Les charretiers

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Philippe TERCELJ-GRIVSKI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

 

 

Elle est merveilleuse, splendide, la vallée au-dessus de laquelle s’élève le petit village aux six maisons bien blanches. On la comparerait à un monde féerique, si elle n’avait dans son sein des gens qui luttent tous les jours pour leur existence. Mais alors, il serait trop beau, ce conte fabuleux.

Autrefois, dit-on, des géants avaient creusé au milieu d’un bloc de pierre un immense chaudron pour y enfermer le soleil trop brûlant et la bourrasque trop froide. Ils avaient encerclé ce chaudron de montagnes rocheuses et de collines abruptes, escarpées. Ils l’avaient couvert d’un ciel bleu pour qu’il restât caché et inconnu des hommes.

Mais un jour, le soleil et la bourrasque s’entendirent pour enlever ce couvercle d’azur. Le soleil brûlait et chauffait si fort que le couvercle fut fondu ; la bourrasque se déchaîna furieusement et toussa à pleins poumons, si bien que le couvercle s’envola très loin et s’enfonça dans la verte mer. Le soleil se moqua des géants, et la bourrasque, de son côté, éclata de rire.

Tous deux s’assirent au sommet d’une montagne et décidèrent ceci : ils prendraient en leur possession la vallée enfermée dans ce chaudron.

– Elle me servira d’âtre, dit le soleil.

– Elle sera le nid pour mes petits ! siffla la bourrasque. Ils se mirent au travail pour préparer l’âtre et le nid, chacun à sa façon.

Le soleil commença. Très bas, dans la vallée, il chauffa la terre qui fit pousser des amandes dures, des figues sucrées, des mûres sucrées, des vignes succulentes. Comme décor, il choisit les plus belles couleurs du firmament : il le peignit d’une aurore rouge foncé les matins de printemps, orange les soirs d’été et d’un coloris bleu de plomb pour les claires journées d’hiver. Sur la vallée, il étendit un voile de soie qui se posa sur les fleurs rouges des pêchers et des abricotiers, sur les longues branches des cerisiers et poiriers. Le voile effleura de ses franges les oléandres aux diverses couleurs, les fleurs denses et bariolées.

Dans cette vallée si chatoyante, le soleil doré parsema des millions de ses rayons qui créèrent des gens au cœur ensoleillé, une génération d’hommes aux idées claires et à la parole animée. Il brûla leurs mains, leurs pieds et leurs visages ; leurs yeux seuls gardèrent la bonté couleur du ciel, cette distinction propre aux enfants du soleil. Il sema ses rayons sur leurs champs. Dans cette chaleur, naquirent les papillons, les moucherons et les cigales stridulantes.

La bourrasque regarda cette vie multiple, et la jalousie s’éveilla en elle. Elle souffla sur le chaudron, si fort que les fleurs en étaient secouées et que les rameaux se mirent à gémir. Elle balaya le sol, elle déchira le voile de soie, elle pénétra dans les fissures des rocs. Sur le visage brûlé des habitants, elle traça des rides profondes, par lesquelles apparurent leurs sentiments de dignité et d’obstination.

Le soleil chaud s’irrita contre la bourrasque glacée. Lorsqu’ils se rencontrèrent de nouveau sur les cimes des montagnes, ils se brouillèrent : l’enfer s’était j oint au paradis de la vallée. Et depuis lors, chaque année, le soleil et la bourrasque se battent dans le chaudron. Ils se harcèlent l’un l’autre, sans se soucier des gens qui souffrent de leur conflit.

 

De ce conte est sortie l’histoire des habitants et des localités qui se trouvent dans la vallée. Sur les pentes de la montagne, ils bâtirent des maisons et plantèrent alentour des jardins et des vignes. Un village se tient à côté d’un autre, une maison près d’une autre, si bien que toute la vallée est habitée par des gens qui serrent dans leurs mains leurs petits champs et leurs treilles, illuminés par le soleil et traversés par les sifflements de la bourrasque.

Juste au pied de la montagne rocheuse, six maisons ont poussé. Elles se sont retirées à l’abri contre la bourrasque. Chacune a enclos sa propriété, limité exactement ses treilles, s’est fixée comme pour l’éternité sur ses prairies et même sur les parcelles pierreuses derrière le village. Seul, le ruisseau qui le traverse est le bien de tous : là jouent les enfants des six familles ; auprès de lui, les jeunes filles de toutes les maisons font la lessive et, là encore, le bétail des six étables se rencontre tous les soirs pour l’abreuvage. Le soleil les a cloués sur cette terre.

Depuis des siècles déjà, la bourrasque siffle aux angles des maisons, arrache les tuiles, renverse les pierres des toits et brise les arbres. Les gens, pourtant, s’accrochent de leurs doigts à la terre, s’agrippent aux pierres, embrassent les chênes et sont ainsi restés incrustés à leur sol, leur sol à eux !

En bas, dans le village, la bourrasque a emporté déjà de nombreuses maisons ; elle a jeté dehors des propriétaires très solides et en a installé d’autres.

Ces dernières années, s’ébranlèrent aussi les maisons au flanc de la montagne. Tout indiquait déjà que la bourrasque les emporterait. Les paysans voulaient quitter leur terre, mais à peine avaient-ils repris haleine qu’ils s’attachèrent de nouveau à elle, qui est pierreuse, il est vrai, mais en revanche seule résistante.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Les champs désertés

 

 

 

À la mi-mai, un dimanche de l’après-midi, le patron Grégoire était étendu sur un banc devant sa maison. Le soleil brûlait, et dévorait le peu d’ombre sous les larges ceps de vigne. Depuis deux semaines, une chaleur caniculaire suffoquait tout. L’air chauffait les murs à blanc. Les tuiles des toits brûlaient et de chaque pierre sortaient des bouffées de chaleur. Des essaims de mouches irritantes volaient dans l’air ; dans les lézardes les cigales sciaient leurs cris importuns ; dans la terre, des crevasses béaient ; dans les jardins, les plantes inclinaient leurs fleurs fanées vers la terre. En bas, au village, la plus grosse cloche se fit entendre, puis la moyenne, et enfin la plus petite trotta après les deux autres. On sonnait pour appeler les fidèles au « Mois de Marie ». Grégoire se leva, s’étira et bâilla. Il noua les lacets de ses souliers fortement cloutés, jeta sur ses épaules sa veste de flanelle, et se couvrit de son chapeau de paille. Il était seul à la maison. Sa femme Maria était allée, aussitôt après le déjeuner, accompagnée de sa fille Tilka et de son fils Marc, à l’église du monastère voisin, où le Père Capucin à la longue barbe blanche priait pour obtenir de la pluie. En partant, elle avait recommandé à Grégoire de se rendre sans faute à l’église paroissiale pour le « Mois de Marie », et de prier pour la pluie avec ferveur.

Grégoire n’était pas précisément de ceux qui fréquentaient l’église l’après-midi ; il obéit néanmoins. Il ferma la porte de sa maison à clé, jeta encore un regard dans l’étable et chassa les poules qui bâillaient de leurs becs ouverts enfoncées dans le sable brûlant. Il ne descendit pourtant pas par la colline, pour ne pas rencontrer les voisines. Il fila par la vigne, sur les coteaux, afin d’être plus vite à l’église.

Il n’osait regarder les champs où, dans cette chaleur, le maïs se tordait et s’inclinait vers le sol pierreux. Il alla voir seulement les plants de vigne et, de la main, souleva les feuilles flétries, sous lesquelles brillaient déjà les petites baies vertes empoussiérées de soufre jaune.

– Tout brûlera, constata-t-il tristement.

Et une idée amère lui passa par la tête : « Pourquoi laboures-tu, sèmes-tu, arroses-tu, si tout s’en va au pire ? »

Il entra, tout abattu, dans l’église illuminée. L’autel de la Sainte Vierge était orné de fleurs déjà fanées, mais qui répandaient encore une odeur enivrante parmi les cierges allumés. Il y avait là quelques enfants et beaucoup de femmes, mais par contre très peu d’hommes.

Il entra dans le dernier banc sous la tribune, au coin le plus sombre et le plus solitaire.

Une fraîcheur agréable monta à son visage hâlé. Le curé lisait dans un livre marial, s’emportait de temps à autre contre la turbulence des enfants et réveillait l’attention des femmes qui répondaient aux prières avec trop de lenteur, d’un ton traînant et murmurant. Luc, le sacristain aux longues moustaches, sonna avec sa clochette pour recueillir les minces offrandes de la quête. Lorsqu’il passa près de Grégoire, il sourit malicieusement, caressa ses grosses moustaches et murmura :

– Qu’il repose en paix. Ainsi soit-il !

L’homme s’était endormi dans son banc. Il avait penché sa tête sur ses mains noircies et s’était mis à ronfler doucement. La bonne fraîcheur qui venait des murs humides et la prière uniforme l’avaient plongé dans le sommeil. Les prières pour la pluie l’avaient effleuré, sans qu’il s’en aperçût. Il rêva. Il se croyait sur son lit, écoutant de grosses gouttes de pluie tomber sur les vitres de ses fenêtres et rebondir sur la terre...

Il se réveilla seulement lorsque les enfants passèrent à grand bruit près de lui et montrèrent du doigt son banc. Le sacristain avait éteint les cierges. L’odeur déplaisante des mèches éteintes et de l’encens refroidi lui monta aux narines. Les femmes se traînaient lentement vers la porte en s’aspergeant d’eau bénite. Elles s’inclinaient, frappaient leur poitrine et clignaient de l’œil vers le banc sous la tribune. Grégoire était mécontent de lui. Il s’en voulut d’être venu à l’église. Il se leva vite, prit son chapeau de paille, et, comme un voleur, sortit en hâte, sans même prendre de l’eau bénite. Il longea la sacristie. Devant la porte, le sacristain Luc, en soutane rouge et surplis de dentelles, tenait la navette d’encens avec le charbon ; malicieusement, il barra le passage en disant :

– Tu ne te sauveras pas comme ça, Grégoire ! Tu ne dormiras pas gratuitement à l’église ! Paye-moi le pourboire !

Sans dire un mot, Grégoire mit la main à sa poche et jeta un peu de petite monnaie à Luc en disant :

– Pour qu’une autre fois tu me fiches la paix !

Puis il lui fit signe de s’éloigner et disparut à son tour derrière l’angle de l’église.

Il s’empressa de gagner une étroite ruelle, n’ayant nulle envie d’aller à l’auberge. Derrière le village, près d’un ruisseau complètement à sec, les ouvriers de la fabrique jouaient aux boules sous les noyers. Il se déroba à leurs yeux en allant derrière une haie vive, afin que personne ne pût le rencontrer. Il marcha très vite par les prairies, sur l’herbe fanée. Le soleil brûlait, bien que le soir tombât. Sous ses pas sautaient les sauterelles, et les papillons voltigeaient timidement. Il se dirigea vers la côte. Il s’arrêta sous un grand chêne touffu, épongea son front en sueur, et se reposa un peu dans l’ombre. Depuis bien longtemps, il n’avait été aussi mécontent de soi que ce dimanche. Il se repentit même d’être sorti de chez lui. Tout le village saurait qu’il avait dormi à l’église.

– Voilà pourquoi la pluie ne vient pas : c’est Grégoire qui lui fait peur, avec son ronflement, si fort que même le bon Dieu lui en veut !

C’est ainsi qu’on se moquerait de lui. Et sa femme le gronderait par-dessus le marché :

– On va à l’église pour prier, et non pas pour dormir !

L’idée fixe s’empara de lui, qu’il allait encourir la disgrâce de tous : de Dieu, de la terre, de sa famille et des honnêtes gens. Pourquoi n’y avait-il pas de pluie ? Une idée orgueilleuse s’agitait dans son esprit : s’il était Dieu, lui, Grégoire, il rassemblerait les nuages, les pousserait l’un contre l’autre, les broierait, et, comme un torchon mouillé, les presserait sur la terre. Il couvrirait le soleil et lui ordonnerait de se cacher au moins pour quelques heures, afin que les semences reprissent un peu haleine. Avec le vent, il rafraîchirait l’air pour que les hommes et les bêtes pussent respirer. Il enverrait au moins la rosée le matin, pour ranimer les plantes. Tandis que maintenant, voilà que tout se desséchait, tout tarissait en plein printemps, alors que tout devrait pousser et mûrir. Tout cela, à cause des péchés, lui prêcherait sa femme. Eh bien ! on pèche dans les usines et les auberges, et non pas en travaillant la terre où l’on ne trouve même pas le temps de commettre un péché. C’est sur les ouvriers et les aubergistes que Dieu devrait frapper ! Ceux-là boivent, blasphèment, et, les dimanches, ils ne vont même pas à la messe ! Il s’emporta violemment contre les ouvriers auxquels ne dérobent leur salaire ni la grêle ni la sécheresse.

Lentement, il se remit à monter par les sentiers raides. Son cœur se serrait en voyant les champs rôtis et la terre crevassée.

– La terre ! Pourquoi m’en veut-elle, cette terre qui est à moi ? Avec mes mains j’ai ramassé ses pierres, avec la charrue j’ai ouvert ses sillons ; j’y ai amené des charrettes entières de bon fumier ; je l’ai choyée comme une enfant ; je l’ai caressée et favorisée. Et elle s’est révoltée ; elle a dédaigné tous mes soins et tout mon amour ! Elle est devenue dure, bourrue et stérile. Elle rapporte déjà si peu, et ce peu, la grêle le détruit ou la sécheresse le brûle. Tout cela nous ruinera, nous, paysans.

Devant la maison, il entendit venir du jardin des cris joyeux :

– Tiens-toi bien, Marc ; cramponne-toi à la branche ! Ah ! comme elles sont belles, comme elles sont rouges !

Grégoire s’arrêta pour écouter. Ses deux enfants cueillaient les cerises. Il aimait ses deux enfants par-dessus tout, mais aujourd’hui ils lui devenaient étrangers ; ils n’étaient pour lui qu’un fardeau et ne lui donnaient que des soucis. Marc ! C’était son collégien, qui en était déjà au bachot. Plusieurs années auparavant, il avait espéré qu’il attellerait ce fils à la charrue, lorsque lui-même ne pourrait plus tirer. Mais le garçon était mince et faible. Il l’avait envoyé aux écoles de la ville. Et sa mère lui avait mis dans la tête qu’il deviendrait Capucin ; qu’il deviendrait un « Père » qui prêcherait et conduirait les processions. Et sa Tilka ? Déjà une demoiselle ! Elle était dans sa seizième année ; elle pourrait bien prendre déjà la pioche. Mais non ! Elle chantait, lisait des livres, cousait et en faisait de belles toute la journée dans la maison. Elle se lavait les mains cinq fois par jour, elle se regardait dans la glace et s’arrangeait les cheveux ; tout lui allait mieux que le travail de la terre, la ferme. Et s’il commençait à gronder, tout de suite sa femme s’en mêlait.

– Bah ! je ne dis rien ! Elle est bien sage, ma femme ! Du matin au soir elle s’éreinte, et, malgré tout, elle ne manque jamais une messe, une procession.

Il fit un geste de la main et continua de haleter par le sentier. Devant lui, dans son esprit, sa grande maison blanche s’écroulait et la terre échauffée se fendait largement. Sur les ruines de cette maison, il resterait finalement seul, lui, le patron Grégoire, jusqu’à ce que la terre l’engloutît à son tour.

– Oh ! ce ne sera pas pour longtemps ! gémit-il dans ses idées noires. Bientôt, nous tous, nous ne serons plus !

Marc se dressa au haut du cerisier touffu. Il se balança sur une branche et chanta Alleluia. Il remarqua son père, cessa de chanter et appela :

– Papa !

Sur le sentier accourut Tilka. La belle fille, si bien poussée, déjà grande pour son âge ! Sa figure rayonnait. Elle avait attaché des cerises à ses oreilles.

– Papa, où vas-tu ?

Elle s’arrêta devant lui et caressa son menton barbu. Dans un autre temps, Grégoire aurait été tout heureux, mais, aujourd’hui, il continua gravement sa marche, sans même répondre à la question de sa fille.

Marc descendit de l’arbre. Il porta une branche cassée du cerisier et imita le porte-bannière à la procession. Déjà Grégoire avait sur sa langue un mot dur pour gronder le garçon parce qu’il avait cassé la branche. Mais il avala sa parole ; en silence, le visage sombre, il passa près du cerisier et d’une grande corbeille pleine des fruits rouge-noir.

Tilka avait pris Marc par la main ; elle chuchota :

– Le père est de mauvaise humeur.

Elle mit sur sa tête le coussinet et leva la corbeille. D’un pas alerte, comme si elle allait à la promenade, elle porta les cerises en montant la colline. Ils montaient tous les trois en silence, comme des étrangers.

Dans les broussailles épaisses, apparut la vaste maison blanche. De grands noyers et de hauts mûriers cachaient la maison de Grégoire. Le soleil se couchait déjà derrière les montagnes, mais la chaleur ne disparut pas pour autant. Dans un coin des montagnes, de gros nuages s’amoncelaient.

– Il tombera de la pluie ! fit Tilka.

– Dieu en enverra, nous l’avons assez prié pour cela ! ajouta doucement le garçon.

– Ça tombe bien que nous ayons ramassé les cerises ; autrement, elles seraient toutes éclatées. Demain, j’irai les vendre au village. Si je les vends bien, je m’achèterai une blouse !

– Tu achèteras de la farine et du sel, fit rudement le père.

Les deux enfants se turent et échangèrent un regard silencieux.

La mère se montra sur le seuil. Elle mit les mains devant ses yeux et appela vers les treilles :

– Au souper ! Allô !

– Allô ! Nous arrivons ! cria Marc dans ses deux poings.

Devant la maison, Grégoire ôta son veston et son chapeau et les lança sur un oléandre en fleurs. Il releva ses manches et se dirigea vers l’étable. Les deux enfants entrèrent dans le vestibule de la maison où, sur une longue table, fumait déjà le souper : une grande terrine de polenta et, à côté, une autre large écuelle de lait caillé, couverte d’une épaisse couche de crème. Marc s’arrêta devant la porte de la cuisine.

– Maman, dit-il à voix basse, notre père est fâché. Il ne parle point !

Prés du leu, la mince femme se retourna. Avec son tablier, elle prit un grand pot de lait bouillant et s’essuya les mains.

– Où est le père ? demanda-t-elle.

Tilka, ayant déposé la corbeille de cerises, se mit devant la glace et s’arrangea les cheveux.

– Il est allé à l’étable, répondit-elle.

Grégoire avait détaché le bétail, et, furieux, il jetait les chaînes dans les crèches. Dans la cour arrivèrent tout d’abord les gros bœufs, puis les vaches laitières, les génisses bondissantes et deux veaux qui se mirent à se battre de leurs petites cornes.

– Hé ! à l’eau, à l’eau, à l’eau ! cria Marc au bétail en faisant claquer son fouet.

Tout le troupeau tourna vers l’abreuvoir sur le ruisseau. À la bifurcation, Tilka se tenait, une verge à la main, pour détourner le bétail s’il voulait entrer dans le champ de choux. Le patron, pendant ce temps-là, allait et venait dans l’étable ; il ouvrit les fenêtres pour rafraîchir les locaux. Le garçon, longuement, abreuva le bétail. Les bêtes arrivaient non sans peine, chacune à son tour, près de l’auge où il n’y avait plus que très peu d’eau. Les bœufs, plus forts, repoussaient avec leurs cornes les vaches peureuses et celles-ci étaient dérangées à leur tour par les veaux, leurs propres « enfants ».

Le bétail retourna dans l’étable, et Grégoire les attacha devant leurs crèches.

– Père, au souper ! invita Tilka.

– Mangez seulement et mangez seuls, vous n’en aurez du reste pas assez pour vous, rétorqua Grégoire d’un air bourru.

Il s’essuya les mains et passa par le champ de choux, en haut, vers les côtes.

Les nuages s’amoncelaient dans un coin de la montagne, il commençait à souffler un vent du soir. Sur les pentes, au-dessous des vignobles, Grégoire s’assit. Il mit sa tête dans ses paumes calleuses. Jamais encore de sa vie il ne s’était senti si abattu, si seul. Au-dessus de lui chuchotait le feuillage des vignes ; au-dessous, dans le village, jouait l’accordéon et montait toujours plus forte la chanson exubérante des ouvriers de l’usine qui buvaient et dansaient dans les jardins des auberges.

– Comme ils s’en payent ! Ils ont reçu leur salaire. Eux, ils peuvent s’en payer ! Et toi, Grégoire, patron et grand cultivateur, tu n’as pas d’argent ! Au fur et à mesure que tu reçois quelques sous pour le lait, on te les arrache. La terre s’est révoltée, le domaine et la ferme descendent à rien ; ça ne vaut plus la peine de travailler. Tout l’enfer est conjuré contre la terre. Il faudra trouver quelque autre chose qui rapportera de l’argent. Oui, de l’argent, et rien que de l’argent !

Au Nord, le ciel se couvrit de ténèbres. Des éclairs sanglants traversaient les nuages. Le vent se jeta contre eux et essaya de les disperser. Au Sud, vers la mer, brillaient pourtant les belles étoiles, et sur les collines se traînait, comme une immense banderole, le crépuscule, dont le rouge tourna au jaune foncé, puis à l’orange, et enfin au noir bleu. Dans les creux auprès des vignes la chevêche se fit entendre, tandis que, dans les prairies, les grillons stridulèrent en traînant leur cri.

Grégoire rentra chez lui d’un pas très lent. À mi-chemin, deux voisins le rencontrèrent. On pouvait voir sur leurs figures qu’ils avaient bien bu. Tous les deux, à qui mieux mieux, le taquinaient, lui disaient qu’il était devenu comme une poule mouillée. Pierre, le maigrelet, gesticulait de ses mains et démontrait à haute voix qu’il n’existe contre la maladie de la tristesse et des soucis qu’un seul remède : le vin. Il s’était déjà entendu avec Georges, le second voisin. Ils laisseraient là l’argile et le pauvre petit travail de la ferme, mais attelleraient leurs bœufs et se mettraient à charrier. Les femmes et les enfants peuvent travailler la terre comme ils veulent, mais aux hommes il convient d’être sur la route et de tenir le fouet à la main. Pourquoi nourrir les bœufs à l’étable, puisque la viande n’a plus de valeur ? Il faut que les bêtes tendent le cou pour traîner non pas du fumier, mais des troncs d’arbres sur les charrettes. De l’argent, on en trouve dans la forêt ; aux champs, il n’y a que de la boue.

– Voilà que l’argent s’offre lui-même à nous, Grégoire ! disait Georges avec autorité. Viens avec nous ! Demain, nous allons chez Ernest, le scieur. Nous nous entendrons, nous toperons dans la main et nous commencerons le charriage. Quant aux champs, le diable les brûlera tous.

Grégoire écoutait les deux voisins loquaces. Dans son amertume, en effet, il ne voyait presque aucune autre issue. Ils se donnèrent une vigoureuse poignée de main et décidèrent d’aller, le lendemain, de bon matin, à la scierie.

– De paysans, nous deviendrons charretiers !

Il monta vers sa maison et se rendit d’abord à l’étable. Il alla vers le bœuf gris « Sivec » et le bœuf brun « Riavec », les chatouilla entre les cornes et leur annonça solennellement :

– Hi-hot ! les deux petits bœufs ! Dès demain nous charrierons !

