m’avait écrit le matin pour demander un conseil difficile et je voyais maintenant de quelle manière lui répondre. Prendrais-je ma plume ou mon livre ? Toute ma vigueur me revenait d’un seul coup. Ceci me parut suspect à maintes reprises et je me tournais en général vers mon devoir. Mais mon équilibre mental était rompu et, par-dessus les versets qui me passaient sous les yeux, se gravait le texte de la lettre que je composerais le lendemain.

– Enfin, c’était tout de même une victoire à votre actif...

– Trop tardive, mon enfant. J’avais gaspillé une grosse demi-heure et tu sais que les consignes sont faites pour ne pas être observées. On commençait donc à frapper à ma porte : la femme de ménage en quête de macaroni, un neveu désireux de recoller son jouet, une amie qui entrait pour une minute et m’en consacrait quarante-cinq... Chaque jour dressait son petit piège dans lequel je tombais. Je ne t’ai pas parlé du plus grossier qui est le livre profane dont on ne veut lire que deux lignes et qu’on dévore jusqu’à la fin malgré la résolution de ne pas tourner une page de plus.

– Vous auriez dû commencer par là, ma tante. J’ai chaviré sur cet écueil pas plus tard que ce matin.

– Bref, en trente jours, je ne récitais pas dix chapelets. À propos, ma petite...

Elle m’exhiba tristement son rosaire brisé en deux endroits. Tandis que je me mettais au travail, elle s’étendit sur divers sujets où le diable n’avait plus rien à voir et le temps passa très vite pour nous deux. Quand la visite fut terminée, sept heures sonnaient à la pendule. Tante Ursule me regarda avec consternation.

– Ton Chemin de Croix ! Il était pour un défunt, n’est-ce pas ? Tu n’auras plus la force de le reprendre aujourd’hui, et, par ma faute, une pauvre âme ne verra peut-être pas le paradis dès ce soir. Faut-il que la prière des malades soit efficace pour que tant d’obstacles se dressent contre elle. Vois-tu, ma petite, je ne me consolerai jamais d’avoir été le suppôt du grappin...

Faut-il que la prière des malades soit efficace... c’est ce que j’ai le mieux retenu des propos de ma tante.

 

 

 

Marguerite-Marie TEILHARD DE CHARDIN,

L’énergie spirituelle de la souffrance.

 

 

 

 

 

 

 

 

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