Heureux, il se mit dans son lit et s’endormit très vite. Dehors, l’orage se déchaînait. Le vent jetait de grosses gouttes aux vitres des fenêtres. Il faisait des éclairs et tonnait si fort que la maison tremblait. Avec un bruit furieux, enragé, des grêlons tapaient sur le toit. Les grondements se répercutaient comme dans un précipice. La grêle ébrancha, fracassa, et rebondit sur la terre où l’eau coulait à grands flots.

La femme se réveilla. Elle alluma la bougie, et, d’une voix pleurante, elle priait, tandis que Grégoire continuait de dormir. L’orage ne l’en empêchait nullement. Elle le secoua :

– Grégoire, tu n’entends rien ? Sainte Croix divine ! La grêle tombe, elle saccagera tout !

Nonchalamment, il se retourna dans son lit et murmura :

– Qu’elle tape comme elle veut ! Nous allons charrier !

Et, tout en rêvant, il conduisait :

– Hi-hot ! Lèss ! Bistahôr ! O-hà !

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

Les chariots grincent

 

 

 

Le lendemain, parut un splendide soleil. Comme s’il était sorti du bain, tout bien lavé, tout frais et tout jeune. Sur les cimes des montagnes et des collines, des nuages limpides séchaient comme de petites chemises bien blanches. Un air frais, très agréable, nageait sur la vallée. Les merles et les rossignols chantaient à qui mieux mieux.

Mais, dans la vallée, s’étalait un spectacle affreux. Les vignes étaient hachées, les fleurs des arbres éparpillées, le maïs couché par terre et brisé, les champs pleins de flaques boueuses et les chemins effondrés, tellement qu’on ne pouvait plus reconnaître les vrais canaux. Le diable avait dû vomir, cette nuit-là. À travers le soleil, il ricanait méchamment devant les champs dévastés et les vignes perdues.

Par la colline, trois hommes descendaient en silence. De prime abord, il semblait qu’ils allaient déclarer à la commune les dommages de la veille et demander du secours. Autrefois, après un tel orage, ils auraient, avec leurs pioches, déblayé les canaux et comblé les fondrières avec du sable. Mais, ce matin-là, ils regardaient nonchalamment les tas de grêle gelée qui s’était amoncelée près des murs de pierres, comme pour dire :

– Qu’est-ce que cela nous fait, les champs et les vignes ? Nous allons charrier, désormais !

En coupant à travers les chemins, ils se dirigeaient par le village vers la grande scierie qui se trouvait auprès du ruisseau. Dans une belle maison ressemblant à une villa, habitait M. Ernest, commerçant en bois et propriétaire de la grande scierie. Gros, de petite taille, c’était un homme très vif. Dans sa main, il agitait un mètre jaune et tapait avec sur les troncs. Il tonitruait, avec des jurons, contre les ouvriers et les poussait vers le barrage, où le ruisseau torrentiel avait débordé. Il s’était arrêté devant de gros tas de planches et de troncs. Il mesurait vite et prenait des notes sur un cahier froissé. Il injuria un ouvrier boiteux qui, en s’aidant d’un pic, faisait rouler les blocs de bois.

Les trois paysans se plantèrent devant M. Ernest. Il croisa les mains derrière son dos, écarta ses jambes, cligna de l’œil droit et avança son gros cou.

– Eh bien ?

Tous les trois se taisaient. Ernest éclata de rire. Grégoire commença, gêné :

– Nous sommes venus pour vous charrier les troncs !

– Bah ! Mais qui donc labourera et fauchera, alors ?

– Cette nuit, le diable a déjà tout fauché ! dit Pierre, avec une drôle de voix.

Le scieur les fit entrer dans une petite baraque. Il leur expliqua en long et en large toutes ses misères : que le bois n’avait plus de valeur, que la concurrence le tourmentait, que les planches s’amoncelaient, qu’il devait payer des impôts trop élevés. Les hommes ne connaissaient que trop cette vieille chanson.

Après de très longs pourparlers, il fut convenu qu’ils charrieraient les troncs de la forêt, à quatre heures de là, sur une montagne escarpée, où conduisait une route pleine de sentiers en lacets et de montées très abruptes ; qu’il les paierait d’après la mesure du bois. Les conditions n’étaient vraiment pas avantageuses, mais leur décision têtue les poussait à signer les accords. Avant la fin du mois de novembre, tous les troncs devaient être à la scie ; pour la paye, ils la recevraient tous les samedis.

Ils arrosèrent cette entente à l’auberge, chez Louis. C’était une grande auberge où, durant la journée, se tenaient les courtiers et maquignons ; le soir, les ouvriers de l’usine, et, les dimanches après-midi, les paysans. L’aubergiste était un gaillard obèse et si fort qu’il pouvait, au besoin, jeter trois ivrognes, d’une seule main, sur la route. Sa femme était morte, mais, dès la semaine suivante, il s’était procuré deux serveuses, toutes deux jeunes et bavardes ; tandis que sa fille Élise surveillait la cuisine et lançait des œillades aux hôtes, mais seulement aux plus riches et aux plus « distingués ».

Les trois nouveaux venus s’assirent auprès d’une table sous un châtaignier, et commandèrent un litre « du pays » qui chasse les soucis. Près d’une table voisine, un certain Pépé, ouvrier de l’usine, se querellait avec une serveuse. Il avait une langue empoisonnée, et sa verve irritante n’était jamais en repos. On le connaissait pour un homme qui brouillait les gens et qui aimait beaucoup agacer les hôtes.

– Les voilà donc, les trois rois de dessous la montagne ! Vous êtes venus pour faire fondre la grêle ? Le diable vous en a abîmé encore trop peu ! Maintenant, les paysans commencent à boire dès le lundi. Bien entendu, celui qui en gagne trop, il peut bien boire du vin. Cette maudite vantardise des croquants !

Grégoire bouillait de colère ; il se préparait à bondir et à apostropher le provocateur. Mais Pierre le retint, qui frappa la table d’un coup de poing, faisant sauter tous les verres.

– Sache que, dès aujourd’hui, nous sommes charretiers, et nous avons de quoi nous en payer.

Il appela Louis et paya.

– Êtes-vous si pressés ? fit l’aubergiste, essayant de les retenir.

– Nous allons charrier ! répondirent-ils tous les trois à la fois.

– Alors, encore un litre ! C’est moi qui paye, repartit Louis.

Ils burent debout et partirent. L’ivrogne, près de la table, criait derrière eux :

– Hi-hot ! Lèss ! Xèbi ! O-hà-hà !

Chez le forgeron, ils convinrent qu’ils amèneraient leurs bœufs pour les ferrer. Ils lui commandèrent de préparer tout le nécessaire pour le soir.

L’après-midi, il y eut grand bruit dans le village. On sortait des remises de vieilles charrettes fortement ferrées. Avec tout ce fracas et va-et-vient, on se serait cru dans une forge. Ils avaient taillé les mancherons, entrelacé autour des chaînes grosses d’un doigt, consolidé les crampons, graissé les roues et réparé les colliers des bœufs. Devant le maréchal-ferrant se tenaient trois paires de gros bœufs. L’un après l’autre, on les avait poussés dans le « travail » ; on avait levé leurs pattes et cloué les fers polis, à la pointe un peu courbée. Avant que le sacristain Luc eut sonné l’Angélus du soir, les charrettes étaient complètement prêtes. Grégoire attacha sur le premier brancard une lampe noircie par la fumée ; l’autre avait été chargé de gros sacs bourrés de foin.

Maria, la femme de Grégoire, enveloppa dans un paquet du pain et du jambon, et encore une bouteille de vin. Tout était prêt, et même un fouet tout neuf orné d’une touffe de buis attaché aux colliers.

– Et les champs ? demanda la patronne.

– Les champs sont à vous ! repartit Grégoire tout net, avec dédain.

Ils remontèrent la vieille pendule pour qu’elle sonnât à 2 heures du matin, éteignirent les feux et les lampes, et s’en allèrent se reposer.

Il faisait encore nuit quand ils se levèrent. Ils s’appelèrent l’un l’autre, donnèrent à manger aux bœufs, burent un lait bouillant et qui sentait bon, mangèrent du pain de mais tout jaune et attelèrent.

– Dieu et la sainte Croix divine ! fit Grégoire, selon une très vieille habitude, en traçant du fouet, par terre, devant les bœufs, le signe de la croix, et puis il mit l’attelage en route.

– Bonne chance, donc, et fais attention ! lui recommanda sa femme au seuil de la maison.

Les coqs n’avaient pas encore chanté, quand, par la descente abrupte, glissèrent les trois charrettes. La matinée tranquille fut troublée par les chaînes cliquetantes et les freins grinçants. Des lumières brillaient aux fenêtres, et, sur le seuil de trois maisons, se tenaient trois femmes qui regardèrent, soucieuses, leurs hommes, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu au tournant.

Quittant le chemin creux, ils passèrent sur la route abrupte. L’inondation l’avait tellement labourée que les roues lourdes rebondirent de côté dans les fondrières. Au milieu de la pente, ils se reposèrent un peu. Ils placèrent des pierres sous les dernières roues et s’assirent à terre. Dans la vallée, tinta l’Angélus. Le jour parut. Derrière la cime des montagnes, les rayons rouges se montrèrent et se répandirent parmi les rochers.

– Il fera chaud !

– Continuons d’avancer ! Bistahôr !

Les trois patrons marchaient en silence près des charrettes. Pour chasser leur regret de la fenaison, ils criaient sans nécessité après les bœufs et faisaient claquer leur fouet. Les bœufs transpiraient ; de leurs queues et de leurs museaux, ils chassaient les taons importuns.

Vers le milieu de la matinée, on arriva dans une forêt ombreuse, où il y avait de très hauts amas de troncs pesants.

Ils dételèrent le bétail, tournèrent les charrettes, enlevèrent les chaînes et se mirent à charger. Ils s’entraidaient l’un l’autre pour mettre les gros troncs sur les charrettes. Ils les mirent soigneusement en place, les maintinrent par des crampons de fer, puis s’assirent par terre au milieu de framboisiers. Ils déballèrent leurs provisions et mangèrent tranquillement. Les bœufs, de leur côté, ruminaient dans l’ombre le foin odorant.

– Le commencement est un peu rude !

– Bah ! Qu’il le soit ! Nous nous habituerons ! Pour de l’argent, ça vaut la peine de faire des efforts !

Tout de suite après midi, ils aiguillonnèrent les bœufs. Les roues grincèrent sous le poids et écrasèrent les pierres de la route. Couverts de poussière et mourant de soif, les charretiers manipulaient les freins et avalaient la poussière qui montait derrière les charrettes dans une chaleur étouffante.

Vers le soir, ils arrivèrent heureusement devant la scierie. Ils mesurèrent chaque charrette, déchargèrent et rentrèrent chacun chez soi.

Et c’est ainsi qu’ils continuèrent jour après jour jusqu’au mois de novembre, où, dans les froides et nébuleuses hauteurs, se déchaîna la bourrasque, qui accumula de grands tas de neige dans les petits abris aux abords de la route.

Un jour ressemblait à l’autre : le matin vers la forêt, et, le soir, à la maison. Harassés, ils se couchaient, et, à peine reposés, ils marchaient de nouveau près de leurs charrettes.

Le samedi seulement, cette vie monotone cessait. M. Ernest payait : le gain était faible, mais il y avait au moins quelque chose, et c’était toujours de l’argent. Avec cet argent, ils réparaient leurs charrettes, payaient le forgeron, s’arrêtaient pour s’asseoir dans l’auberge de Louis, et ils en rapportaient quand même une petite somme à leur femme, si bien que, là aussi, on remarquait la présence de quelques sous de plus.

Naturellement, tout n’allait pas sans quelque accident : au maigre Pierre, les blocs de bois avaient broyé la jambe. On l’avait ramené chez lui, gémissant et ensanglanté. Il avait alors commandé qu’on lui apportât son fouet. Il le remit solennellement à son fils aîné Jean, en lui disant :

– Désormais, c’est toi qui charrieras ! Nous ne nous arrêterons pas pour autant !

L’idée du charroi s’était fixée dans la tête de tous les hommes, au pied de la montagne. Ils ne pensaient même plus à leurs champs. C’étaient les femmes qui, seules, se courbaient sur les sillons. Tilka aussi, maintenant, devait sarcler, amonceler la terre et moissonner. La récolte était maigre. Le soir, on rapportait sans peine à la maison les quelques épis que la grêle n’avait pas anéantis. La mauvaise herbe envahissait les vignes. On vendangeait et pressait les rares grappes de raisin. Cela suffisait pour les besoins journaliers de la maison, et ce qui manquait, on l’achetait au fur et à mesure.

À l’automne, on laboura les champs et on les engraissa. Au printemps, on les sèmerait de trèfle ou d’avoine ; cela rapporterait plus que le blé, qui est toujours entre les mains du bon Dieu ; c’est ainsi qu’ils raisonnaient.

La conversation sur les bonnes années et les récoltes avait changé. Maintenant, ils ne parlaient plus que de colliers, de charrettes, de foires et de bœufs. Bientôt, ils se mirent à rêver de chevaux, qui sont plus rapides.

Le dimanche, pendant la messe, les hommes écoutaient seulement les annonces à la porte entrouverte de l’église ; tout le temps du sermon et une bonne partie de la messe passaient en conversations sur les bœufs, les fers à cheval, et aussi, dans les derniers temps, sur les chevaux.

Ils passaient l’après-midi du dimanche à l’auberge, chez Louis. Ils y avaient leur table, et personne ne pouvait, sans être invité, occuper leur place. Ils vantaient leurs charrettes et leur bétail, plaisantaient Ernest, faisaient l’éloge de leurs familles et provoquaient les ouvriers de l’usine qui se tenaient auprès des autres tables. Ceux-ci leur avaient donné le surnom de la « confrérie du fouet », et, dans des éclats de rires, lançaient plus d’une raillerie sur le compte des charretiers. Mais les charretiers ne leur restaient redevables d’aucune.

L’année approchait de sa fin. Les charretiers trouvaient les journées ennuyeuses. Le travail des champs n’était plus de leur goût. Ils allaient aux foires, faisaient les maquignons, achetaient pour revendre et rêvaient aux jours où, de nouveau, ils attelleraient leurs voitures pour reprendre ensuite leur fouet. Ils s’étaient attachés l’un à l’autre, cherchaient tous les jours l’occasion de se retrouver ensemble et de discuter sur le charroi.

Lorsque, les soirs d’automne, ils dénudaient le maïs aux galetas, ils étaient encore assis ensemble près d’un même tas. Les femmes et les jeunes filles passaient les épis de main en main, pendant que les hommes nattaient les bouquets de maïs et les pendaient aux gros clous de bois. La jeunesse chantait, les femmes se racontaient des histoires ; parmi les jeunes gens, on commençait à parler d’amour, tandis que les charretiers, eux, trouvaient tout cela insensé ; pour eux, il n’était question que de chevaux, et jusqu’aux plus menus détails. Plus de trois fois, ils avaient étudié sous tous leurs aspects et recensé tous les chevaux, gris ou blancs, qui se trouvaient aux différentes foires.

Aux grands râpages, ils étaient assis et coupaient les têtes de choux, et, une fois de plus, ils rêvaient de leur charriage. La pluie tombait jour après jour ; les toits dégouttaient sur le sol où se creusaient de petits trous voisins l’un de l’autre. Les feuilles quittaient les arbres. Les noix, pourtant, attendaient encore d’être gaulées. Les chênes gardaient le plus longtemps leurs glands ; c’est seulement pour la Saint-André qu’ils se dépouillaient.

Si, au mois de décembre, apparaissait un jour clair, les hommes, bien vite, attelaient leurs bœufs pour ne pas se déshabituer, ni eux ni leurs bêtes. S’il n’y avait pas d’autre charriage à faire, ils mettaient sur les roues une grande corbeille pour le feuillage et emmenaient les feuilles qui s’étaient amoncelées dans les abatis d’arbres. Et le bois, ils allaient le chercher sur le terrain de la commune, pour n’avoir pas froid près des cheminées.

Avant Noël, la bourrasque commença sa danse. Les blaireaux restaient dans leurs terriers, les chevreuils s’approchaient des maisons et les renards visitaient les poulaillers.

La neige se montrait sur la montagne ; il y en avait déjà même sur les coteaux et à leur pied. Mais elle n’arrivait pas jusqu’à la vallée, parce qu’elle était encore trop timide devant le soleil. Et si, par hasard, le vent en avait apporté pour un empan, elle ne pouvait tenir. Près des ruisseaux, pourtant, et au bord des toits, pendaient déjà de grosses stalactites.

Durant l’Avent, où les journées sont d’ailleurs froides dans la vallée, mais admirablement claires, Tilka se mit à fréquenter la chorale à l’église. Elle avait une très belle voix, et Jean, le fils de Pierre, une basse profonde ; il l’invita, pour que les chants de Noël fussent des plus beaux. Le soir, il l’accompagnait aux exercices de chant, et le patron Grégoire en était tout heureux. Mais, lorsque sa femme lui rappela qu’il faudrait aller à confesse pour l’Avent, Il disparut vite dans l’étable et ne voulut rien entendre.

Dans les beaux soirs, les étoiles scintillantes se multipliaient et annonçaient l’approche de Noël. À la maison, on abattit deux cochons. Les saucisses et les jambons furent suspendus dans la cheminée pour être enfumés ; la viande fut hachée en petits morceaux dans la graisse et le reste de l’abattage, le sang mêlé de riz, on le conserva pour les fêtes. La maman en portait une bonne part au monastère des Capucins, où était entré le fils Marc, pour se faire prêtre.

Pour la Saint-Étienne, la famille de Grégoire invita chez eux Jean, qui amena avec lui quelques chanteurs et chanteuses. Tilka avait dressé la grande table et servait avec un beau tablier blanc bordé de dentelles. Elle paraissait ainsi très belle à Jean et il s’en était fallu de bien peu qu’il l’eût demandée pour femme. Mais il n’osa pas. La jeune fille avait en elle quelque chose de distingué, tandis que lui, Jean, n’était qu’un charretier, et ces deux choses lui semblaient incompatibles.

On chanta des cantiques de Noël, mais aussi des chansons dont la plus belle, pour Grégoire, était celle sur les charretiers :

 

            Il n’y a pas de plus beaux gars sur terre,

            Que les charretiers du val de Vipâva !

 

Ils durent la répéter trois fois, et toujours d’une voix un peu plus élevée. Finalement, Grégoire s’exalta et s’échauffa en parlant :

– Je vous le dis – et il gesticulait, – que nous, les charretiers, nous sommes les meilleurs gens du monde ! Ce chômage d’hiver, il est vrai, nous ennuie un peu, mais, à la fin de la saison, lorsque la neige fondra dans le bois, alors, nous pousserons des cris de joie et nous remettrons nos charrettes en route, mais plus avec des bœufs, non, avec des chevaux ; n’est-ce pas, Jean ?

– C’est ça, c’est ça, père Grégoire ! Oui, nous achèterons des chevaux ! affirma fièrement Jean.

– Mais le dimanche, vous nous emmènerez dans les villages voisins, dirent, avec enthousiasme, les jeunes filles.

– Et pourquoi pas ? Que toute la vallée l’apprenne, nous ne sommes pas seulement charretiers pour les bois. Nous attellerons, nous donnerons un bon coup de fouet, et nous courrons ! Et le tout, gratuitement !

Les joyeuses chansons retentirent longtemps, ce soir-là, dans le village. Les jeunes gens portaient des bouquets de roses et d’œillets ; Tilka en attacha un à la boutonnière de Jean. Il lui promit qu’il le garderait à la maison et qu’il le mettrait sur son chapeau, la première fois qu’il attellerait les chevaux.

– Il sera fané, d’ici là, dit Tilka pour le taquiner.

– Nous verrons !

À la Chandeleur, ils achetèrent des chevaux. Grégoire se serait difficilement habitué à eux si Jean ne l’avait pas aidé. Lorsque, vers la Saint-Mathias, le temps changea, Grégoire se mit à greffer les arbres. Ils aplanirent aussi les taupinières dans les prairies.

Et, au mois de mars, ils sortirent les charrettes des remises.

Le printemps commença, et, avec lui, vint le nouveau travail qui apportait en même temps de nouveaux soucis, mais aussi de nouveaux espoirs.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

La route chante

 

 

 

Le printemps se réveilla au temps de Pâques. Il s’était revêtu d’une robe vert clair. Tout d’abord, il coloria les treilles bien soignées autour des maisons, puis il peignit de vert les collines au-dessus des champs et ranima les prairies sur les hauteurs.

D’une heure à l’autre poussait le trèfle ; après lui, l’herbe sortit de terre, l’herbe pleine de fleurs aux couleurs variées et de différentes espèces qui clignaient de l’œil malicieusement à travers les fissures des pierres.

Mais les champs restaient déserts. Ils attendaient en vain les laboureurs ; le trèfle vert y poussait.

Au village, le tambour se fit entendre. Ernest avait fait faillite : on vendait sa maison et sa scierie. Il avait passé l’hiver à boire avec des femmes dans la ville voisine, et sa belle fortune, il l’avait jetée dans son gosier. Un inconnu acheta la scierie et décida que le travail s’arrêterait d’un coup, et que tous les ouvriers seraient renvoyés. Chez Louis, les charretiers juraient, parce qu’ils avaient perdu leur gagne-pain.

– Et ce diable a fait faillite juste au moment où nous nous sommes acheté des chevaux !

Les ouvriers de l’usine, cependant, riaient et se moquaient d’eux avec envie :

– Vous serez trop heureux de reprendre le pic et la pioche ! Vos mains sont devenues trop molles, à tenir le fouet !

Une semaine n’avait pas encore passé que, déjà, se répandait la nouvelle que la fabrique allait être fermée. La trop grande concurrence et les produits médiocres jetaient les ouvriers sur le pavé. On commença par en congédier seulement quelques-uns, et puis on les renvoya tous. On scella la grande porte en fer de l’entrée et l’on démonta les machines. Maintenant, c’étaient les paysans qui se moquaient des ouvriers. Mais, en réalité, un noir souci s’était abattu sur tout le village, rapprochant les ouvriers et les charretiers, qui discutaient chez Louis et buvaient à crédit. L’aubergiste aussi était inquiet de l’avenir. Par petits groupes, les gens se tenaient sur les routes ; ils bavardaient et tuaient le temps en fumant des cigarettes. Ils espéraient que, bientôt, on rouvrirait la porte de la fabrique et qu’ils reprendraient le travail. Mais, lorsqu’on emmena, sur un énorme camion, la plus grande machine à la gare, les ouvriers l’accompagnèrent comme ceux qui suivent un enterrement et qui savent que le mort ne reviendra plus jamais.

Bientôt, la famine jeta son regard profond dans les pots des cuisines. Elle tua les rires et étouffa même la chanson qui retentissait depuis des siècles et que jamais rien n’avait fait taire.

Les gens retournèrent au travail des champs. Ils piochaient de petits jardins, cultivaient le dernier lopin de terre et économisaient même les pâtes dont ils avaient déjà perdu quelque peu l’habitude. Les charretiers furent le plus touchés. Ils n’avaient semé que du trèfle, et ils n’avaient nullement envie de labourer. Ils étaient trop fiers pour se pencher sur la terre. Ils se réunissaient et passaient le temps dans leur voisinage, sans rien faire.

Un mercredi, dans l’après-midi, sur la route poussiéreuse, une belle automobile arriva et s’arrêta devant l’auberge de Louis. Trois élégants personnages en sortirent. L’un avait des lunettes d’or et tenait une grande serviette à la main ; il demanda à parler au maire du pays. Louis les fit entrer gracieusement dans son auberge ; il ordonna à Élise de changer vite de vêtements et de préparer le salon pour les hôtes de distinction. Lui-même courut chercher le maire.

– Il va se passer quelque chose, lui dit-il, chemin faisant. Tu vas voir que quelque chose changera ; tout tournera pour le mieux !

– Malheur à nous si ça ne change pas bientôt ! remarqua le maire.

Avant d’entrer au salon, tous les deux lissèrent leurs moustaches. Louis toussa un peu et referma sa chemise ouverte, faite de laine tissée à la maison. Il ouvrit la porte, s’inclina gauchement et présenta le maire. Puis il se retira discrètement et prêta l’oreille près de la porte entrouverte. Un jeune interprète à la chevelure frisée dit au maire de s’asseoir. Par de vives gesticulations, il lui expliqua que le monsieur au bout de la table était l’ingénieur en chef des travaux publics. Les autorités l’avaient envoyé faire tous les préparatifs en vue de construire deux nouvelles grandes routes qui devaient être tracées dans cette vallée. Il demanda des détails sur les vieilles routes et voulut connaître le nom des propriétaires des terrains par lesquels devaient passer les tracés des nouvelles routes.

M. l’ingénieur en chef fumait un gros cigare. Il promenait son doigt sur une grande carte géographique et modifiait les plans. Il offrit au maire un cigare à l’odeur aromatique pour qu’il ne se lassât pas de parler. Louis avait intercepté la nouvelle concernant les routes. Son visage s’illumina ; il se frotta joyeusement les mains, vint au galop à la cuisine et chuchota, triomphant :

– Je savais bien que quelque chose allait changer par ici ! Allons, les filles, coupez du meilleur jambon, tout au bord des os !

Lui-même courut à sa cave et remplit les flacons de son Meilleur vin. Il endossa un nouveau veston, peigna ses cheveux déjà gris et embroussaillés, s’essuya les mains, et autoritairement, donna des ordres

– Allons, Élise, que diable ! Remue-toi et sers-nous ! Et vous, les deux garçons, filez vite vers le bas de la montagne et appelez les charretiers ! Qu’ils viennent immédiatement ! Allons, les filles, faites de la bonne cuisine, un bon rôti !

Les deux garçons coururent vers les abords de la montagne ; à la cuisine, les filles préparèrent un excellent rôti, et Élise, toute rouge, se recoiffait avec une gauche coquetterie et disposait sa courte robe pour plaire aux hôtes dès le premier regard. Elle enfila des bas de soie, prit dans ses mains un grand plat de salmis et marcha gracieusement devant son père, qui portait une grande carafe de deux litres du meilleur vin comme un soldat porte son fusil.

Ces messieurs, au salon, étaient engagés dans une conversation très animée. Le très serviable patron, l’excellent vin, le jambon odorant et la jeune demoiselle plaisaient visiblement aux hôtes. L’ingénieur offrit une chaise à Louis, pendant que le jeune interprète clignait de l’œil à Élise, dont tout le corps frissonna.

Sur la table, devant les yeux largement ouverts, s’allongeait la route nouvelle. L’ingénieur ordonna au troisième membre de la société, le nerveux secrétaire, de rédiger le compte rendu. Le maire était tout heureux que Louis se fût assis à la table. Au moins, il l’avait déchargé un peu en prenant la parole, si bien que le pauvre maire put savourer paisiblement l’excellent jambon. On traita l’affaire point par point. Cela marchait à merveille : le secrétaire et l’interprète étaient déjà au courant de tout, et M. l’ingénieur se montrait vraiment très compréhensif.

On en vint aux détails. Il faudrait tant et tant de mètres cubes de pierres, de sable, six charretiers pour le moins et à peu près quatre-vingts ouvriers. On commencerait à travailler dès la semaine suivante. D’ici l’hiver au plus tard, une route devait être faite. L’ingénieur enverrait les machines ; l’inspecteur des travaux s’installerait chez Louis ; les outils arriveraient par le chemin de fer ; les salaires seraient payés tous les samedis.

Ils signèrent le procès-verbal et remirent les documents.

Louis se précipita à la cuisine, et, tout échauffé, pressa les cuisinières. L’ingénieur s’en alla avec le maire dans le jardin pour prendre un peu l’air frais. Élise arrangeait la table et mettait une nouvelle nappe. L’interprète Hubert fit passer le secrétaire du salon au jardin pour prendre le café, pendant que lui-même aidait Élise à tout disposer comme il convient pour des hôtes de distinction.

Il prit Élise par la main et chuchota d’un ton mielleux :

– Comment vous appelez-vous, Mademoiselle ?

– Élise ! répondit-elle toute brûlante.

– Quel beau nom ! quel doux nom ! Moi, j’aime beaucoup de tels noms, mais encore beaucoup plus de telles demoiselles.

– Je vous en supplie ! se défendit, pour la forme, la jeune fille.

Il lui prit la taille et lui caressa les cheveux.

– Élise, nous nous entendrons à merveille, n’est-ce pas ?

– Sans doute ! soupira-t-elle.

Et elle posa sa tête sur son épaule.

Dehors, on entendit les appels d’une trompe. Les enfants s’étaient groupés autour de l’auto et ils s’amusaient avec le klaxon. Louis les chassa, et ils s’égaillèrent. Mais lorsqu’il eut disparu dans son vestibule, ils revinrent près de la voiture et recommencèrent.

Du jardin arrivèrent M. l’ingénieur et le maire. Tous les deux se mirent à rire lorsqu’ils trouvèrent Hubert et Élise enlacés.

– Ça y est, nous avons déjà commencé à bâtir ! dit l’ingénieur par taquinerie.

Ils s’assirent et déjeunèrent. Devant, dans la grande salle, se réunirent les charretiers. Pierre aussi arriva en traînant la jambe. Ils tendaient l’oreille pour entendre ce qui se passait dans le salon réservé aux hôtes de marque. Ils essayaient de deviner de quoi il s’agissait et harcelaient Louis pour qu’il leur dît au moins pourquoi il les avait convoqués. Ils avaient lu sur sa figure que quelque chose de très important se préparait.

Louis courait d’une chambre à l’autre, et à peine trouva-t-il un instant pour s’arrêter auprès des charretiers.

– Chut ! fit-il. Je savais bien que quelque chose devait se mijoter ici. Patientez seulement : je vous expliquerai tout. Mais ces messieurs doivent être les premiers servis !

Au bout d’un bon quart d’heure, les gros personnages se levèrent. Louis ouvrit toute large la porte, par laquelle passèrent M. l’ingénieur avec le maire, le secrétaire avec sa serviette, et Hubert avec Élise. Les charretiers se levèrent tous, comme des soldats. Leur regard se fixa sur l’ingénieur qui leur souriait aimablement. Louis accompagna ses hôtes jusqu’à l’auto et, avec le maire, ne cessa de s’incliner jusqu’à ce que le chauffeur mît la voiture en marche. Les enfants se dispersèrent, tandis que les ouvriers, curieux, regardaient partir la voiture. Le maire caressa ses moustaches. Louis leva la main et cria :

– Les gens ! On va construire la nouvelle route. Vous allez trouver du travail. Il y en aura pour tous ceux qui boiront chez moi !

La nouvelle partit comme un éclair à travers le village. Les charretiers étaient les plus joyeux. Cette nuit-là, ils burent et chantèrent tellement, et firent tant de tapage, que, le dimanche suivant, le curé les réprimanda vivement. Ce sermon-là, on lui en a terriblement voulu, surtout Louis, qui est devenu, depuis, le personnage le plus important du village.

D’un coup, cette bourgade retrouva une vie mouvementée. Les charretiers oublièrent Ernest et raccourcirent les longues charrettes. Sur les roues, ils chargèrent de grandes et larges caisses pour y transporter du sable. Soir après soir, ils se réunissaient dans l’auberge. Les patronnes se plaignaient que leurs hommes ne se trouvassent jamais à la maison.

– Il le faut bien ! répondaient-ils. Le pain, c’est le pain, et c’est Louis qui en a la clé !

En présence de l’aubergiste, ils faisaient le compte des charretiers. C’étaient les trois du bas de la montagne : Grégoire, Georges et Jean, fils de Pierre, qui avait mal à la jambe. D’autres, on n’en voulait pas. Quand il en faudrait davantage, Louis achèterait des chevaux et se trouverait un domestique, et Grégoire aussi achèterait une autre paire de chevaux ; au besoin, il prendrait, lui aussi, un domestique pour les chevaux.

– Il est très important, disait Louis, que nous nous tenions les coudes. Nous n’avons besoin d’aucun étranger. À nous seuls, nous nous chargerons de tous les charrois, et nous répondrons du matériel et des mesures.

Il s’était offert pour arranger seul toute l’affaire avec l’ingénieur ; bien entendu, il ne pourrait le faire gratuitement, mais il était sûr que les hommes le comprendraient.

– Une main lave l’autre main ! confirma Grégoire, qui commanda un nouveau litre du meilleur vin pour prouver à l’aubergiste la sincérité de leurs sentiments.

Mentalement, ils dénombraient toutes les carrières et fouillaient toutes les pièces de terrain où l’on pouvait trouver un peu de sable. Et Grégoire d’ajouter :

– Le mieux sera que, toutes ces pièces-là, nous les achetions ! Tout ce qui est communal ne coûte pas cher, et les propriétaires qui, pour la plupart, sont des ouvriers, ne demanderont pas mieux que de vendre. Quand les gisements de pierres seront à nous, le diable y perdra son latin ! C’est nous-mêmes qui imposerons les prix !

La proposition de Grégoire parut à tous excellente. Ils vendraient le bétail et, avec le gain, ils achèteraient le terrain. Il suffirait que, dans l’étable, il y eût seulement quelques vaches à côté des chevaux. Ce projet prit forme en une semaine. La « confrérie du fouet » prospérait très bien, et c’était Louis qui s’en trouvait le mieux. Grégoire s’en rendit compte le premier : il était devenu autoritaire, et sa fille Élise portait haut la tête, comme pour dire :

– Je suis quand même quelque chose de plus que les autres jeunes filles !

– Sachez que cette maison fera votre malheur à tous ! avertit plus d’une fois la femme de Grégoire.

Les outils arrivèrent par le chemin de fer en quelques jours ; la semaine suivante, on plantait déjà dans la terre de petits pieux et on reçut l’ordre d’amener des pierres. Les chevaux s’acheminaient à la file vers le terrain de la commune où les ouvriers cassaient des pierres. La carrière s’élargissait chaque jour. Pour faire éclater les grosses couches, il fallait de grandes quantités d’explosif. Les trajets étaient très fatigants, mais courts, et ce qui valait le mieux, c’est que les ouvriers chargeaient et déchargeaient eux-mêmes.

Tout le village se reprenait à vivre. Les ouvriers tapaient avec leurs pics et ne se plaignaient que de leurs ampoules aux mains, ce à quoi ils n’étaient pas habitués. Mais le profit effaçait tout mécontentement. Les charretiers charriaient de bon matin jusqu’à la nuit très avancée. Personne ne se souciait ni du soleil ni de la pluie ; on ne tenait aucun compte ni du vent ni de la chaleur. Les gens étaient comme enivrés par le désir de gagner quelque argent. Ce désir était devenu une véritable épidémie et un concours d’émulation.

L’entreprise payait régulièrement ses ouvriers et les charretiers tous les samedis. L’inspecteur cubait les pierres puis rédigeait les bons, et, chez Louis, M. l’ingénieur comptait l’argent. Dans les maisons régnait l’odeur de la goulache ; les femmes assaillaient les magasins ; de nouvelles robes se montraient. L’après-midi du dimanche, on chantait et on dansait, tandis que, durant la semaine, on s’essoufflait au travail avec des jurons.

Le travail, pourtant, augmentait. Grégoire s’était décidé à acheter encore une paire de chevaux. Il recherchait un domestique, mais il n’en trouvait point parmi les gens du pays.

Sur les champs foisonnait la mauvaise herbe. Les fenaisons étaient en retard : les femmes s’épuisaient à cultiver la terre toutes seules et encore, souvent, elles aussi se dégoûtaient de ce travail.

Un matin d’été, la mère et Tilka se préparèrent pour aller travailler au champ. Les chouettes ululaient dans l’air. Les lauriers-roses, devant les maisons, brillaient de la rosée matinale. La jeune fille avait attaché derrière sa tête un léger fichu bariolé de fleurs et, en chantant, elle se hâta d’aller prendre un râteau dans la cabane aux outils. Elle s’amusa un instant avec les poussins qui pépiaient autour de la poule. Elle s’arrêta devant la maison et attendit sa mère qui était en train de fermer à clé la porte du vestibule.

À ce moment, arriva sur la colline un jeune homme portant un coffre en bois sur son épaule. Il s’arrêta à l’angle du jardin et tourna vers la cour. Les poules, effrayées, se sauvèrent vers le dépôt dès outils. Le nouveau venu déposa son coffre, épongea son front en sueur, regarda le numéro de la maison et salua respectueusement.

– Bonjour ! Je cherche la maison des Grégoire.

– C’est bien ici. Et que désirez-vous ? demanda la mère d’un ton méfiant.

– Je cherche du travail. En bas, dans le village, on m’a dit que vous aviez besoin d’un domestique.

Les deux femmes se regardèrent l’une l’autre avec étonnement. Elles avaient devant elles un robuste jeune homme. Il était habillé d’un complet très propre et il avait même une cravate, cette spécialité des citadins et non des paysans. Quoi ! c’était là un domestique ?

– Le patron n’est pas à la maison, dit la mère. Revenez ce soir, quand il sera de retour !

Elle mit le râteau sur son épaule et cligna de l’œil à sa fille.

– Bon ! J’attendrai jusqu’au soir. Je ne vous demande qu’une chose : me permettez-vous de laisser mon coffre en garde chez vous ? Je n’aimerais pas le porter dans le village !

La mère aurait préféré lui dire de s’en aller. Qui sait ce que sont ces gens qui voyagent ainsi ! Mais Tilka la devança en disant :

– Donnez-moi la clé, maman, je vais le lui mettre dans le vestibule !

Elle voulut saisir la poignée du coffre, mais il ne la laissa pas faire.

– Permettez, Mademoiselle, que je le porte moi-même !

Il souleva son coffre et le porta dans la maison. La mère surveillait derrière la porte.

– Merci beaucoup ! dit-il.

Et, en souriant, il regarda Tilka.

La jeune fille rougit. Quelles belles manières avait cet homme !

– Mademoiselle, dit-il, et merci beaucoup.

À la mère aussi, le jeune homme plut tout de suite, mais elle ne le montra pas.

– Qui sait ce qui se cache derrière une écorce toute lisse ?

– Allons, Tilka ! pressa la mère. Le soleil commence à chauffer ; il est temps d’éparpiller les javelles !

– Me permettez-vous de vous accompagner ? Je voudrais bien vous aider, car je ne suis pas habitué à rester oisif.

La patronne était gênée. Elle l’aurait renvoyé s’il n’avait de lui-même pris en main le râteau et ne les avait suivies.

La prairie fauchée sentait bon. Le soleil buvait la rosée cristalline, si bien que les javelles étaient presque sèches. Mais lorsqu’on eut donné un coup dans le tas, en dessous se montra l’herbe mouillée qui tombait éparpillée de droite et de gauche. Le jeune homme avait ôté sa veste et l’avait suspendue à un mûrier. Il avait enlevé sa cravate et ouvert sa chemise blanche. Il avait relevé ses manches et donnait de grands coups de râteau avec ses mains brunies.

– Regardez donc, maman, comme il va vite ! dit Tilka avec admiration.

– Il en aura bientôt assez ! Ces gens des villes commencent avec enthousiasme et de toutes leurs forces, mais, bientôt, ils perdent haleine.

– Oui, je lui trouve aussi l’air un peu grand seigneur ! dit la jeune fille.

– Sais-tu qui c’est ?

– Mais, vous ne le lui avez même pas demandé !

– Il aurait bien pu se présenter lui-même !

À peine les deux femmes étaient-elles arrivées au bout de la première rangée que, déjà, le nouvel arrivé en commençait une seconde. Tilka s’arrêta plus d’une fois et le regarda de temps en temps, si bien que la mère se sentit tenue de la gronder, mais aussi d’adresser la parole au jeune homme. Vers le milieu des rangées, ils se rencontrèrent.

– Et d’où venez-vous comme ça ? demanda la patronne en s’appuyant sur son râteau.

Il essuya la sueur de son front et se mit à rire en montrant des dents éclatantes. Mais aussitôt il redevint sérieux et raconta prudemment sa vie. Il évita toute question sur sa famille. Il était d’un village voisin et il avait passé sa première jeunesse chez son oncle, curé dans les montagnes. Il avait étudié durant deux ans à la ville, jusqu’à ce que l’oncle mourût. De sa mère, il ne souffla mot. C’était sa tante qui l’avait pris chez elle. Elle avait déjà six enfants, mais elle l’employa comme berger, puis comme domestique, jusqu’à ce qu’elle mourût à son tour. Il erra ensuite pendant quelque temps et chercha du travail. Il était habitué à tous les travaux campagnards et ne souhaitait autre chose que de trouver un bon patron qu’il servirait en fidèle domestique.

– Et des parents, vous n’en avez point ? redemanda la mère.

– Personne ! termina tristement le jeune homme ; je suis seul sur la terre comme un tronc d’arbre dans un bois communal ! Dieu est tout mon espoir, et aussi les gens de bon cœur.

La mère fut vivement touchée par le mot Dieu, cependant que Tilka était émue par la mention des gens de bon cœur.

– Il doit être vraiment pieux, pensait la première.

– Il doit avoir bon cœur, pensait la seconde.

Elles partagèrent leur goûter avec lui et elles se sentaient tout heureuses lorsqu’il retournait le foin, comme si le vent l’eût poussé. Il l’emportait, ce foin, sur de longues fourches de bois et le déposait sur de grandes gerbes. Il n’était pas importun, et c’est ce qui plaisait le plus à la mère. Le soir, il avait travaillé si adroitement que toutes les deux en restaient émerveillées.

Avant même que Grégoire fût rentré, le jeune homme avait donné à boire au bétail, puis s’était assis sur le banc devant la maison. Il se mit à jouer sur son petit harmonica. On entendit bientôt des clameurs sur les sentiers montants, clameurs mêlées au roulement des charrettes. Le patron rentrait à la maison. Lorsque les chevaux s’arrêtèrent dans la cour, le jeune homme se planta courageusement devant la charrette.

– Bonsoir ! salua-t-il.

– Que Dieu te le donne, le bon soir ! répondit le patron en traînant la voix avec étonnement. D’où viens-tu ?

– Je voudrais être votre domestique ! répondit-il.

– Eh bien ! alors, montre seulement ce que tu sais faire !

Vite, il se mit cette fois devant les chevaux qu’il délia de la voiture et les emmena dans l’écurie.

– Tu les attacheras près du mur ! dit Grégoire avec un visible contentement.

Le garçon revint de l’écurie, saisit l’extrémité de la ridelle et poussa la voiture dans la remise.

– Il tiendra ! se dit Grégoire. Je vais demander aux femmes ce qu’elles en pensent !

La mère dit son idée, en ajoutant que ce garçon-là n’était pas à dédaigner. Tilka, elle, parlait plutôt avec ses yeux qu’avec sa voix.

Grégoire décida d’embaucher le jeune homme.

– Tu resteras chez moi pendant quelques semaines, pour que je te mette à l’essai, et, ensuite, nous ferons un contrat !

– Je pense que nous pouvons nous entendre dès ce soir, dit le nouveau domestique. Si je ne suis pas à votre goût, vous n’aurez qu’à me renvoyer !

Provisoirement, on lui arrangea son lit dans l’étable. Le lendemain, il charriait déjà avec Grégoire.

La route s’allongeait chaque jour. On amenait charrette sur charrette ; sur les pierres, on entassait du gravier, et, dessus encore, du sable. De lourdes broyeuses se déplaçaient lentement comme des tortues, en montant et descendant, et écrasant les pierres sur le sol. Les gens gagnaient, mais dépensaient aussi. Les charretiers étaient les mieux payés. Il est vrai qu’il fallait graisser un peu la patte à l’inspecteur et amadouer Louis, mais tout cela n’était que très peu de chose, une bagatelle.

C’est chez Grégoire que l’on voyait l’argent le mieux employé. Deux paires de chevaux, un sage patron, un domestique adroit, et, à la maison, une femme économe. Ils avaient complètement changé leur maison. De la cuisine, on fit disparaître la vieille cheminée d’antan. Grégoire, tout d’abord, ne voulait pas entendre parler de la démolir. Devant cette cheminée immense, bordée de fines pierres, des générations avaient passé. Durant de longs soirs d’hiver, toute la famille s’était réunie autour du feu. La bourrasque avait hurlé dans la cheminée et poussé la fumée, soit sous le plafond noirci, soit au bord des étagères où les pots étaient rangés. Et il faisait si agréablement chaud, près du feu ! Cette fois, les maçons firent disparaître la cheminée et les étagères. Ils murèrent la cheminée, et, dans le coin de cette cuisine, on plaça un grand fourneau. Tout d’abord, Grégoire ne pouvait absolument pas s’habituer à la nouvelle cuisine.

– Tout ça ne vaut rien, grogna-t-il, mécontent ; voilà que, maintenant, on me mure mon feu !

Cependant, les femmes étaient tout heureuses : une belle et claire et propre cuisine où elles pouvaient pendre une belle étagère pour les terrines et une autre pour les couvercles de cuivre et les tasses. Du dallage dans le grand vestibule, on arracha les plaques toutes lisses en pierre et l’on cimenta le sol. On reconstruisit aussi les chambres d’en haut.

Devant la maison, on avait bâti une nouvelle galerie de bois avec une très belle barrière ouvragée, sur laquelle Tilka disposa de rouges œillets et des giroflées et des géraniums. Le long du mur, le domestique fit grimper des roses rouges et jaunes autour des colonnes élancées.

La vieille maison paysanne était devenue une belle maison toute neuve. La remise des charrettes resta telle qu’auparavant.

– Tu fais un peu le grand seigneur, Grégoire ! taquina Pierre.

– Ce n’est pas étonnant, quand on a un monsieur pour domestique ! fit aigrement Jean, mécontent d’avoir un rival.

– Laissez-moi tranquille, trancha Grégoire. Nicolas est un garçon qui n’a pas son pareil. Il soulève des fardeaux pour deux, est très habile à mener les chevaux ; il accepte n’importe quel travail et ne grogne jamais ! Tenez, regardez seulement comme il a eu vite fait de tout décharger !

Nicolas passait, amenant la charrette vide. Tout debout, il faisait claquer son fouet et pressait les chevaux.

– Pourquoi ne jures-tu pas un peu, Nicolas ? dit Jean en riant. Tu n’es pas un vrai charretier si tu ne jures pas.

– Jure toi-même tant que tu veux, Jean ! Mes deux petits chevaux tirent très bien sans jurons ! Hi-hôt !

Les deux chevaux donnèrent un bon coup de collier en tirant.

– Ne le disais-je pas ? reprit Grégoire. Un vrai gars de la paroisse !

– De quelle paroisse, donc ? demanda lourdement Jean.

– Je m’en moque, de laquelle ! Je l’inscrirai dans la nôtre ! affirma Grégoire d’un ton décisif.

– Alors, tu penses à le prendre pour gendre ! fit Pierre avec malice, pendant que Jean clignait de l’œil méchamment.

– Et pourquoi pas ! riposta Grégoire. On n’aurait rien à lui reprocher.

Durant les soirées d’été, les rossignols chantaient au bord du ruisseau. Ils se balançaient dans les sureaux embaumés et gazouillaient chanson sur chanson. Les lauriers-roses, naguère brûlés par le soleil, resplendissaient de nouveau et répandaient leur parfum dans la fraîcheur du soir. Une douce brise portait le chant des oiseaux à travers les jardins.

Nicolas abreuvait les chevaux. Il sauta sur son alezan et poussa un cri joyeux, si fort qu’on pouvait l’entendre au village. Dans le jardinet, devant la maison, Tilka arrosait. Elle avait déposé l’arrosoir devant les plates-bandes et cueilli un grand œillet rouge. Elle s’adossa légèrement à la clôture, respirant la fleur. Au fond de sa conscience revivait une image souvent vue en songe : un garçon sur un cheval ! Elle retroussa ses manches et se mit à rêver :

– Ce Nicolas ! Comme il est adroit, comme il est bon !

Une chanson la tira de sa rêverie. Très droit sur son cheval, Nicolas accourait au galop. Prestement, il sauta à terre, caressa le museau de son alezan et l’emmena dans l’écurie.

– Il n’y a pas de plus beau garçon au monde, se disait-elle.

La voix de Nicolas reprenait une chanson. Tilka l’accompagna en contralto.

– Tu as une très belle voix, Nicolas !

Il épousseta son habit et s’approcha de la clôture.

– Tu m’accompagnes très bien ! dit-il.

– Pourquoi n’irais-tu pas à la chorale ? Demain soir nous aurons notre répétition. Viens avec moi !

– Et Jean ?

– Je t’en prie ! Il a une voix de basse. Nous manquons de ténors. Il sera bien content de t’avoir !

– Je n’en suis pas sûr ! fit-il d’une voix rêveuse.

– Que tu es drôle ! Est-ce que cela le regarde, Jean ? C’est moi qui t’ai invité !

Elle lui ouvrit la main et y glissa l’œillet, dont il huma le parfum et qu’il baisa.

– Tu y viendras ?

– C’est bon, j’irai !

– Donne-moi la main ! Nous nous préparons pour l’Assomption !

Il lui serra doucement et tendrement la main, et elle ressentit une chaleur dans sa poitrine.

La mère parut au seuil du vestibule :

– Tilka, dormir !

– Bonne nuit ! soupira-t-elle.

Et elle rentra dans la maison.

– Bonne nuit ! répéta Nicolas.

Il était envahi d’un sentiment si ardent qu’il se précipita sur le banc placé devant la maison, tira de sa poche le petit harmonica, en donna un coup sec sur sa main et se mit à jouer. Les rossignols se turent et l’écoutèrent. Lorsqu’il eut fini, ils continuèrent à leur tour, comme par jalousie, leur chanson, qui lentement s’évanouit dans la nuit tranquille.

 

*

*     *

 

Le père Grégoire n’était pas encore rentré. Il s’était arrêté chez Louis et buvait avec les charretiers, à la grande table. Ils discutaient avec animation et Pierre le boiteux frappait sur la table, si fort que les verres en tremblaient. Les ouvriers raillaient, accoudés au comptoir.

– La confrérie des charretiers est dans le lac !

Fortunat, le borgne, envoyait de temps en temps sa fille Erna, serveuse à l’auberge, écouter, pour venir dire ensuite la raison de cette dispute entre les charretiers.

– Ils sont furieux contre Louis parce qu’il ne quitte pas la salle des messieurs !

– Ils sont devenus orgueilleux ! Ils veulent être des messieurs, eux aussi !

– Qu’ils aillent remuer du sable comme nous ; alors, leurs idées de grandeur les quitteront bien vite !

Louis vint enfin se mêler aux buveurs surexcités. Il avait son costume de fête.

– Arrive donc ici ! brailla Pierre.

– Ce n’est pas toi qui me commanderas ! riposta l’aubergiste.

– Mais qui, alors ? Ne vis-tu pas de nous ? objecta Georges.

– Les messieurs qui sont dans la salle, c’est eux seulement qui commandent, coupa court l’aubergiste.

– Et toi avec eux ! dit Grégoire avec dédain.

– Bien oui, naturellement, moi aussi !

Louis se campa devant eux, puis s’en alla à grands pas dans la cuisine.

De la petite chambre à part jaillit tout à coup un rire féminin. Élise en sortit, le visage tout rouge, et, derrière elle, M. Hubert. Les charretiers se turent d’un coup.

– Apporte un litre ! commanda Pierre avec rudesse.

– Je ne suis pas une serveuse ! riposta-t-elle sèchement en faisant la moue.

– Qu’est-ce que tu es, alors ?

– Mademoiselle est ma fiancée, annonça Hubert.

Les charretiers s’entre-regardèrent. Ils comprirent tout de suite la manœuvre. Le sentiment de leur infériorité leur fit baisser la tête et ouvrir leurs poings fermés. Les calculs de Louis avaient complètement déjoué les leurs.

Au seuil de la petite chambre, un grand jeune homme se montra. D’un air aimable il s’approcha en souriant des paysans.

– Vous vous énervez, mes amis ! dit-il.

Et il s’adossa au mur.

Les charretiers regardèrent avec étonnement le nouveau venu, et la parole s’arrêta sur leurs lèvres.

Ce fut Grégoire qui, le premier, reprit courage.

– Monsieur ! dit-il pour commencer, nous ne vous connaissons pas. Alors, vous ne nous en voudrez pas si, tout d’abord, nous vous demandons qui vous êtes et d’où vous venez ?

– En quoi cela vous intéresse-t-il ? demanda l’étranger en se dandinant.

– Nous sommes des charretiers, expliqua Grégoire. Nous travaillons, ou plutôt nous charrions sur les nouvelles routes. Tout le charriage est entre nos mains, et aussi toutes les carrières. Nous avons tout risqué et délaissé, même nos terres, pour atteler nos chevaux. Et maintenant, il semble qu’on veuille nous dételer comme un cheval qui n’est plus bon pour le service !

– Et d’où concluez-vous cela ? demanda l’inconnu à voix basse.

– Je ne peux pas vous le dire, tant que nous ne savons pas qui vous êtes, dit Pierre, intervenant.

Le monsieur siffla, et, du doigt, fit un signe à Louis qui accourut.

– Dites-leur, vous, qui je suis !

– C’est M. l’inspecteur des travaux, répondit Louis hypocritement.

Les charretiers se levèrent.

– Asseyez-vous ! fit aimablement M. l’inspecteur. Il prit place lui-même près d’eux et commanda à Louis deux litres de vin.

Le nouvel inspecteur plut immédiatement aux charretiers. Leur inquiétude se dissipa.

– Nous nous sommes trompés ! s’excusa Grégoire au nom de tous.

Louis apporta le vin et s’appuya au dos d’une chaise. Le monsieur remplit les verres, et, très aimablement, trinqua à la santé de tous.

– Le chef de l’entreprise, c’est moi. Hubert n’est qu’interprète. Tout le travail et tous les payements me sont confiés. Que désirez-vous ?

Les langues se délièrent. Depuis bien longtemps déjà, ils n’étaient tombés sur un monsieur aussi gentil. L’un après l’autre, ils multipliaient les explications et les prières.

– Nous vous demandons uniquement ceci, Monsieur l’inspecteur : laissez-nous notre confrérie ! Ne permettez pas que quelqu’un d’étranger s’infiltre parmi nous, et ayez confiance en nous !

L’inspecteur approuva de la tête et serra même la main aux charretiers. Ceux-ci, jamais encore, n’avaient été si enthousiastes.

– Monsieur l’inspecteur, dit Grégoire en offrant ses services, vous êtes vraiment l’homme qu’il nous faut ! Vous avec nous, nous avec vous ! Dites-nous seulement ce que vous désirez. Nous ne sommes pas tellement pauvres, vous savez, et nous ne sommes pas non plus de mauvaises gens, vous savez ! Allez, dites seulement un mot : nous vous donnons tout ce que vous désirez !

Ils devenaient familiers ; ils versaient le vin sur la table. L’inspecteur oubliait sa dignité. Il leur confia qu’il s’appelait Hermann, et il ne leur en voulut pas de boire à sa santé :

– Vive notre Monsieur Hermann !

La joie s’était bientôt changée en exubérance. Ils appelèrent un musicien pour qu’il leur jouât de l’accordéon. Il croisa les jambes et tira les soufflets de son instrument. Ils attrapèrent les serveuses et les firent danser, leurs talons frappaient le dallage.

La nuit était très avancée quand les charretiers commencèrent à s’en aller vers leurs maisons. Ils étaient ivres, et tellement qu’ils embrassèrent M. Hermann, en lui promettant tout d’abord des jambons.

– Ma foi, criait Grégoire, il y a six jambons dans ma cheminée. Quatre sont destinés à M. l’inspecteur !

– Pourquoi lui offrir des jambons ? glapit Pierre. Des jambons, nous  en avons chez nous. Donne-lui plutôt ta fille !

– Tiens, c’est vrai ! ricana Jean. Donnez-lui votre Tilka ! Elle vaut mieux que le maudit vagabond de Nicolas !

– Tais-toi ! vociféra Grégoire. M. Hermann recevra tout !

Ils sortirent de l’auberge. Dans la chambre, n’était restée qu’Élise avec M. Hermann. L’interprète Hubert, de colère, se rabattit sur Erna.

Louis ferma les volets.

– Ce sera magnifique ! murmurait-il. Que cet Hubert s’en aille au diable ! M. l’inspecteur et Élise ! Quel beau couple !

On l’emporta ivre dans son lit.

Le sacristain Luc alla sonner l’Angélus du matin, lorgne, dans le village, la paix redevint vraiment la paix.

Jusqu’à midi, Nicolas, seul, charria ; tous les autres dormaient.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

Les cœurs s’échauffent

 

 

 

Au mois d’août, la chaleur reprit. Sur les plants isolés dans les vignes poussait la mauvaise herbe qui chatouillait les grains de raisins sur les grappes mûrissantes. L’« augustana » – le premier raisin mûr – commençait à se dorer. Dans le village, les charrettes grinçaient du matin au soir. La nouvelle grande route s’élargissait et commençait à remplacer les détours par une ligne droite. Les carrières brûlaient ; sur la route, cela chauffait tellement que le bétail restait le mufle béant. Les grosses mouches et les taons insupportables irritaient les chevaux en sueur. Tard dans la soirée, la terre exhalait encore sa chaleur.

Dans la petite pièce à côté de la sacristie, on ouvrit toutes grandes les fenêtres et la porte. Lorsque Luc eut fini de sonner l’Angélus du soir, les chanteurs et les chanteuses s’assemblèrent. Les jeunes filles avaient le visage en feu. Elles agitaient leurs petits mouchoirs de poche ou leurs fichus de tête afin de se rafraîchir un peu. Pour la répétition, elles s’étaient habillées de robes légères. Elles parlaient avec vivacité et s’entretenaient à voix basse des nouvelles du jour. Les jeunes gens et les hommes avaient leur chemise ouverte et les manches retroussées. Ils s’arrêtèrent dehors, s’assirent sur les pierres, allumèrent leurs cigarettes et parlèrent des préparatifs pour la fête de l’Assomption. Il fallait que cette fête fût la journée la plus solennelle. Les voix devaient être parfaitement formées pour que tout résonnât à merveille dans la vaste église.

La conversation tomba aussi sur les évènements de la nuit. Fortunat avait bien battu sa fille Erna, et, devant la fureur du père, le fameux Hubert s’était sauvé au plus vite. Ils s’en payèrent de rire aux dépens des charretiers, et n’approuvaient pas du tout le nouvel inspecteur. Aux jeunes filles, pourtant, ce nouveau « chef » plaisait. Il les saluait gentiment ; il souriait même à l’une ou à l’autre. Les jeunes gens les taquinaient, un peu par envie, un peu aussi par amour-propre.

– Oui, oui, il vous épousera toutes comme un Turc ! Vous deviendrez toutes des « dames inspectrices » !

Les chanteuses ripostaient, mais elles trouvaient quand même très élégant que le nouvel inspecteur leur donnât le titre de « demoiselles 1 ». Elles n’avaient même pas demandé s’il était marié ou non.

L’organiste arriva tout nerveux. Il apportait un tas de partitions et bouscula les chanteurs. Il grommelait, disant qu’ils éprouveraient un véritable échec, qu’il était bien dommage de massacrer un si beau cantique, qu’ils n’avaient plus que quelques répétitions, et, finalement, qu’ils n’arriveraient jamais en temps voulu. Il tempêtait ainsi, bien que lui-même fût arrivé en retard. Les chanteurs connaissaient ses lubies, et ils ne lui en voulaient pas. Pendant ce temps, les jeunes filles chuchotaient et rejetaient toute la faute sur les hommes.

– Voici les voix de contralto, disait l’organiste en distribuant les partitions. Mais, où donc est Tilka ?

– Elle va venir tout de suite ! répondirent les jeunes filles pour l’excuser.

– Elle attend Jean, tout simplement ! firent les jeunes gens en clignant de l’œil.

Les chanteurs pressaient pour que la répétition commençât vite et finît bientôt, car, le matin, il fallait être debout de bonne heure pour aller travailler sur la route. Après quelques disputes, et après un long sermon de l’organiste, on entonna un cantique. L’harmonium grinçait, l’organiste soufflait de sa voix déjà cassée, criait après les soprani et les faisait si souvent recommencer que les autres chanteurs en eurent assez et sortirent, attendant dehors pour entrer à leur tour.

Tilka se hâtait, et Nicolas arriva avec elle. Elle avait le visage brûlant, quand elle pénétra dans la pièce. Ses cheveux mouillés montraient comme elle s’était pressée. Elle souhaita le bonsoir à tout le monde et alla s’asseoir au fond, sur une banquette.

L’organiste avait fait cesser le cantique. Déjà, il avait sur la langue des litanies de reproches aux retardataires, aux « irrégulières » et aux « demoiselles » qu’il faut toujours attendre avec patience, mais il se tut lorsqu’il remarqua, sur le seuil, le beau grand jeune homme qui saluait poliment, se présentait et demandait s’il ne pouvait pas, lui aussi, faire partie du chœur.

Les voix des jeunes filles s’étaient arrêtées, et leurs yeux se fixaient sur le nouveau chanteur, si robuste, si élégant. Les jeunes gens se poussaient du coude et observaient, en silence, les manières polies et délicates du domestique du patron Grégoire.

– Quelle voix avez-vous ? demanda l’organiste, qui déplaça ses lunettes sur son nez et se tourna vers le nouveau venu.

– Ténor ! répondit-il, en ajoutant que, depuis un certain temps, il n’avait plus chanté.

L’organiste tendit à Nicolas une partition et invita les ténors à chanter. Cinq hommes vinrent se serrer en groupe. L’organiste força son harmonium et frappa vigoureusement les touches pour accompagner les ténors. Lorsqu’on en vint à un passage où la voix devait monter toujours plus haut, les hommes se donnèrent beaucoup de peine, tandis que Nicolas s’élevait facilement et planait au-dessus des autres d’une voix légère et douce. Les jeunes filles se regardèrent, et fixèrent leurs yeux sur Tilka, qui devint rouge comme un coquelicot.

– Très bien ! approuva l’organiste, dont le visage ridé s’éclaira.

Les chanteurs se taisaient ; cela ne leur plaisait pas beaucoup qu’un étranger novice obtînt un éloge que l’organiste n’avait jamais accordé à eux, gens du pays, et vieux chanteurs déjà très expérimentés. D’autre part, ils étaient flattés en pensant qu’ils pourraient désormais se faire valoir un peu avec une nouvelle voix si ferme.

– Les basses ! commanda le chef.

– Et où est encore passé Jean, fils de Pierre ?

– Il fume devant la porte ! répondit un homme à longue moustache.

– Appelez-le donc !

– Il dit qu’il ne chantera pas. Il est probablement enrhumé ! dirent les chanteurs.

– Oui, hier soir, il a pris une répétition de chant un peu trop longuement chez Louis ! riposta d’une voix rauque l’organiste.

Les chanteurs se regardèrent malicieusement.

Les basses chantèrent sans Jean. Ensuite, on recommença, et toutes les voix ensemble reprirent le cantique. Tous se mirent en demi-cercle autour de l’organiste et chantèrent, cette fois, sans harmonium. Le cantique s’écoula en une mélodie très agréable, et finit par un refrain majestueux.

Et au-dessus de toutes les voix planait celle, si douce, du ténor. L’organiste, tout heureux, ramassa les partitions, recommanda la ponctualité et les congédia, puis il éteignit les lumières.

Dehors la lune brillait. Les chanteurs se répandirent et disparurent dans les rues étroites. Le domestique Nicolas accompagna Tilka derrière le village. Dans les prairies, les grillons faisaient entendre leur grésillement ; la rosée commençait à se déposer sur les herbes. Tous deux se taisaient et marchaient l’un à côté de l’autre sur le chemin mou. Des étoiles riaient toutes claires au firmament, et la lune, d’un rouge vif, veillait sur eux, comme une bergère sur ses agneaux blancs. Tous deux se sentaient quelque chose de très doux au cœur, mais turent chacun leurs pensées, et ils se dirigèrent vers la maison en haut de la colline.

– Que s’est-il donc passé avec Jean ? commença Nicolas.

La jeune fille se ressaisit, comme réveillée d’un songe, et répondit d’une voix tranquille :

– Il s’est fâché. Cela lui passera.

Et, de nouveau, en silence, ils continuaient leur chemin en suivant chacun leurs idées. Mais ils sentaient que la répétition de ce soir-là avait creusé un fossé profond entre le passé et l’avenir. Le jeune homme se reprochait d’avoir, sans même s’en rendre compte, semé la zizanie parmi les chanteurs et détruit entre les voisins une vieille amitié déjà solide. Il n’était que domestique dans une maison qui lui avait généreusement ouvert sa porte et lui offrait son pain. Il n’avait qu’à rester auprès de ses chevaux et de son fouet ! Il décida secrètement de ne plus aller aux répétitions. Seuls, son goût pour le chant et son inclination pour la fille du patron l’avaient entraîné. Ce n’était vraiment pas convenable qu’il eût voulu s’élever si haut, lui qui couchait dans l’étable et qui possédait toute sa fortune dans un petit coffre en bois.

– Tilka ! commença-t-il à mi-voix comme s’il s’arrachait les mots. Je ne viendrai plus aux répétitions !

– Pourquoi ? coupa-t-elle brusquement.

– Je ne voudrais être un obstacle pour personne.

– Pour qui donc ?

Et elle s’arrêta.

– Je n’ai pas besoin de te l’expliquer ! Tu sais bien pour qui !

Elle lui prit la main et le regarda profondément dans les yeux. Nicolas tressaillit. Il aurait voulu lâcher cette main tremblante, bondir sur la colline et se sauver à travers champs. Elle serra encore plus fort sa main et lui jeta ces mots entrecoupés :

– Je sais, Nicolas ! C’est Jean qui se dresse sur notre chemin. Eh bien ! tout simplement, nous ferons un détour et nous continuerons de suivre notre route. Elle est belle, notre route. Il y a plus d’étoiles sur elle que dans la voie lactée. Jean est un nuage brumeux et sombre. Nous le dissiperons. Ne m’en veuille pas ! Il est ombrageux depuis son enfance. La route l’a endurci et couvert de sa poussière.

– Et moi ? Ne charrions-nous pas tous deux sur la même route, lui comme fils d’un patron et moi comme domestique ?

Elle rit et secoua la tête. Elle lui prit l’autre main.

– Toi, la route ne t’a pas sali ! Tu es très doux et tu souffres d’être domestique. Eh bien ! moi, je suis servante ! Tous les deux nous servirons le même patron. Et ce patron-là, ce sera l’amour ! Veux-tu ?

Il l’embrassa.

Derrière un buisson, sur la colline bordant le chemin, une ombre bougea. On la reconnaissait par-delà le buisson et elle s’arrêta au tournant. D’un bond, la jeune fille s’était arrachée à l’étreinte.

– Qui est là ? cria Nicolas.

Sa voix se perdit dans le calme de la nuit. L’ombre restait immobile. Il s’élança vers le chemin, tandis que la jeune fille restait sur place. Sous les buissons, attendait Jean. Il avait un fouet à la main. La lune jetait une ombre sur sa figure livide.

– Qu’est-ce que tu cherches ? demanda Nicolas, frémissant.

– Toi !

– Et que me veux-tu ?

– Je veux te battre comme un chien, pour que tu saches bien ce que veut dire chasser sur les terres d’autrui.

Nicolas serra les poings. Le sang lui était monté au visage. Tilka tomba entre eux deux comme une pierre. Elle étendit la main et cria :

– Jean, file à la maison ! Fi de toi !

– Fi de toi, plutôt, de toi qui embrasses un domestique ! Tu ne l’auras pas, cet étranger de malheur ! Mais moi non plus, tu ne m’auras jamais, car tu es vendue.

– Qui donc m’a vendue ?

– Ton père !

– À qui ?

– À celui qui mesure la route. C’est pourquoi tu seras une poule de la route.

Il cracha devant elle, fit un geste avec son fouet et s’enfuit en longeant le ruisseau. Nicolas se lançait à sa poursuite, mais Tilka le retint. Tous les deux tremblaient d’énervement.

– Nicolas, arrête ! Donne-moi la main et viens avec moi !

Ils passèrent en silence le petit pont sous lequel bouillonnait le ruisseau. Dans la cour, ils se détachèrent l’un de l’autre. Tilka s’avança vers la clôture du jardin, cueillit un brin de romarin et le donna au jeune homme.

– Bonne nuit, Nicolas ! chuchota-t-elle.

Puis elle s’en alla vite vers la porte de la maison et l’ouvrit. La clé cliqueta dans la serrure et la porte se referma.

Cette nuit-là, personne ne put dormir, ni Tilka, ni Nicolas, et Jean non plus, qui ne ferma pas les yeux.

Les journées s’enfuyaient et se donnaient précipitamment la main comme des enfants dans un jeu. Sur la route, les ouvriers suaient. Les charretiers faisaient claquer leurs fouets et attendaient, sous les peupliers, qu’on déchargeât les lourds fardeaux.

Nicolas et Jean ne s’étaient plus parlé. Ils s’évitaient l’un l’autre pour ne jamais charrier ensemble.

Les maçons avaient bâti de hauts remblais et avaient employé à ce travail de grands tas de pierres.

Vers midi accourait sur sa motocyclette l’inspecteur de la route. Il s’arrêtait près des ouvriers, donnait des ordres, en peignant ses longs cheveux mouillés. Au début, il était encore assez aimable et avait même plaisanté. Mais, bientôt, les ouvriers remarquèrent qu’il devenait de plus en plus maussade.

– La fille de Louis s’est pendue à son cou, disait-on. Il est devenu odieux comme un moustique. Il se fâche pour un rien !

À certains ouvriers, il avait même retenu une partie de leur paye et il les avait injuriés publiquement.

À midi, les ouvriers s’asseyaient sous les rares buissons. Leurs enfants leur apportaient le déjeuner, et, avec des bidons, allaient leur chercher de l’eau. Les charretiers aussi dînaient sous les peupliers. Ils amassaient du foin devant les chevaux, et, après, ils s’étendaient eux-mêmes à l’ombre.

Un jour, à midi, M. l’inspecteur s’assit à côté d’eux. Tilka venait sur la route, un grand panier sur sa tête. Elle apportait le dîner pour Grégoire et Nicolas. Sous le peuplier, elle étendit une nappe blanche et déposa les mets sur la nappe. Elle appela son père et s’assit à l’ombre. Des fleurs qui poussaient au bord de l’herbe, elle avait fait un petit bouquet qu’elle avait noué avec une herbe.

L’inspecteur l’avait aperçue. Vite, il se leva et s’approcha d’elle.

– À qui donc appartenez-vous, Mademoiselle ?

– Je suis la fille de Grégoire !

– Vous êtes vraiment très jolie !

Tilka tira sa robe très bas sur ses genoux brunis et baissa ses yeux bleus. Sans aucune gêne, impoliment, l’inspecteur s’assit auprès d’elle. La jeune fille recula. Les deux charretiers arrivèrent et commencèrent leur repas.

– Vous avez une très jolie fille, Grégoire ! dit Hermann.

Nicolas le regarda d’un œil furieux et se servit en hâte. Il se souvint tout d’un coup de Jean et de son injure.

Grégoire fit semblant de ne pas avoir entendu le compliment. Il dit à Tilka d’offrir du vin « à Monsieur ». La jeune fille prit un verre, le remplit et le présenta à l’inspecteur.

– Non, merci ! refusa-t-il aimablement. Je n’ai rien mangé.

– Prenez donc un peu de jambon ! conseilla Grégoire. Il est préparé chez nous, à la maison, et il est très bien fumé. Vous ne nous en voudrez pas de vous le présenter ainsi, simplement ! Il y en a encore trop pour nous deux ; prenez donc, s’il vous plaît !

Tilka, sur l’ordre de son père, déplia une serviette et déposa dessus une grande miche de pain avec un couteau.

– Vous savez servir admirablement, Mademoiselle ! dit M. l’inspecteur d’une voix mielleuse. Élise, la fille de Louis, serait sûrement envieuse de vous !

Il coupa un morceau de pain et y mit du jambon. La jeune fille se retira pour aller cueillir encore des fleurs. L’inspecteur la surveillait avec des yeux brûlants. La belle silhouette était enveloppée d’une légère blouse et d’une jupe large, bariolée. Ses cheveux tombaient sur son épaule et elle les mettait en ordre. Sa figure, particulièrement grave, brillait dans le soleil.

– À qui offrirez-vous le bouquet que vous êtes en train de faire ?

– À celui-ci ! dit-elle.

Et elle s’approcha d’un pas léger de son ami. Nicolas sourit, tout heureux, accepta le bouquet et l’attacha à son chapeau. Alors, M. l’inspecteur se leva, secoua son pantalon et jeta un regard de dédain sur le garçon. Sous le peuplier le plus éloigné, Jean éclata de rire. Toute cette affaire déplaisait à Grégoire. L’inspecteur était sans doute furieux. La jeune fille ne réfléchissait pas et le garçon n’était qu’un écervelé. Tandis que lui, le patron, il devait s’occuper de gagner, et l’argent ne se trouvait qu’entre les mains de M. Hermann. Poliment, il remercia l’inspecteur et l’invita chez lui.

– Vous viendrez au moins une fois chez moi, dans ma maison, disait-il. Ma femme vous coupera du meilleur jambon, pendant que, moi, j’irai à la cave vous chercher du vin vieux, de celui qui bat fort dans les veines.

– Nous verrons ! dit nonchalamment l’inspecteur en réponse à l’invitation.

Tilka, pendant ce temps-là, avait débarrassé la vaisselle et recouvert le panier. Elle mit le coussinet sur sa tête, puis salua et s’en alla comme une biche par le sentier.

Trois personnages regardaient derrière elle : Nicolas avec gratitude, M. l’inspecteur très vexé, cependant que Jean sifflait et souhaitait bien de la chance au vieux et à son domestique pour avoir été prendre de la braise si profondément dans le feu.

– Au travail ! commanda durement l’inspecteur.

Il enjamba sa motocyclette, tapa furieusement avec ses pieds jusqu’à ce qu’elle se mît en route, aboya contre les ouvriers et s’en alla ensuite à son déjeuner, chez Louis, où Élise l’attendait impatiemment. Les ouvriers avaient empoigné leurs pics avec colère.

 

*

*     *

 

L’Assomption était une grande fête pour toute la vallée. À la grande église, au milieu des champs où poussait le maïs, en ce jour-là, tous les villages des alentours venaient en pèlerinage. L’énorme gros bourdon répandait sa voix solennelle que renvoyait l’écho des collines après s’être brisé dans les hautes montagnes. Avec lui chantaient encore trois autres cloches plus petites, et ce cantique paraissait une musique céleste qui, délicatement, élevait le cœur des fidèles et leur faisait quitter la terre.

De petits nuages très doux fondaient au soleil matinal. La rosée s’était déposée sur l’herbe et avait humecté les étroits sentiers champêtres par où les groupes de pèlerins se rendaient à la messe matinale.

Des marchands avaient établi près de l’église de longues rangées de petites boutiques où ils disposaient leur marchandise : des sucreries, des gâteaux à l’odeur appétissante, des jouets, et toutes sortes d’autres babioles qui attirent surtout la jeunesse. Au fond, ils avaient élevé de véritables montagnes de baquets, des cuves, des seaux, de la vaisselle en bois, et les potiers avaient tout simplement posé par terre de grandes terrines, des assiettes, des tasses et des cruches. Sous les filleuls touffus, ils avaient dressé un carrousel à la musique criarde. Les aubergistes des environs avaient installé là leurs baraques en planches, improvisé de longues tables et des bancs de bois blanc. Louis aussi était venu tirer du vin et de la bière des tonneaux entassés dans un coin.

Tous ceux qui le pouvaient étaient venus, ce jour-là, en pèlerinage.

Toute la vallée s’était rassemblée au milieu des champs, autour de l’imposante église. Les uns étaient venus par piété ; beaucoup étaient mus par la curiosité et par une vieille habitude, à laquelle on tenait de génération en génération. Dans l’église, on sonnait, on brûlait de l’encens, on prêchait et on disait des messes depuis l’aurore jusqu’à la messe solennelle de 10 heures. Pendant ce temps, au dehors, des enfants sifflaient et soufflaient dans des trompettes ; de petits harmonicas traînaient leur musique qui se mêlait aux sons de l’accordéon sous les tonnelles. Des groupes se pressaient devant les boutiques. Les uns achetaient ; d’autres marchandaient et se querellaient, et d’autres n’étaient là que pour regarder bêtement. En ce saint endroit, de vieilles connaissances des villages voisins se rencontraient, parlaient de la récolte, des impôts, des mariages et des morts. L’Assomption était une grande fête de famille pour toute la vallée. Un village concourait avec l’autre, et, chaque année, à la grand’messe, chantait un autre chœur que celui de l’année précédente, donnant à la critique de belles occasions de s’exercer.

À la dernière répétition de chant étaient venus tous les chanteurs, même Jean et Nicolas. Ils avaient convenu d’arriver à la grand’messe ensemble, dans la voiture à chevaux.

Devant la maison de Grégoire, la voiture attendait de bon matin. Nicolas avait lavé les roues, ajusté les échelles par côté, nettoyé les harnais et étrillé les chevaux qui brillaient au soleil.

La mère Grégoire était partie de très bonne heure, lorsqu’il faisait encore nuit, et à pied, afin d’offrir à Dieu le plus de mérites possible pour son fils Marc, son futur prêtre, qui étudiait la théologie chez les Capucins.

Grégoire était rentré à la maison avant midi pour la garder, mais, l’après-midi, il avait décidé d’aller, lui aussi, à la foire, quand la fête serait le plus animée et que les gens auraient le plus d’entrain.

Dans la cour, Tilka décorait les ridelles de la voiture. Aidée par Nicolas, elle attachait des guirlandes aux quatre extrémités et recouvrait les sièges avec les couvertures des chevaux. La jeune fille avait revêtu son beau costume de fête et avait longtemps tressé ses cheveux devant une glace. Elle était tout heureuse et fière d’elle-même. Elle était accourue devant le seuil de la maison et avait appelé :

– Nicolas ! Regarde-moi ! Qu’en dis-tu ?

Le jeune homme avait regardé, ses yeux avaient brillé, et, de joie, il avait frappé dans ses mains :

– Que tu es belle, Tilka !

– Va vite te changer, toi aussi ! Voici une nouvelle chemise. Je l’ai achetée exprès pour toi. Elle te plaît ?

Il s’était essuyé les mains, et simplement, comme un enfant, caressait de ses yeux, tantôt Tilka, tantôt la chemise qui l’enchantait. Il ne pouvait prononcer une parole. Tilka rit espièglement et s’empressa d’aller au jardin. Elle cueillait de la verdure toute fraîche et des œillets rouges, et chantait des cantiques qu’on avait appris pour le jour de la fête.

Nicolas revint et se planta devant elle. Il avait mis son plus beau costume, auquel convenait, comme par hasard, la nouvelle chemise. Il demanda, avec un peu de gêne, à Tilka :

– Et maintenant, c’est toi qui vas me dire si je te plais !

Le visage de la jeune fille rayonna. Durant quelques instants, elle le regarda, prit le peigne et fit une raie dans les beaux cheveux ondulés de Nicolas.

– Et maintenant, te voilà un garçon comme il faut, s’exclama-t-elle.

Elle lui prit son chapeau et enfonça le petit bouquet derrière le ruban.

– Je t’aime tant, Tilka ! fit-il doucement

– Et moi, c’est toi que j’aime ! Tâche de le leur faire bien voir ! lui recommanda-t-elle.

Elle courut encore dans le vestibule prendre un petit mouchoir de soie et cria à Grégoire :

– Adieu, papa ! Nous partons !

Les deux chevaux étaient attelés. Ils se rendirent compte du moment solennel, ils hennirent et levèrent la tête. Nicolas fit asseoir Tilka sur la planche de devant, s’assit à côté d’elle, tira les guides et fit partir les chevaux.

– Adieu, père ! Au revoir !

Le père Grégoire se tenait devant la maison. Fièrement, il regardait filer la voiture et il rendit, en riant, le salut à sa fille qui agitait la main et au domestique qui levait son chapeau.

– Hein ! quel beau couple !

Bientôt, suivit une seconde voiture, conduite, celle-là, par Jean, le fils du voisin Pierre.

Les jeunes filles s’étaient choisi Nicolas pour cocher, tandis que les hommes avaient choisi Jean. Les chanteuses avaient préparé des verdures pour orner les deux voitures. Au bas, dans le village, d’autres encore y montèrent. Avec des chants joyeux, et en poussant des cris, ils continuaient leur route. Les gens s’écartaient jusqu’aux buissons longeant la route qui étaient tout blancs de poussière. Sur la première voiture chantaient les jeunes filles. Nicolas tenait fermement les guides et criait de se garer aux pèlerins qui avançaient par groupes sur la route. Des jeunes filles, avec de petits bouquets au corsage, saluaient ceux de leur connaissance et s’amusaient entre elles. Derrière la première voiture, la seconde menait grand bruit. Tous les jeunes gens et les hommes avaient l’air radieux, tous étaient gais et bavards. Seul, l’organiste se tenait solennel et grave, comme il convient.

Dans le haut clocher qui se dressait entre des châtaigniers touffus, la grosse cloche se fit entendre. Elle encourageait les autres, les plus petites, qui l’accompagnaient docilement. Les voitures avaient roulé vite ; les piétons se hâtaient à leur tour. Un fleuve de pèlerins s’écoulait autour de l’église.

Les deux cochers dételèrent les chevaux près du ruisseau et les attachèrent à l’ombre. Les hommes se rendirent à la baraque de Louis et commandèrent du vin pour s’éclaircir la voix. L’organiste, agité, veillait à ce qu’aucun de ses hommes ne s’enivrât. Pendant ce temps, les jeunes filles étaient montées directement à la tribune, par des escaliers en colimaçon, pour prier la Sainte Vierge dont la statue, entourée de cierges, étincelait sur l’autel. L’église se remplissait. Tout bourdonnait comme dans une ruche.

De nouveau, la grosse cloche se fit entendre et annonça le début du sermon. Les chanteurs fendaient la foule et pouvaient à grand-peine atteindre la tribune. L’organiste ferma la porte à clé pour empêcher les autres assistants de se faufiler parmi eux. Le prédicateur exalta longuement la Sainte Vierge. Trois sacristains se frayaient difficilement un chemin dans l’église bondée. Ils faisaient tinter les petits grelots au bout du long bâton portant la bourse pour la quête.

L’organiste avait pris place à l’orgue. Avec une certaine inquiétude, il tira les registres, puis les repoussa. Les chanteurs se distribuèrent les partitions. Ils se penchaient au-dessus de la balustrade et regardaient la foule onduler dans l’église comme l’herbe dans une prairie. Enfin, la prédication s’acheva sur l c ainsi soit-il s si ardemment attendu.

Les chanteurs se groupèrent autour de l’orgue.

Tout près du buffet d’orgue se tenait Nicolas. Ses yeux, au-dessus de la partition, se fixèrent sur Tilka qui agitait son mouchoir sur sa figure brûlante.

La sonnette sonna près de la sacristie, d’où sortit le clergé revêtu de ses riches ornements pour monter à l’autel. L’organiste appuya sur les pédales, s’évertua, s’agita, tourna la tête de côté et d’autre et fit courir ses doigts sur les touches. Les accords majestueux retentirent, réveillèrent l’écho des voûtes peintes et retombèrent en pluie sur la foule qui frémissait d’impatience. Voici le cantique. Les fidèles tendaient le cou et goûtaient les voix qui, d’un cantique à l’autre, devenaient plus majestueuses. À l’Offertoire, Nicolas chanta son solo. Il ouvrit son col pour dégager sa voix, monta sur un escabeau et toussa. Tout d’abord, sa voix tremblait un peu et les chanteurs le regardaient avec une certaine anxiété. Le cœur de Tilka battait et le sang lui montait à la tête. La voix de Nicolas, raffermie, monta toujours plus haut, et, d’une merveilleuse douceur, chanta comme celle d’un rossignol. Tous respirèrent et reprirent avec entrain le refrain du cantique, dans une fervente supplication à la Sainte Vierge. Dans l’église, les têtes se retournaient vers la tribune et l’on se chuchotait :

– Qui est-ce donc qui chante ainsi ?

La maîtrise avait vraiment bien chanté. Toute envie s’était évaporée et les chanteurs, y compris l’organiste, étaient pleins de contentement. Mais la plus heureuse était Tilka. Ce brave jeune homme, ce cher Nicolas, il avait montré ce qu’il valait ! L’organiste, tout en sueur, ramassa les partitions et lui frappa amicalement l’épaule. Ils descendirent tous de la tribune en triomphateurs, et, fièrement, ils partirent à travers la foule.

Les hommes, sans plus attendre, allèrent boire un coup chez l’aubergiste Louis.

Ils trinquaient et se remémoraient en détail les épisodes du chant. Les jeunes filles, durant ce temps-là, s’étaient dispersées près des boutiques et achetaient des souvenirs. Nicolas se rendit en hâte près des chevaux. Il leur donna à manger, vérifia la voiture et donna un pourboire à un berger pour s’acheter une grosse galette et pour qu’il surveillât les chevaux et la voiture durant son absence. Lui-même se rendit ensuite vers sa compagnie. Tilka sortit de la cohue. Elle tenait dans ses mains un grand cœur en pain d’épice, tout rouge, orné d’une banderole bariolée.

– Prends, Nicolas !

Il défit le papier qui l’enveloppait et lut : « À toi pour l’éternité. » Il lui serra la main et la mena, à travers la foule, à la baraque de Louis. Le monde entier n’était pour lui qu’une magnifique chanson qu’il chanterait nuit et jour, pourvu que Tilka fût à son côté. Devant une boutique, il acheta une bague et la lui mit au doigt. Ils entrèrent dans la baraque, se tenant la main comme deux enfants. Les chanteurs se mirent debout, levant leurs verres, et burent gaiement à sa santé :

– Vive Nicolas ! Quel succès tu as remporté !

La bonne humeur s’accrut encore grâce à l’excellent vin et à de grosses galettes bien moelleuses, bien beurrées. Louis avait pris avec lui ses deux serveuses, mais tous les trois ensemble avaient grand-peine à servir tout le monde. De jeunes chanteurs prêtaient leur aide et servaient les tables, pendant que les jeunes filles venaient rincer les verres. Louis n’épargna rien : il ajouta plusieurs litres de vin, et, bien qu’il fût en nage, il servit personnellement la table où se tenaient les chanteurs. Les folles chansons réjouissaient jusqu’à l’organiste, ordinairement maussade.

À midi, Nicolas se leva pour reconduire la patronne en voiture à la maison et en ramener Grégoire qui était resté tout seul. Louis lui demanda de prendre, par la même occasion, un tonneau de vin dans le coin gauche de sa cave, car il n’avait presque plus de vin dans sa baraque près de l’église. Jean l’aida à atteler les chevaux, pour gagner du temps. Les deux jeunes gens riaient et avaient oublié leur querelle. La patronne Maria, qui avait acheté une quantité de linge de corps pour son fils Marc, l’étudiant en théologie chez les Capucins, s’installa dans la voiture et partit avec Nicolas par la route poudreuse. Elle fit plusieurs fois arrêter la voiture pour y inviter des amies, de vieilles connaissances qui, dans cette chaleur, avalaient la poussière. Avec la voiture surchargée, Nicolas entra dans la cour ombreuse de Louis, où il tomba sur l’inspecteur, qui aidait Élise dans son travail. Les femmes descendirent de voiture et remercièrent la mère Maria, qui courut chez elle pour appeler Grégoire.

Pendant ce temps-là, Nicolas abreuvait les chevaux. Puis il fit la commission à Élise pour qu’elle lui ouvrît la cave. Dans une agréable fraîcheur, elle le conduisit à un coin tout sombre où se trouvait le tonneau en question. Le voiturier s’emparait déjà du tonneau pour le soulever et le porter sur la voiture.

– Tu vas te salir, Nicolas ! fit aimablement Élise. Attends que je te mette mon tablier !

Vite, elle détacha son tablier tout blanc orné de belles dentelles. Avant même que le garçon s’en rendît compte, elle l’étreignit et le serra contre elle. Ses yeux brillaient comme deux charbons.

– Donne-moi un baiser, Nicolas ! Je suis à toi ; dis seulement que tu m’aimes !

Le voiturier fut bouleversé. Il ne voulait pas se délivrer d’elle brutalement. Il lui dit avec douceur :

– Élise, non, ne me touche pas, tu sais bien que j’ai déjà une amie !

– Non, tu ne l’as pas ! cria-t-elle sauvagement. Quelqu’un te la prendra !

– Et qui donc ? demanda-t-il, les lèvres tremblantes.

Comme un fantôme, furtivement, glissa par l’escalier l’inspecteur Hermann. Il s’arrêta au milieu de la cave et alluma sa lampe électrique. Brutalement, il éclata de rire :

– À la bonne heure !

Tous les deux se séparèrent et regardèrent Hermann avec étonnement. Celui-ci, nonchalamment, se retourna et remonta d’un pas ferme l’escalier. Nicolas, furieux, saisit le tonneau et le porta sur son dos. Le sang lui montait à la tête. Cependant, Élise avait ramassé le tablier qui était tombé par terre, et elle se l’attachait en riant.

Le jeu si bien combiné avait complètement réussi sans que Nicolas eût même soupçonné leur intention.

Dans la cour, se tenaient près de la voiture Grégoire et Hermann. Nicolas les trouva engagés dans une vive conversation. Il avait la figure toute rouge.

– Venez donc avec nous, Monsieur l’inspecteur ! disait Grégoire.

– Il fait trop chaud. Si je suis tenté d’aller là-bas, j’irai plus tard avec ma motocyclette.

– Venez donc ! En joyeuse compagnie, l’homme renaît un peu à la vie et se débarrasse de toutes ses préoccupations.

– On ne peut pas s’en débarrasser si facilement que ça ! Justement, aujourd’hui, l’ingénieur m’a ordonné de réduire l’activité de l’exploitation.

– Que pensez-vous faire ?

– C’est bien simple. Je vais congédier des ouvriers et renvoyer quelques charretiers. Il faudra réduire les dépenses.

Grégoire fut abasourdi par cette nouvelle. Il s’inquiéta de ce que deviendraient et lui-même et sa maison, si on lui retirait le charriage. Il pressa encore de questions l’inspecteur et essaya de l’amadouer.

– Cela va être bien ennuyeux, Monsieur l’inspecteur ! Les ouvriers se fâcheront. La route est leur unique gagne-pain.

– Les routes ne sont pas interminables ; elles ont leurs kilomètres. Lorsqu’ils sont faits, la route finit avec eux. Vous savez, Grégoire, la route, ce n’est pas comme la terre !

Le charretier ne savait plus où il en était. Il avait bien vu que, par des objections générales, il n’aboutirait à rien. Il devait se défendre lui-même, s’assurer à lui-même le charriage quand il en était temps encore, même si tous les autres dételaient leurs chevaux.

– Je vous en prie, Monsieur l’inspecteur, n’oubliez pas Grégoire ! J’ai été le premier à charrier ! J’ai acheté les carrières, j’ai augmenté le nombre de mes chevaux, j’ai engagé le garçon d’écurie..., pour moi, votre congé serait une catastrophe !

Nicolas avait mené les chevaux à l’abreuvoir. Il avait bien saisi quelques mots, mais le sens entier du plan, il ne l’avait pas compris.

L’inspecteur regarda dédaigneusement du côté du garçon.

– Nous verrons ! dit-il nonchalamment. Mais, je vous préviens tout de suite : vous devez congédier votre domestique. Il n’est pas permis de voler ainsi le charriage aux autres, ni qu’on vous laisse, à vous, deux paires de chevaux !

Nicolas revint. Il avait encore le rouge au visage. Il semblait honteux devant le patron. Peut-être l’inspecteur avait-il dit quelque chose à ce dernier de ce qu’il avait vu dans la cave ? En grande hâte, le domestique attela les chevaux et demanda au patron :

– Partons-nous ?

– Venez donc avec nous, Monsieur Hermann ! dit Grégoire. Vous vous amuserez avec les jeunes gens !

– Je vous le répète, je viendrai peut-être plus tard. Et si, par hasard, je ne viens pas, alors, nous nous verrons demain dans votre maison !

Il se retourna et entra dans l’auberge.

– File ! commanda Grégoire.

Les chevaux s’élancèrent sur la route. Tout le long du chemin, les deux hommes se turent. Une épaisse poussière grise se leva derrière la voiture. La route exhalait une terrible chaleur comme si elle voulait tout brûler : les hommes et les bêtes.

Le soir approchait. La compagnie, dans la baraque, buvait et chantait. Passant d’une table à l’autre, les hommes titubaient déjà. Seuls, Grégoire et Nicolas restaient assis, rêveurs. Grégoire s’échauffa le premier. Furieux, il grommela mystérieusement :

– Que tout aille au diable ! Réjouissons-nous aujourd’hui ; demain, peut-être, serons-nous déjà congédiés. Celui qui saura se tenir debout, celui-là seulement charriera !

Personne ne pouvait comprendre ces mots. Ce fut Nicolas qui en souffrit le plus. Il se leva de table et sortit de la baraque. Tilka se leva derrière lui. Elle lui mit gravement la main sur l’épaule et lui demanda avec compassion :

– Qu’est-ce qu’il y a, Nicolas ? Pourquoi donc es-tu découragé ?

Il posa son pied sur un billot, soutint sa tête dans sa main et prononça ces mots, non sans efforts :

– Il se prépare quelque chose. Quoi ? Je l’ignore. Je pressens seulement quelque chose..., et j’ai peur !

– Laisse ces idées-là ! Viens avec moi et sois gai ! Rien ne nous séparera plus ! Viens donc !

Elle le prit par la main et l’attira vers la table. Elle s’assit en face de lui, remplit un verre et l’encouragea :

– À ta santé, Nicolas ! Chante !

Il chanta la chanson des charretiers, et les autres l’accompagnèrent. Il recommença toujours plus haut, si bien que plus personne ne pouvait l’atteindre.

Le chant continua jusqu’à la nuit tombée.

On attela, et, lentement, tout le monde grimpa sur les voitures. Les jeunes filles prirent place dans la première. Tilka se tenait auprès de Nicolas. Elle faisait tourner la bague à son doigt et chantait avec les autres jeunes filles. Derrière elles, Jean conduisait sa voiture à lui, où se trouvaient les chanteurs qui poussaient des cris de joie et se balançaient sur leurs sièges. L’organiste s’était endormi.

À un tournant de la route apparut une lumière éclatante. Elle aveugla les deux chevaux qui se cabrèrent. Nicolas avait tiré les guides ; les jeunes filles se turent tout à coup. Le side-car arrivait juste devant les chevaux. Les deux bêtes, effrayées, firent un écart. La voiture s’inclina et versa dans le fossé. Des cris et des pleurs retentirent dans la nuit. Sur la route, les jambes écartées, se tenait l’inspecteur Hermann, qui riait aux éclats. À côté de lui, Élise regardait, moqueuse.

– Le beau cocher ! railla-t-il.

Il courut au groupe des jeunes filles qui s’étaient réunies, apeurées, autour de Tilka. Nicolas l’avait relevée.

– Qu’est-ce qu’il y a ? hurla l’inspecteur.

– Elle s’est cassé la jambe ! expliquèrent les jeunes filles.

Tilka poussait des gémissements. Hermann l’arracha des mains de Nicolas, l’emporta dans le side-car et mit vivement le moteur en marche.

Les chanteurs aidèrent à relever la voiture. L’accident les avait tous dégrisés. Grégoire, outré, se planta devant Nicolas et lui jeta en pleine figure :

– Tu sais vraiment bien conduire ! Tu ferais mieux de traîner des pierres, et non des hommes ! Mais, tu sais, désormais, je ne te confierai même plus les pierres !

Les deux voitures arrivèrent dans la cour de l’auberge. Tilka fut étendue sur un divan. Le médecin, qu’Hermann était allé chercher tout de suite, pansa la blessure. Hermann l’aida ensuite à transporter la victime sur le side-car et l’emmena chez elle, à la maison. Les chanteurs s’étaient dispersés. La journée si joyeuse s’achevait en une nuit fort triste.

Quand Nicolas eut conduit à la maison la voiture encore tout ornée, il arracha les guirlandes, détela les chevaux et s’assit, accablé, sur le banc devant la maison. Une lumière brillait à la fenêtre. Il se leva, mais, comme un oiseau blessé, retomba sur le banc. L’inspecteur se penchait sur le divan où était couchée Tilka. À côté de lui se tenaient la mère et Grégoire. Inquiet, désespéré et humilié, Nicolas s’était assis dans l’obscure remise sur un bloc de bois. Peu à peu, tout ce qui lui était arrivé devenait clair. Il vit un spectre noir qui marchait vers lui. L’inspecteur sortait de la maison ; derrière lui, la mère et le patron. Il entendit nettement :

– Convenu ! Demain, je viendrai avec l’auto et je l’emmènerai à l’hôpital !

– Merci, Monsieur ! Que vous êtes bon et plein d’attentions ! remerciait en pleurant la patronne.

– Pas de remerciements ! Je ne fais que mon devoir. Mais, votre domestique, chassez-le au plus vite ! Il vous fait honte. Je l’ai surpris aujourd’hui dans la cave, où il courtisait Élise. C’est un vagabond, un intrus qui ne vaut absolument rien et qu’on ne peut employer nulle part. Dites à Tilka de le renvoyer !

Grégoire resta stupéfait. Il se souvenait de l’incident à l’auberge. Il comprenait, cette fois, pourquoi le domestique était si rouge et pourquoi l’inspecteur était mécontent.

– Eh bien ! s’il en est ainsi, gronda-t-il, qu’il disparaisse ! Mais à vous, Monsieur l’inspecteur, merci pour toute votre peine. Et, surtout, n’oubliez pas notre maison. Nous vous devons beaucoup de reconnaissance !

– Bonne nuit ! souhaita Hermann, qui descendait dans la vallée, sur son side-car.

La porte de la maison avait grincé. Une petite lampe, seule, brillait dans la chambre. Défaillant, Nicolas se traîna sous la fenêtre. Cette nuit funeste lui expliquait tout. Il entendit des pas derrière lui et se retourna. Jean, fils de Pierre, était là devant lui, qui lui mit la main sur l’épaule et lui dit à voix très basse :

– Ne te tourmente pas, garçon ! Le diable nous l’a prise, à toi et à moi. Maintenant, il ne nous reste plus que la route !

– La route ? Non, Jean, celle-là aussi, le diable nous la prendra !

– Nous verrons ! Tous les deux, nous lui en ferons voir, à l’inspecteur ! Les fouets sont déjà tout prêts ! Bonne nuit !

Ils se donnèrent la main et partirent : Jean, chez lui, et Nicolas à l’écurie. Mais personne ne dormit cette nuit-là : Tinta gémissait, la mère pleurait, Grégoire jurait, le domestique souffrait, pendant que l’inspecteur riait en étreignant Élise.

– Eh bien ! tout de même, nous les avons eus, ces maudits charretiers !

– Ah ! oui, nous les avons eus ! répétait Élise en se serrant tout contre lui.

 

*

*     *

 

La fête de la Nativité de la Sainte Vierge annonçait déjà l’automne. La pluie commençait à tomber et il semblait qu’un nouveau printemps s’éveillât. De nouveau, les faucheurs avaient aiguisé les faux et fauchaient le regain. Le maïs mûrissait, les citrouilles, dans les champs, jaunissaient, le raisin se dorait et les figues devenaient grosses. Aux arbres, pendaient les poires jaunes, des premières plus petites jusqu’aux dernières espèces, dites d’hiver, lesquelles devenaient mûres encore à la maison. Tout suivait un ordre régulier : tout d’abord, on avait amené à la maison les pommes de terre, puis le regain, et, à la fin de septembre, on commençait à mouiller et à mettre en état les tonneaux secs et à préparer la terre arable.

La mère Maria était tout absorbée par le travail. L’absence de Tilka se faisait beaucoup sentir : elle était couchée depuis plusieurs semaines à l’hôpital. Tout le monde lui faisait des visites ; le plus assidu était l’inspecteur. Nicolas, pourtant, n’osait pas aller en ville. La tête basse, il fuyait les gens. Il ne parlait qu’à la patronne. Il fendait du bois, lui apportait les baquets, l’aidait aux champs et essayait de remplacer au travail Tilka absente. Au mois de septembre, il charriait encore. Mais, lorsque Hermann eut congédié plus de la moitié des ouvriers, les charretiers aussi durent rester à la maison. Grégoire seul travaillait à la route. Ainsi en avait décidé l’inspecteur. p harcelait Grégoire et le pressait de renvoyer son domestique. Mais alors, la mère prenait sa défense, disant qu’on en avait le plus besoin en cette saison et qu’il faisait le travail de deux servantes ! Le patron décida alors de le garder jusqu’au retour de Tilka.

Le dimanche après la Saint-Michel, M. l’inspecteur Hermann ramena la jeune fille dans l’auto de la ville. Durant le trajet, il lui révéla ce qui s’était passé dans la cave de Louis. Tilka semblait l’écouter avec indifférence, lorsqu’il lui expliquait longuement comment il avait surpris le domestique avec Élise. Elle n’avait pas trop voulu croire son père, mais, à présent, tout s’écroulait dans son âme. Le dernier lien qui l’attachait encore à Nicolas s’était brisé. L’inspecteur savait renouer le fil cassé et le tisser autour de son cœur à lui. La jeune fille trompée voulut se venger pour l’amour perdu. Elle se montra empressée auprès de l’inspecteur.

Il l’avait ramenée au village. La mère l’accueillit avec joie et Grégoire aussi alla à sa rencontre jusqu’à la montée du chemin. Elle était un peu pâle de figure, mais exubérante et loquace. M. Hermann lui avait acheté une belle robe pour la faire paraître un peu plus de la ville et plus élégante. Il lui prit la taille et l’emmena par la colline, si bien que le père et la mère admiraient en silence sa bonté. Devant  la maison, ils rencontrèrent Nicolas. Personne ne répondit à son salut : on l’ignorait comme s’il n’était pas de ce monde. Tilka se penchait vers l’inspecteur. Elle lui avait cueilli un œillet dans le jardin et lui avait dit doucement :

– Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi. C’est vous qui vous êtes donné le plus de peine pour ma guérison !

Le père et la mère s’étonnaient de cette confidence et ne pouvaient assez remercier Hermann de tous ses soins et de ses nombreuses visites. Ils étaient rentrés dans la maison. La mère avait couvert la table et avait apporté du vin et un jambon qui embaumait.

Cependant, le domestique Nicolas, dans l’écurie, ramassait ses affaires et disposait ses habits dans son coffre de bois. Il les déposait un à un, mais la chemise que Tilka lui avait achetée, il la pendit à un clou. Il avait le cœur serré. Il ferma le coffre, se croisa les mains et se laissa aller à ses pensées. Les larmes lui venaient aux yeux et elles brillaient à la lueur de la lampe enfumée. Il se hâta à travers la cour, s’arrêta près dit ruisseau. La belle nuit d’automne illuminait les eaux vives qui se pressaient entre les pierres, en descendant. Avec elles descendaient aussi son bonheur et ses songes trop beaux qui se brisaient contre les rochers. Ce bonheur si clair qu’il tenait déjà dans sa main s’était évanoui comme une vapeur. Il ne condamnait pas Tilka ! Seulement, du fond de son âme, il haïssait l’autre qui lui avait volé si méchamment ce qu’il avait de plus précieux au monde. Il serra les poings, et, dans son cœur, s’éleva une pensée sinistre :

– Je le tuerai !

À ces mots, la terreur s’empara de lui. Les oiseaux qui chantaient dans les buissons avaient pris leur vol, épouvantés.

Près de l’auge, Jean abreuvait le bétail.

– Il faut que je lui parle ! décida Nicolas. Adieu ! Jean ! commença-t-il.

– Où t’en vas-tu ?

– Je pars d’ici !

– Nous devrons tous disparaître ! Ce maudit diable nous écrasera tous. Déjà, il nous a ôté le charriage ; il nous a chassés de la route pour que nous crevions dans les champs déserts. Nicolas, as-tu du courage ? Nous frapperons un seul coup, et tout sera vengé ! Dès ce soir, avant que tu partes !

– Pour moi, ça n’a plus d’intérêt. Si tu veux, tu peux te venger toi-même. Une seule chose me pèse encore sur le cœur ! Je voudrais te parler au sujet d’Élise. Mais je t’écrirai. Salut, Jean !

Il lui serra la main et sauta par-dessus le mur dans le potager. Il alla dans l’écurie, tapota le cou des deux chevaux qui le regardèrent avec étonnement de leurs gros yeux. Il saisit son coffre en bois, le jeta sur son épaule, et, d’un pas ferme, entra dans le vestibule.

Tous demeurèrent immobiles.

– Adieu, patron ! Je pars !

Grégoire ne souffla mot ; il jeta seulement un regard oblique à l’inspecteur. M. Hermann se tourna vers le coin et cracha par terre. Tilka regardait distraitement le mur. Seule, la mère Maria se leva et tendit la main à Nicolas :

– Adieu ! Je te souhaite du bonheur, avec l’aide de Dieu !

– Et fais attention de ne pas écraser encore quelqu’un ! siffla l’inspecteur comme un serpent venimeux.

Tous deux, l’inspecteur et Tilka, éclatèrent de rire. Ce rire perça Nicolas jusqu’au fond du cœur. Déjà il avait sur la langue une affreuse malédiction, mais il l’avala. Il se retourna tout d’une pièce et disparut par la porte dans l’obscurité. Mais il chancelait en descendant vers le tournant du chemin. Il était pris de vertiges et une douleur indicible lui serrait le cœur. Ses jambes ne le portaient plus. Il se traîna derrière un buisson et s’assit sur son coffre. Il mit sa tête dans ses mains et pleura.

M. l’inspecteur fit ses adieux. Il sortit de la maison en riant et en tenant Tilka par la main. Les deux vieux l’accompagnèrent dans la cour et ne cessaient de s’incliner devant lui.

– Accompagne-moi jusqu’au tournant, Tilka, dit-il à la jeune fille.

– Je reviens tout de suite ! jeta-t-elle à ses parents, laissez seulement de la lumière dans le vestibule !

Étroitement enlacés, tous deux descendaient vers le tournant. Nicolas se cacha mieux derrière son buisson. Il remarqua deux ombres qui passaient vite dans le champ. Il tendit l’oreille, mais ne parvint pas à comprendre les paroles. Ils causaient à voix basse et s’étaient arrêtés juste devant le buisson. Il entendit clairement le nom d’Élise. Alors, il comprit pourquoi Tilka était tombée entre les bras de l’inspecteur. Hermann descendit vers le tournant, sifflant et agitant sa main en signe d’adieu. Lorsqu’il eut disparu, Nicolas sauta debout. Il courut après Tilka et la rattrapa au milieu de la montée. La jeune fille, effrayée, s’écarta du chemin.

– Que cherches-tu ? cria-t-elle.

– Toi, Tilka ! Accorde-moi seulement un mot. Ensuite, je m’en vais par le monde, et jamais plus nous ne nous rencontrerons !

Elle allongea le bras et, de l’index, lui fit signe comme à un chien :

– File ! Va-t’en chez Élise, effronté Entre nous deux, tout est fini. Disparais, ou j’appelle Hermann !

Nicolas tremblait. Il courut derrière le buisson, s’empara de son coffre et s’élança vers la pente. Au bas de la côte, une ombre se dressa, qui sauta par-dessus le mur. Il entendit un juron que suivit un coup, et ensuite des cris prolongés. Devant lui, l’inspecteur roula par terre. En descendant par la pente abrupte, Jean se sauva et se cacha près du ruisseau.

Devant la maison, une lumière brilla et l’obscurité fut traversée de ce cri sauvage :

– Jésus ! Marie ! Il l’a tué !

Nicolas s’enfuit. Il passa par les champs en sautant les fossés et les creux et disparut dans la nuit.

Le lendemain, on l’arrêta dans une caverne de la carrière où il se cachait. On lui mit les menottes et on le jeta en prison.

On conduisit l’inspecteur à l’hôpital. Tilka lui fit des visites jusqu’à ce qu’il revînt dans le village, au bout d’un mois.

Les ouvriers qui erraient, désœuvrés, maudissaient l’inspecteur.

– Dommage qu’il ne l’ait pas mieux assommé ! disaient-ils entre eux.

– Oui, vraiment bien dommage ! assurait aussi Jean, fils de Pierre.

Nicolas, lui, ne revint plus.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

Les fossés gazouillent

 

 

 

L’année courut comme si la bourrasque la chassait. Le feuillage jaunit et tomba. Sur les montages rampa la brume épaisse d’où sortait un vent glacial qui soufflait vers la vallée. Dans les greniers on tressait le maïs en nattes tout en médisant des uns et des autres. La plupart des rumeurs injurieuses concernaient la famille de Grégoire. La jalousie livide et la colère noire se donnèrent la main. Que ne dit-on pas sur Tilka et sur l’inspecteur !

Les hommes en avaient surtout à la personne de Grégoire. Ils lançaient les paroles mordantes, liaient en faisceaux les jugements non fondés.

– Grégoire fait le fier, à présent. Il nous a tous évincés. Il accapare la route. Les autres charrettes reposent dans les remises, pendant que la sienne court à grand bruit. D’autres ont vendu leurs chevaux, pendant que les siens s’épuisent de travail. Ailleurs, on doit se contenter de la polenta ordinaire, pendant que, chez lui, on rôtit de la viande. Mais tout n’est pas dit ! Il sera trop heureux de labourer et de mener du fumier dans les champs ! La route est dure et ne produit pas, tandis que les champs verdissent chaque année ; la route a ses kilomètres, au bout desquels elle s’arrête. L’orgueil de Grégoire aura une fin aussi.

Ils se juraient bien de ne lui apporter aucune aide avec leurs chaînes et leurs chevaux, même si sa voiture à lui devait s’arrêter au milieu de la pente par le temps le plus affreux.

Les femmes étaient encore plus venimeuses. Elles avaient commencé par le scandale que la fille de Grégoire causait dans le village. Tous les soirs, l’inspecteur arrivait dans leur maison. La vieille couvrait la table et coupait du jambon. Ils avaient acheté un tonneau de vin et ils le buvaient bien avant dans la nuit. À quoi servait-il à la vieille de faire des pèlerinages dans les monastères et d’avoir un fils Capucin ? Voilà le fils au monastère et la fille sur la route Mon Dieu ! mon Dieu ! Quelle fille était devenue cette Tilka ! Rien que de la soie ; les cheveux frisés, des petits souliers avec de hauts talons ! Naturellement, il fallait plaire à Monsieur ! M. l’inspecteur était habitué aux demoiselles ! C’est qu’il était divorcé, prétendait-on. C’est pour ça que, le soir, on fermait toujours les volets. Elle ne venait plus aux répétitions de chant. Elle passait les dimanches avec l’inspecteur sur son side-car. Ah ! quel nez ferait Grégoire quand la route s’achèverait ! Chaque fil a deux bouts, une telle vie devait finir aussi. Comment ? C’était une autre question.

Le plus fort de l’averse tomba sur l’inspecteur. Les hommes venaient à la rescousse. Il avait apporté le malheur au village, ce démon ! Il avait rendu furieux les paysans, ôté le pain aux ouvriers ; ce tyran exploitait les terrassiers qui, pour quelques sous, devaient, comme des taupes, creuser des galeries de sable. Il avait frappé Fortunat parce que celui-ci ne lui permettait pas de rôder autour de sa fille. Ce diabolique séducteur poursuivait effrontément les jeunes filles dans le village, de jour comme de nuit. Probablement, il s’était brouillé avec Louis, puisqu’il ne venait plus dans son auberge. L’aubergiste essayait de se débarrasser de l’inspecteur ; il était déjà en pourparlers avec l’ingénieur en chef. Élise, offensée, était allée déjà plusieurs fois à la ville. Elle assurait qu’elle citerait l’inspecteur en justice. Des faits toujours plus malpropres venaient au grand jour. Avant longtemps, la puanteur s’en répandrait, et, dans cette puanteur, s’étoufferaient l’inspecteur, et Grégoire et sa fille.

Mais tout ce persiflage ne changea rien. Les démarches auprès de l’ingénieur en chef furent vaines. Hermann continua de commander, Grégoire de charrier, et le peu d’ouvriers qui restaient encore se taisaient prudemment, pour ne pas perdre leur modeste gagne-pain.

Dans le village, commençait à régner la misère. Les garçons se décidèrent à partir pour l’étranger et les jeunes filles cherchèrent un emploi dans les villes. Pendant ce temps-là, ceux qui étaient demeurés à la maison avalaient leur misérable polenta et retournaient leurs vieux habits, faute de pouvoir s’en acheter d’autres. La pénurie se montrait surtout chez Louis, et dans le tronc de l’église, qui était presque vide. Aussi, l’envie grandissait contre Grégoire qui gagnait régulièrement, et même s’était acheté quelques parcelles de terrain. Les villageois l’évitaient. Au commencement, il en fut chagrin ; puis, il se fit à ce dédain.

– Bah ! cela n’empêche pas l’argent de venir ! disait-il pour se consoler.

À l’été, Marc avait terminé ses études. Il annonça qu’il chanterait bientôt sa première messe. Il ne convenait pas de préparer cette solennité au village, ce qui aurait donné aux gens l’occasion de s’acharner davantage.

L’inspecteur avait mis une auto à leur disposition. La mère Maria avait préparé les tartes, le père procura le vin, tandis que Tilka se faisait confectionner une nouvelle robe, toute moderne. Ils se rendirent ensemble au monastère, excepté M. l’inspecteur, qui n’avait aucun goût pour de telles solennités.

Les villageois accompagnèrent ce voyage de leurs sarcasmes, surtout lorsqu’ils entendirent raconter que Tilka n’avait pu entrer dans l’église du monastère, parce que l’entrée lui était refusée à cause de sa toilette peu convenable.

Mais l’évènement qui fit le plus de bruit se passa le soir du dimanche de la dédicace de l’église sur la montagne, lieu célèbre de pèlerinage. Les fidèles se plaisaient à gravir les sentiers escarpés et à suivre les couloirs rocheux jusqu’à un charmant plateau. Au milieu des champs de coquelicots se dressait, solitaire, l’église couverte d’ardoise. L’air frais et l’odeur saine des sapins qui poussaient partout autour de la vallée les enchantaient. Les gâteaux beurrés de la montagne étaient particulièrement renommés Chaque année, un très grand nombre de pèlerins, surtout des jeunes, entreprenaient la longue ascension. L’aimable solitude les attirait autant que l’alpinisme. De très bon matin, chanteurs et chanteuses du village s’étaient mis en route. Riant d’aise, ils montaient toujours plus haut, passaient par les terrains communaux et glissaient sur les grandes plaques de rochers émergeant du sol, que la pluie avait lavés et rendus si glissants.

Lorsque, la procession terminée, ils se furent assis à l’ombre fraîche des hêtres au bord de la route, ils entendirent le bourdonnement d’un side-car. L’inspecteur amenait Tilka ! Ses cheveux flottaient au vent et son visage rayonnait d’orgueil. Ils passèrent près des gens venus du village de Tilka et entrèrent dans la modeste auberge de montagne. Cette insolence exaspéra les chanteurs et surtout les jeunes filles. Des mots empoisonnés se mêlaient aux plaisanteries grossières. On aurait bien voulu entrer dans l’auberge pour danser, mais on s’y refusait pour ne pas rencontrer l’inspecteur et sa compagne. Le fils de Ribar jurait de crever le pneu des roues, mais les autres le lui déconseillèrent.

– Eh bien ! il recevra une autre récompense, ce sale vagabond ! gronda-t-il, furieux.

Et, rêveur, il chercha une autre manière de se venger.

Vers le soir, les chanteurs partirent. Ils étaient fort mécontents. À mi-côte, ils s’arrêtèrent. Tout en bas de la vallée, des parfums montaient. Une légère brume se traînait sur les collines dorées par le crépuscule du soir. Un vent très doux soufflait, venu des bois. Au-dessous d’eux, les cloches tintaient, et les bergers, dans les prairies communales, appelaient le bétail pour le ramener à la maison. Les chanteurs entonnèrent une chanson et descendirent ensuite par la pierraille vers la vallée. Jean, pourtant tourna vers la droite par une pente raide, et les pierres roulaient sous ses pieds. Les autres le rappelèrent, mais il ne voulut rien écouter. Il disparut entre les rochers et les broussailles.

– Dieu sait quelles sont ses intentions ! se disaient les jeunes gens. L’entêtement et la colère lui font escorte !

– Il n’a pas oublié son chagrin, disaient les jeunes filles. Ils passèrent par un sentier ; sur le sol mou poussaient des fleurs odorantes. Ils traversèrent les terrains de la commune et se perdirent sous les arbres.

Au bord de la route étroite, escarpée, qui contourne un petit bois de sapins, s’entassaient des troncs d’arbres. Jean connaissait très bien cet endroit : il y venait du temps où il charriait les troncs avec son père pour les conduire chez Ernest, à la scierie. Il s’arrêta. Il était las. Il s’assit sur une grosse bille et s’essuya la figure. Ses yeux brillaient comme deux charbons ardents. Il tira un papier de sa poche. Après de longues années de silence, Nicolas lui avait envoyé une lettre :

 

Venge-moi et venge-toi, car j’ai passé des journées terribles à cause de cet homme, qui ne mérite pas le nom d’homme.

 

La nuit tombante l’empêchait de lire. Les sapins bruissaient au vent léger du soir. Au-dessous de lui, le ruisseau coulait et murmurait entre les pierres. Des rochers très élevés dominaient la route et jetaient des ombres sur le paysage qui s’assombrissait dans sa solitude terrible.

Jean, l’œil hagard, regarda devant lui. En lui brûlait un désir de vengeance, encore attisé par ses réflexions. Le coup n’avait pas réussi une première fois ; ce soir, il frapperait autrement. Pourquoi laisserait-il cette vipère ramper à travers le village et répandre son venin dans les familles jusqu’alors si unies par la charité, par la tendresse ? D’elle aussi, il se vengerait. Cette vengeance, il est vrai, lui pesait, mais elle était indispensable : il tuerait ces deux reptiles à la fois. Dans l’obscurité, d’affreux tableaux passaient devant ses yeux : fermes ruinées, patrons sans gagne-pain, enfants d’ouvriers sans nourriture, Fortunat à moitié aveugle, sa fille Erna séduite, tant de dos ensanglantés, et, ce qui le torturait le plus : Tilka, ses amours à lui, que serrait dans ses griffes ce démon, pareil à une guêpe sur un raisin sucré. Ces imaginations le dressèrent debout. Il releva ses manches, saisit un tronc d’arbre et le roula sur la route. Puis, un second et un troisième, jusqu’à ce que la route fût barrée.

Un gros pieu dans sa main, il s’étendit sur la mousse, sous un rocher, et guetta. La vieille passion du chasseur s’était emparée de lui comme au temps où il attendait un chevreuil sur le terrain communal. Il regrettait seulement de ne pas avoir son fusil. Son plan était fait : ils devaient arriver tous les deux par cette route, car il n’y en avait pas d’autre. Durant ce temps, la nuit serait venue. Le side-car s’arrêterait devant l’obstacle. Alors..., arrive que pourra ! La fureur lui avait ôté tout discernement, si bien qu’il ne pensait même pas aux conséquences.

Sur les sentiers se fit entendre le vrombissement du moteur. Il étreignit son pieu et tendit l’oreille. Une obscurité complète couvrait les arbres. Dans les buissons, les oiseaux se sauvaient craintivement et cherchaient un endroit tranquille pour passer la nuit. Derrière un tournant, la lumière apparut. Les longs rais se chassaient les uns les autres dans les profondeurs et fuyaient derrière les rochers. Quelques tournants encore, et le side-car fila vers la pente abrupte. Jean s’accroupit, jeta son chapeau par terre et serra convulsivement le pieu dans sa main.

Rèssk ! Un choc ! La roue s’arrêtait devant les troncs. La puissante lumière s’atténuait ; le moment était venu ! Jean, déjà, se levait, mais ses jambes étaient alourdies.

– Maudite gaminerie !

– Qu’est-ce qu’il y a ? s’écria la jeune fille.

– Ils nous ont barré la route. Heureusement que c’est juste sur la montée, autrement nous nous serions tués tous les deux !

– Et s’ils nous ont tendu une embuscade ?

– Que quelqu’un essaie seulement de se montrer ! Je lui ferai passer le goût du pain.

– Regarde donc un petit peu alentour. Éclaire avec la lampe !

– Non, je n’éclairerai rien. L’obscurité arrive à merveille. Viens ici et assieds-toi ! Cette halte me convient tout à fait, car je suis fatigué !

Il avait transporté le side-car de l’autre côté des troncs et jurait grossièrement.

– Je t’en prie, continuons notre chemin ! suppliait Tilka.

– Non, cent fois non !

Il l’avait attrapée par la taille et la faisait asseoir dans l’herbe. Il se mit tout contre elle et lui chuchota ardemment :

– Voilà déjà plusieurs années que nous nous connaissons, Tilka ! Nous nous connaissons, mais c’est tout, rien de plus ! Moi, je veux davantage ; tu dois être à moi, entièrement mienne, et dès ce soir ! Je vais t’arracher à cette canaille hirsute, je veux te délivrer de ces bandits, de ces chiens envieux, et tu iras t’établir en ville avec moi. Le travail de la campagne n’est pas fait pour toi. Que ta mère s’y use, que ton père s’éreinte aux champs ! La route sera bientôt construite. La fin de cette route sera pour toi le commencement d’une nouvelle route dans la vie.

Il la serra étroitement et la couvrit de baisers. Mais, soudain, il s’arrêta ; il lui prit les deux mains et exigea énergiquement :

– Tu es à moi ! Réponds-moi : oui ou non ! Je ne peux plus attendre, je veux qu’ici même tu deviennes entièrement mienne !

Quelque chose bougea près du rocher. Tilka, épouvantée, dégagea ses mains et regarda autour d’elle.

– J’ai peur ! Je t’en prie, partons d’ici !

– Jamais de la vie !

Il tira de sa poche un revolver et le posa par terre. La jeune fille fut terrifiée. L’obscurité tombait des sapins, si bien que la route était à peine visible. La paix farouche n’était troublée que par le murmure du ruisseau et le vol des oiseaux. Tilka se leva et supplia :

– Partons ! Nous pourrons nous entendre à la maison.

Il s’approcha d’elle et l’empoigna par les épaules.

– Réponds-moi : oui ou non !

Elle posa la tête sur son épaule à lui et éclata en sanglots :

– Je ne peux pas !

– Pourquoi, ne peux-tu pas ?

Sanglotante, elle dit d’une voix entrecoupée :

– Parce que, tu es... tu es déjà marié !

– Je suis divorcé ! Nous pouvons vivre comme homme et femme, même sans bénédiction du curé !

– Non ! Je ne veux pas de ça, et je ne peux pas non plus !

– Il le faut !

Il la bouscula et la jeta par terre. La jeune fille se défendait et criait :

– Laisse-moi ! Ne me touche pas ! Maman !

Il râla sauvagement et la pressa contre terre. Tilka le repoussa si vivement qu’elle perdit ses forces. Elle laissa échapper un cri désespéré :

– Au secours ! À l’aide !

Comme si elle fût sortie de la terre, une grande ombre apparut près du rocher.

– Canaille !

L’inspecteur sauta sur ses pieds, saisit le revolver et tira. Les balles claquaient en ricochant sur les rochers.

– Jésus ! s’écria Tilka, qui s’enfuit sur la route.

L’inspecteur tirait comme un fou, à tort et à travers. Les oiseaux, effrayés, volaient entre les arbres. Le dernier coup se perdit dans le tas des troncs. Au delà d’eux, se dressa la sombre silhouette tenant le pieu dans sa main. Les troncs, alors, bougèrent et se renversèrent avec un horrible fracas.

L’homme dévala parmi eux. L’inspecteur sauta sur son side-car et le mit prestement en marche. La lumière troua l’obscurité, éclairant Jean qui essayait de se relever.

– Dommage que je t’aie manqué ! Et toi, garce de paysanne, mouche ton nez, et que ton vieux, à la maison, mouche le sien sous ses moustaches !

Le moteur pétarada et descendit la pente en toute vitesse.

Près du rocher, la jeune fille pleurait bruyamment.

– Tilka !

Elle s’approcha timidement des troncs.

– Qui est là ?

– Viens ici et aide-moi !

Jean, assis sur un tronc, se massait la jambe.

– Jean ! s’écria Tilka.

– Dégage mon pied, il s’est un peu tordu !

Elle se baissa et le prit par le pied. Le jeune homme poussa plusieurs gémissements.

– Ça te fait mal, Jean ? Tu es blessé ?

– Ce ne sera rien ! Un tronc a passé dessus.

Elle s’assit près de lui et pleura désespérément.

– Qu’est-ce que tu as à pleurnicher ainsi ? Réjouis-toi d’avoir pu te débarrasser de ce démon !

– Tu as entendu ?

– Tout !

Elle l’avait aidé à se relever. Il s’appuyait sur son épaule. Tout d’abord, il marcha très difficilement. Tous deux se taisaient et se traînaient vers la route. Lorsqu’ils y furent arrivés, Jean s’adossa à un rocher. En bas, dans le vallon, les lumières disparurent les unes après les autres. Seulement, sur la colline où étaient leurs maisons, brillait, aux fenêtres, une lumière qui se perdait dans l’obscurité du dehors.

Il se reposa un peu, et, ensuite, prudemment, se mit à descendre.

– Pourquoi tout ceci est-il arrivé, Tilka ? demanda-t-il avec un ton de reproche.

Elle ne répondit rien, elle recommença seulement à pleurer. Elle tremblait.

– Est-ce que, maintenant, au moins, tout est fini ?

– Oui !

– Je n’en suis pas sûr. Il me semble que ça ne fait que commencer. Il va se venger sur toi, sur ton père et sur moi aussi.

– Eh bien ! qu’il se venge ! Ça ne pouvait plus durer. Pourvu qu’à toi, il ne te fasse pas de mal !

– À moi ?

Il ricana.

– Comment veux-tu qu’il me fasse plus de mal encore ? Il m’a tout pris, le gredin ! Le charriage et le salaire, la joie de cultiver la terre et la joie de vivre. Dommage que je ne l’aie pas tué. Mais, la troisième fois, je ne le raterai pas !

Tilka s’effraya. Elle comprenait toute l’étendue de sa faute. Elle soupira :

– Moi non plus, je n’ai plus de joie à vivre !

Ils prirent le sentier derrière le village. Minuit sonna au clocher. Ils s’arrêtèrent près des maisons.

– C’est là que je l’ai attaqué pour la première fois. Je regrette seulement de ne l’avoir pas achevé alors. Tout ceci ne serait pas arrivé. Et vous autres, tous, vous avez jugé et condamné Nicolas !

À ce nom, Tilka éclata en sanglots.

– Il m’a écrit. Il demande après toi. Il souffre énormément, parce que tu le juges mal à cause de l’Élise. Tous ces pièges-là, c’est cet inspecteur qui les a tendus. Cette fripouille mentait pour te séduire plus facilement.

La jeune fille se meurtrissait la poitrine. Une douleur horrible lui serrait le cœur. Elle revoyait dans son esprit le soir où il était parti tout seul et tellement délaissé ! Elle aurait tant voulu demander où il se trouvait en ce moment, comment il allait à présent, mais elle n’osait.

Devant la croix du village, ils se séparèrent. Il lui avait promis de lui apporter la lettre de Nicolas.

Prudemment, elle ouvrit la porte de la maison et prêta l’oreille. Dans la cuisine, le père jurait. Il frappa durement des mains sur la table. La mère pleurait dans un coin.

– Elle m’a ruiné, la coquine ! L’inspecteur est arrivé chez Louis, sur son side-car, et devant tout le monde il m’a insulté : « Va-t’en donc, vieux ! Va voir ta fille, va voir comme elle se vautre dans l’herbe avec le fils de ton voisin ! Maudite vermine ! Dès demain, tu perds ton charriage. Tu n’as qu’à dételer tes deux chevaux pour que, sur eux, chevauchent ta garce de fille et ton voisin l’assassin. » Mon sang a bouilli dans mes veines. J’ai bondi, et je lui ai donné un coup. Avec Louis, il m’a empoigné, et tous deux m’ont jeté dehors. Élise riait derrière moi. Il l’a embrassée et entraînée dans la maison, tandis que Louis éclatait de rire sur le seuil : « Bonne nuit, Grégoire ! Le temps change. Désormais, tu reprendras le charriage du fumier ; tu en as, de ce fumier, et dans l’écurie, et dans ta maison ! Prends bien soin de tout nettoyer et de tout charrier ! Ha ! ha ! »

Grégoire avait pris son fouet. Il en frappa le plancher.

Sur le seuil se montra Tilka. Lorsqu’il l’aperçut, il se dressa comme un serpent et hurla de toutes ses forces :

– Hors d’ici, impudente ! Tu nous as tous ruinés ! Il n’y a que du vice en toi. Où est-ce que tu t’es traînée ? Tu as ôté l’honneur à notre famille, le gagne-pain à ton père, la santé à ta mère ! Ouste ! disparais, file, et que jamais plus je ne te voie !

Il donna des coups de fouet à Tilka, tellement qu’elle tordit son corps, fléchit sur ses genoux et glissa par terre. La mère s’élança vers sa fille en levant les mains au ciel. Les coups de fouet tombèrent sur son dos, à elle aussi.

Alors, d’un bond, la jeune fille se releva. Elle se jeta sur le père et lui saisit la main. Ses yeux brillaient sauvagement, ses lèvres tremblaient et le sang coulait de ses yeux.

– Finissez ! Vous ne frapperez pas la maman ! Tuez-moi si vous voulez, mais la maman, vous la laisserez !

Grégoire s’arrêta, pétrifié. Sa main retomba.

Il regarda Tilka de ses yeux hagards et vociféra :

– Vilaine coureuse que tu es !

Elle se redressa fièrement et éclata :

– Un père qui vend sa fille pour la route n’a pas le droit de l’insulter !

– Et qui donc te vend ?

– Vous !

– À qui ?

– C’est à l’inspecteur que vous avez voulu me vendre, pour de l’argent !

– Tu mens ! Tu t’es vendue toute seule !

– Moi ? Jamais ! Je ne suis pas de celles qui sont à vendre, même pas pour votre charriage !

– Et qu’est-ce qu’il y a avec l’inspecteur ?

– C’est fini !

Il jeta le fouet dans un coin et sortit en silence pour regagner sa chambre. Tilka releva sa mère qui pleurait et joignait ses mains. Elle l’embrassa.

– Comment ça va-t-il pour toi, ma chère enfant ? demanda-t-elle tout inquiète.

– Très bien, maman ! Je suis restée de cœur avec vous !

– Grâces à Dieu et à sa sainte Mère !

La vieille fit le signe de la croix sur le front de Tilka et essuya les gouttes de sang qui perlaient sur son visage.

 

*

*     *

 

La page fut vite tournée. La vie en écrivait une nouvelle, si malpropre, que tous les habitants du village en étaient plus que dégoûtés. L’inspecteur s’était réinstallé chez Louis. Il avait une liaison avec Élise qui lui était entièrement soumise. L’aubergiste avait laissé faire, pourvu qu’il pût gagner encore de l’argent. L’inspecteur et lui s’étaient entendus pour que celui-ci lui laissât tout le charriage. Ils étaient allés ensemble à la ville et avaient acheté un grand camion. L’inspecteur avait trouvé aussi un chauffeur qui charriait le sable des carrières. Les paysans avaient quitté l’auberge en les injuriant. Tous les charretiers avaient perdu leur charriage. Ils avaient vendu leurs chevaux, traîné leurs chariots dans les remises, où ils reposaient désormais comme des souvenirs poudreux du temps où la route était gaie. Certains patrons étaient revenus à la terre.

Ce changement subit fut le plus sensible à Grégoire. Les voisins se réjouissaient presque de ce qu’il eût perdu le charriage. Cassé, rêveur, il errait de la remise à l’écurie. Il rôdait autour des champs, mais il ne touchait jamais à aucun travail. Il aimait surtout aller vers les terres communales et tourner auprès des ouvriers dans les carrières de sable. Des hauteurs environnantes, où rien ne poussait plus, il regardait au loin la route blanche qui rampait sous les montagnes, dans la vallée. Jamais il n’allait plus à l’auberge ; il n’allait même plus à la messe, bien que sa femme l’en suppliât. Lorsqu’il entendait le camion de Louis pousser ses appels de trompe, il inclinait la tête et lançait un juron.

C’était Tilka qui devait passer par les plus cruelles souffrances. L’inspecteur n’était plus venu dans leur maison. Les autres jeunes filles ricanaient et lui jetaient des regards moqueurs.

– Elle en a, cette fois, des bas de soie et des robes transparentes ! Qu’elle pende ses beaux petits souliers à ses cheveux ébouriffés ! Elle ne roulera plus en side-car !

La jalousie les égarait tant qu’elles semaient les nouvelles les plus incroyables sur la « demoiselle » de Grégoire. Les chanteuses se distinguaient par leurs méchancetés. Tilka avait surpris ces regards railleurs. Elle s’était soustraite aux yeux des gens et allait aux champs avec sa mère. Elle aimait surtout se retirer au jardin.

La lettre que Jean lui avait montrée, elle l’avait lue deux fois très attentivement. Elle reconnaissait avoir fait beaucoup de mal à ce brave garçon. Elle se sentait particulièrement heureuse des salutations que Nicolas avait envoyées pour elle. Elle aurait vivement désiré le remercier, mais Jean ne voulait pas lui donner l’adresse : Nicolas l’avait ordonné ainsi.

 

*

*     *

 

Au bas d’une colline de sable, tout au bout du village, étaient serrées l’une contre l’autre deux pauvres cabanes. Les murs non crépis soutenaient un toit délabré aux tuiles brisées. Les fenêtres étaient cassées et l’emplacement des vitres bourré de chiffons. De vieux ceps de vigne avaient tressé une sorte d’auvent devant les cabanes, sous lequel se trouvait un banc de bois. Des essaims de mouches volaient sur le tas de fumier où picoraient des poules et quelques poussins. Devant les deux cabanes courait la belle grande route bordée d’une haie poudreuse qui dissimulait la pauvreté des deux chaumières.

Dans la première habitait le terrassier Fortunat avec sa fille Erna et son petit-fils de cinq ans, Yerné. Il comptait bien soixante ans, mais se tenait encore très droit. Maigre comme un cornouiller, et si vigoureux qu’il pouvait, de ses seules mains, soulever une grande hotte toute pleine. Il s’était marié très tard, et, au bout d’un an, était resté veuf avec la petite Erna. On lui confiait de gros travaux en le payant très peu. Il avait été manœuvre chez le maire, puis ouvrier à la scierie, et, les derniers temps, travaillait au sable sur la route. Il cassait aussi des pierres. Un jour, une charge d’explosif avait éclaté et fait sauter des pierres dont une lui arracha l’œil droit en blessant grièvement l’œil gauche. Comme il voyait très mal, on l’avait envoyé aux carrières. Il s’asseyait sur un escabeau qui n’avait qu’un pied et frappait sur les pierres qui s’écrasaient comme du sel. Il tâtait alors de la main et essayait la pierraille pour savoir si elle n’était pas trop grosse. Entre tous les ouvriers, il faisait le plus de besogne, et surtout les plus beaux tas, aussi l’inspecteur l’appréciait-il fort comme bon ouvrier. Mais il ne pouvait le souffrir en tant qu’homme. Fortunat avait la langue bien pendue. Ce qu’il pensait, il le lâchait, que cela plût ou non. Quant aux « messieurs », il les détestait ; il les traitait de sangsues, de fainéants, et il ne saluait même pas le curé. On lui reprochait de scandaliser les jeunes gens par ses propos. Tous les soirs, ceux-ci se retrouvaient devant sa cabane, s’asseyaient sur la clôture et fumaient. Lorsqu’ils n’avaient plus de tabac, ils envoyaient le petit Yerné en chercher chez le buraliste. Le petit bonhomme avait cinq ans. La misère se lisait sur ses vêtements et sur sa figure. Il portait une culotte courte retenue par des bretelles qui lui sciaient l’épaule droite. Son petit visage paraissait celui d’un vieux, mais des yeux noirs, bien vivants, y brillaient. Il était très avancé pour son âge et on pouvait facilement l’employer ; il ramassait du petit bois sur le terrain de la commune, il portait au grand-père son frugal déjeuner à la carrière, il donnait la nourriture aux lapins, et on lui avait bâti un pigeonnier pour loger des pigeons quand il y en aurait chez les Pierre.

– Yerné, tu veux aller chercher des cigarettes ?

– J’y vais !

Déjà il courait en imitant l’auto, pour revenir ensuite le plus vite possible.

– Il a les yeux de sa mère, prétendaient-ils.

– Et le nez est bien de son père !

Ils ressassaient toute l’histoire, se contredisaient les uns les autres, et souvent se querellaient avec violence.

– Je parie ma tête qu’il est de l’inspecteur !

– Oui, et tu perdras le pari ! Demande donc à Erna !

Mais on ne l’interrogea qu’une fois. Ses yeux, alors, flambèrent, et elle jeta :

– Vous ne savez rien du tout !

Près du feu, dans la cuisine toute noire, elle éclata en sanglots. Depuis lors, on ne la questionna plus jamais. Elle n’avait confié qu’à son père l’amère vérité. Elle était serveuse chez Louis. L’inspecteur rôdait autour d’elle. Comment cela s’était-il passé, elle n’en avait aucun souvenir. Élise l’avait enivrée avec de la liqueur bien forte que l’inspecteur avait payée. Le fameux Hubert, qui servait d’interprète à l’ingénieur en chef, avait, devant le tribunal, endossé la paternité, mais c’était l’inspecteur qui l’avait payé pour cela. Sur tout le reste, elle gardait le silence et souffrait avec résignation, si bien qu’elle faisait pitié, même à son père. Fortunat, il est vrai, se taisait, mais, dans sa colère, il maudissait l’inspecteur et le menaçait. On en tirait la conclusion qu’il y avait là quelque chose de louche, mais personne ne pouvait rien prouver, et même si quelqu’un avait pu apporter des preuves, on ne l’aurait pas cru : l’inspecteur était rendu responsable de tous les crimes, ce qu’exigeait aussi l’esprit de vengeance qui grandissait chez les gens d’un jour à l’autre.

Fortunat se montrait le plus violent. Il savait très bien pourquoi l’inspecteur l’avait engagé ; il comprenait clairement pourquoi Hermann l’avait gardé, lui seul, à la sablière, pendant qu’il en congédiait tant d’autres. Si ce n’eût été pour la petite ration de polenta et pour la mère humiliée avec son enfant, il aurait craché au visage de l’inspecteur. Déjà il ne lui ménageait pas ses insolences. Les autres ouvriers admiraient beaucoup le courage de Fortunat. Il se révoltait ouvertement, et lorsque les deux hommes étaient seuls, ils se dressaient l’un contre l’autre en sifflant comme deux vipères dans l’ardeur du soleil.

– Qu’ont-ils donc à se chamailler toujours ? se demandaient les terrassiers.

Ils avaient attrapé quelques mots au vol et se regardaient avec des clignements d’yeux.

– Dites tout ce que vous voudrez : ces deux-là s’entre-tueront ! Le vieux est irascible et l’inspecteur arrogant !

Ce soir-là, les jeunes gens soulevaient devant la barrière une pierre énorme. Le désœuvrement et l’outrecuidance les gâtaient. Il s’agissait de voir qui soulèverait cette pierre le plus haut. Ils tendaient leurs muscles et haletaient bruyamment. Les plus faibles ne pouvaient même pas bouger la pierre, les plus forts la soulevaient jusqu’aux genoux, mais personne ne parvenait à l’élever jusqu’à la poitrine.

Yerné avait apporté du tabac. Les jeunes gens le roulaient dans leur mince papier à cigarettes. Pour le feu, ils allèrent le prendre à la cheminée, dans la maison. Erna leur présenta un grand tison. Ils se demandaient pourquoi Fortunat n’était pas encore rentré.

– Cours donc, Yerné, et va voir où se trouve le père !

Le petit courut bien vite et cria encore en se retournant :

– Maman, tu me donneras un peu de polenta : j’ai faim !

Tout le monde avait faim, en effet. Mais, sur le plateau de bois, il n’y avait qu’une petite portion qui se refroidissait.

– Vous, au moins, vous en avez ! disaient les jeunes gens en manière de consolation, mais, chez nous, bientôt, nous n’aurons que du son à cuire.

Par la route arrivait Fortunat avec Yerné. Il était courbé et silencieux, contrairement à son habitude. Il entra dans la maison, s’assit près de la terrine et mangea. Il regardait vaguement un coin dans l’ombre. Erna connaissait son père. Quelque chose avait dû lui arrivera Il était ainsi chaque fois qu’un souci le rongeait ; dans ces occasions-là, le mieux était de le laisser tranquille. Du revers de la main, il s’essuya les moustaches, planta son chapeau froissé sur sa tête et sortit devant sa cabane. Il s’assit sur le banc et observa les jeunes gens qui, de nouveau, essayaient de soulever la grosse pierre. Près de lui, Yerné était assis, les jambes pendantes.

L’Angélus du soir venait de sonner. La vallée fut bientôt plongée dans l’obscurité. Par les sentiers en lacet, bourdonna la motocyclette : l’inspecteur fila devant la cabane comme s’il avait eu peur de la nuit et des maisons solitaires qui commençaient à s’envelopper de nuit.

Furieux, Fortunat regarda la route, cracha  devant lui, fourra ses mains dans les deux poches déchirées de son pantalon et écarta les jambes.

– Vous n’êtes bons à rien ! Vous vous éreintez et vous gémissez, mais personne ne peut soulever la pierre. Attendez, que je vous montre !

Il cracha dans ses mains et retroussa ses manches poussiéreuses. Les garçons lui firent place. Plus d’une fois déjà il les avait humiliés et leur avait fait voir quelle force il possédait encore. Le vieux chercha son souffle aussi profondément qu’il put et s’ébranla. Des pieds, il chercha un point d’appui, ouvrit largement ses jambes et se courba sur la pierre.

Il la saisit de ses deux mains. Le sang lui montait à la tête et les veines se gonflaient sur son front. Il pinça les lèvres, aspira longuement pour prendre haleine, mais il gémit tout à coup. Sur son dos, le sang traversa sa chemise. Il laissa tomber la pierre ; ses bras battirent, ses genoux fléchirent, il s’affala sur le banc et gémit :

– Ah ! le monstre ! J’ai bien mal dans le dos !

Les jeunes gens accoururent. Ils ouvrirent sa chemise et la lui ôtèrent. Sur le dos brun, osseux, apparut une longue plaie noire au sang déjà coagulé. Erna avait imbibé d’eau un chiffon pour laver la blessure. Elle regardait les gens autour d’elle d’un regard à la fois sauvage et douloureux.

– Qui donc vous a frappé, père ? demanda la fille.

Yerné, qui tenait à la main une lampe fumeuse, éclata en sanglots.

– Qui ? prononça le vieux péniblement. Mais, qui d’autre que ce diable..., ce maudit !...

Il n’acheva pas. Mais ils savaient tous à qui il pensait. Ils voulurent panser sa blessure, mais il ne le permit pas. Il remit sur son dos la chemise ensanglantée et entra dans sa cabane.

– Bonne nuit !

Derrière lui pleurait le petit Yerné, portant la misérable lampe. Les garçons, dehors, entrèrent en fureur.

– Maintenant, nous savons ce qu’il en est, Erna !

Elle jeta le chiffon ensanglanté et pénétra en silence dans la maison.

La fille et l’enfant s’inclinèrent au-dessus de la couche. Le vieux était couché sur le côté, mais il ne gémissait plus.

– Ça s’arrangera ! fit-il, pour consoler tous les deux. Il me paiera cela ; il verra comment ! C’est à cause de vous deux que nous nous sommes battus. Je n’ai pas bien vu, alors, j’ai manqué mon coup. Mais ce sera pour la prochaine fois ! Ma foi, oui, je l’aurai !

Le hibou ululait sur les chênes du terrain communal. Dans les ravins régnait la nuit. Des nuages noirs s’assemblaient au-dessus des montagnes comme pour un complot. Le vent chassait la chaleur étouffante qui sortait de la terre brûlée. L’orage se préparait.

Dans la montagne de sable qui s’élevait au-dessus des sentiers, s’ouvraient des trous profonds, béants comme de grands yeux de monstres. Dans ces trous, les ouvriers puisaient le sable pour la route. Ils le passaient à travers de grands tamis obliques. Le camion de Louis chargeait et emportait les amas de sable déjà criblé. Cette montagne de sable, les charretiers l’avaient achetée sur la proposition de Grégoire. Mais, lorsqu’ils avaient perdu le charriage et l’argent qu’il leur rapportait, Louis avait acheté tous ces terrains, ainsi que les carrières, qui leur appartenaient jusqu’alors. Ils auraient mieux aimé vendre ces terrains au diable qu’à cet orgueilleux concurrent, mais la nécessité heurtait déjà à leurs portes.

Devant les trous, trois ouvriers cassaient des pierres, et, parmi eux, le vieux Fortunat. Il était assis, seul, à l’écart, près d’un grand tas de pierres sur son siège à un pied, et frappait de son marteau adapté à un long manche. Le travail n’était pas précisément difficile, mais ennuyeux et fatigant. Le marteau chantait un chant monotone en tapant les pierres surchauffées. Le soleil brûlait si fort que la chaleur sortait des pierres comme si elle se fût exhalée d’un four. Fortunat ne voyait pour ainsi dire pas le soleil depuis qu’il était plus qu’à demi aveugle, mais il le sentait pénétrer sous sa peau et irriter le seul de ses yeux qui pouvait encore distinguer, à peine, différents objets. Sur la colline nue poussait le genévrier ; au bord de la route, seulement, il y avait quelques sapins qui donnaient une ombre juste suffisante pour le repos de midi. Il est vrai que les ouvriers ne pouvaient se reposer longtemps, l’inspecteur accourait sur son side-car, se jetait sur eux comme un chien enragé, les injuriant, les menaçant, les repoussant vers les tas de pierres chauffées à blanc. À midi, Fortunat se traînait vers une fosse de sable toute proche. Il y avait, à tâtons, amassé des pierres pour pouvoir, assis, prendre sa modeste collation. Puis il s’étendait par terre et s’endormait dans l’ombre.

Un jour, l’inspecteur le surprit, le réprimanda violemment et le fit sortir de la fosse. Entrer dans cette fosse lui-même, il ne l’osait point, par crainte de heurter les étais qui soutenaient le plafond creusé. Il était arrivé plusieurs fois déjà que ces étais avaient cédé et que les pierres avaient enseveli des ouvriers. Ces derniers jours, il avait fait encore bien plus attention, depuis sa tentative contre Fortunat, car il savait très bien que le vieux brûlait de se venger et qu’il ne tenait guère à la vie. Il se contenta de grogner devant la fosse et disparut bien vite.

Le lendemain, après un orage, l’atmosphère s’était refroidie. Le sable était mouillé, le chemin très boueux et les ouvriers n’étaient pas venus au travail. Seuls, les casseurs frappaient sur les pierres lavées par la pluie. Tout à fait au bout de la rangée, Fortunat était assis, seul. Sur sa figure hâlée, amaigrie, se lisait une tristesse profonde. Il frappait de son marteau comme s’il eût tué des vipères. De temps en temps, il s’arrêtait, s’étendait et gémissait douloureusement : la blessure de son dos lui faisait mal. Il serait resté à la maison, mais il ne pouvait trouver un peu de tranquillité. Il n’avait pu fermer l’œil de la nuit. Il avait fait son plan jusqu’au plus petit détail pour ce jour-là. Quand l’Angélus du matin avait sonné, il était sorti de son lit, avait endossé son vieux manteau et s’en était allé vers le terrain communal. Le sentier vers l’abreuvoir était bien connu de lui. La pluie avait tellement humecté la terre que l’eau en sortait. Il s’arrêta devant l’abreuvoir et puisa dans ses mains. Il s’assit au bord, écouta le murmure de l’eau. Plusieurs fois, il mouilla son front brûlant pour calmer un peu les terribles pensées qu’il roulait dans sa tête.

Grégoire arriva par le sentier. Avec sa pioche, il nettoya les canaux que l’orage avait engorgés.

Le jour parut. Un vent frais soufflait des montagnes qui, toutes purifiées, brillaient dans l’aurore. L’orage avait couché le blé dans les champs. Grégoire s’affligea de ce spectacle. Il lui semblait que tout allait de mal en pis. Les derniers temps, il avait beaucoup maigri. Il erra par les terrains de la commune. Lui aussi était dévoré par le désir de la vengeance, et il souhaitait fort de rencontrer l’inspecteur dans un endroit isolé.

Il remarqua Fortunat près de l’abreuvoir. Il se rendit près de lui et l’appela :

– Fortunat !

Le vieux bougea.

– Qui donc m’appelle ? Je ne vois rien !

Grégoire s’assit auprès de lui. Tout d’abord, ils se turent. Puis la douleur délia leurs langues. Ils se révélaient mutuellement leurs malheurs, et, sans même s’en rendre compte, ils s’excitaient l’un l’autre contre l’inspecteur.

– Fortunat ! gronda Grégoire, achevons ce satan avant que lui-même ne nous tue ! Sais-tu, les fosses sont obscures, les étais vacillants ; les pierres ne demandent qu’à tomber sur la tête de ce démon. Tout s’écroulera sur lui et le tuera. Toi, tu es à moitié aveugle, personne ne pourra te soupçonner !

Fortunat s’était mis à réfléchir.

Erna se présenta devant la cabane et s’écria :

– Père, venez manger, le lait va se refroidir !

Les deux hommes se séparèrent en hâte, sans un mot.

La fille dit à son père que les ouvriers ne viendraient pas travailler ce jour-là. Il ne répondit rien ; il partit dans l’espoir de se rencontrer seul à seul avec l’inspecteur dans un coin écarté. Il mit dans la poche de son pantalon un long couteau bien aiguisé et décrocha du mur un gros bâton ferré. Il attendit impatiemment midi.

Au village, l’Angélus sonna ; il lui semblait que, cette fois, on sonnait un peu longtemps ; l’on devinait que des enfants s’étaient introduits dans le clocher. Il déposa son marteau, essuya la sueur de son front avec sa manche, tâta son couteau, et, lentement, se rendit devant la fosse.

Par le sentier, le petit Yerné se frayait un chemin entre les genévriers. Il portait dans une serviette le pot de cuisine avec un morceau de pain de mais et une grande cuillère en bois. Il renversa un peu de soupe aux légumes et salit la serviette en se piquant aux genévriers. Devant la fosse, il appela :

– Père !

– Hoï ! répondit Fortunat.

Le petit pénétra dans la grotte. Il ouvrit le paquet, tendit avec précaution le pot au vieux père, puis la cuillère, et s’assit sur le sable. Le vieillard fit, par habitude, sans y penser, le signe de la croix et se servit de sa cuillère.

– Est-ce que vous avez encore mal, père ? demanda le petit.

– Ce ne sera pas grave, Yerné ! Ça fait mal, il est vrai, mais ça se passe ! dit-il d’un ton ferme.

Dans son cœur, pourtant, il était si heureux, il se sentait si doux qu’il aurait voulu caresser l’enfant, le seul qui compatît à son malheur. Fortunat aimait tant ce petit Yerné ! Il aurait voulu lui faire des joujoux, si seulement il avait pu voir ! Il le berçait sur ses genoux, et, plusieurs fois déjà, il lui avait acheté des gâteaux beurrés. Comme il aurait voulu le mener à des foires ! Mais il ne le pouvait pas ! Déjà, le petit était obligé de le conduire, surtout quand il faisait sombre. Il le prit par la main, tout simplement, et prononça :

– Faites attention, père ! Ici, il y a une pierre ; là, il va y avoir un trou ; là, il y a de la boue.

– Je vois bien ! prétendait Fortunat.

Mais, en réalité, il ne voyait rien, et il était tout heureux que Yerné allât avec lui. Seulement, recommanda-t-il, l’enfant devait lui donner ses indications à voix basse, pour empêcher les gens de le croire vraiment aveugle.

Pourtant, quelque chose tourmentait Fortunat au fond de l’âme :

– Si seulement je pouvais le voir, ce petit, de mes propres yeux, le regarder bien en face, pour juger s’il est vraiment fils de celui qui a causé tous nos malheurs !

Mais cela, Fortunat ne le pouvait, parce que ses yeux étaient déjà presque éteints.

Il avait fini de manger. Chaque fois, il avait l’habitude de laisser encore quelque chose dans le pot pour Yerné. Aujourd’hui, il lui laissa beaucoup, parce qu’il n’avait pas faim.

– Mange bien, Yerné !

– Mais, il y en aura trop peu pour vous.

– Il y en a assez pour nous deux.

L’enfant mangeait de grand appétit et secouait sa petite tête comme il voyait faire aux chevaux.

– La maman a dit que vous devriez rentrer à la maison. Aujourd’hui, l’inspecteur ne viendra pas !

Yerné porta la main à sa poche pendant que Fortunat demandait :

– Qui donc dit qu’il ne viendra pas ?

– La maman l’a dit, et moi, je l’ai rencontré qui allait en ville avec le side-car. Regardez, père !

L’enfant avait étendu sa main ; sur la petite paume brilla une pièce d’argent.

– Qu’est-ce que tu as ?

– De l’argent.

– Qui te l’a donné ?

– L’inspecteur.

La figure du vieux s’allongea. Brutalement, il demanda :

– Quand cela ?

– Comme je vous l’ai dit : aujourd’hui, maintenant, là-bas, en bas, sous les maisons. Avant de faire marcher son moteur, il m’a appelé : « Yerné, m’a-t-il dit, viens ici et prends ça, et achète-toi du gâteau ! » Alors, il a roulé à grand bruit : pof, pof, pof !

– Jette ça tout de suite !

– Pourquoi ?

– Jette immédiatement cette pièce, je te dis !

Le petit allait pleurer. Il retira sa main et serra fortement l’argent. Le sang de Fortunat ne fit qu’un tour. Il tâta de la main pour attraper Yerné. L’enfant, effrayé, se recula. Jamais encore il n’avait vu grand-père si furibond.

– Tu l’as jetée au loin ?

– Non !

Yerné rampa sur le sable. Fortunat allongea sa main et saisit son marteau.

Le vieux n’était que rage, comme un ciel de tempête. On ne sait quel serpent le piquait et lui chuchotait de frapper.

– Donne un coup au gosse ! faisait le boutefeu qui était en lui. Tu écraseras ainsi cette maudite engeance de vipères. Dans son sang coule le même poison que chez son père. Ce poison se répandra en lui et anéantira encore des innocents. Tu sais bien de qui il est le fils ! Ce maudit lui a donné encore de l’argent et l’enfant l’a accepté !

– Je te le répète : jette loin ce maudit argent !

– Non, je ne le jetterai pas ! Je le porterai à la maman !

Le vieillard fit entendre un râle. Jamais encore, jusqu’à présent, Yerné ne s’était révolté. Les nerfs de Fortunat se tendaient ; la salive lui montait à la bouche, descendait sur sa barbe grise. Dans son âme tout éclata. Une colère atroce s’empara de lui. Il ne sut jamais quand il avait brandi le marteau. Satan lui-même le lui avait mis dans la main. Le fer siffla dans l’air. Rrrrèsque !

– Maman !

Le corps de Yerné se tordit dans le sable. Le marteau l’avait frappé juste à la tête. Le sang gicla tout autour et par terre. Il jaillit de la bouche de l’enfant, qui laissa échapper un dernier cri, frissonna et se tut. Puis, plus rien.

Fortunat n’avait vu qu’une ombre.

– Tu t’es sauvé ; mais, attends, nous nous retrouverons à la maison !

Il avait trouvé le pot et l’enveloppait dans la serviette.

– Yerné ! appela-t-il.

Rien.

Pour la seconde fois, il cria plus fort :

– Yerné !

Silence partout.

– Tous les deux se sont sauvés devant moi, grogna Fortunat. C’est le même sang !

Il cherchait, de ses mains, à retrouver le marteau. Il grimpa vers le tas de sable. Il tâta de tous côtés, à gauche, à droite, et plus haut et plus bas.

– Tiens ! je l’ai jeté si loin ?

De son œil embrumé il chercha l’ombre qu’il avait entrevue. Il étendit sa main et saisit quelque chose de mou, d’humide. Par saccades il se retourna, et de ses deux mains il râtela le sable.

Yô-ô ! Christ !

Il toucha Yerné, palpa son pied, sa poitrine, enfin les doigts qui serraient la pièce, et la tête... tout humide, avec un gros trou à la tempe.

– Yerné !

Il se pencha sur l’enfant, souleva sa tête, écouta s’il respirait encore...

– Yerné ! Mon petit Yerné !

Son appel sauvage retentit dans le creux des fosses. Les deux autres ouvriers accoururent des galeries inférieures.

– Il est tué ! Il est mort !

Il se releva, tenant Yerné dans ses bras. La tête pendait, ensanglantée ; le sang ruisselait sur le sol. Le vieux s’élança.

Le vieux hurlait. Il prit l’enfant dans ses bras ; il le serrait contre lui et d’une voix poignante il criait :

– Yerné, tu n’es pas mort ? Dis-moi seulement que tu m’entends ! Mon petit garçon ! De l’eau ! Donnez de l’eau ! Je l’ai tué ! Non, c’est le diable lui-même qui l’a tué !

Il trébucha dans les pierres et tomba. Les deux ouvriers le relevèrent. De force, ils arrachèrent au vieillard le corps du petit Yerné et le portèrent à la maison.

Fortunat, se traînant sur les genoux, revint dans la fosse. Il s’agrippait aux étais. Il vociférait, il se roulait sur le sol. Il secouait les colonnes de bois, et, désespéré, il attendait que toutes les pierres s’ébranlassent pour l’écraser. Les étais grinçaient, mais ne cédaient pas. Le sable seul tombait du plafond de pierre.

En bas, sur la route, on entendit le side-car. L’inspecteur et le gendarme se hâtaient de monter la côte. L’inspecteur avait rencontré les deux ouvriers qui portaient dans la chaumière le petit mort. La scène le fit frémir jusqu’à la moelle des os. Il pâlit et courut à toute vitesse vers la gendarmerie. Les gens du village, étonnés, se regardaient les uns les autres.

Au pied des carrières, l’inspecteur hurla :

– Fortunat !

Aucune réponse.

Le gendarme et lui montèrent jusque devant la fosse. Dehors, sur les pierres, les mouches léchaient une flaque de sang coagulé. Auprès, par terre, se trouvait le marteau ensanglanté.

– Il l’a tué avec le marteau !

Le gendarme rédigeait son procès-verbal.

– Fortunat ! Assassin ! Sors de la fosse !

L’affreux silence fut rompu par des gémissements et par le grincement des étais, sortant de la fosse.

Les muscles du vieux se tendaient, la salive lui sortait de la bouche, la blessure de son dos se rouvrait. Il râlait dans un désespoir farouche.

– Sors immédiatement, au nom de la loi ! ordonna le gendarme.

– Yerné ! Mon petit Yerné ! disait la voix dans la fosse.

L’inspecteur tremblait.

Il s’élança comme un éclair dans la fosse.

– Pourquoi m’as-tu tué mon fils ? s’écria-t-il sauvagement.

Et il se jeta sur le vieux.

Fortunat hurla et bondit vers une colonne. Comme le tonnerre suit la foudre, les étais, cette fois, cédèrent : les pierres s’écroulèrent avec un fracas infernal.

Avant la nuit, on retira les deux cadavres. Ils étaient tellement écrasés que les gens se sauvèrent, terrifiés, au village.

On sonna trois fois. La première, la petite cloche pleura pour le petit Yerné ; la seconde et la troisième fois, on sonna pour le vieux grand-père Fortunat et pour l’inspecteur qui était au dépôt des morts, couché près de son fils.

Toute la vallée trembla dans une horreur muette plusieurs jours encore après les enterrements.

 

*

*     *

 

Bientôt, la route fut terminée et tous les travaux arrêtés.

Louis partit, avec Élise, en même temps que l’ingénieur en chef qui avait acheté son auberge et la propriété. On emmena aussi tous les outils et machines.

Les carrières de sable restèrent délaissées comme des têtes de morts toutes vides. Personne n’osait s’approcher d’elles. Erna, seule, allait de temps en temps pleurer au cimetière. En s’y rendant, elle rencontra deux fois Grégoire au-dessus des fosses. Il miaula, rit sauvagement et disparut sur le terrain de la commune.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

Les champs fleurissent

 

 

 

Cette année-là, l’hiver commença très tôt. Avant la Toussaint, la bourrasque se déchaîna et elle poussait devant elle de froides gouttes de pluie dans la vallée. Puis, pour quelques jours, elle se ralentit, juste à temps pour qu’on pût orner un peu les tombes. Les jeunes gens amenèrent sur une charrette une très lourde pierre, de devant la chaumière de Fortunat, et la déposèrent entre les deux tombes où étaient enterrés Fortunat et le petit Yerné. Les ouvriers gravèrent les deux noms sur la pierre en mettant au milieu une grande croix.

Les jeunes filles tressèrent des couronnes de buis et de fleurs blanches des morts. Toutes les tombes furent parées, excepté celle de l’inspecteur qui, dans un coin, près du mur, était abandonnée.

La veille, lorsque le vent sifflait entre les croix, Tilka avait porté en cachette, dans l’obscurité, une petite couronne et l’avait déposée sur la tombe de l’inspecteur. Et vite, elle avait disparu du cimetière pour que personne ne la vit.

À la maison, la mère faisait cuire des petits pains de maïs ; c’était pour les pauvres qui, d’après la vieille tradition, visitaient, ces jours-là, différentes maisons. De pain blanc, depuis longtemps, il n’y en avait plus. Les mauvaises années et l’absence de salaire se faisaient cruellement sentir. La mère et Tilka s’éreintaient, tandis que le patron Grégoire était si accablé par les derniers évènements qu’il était complètement perdu. Il était devenu rêveur, bizarre. Il errait autour du terrain communal, la tête basse, sans jamais travailler. Ce qu’il aimait encore faire, c’était de creuser avec ses mains la terre au jardin, en murmurant toujours des paroles incompréhensibles. Les villageois racontaient que l’esprit lui avait tourné. On l’avait vu monter sur les rochers et donner des coups de poing dans le vide. Depuis que l’inspecteur avait été englouti dans la sablière, Grégoire était encore plus égaré. Il lançait des coups de pied et répétait sans cesse :

– Vas-y ! Lâche ! Boum !

Puis il éclatait de rire, et, tout de suite après, il pleurait amèrement. Il maigrissait ; son teint se plombait. L’état du père rendait les deux femmes grandement soucieuses. Elles veillaient sur lui et avaient prié les enfants de Pierre, le voisin, de le suivre partout où il irait. Pendant ce temps-là, Jean avait aidé au travail des champs et à la fenaison.

Tilka avait tellement maigri que ses pommettes saillaient ; son visage avait perdu toute sa fraîcheur d’autrefois ; des rides profondes étaient gravées sur ses joues brunes, tachetées de rousseur. Elle ne se regardait plus au miroir. À tour de rôle, elle et sa mère allaient à la messe le dimanche, et elles priaient très longtemps dans l’église. L’organiste, à plusieurs reprises, demanda à Tilka de venir à la tribune pour chanter, mais chaque fois elle trouva une excuse. Les chanteuses la traitaient de bigote. La jeune fille se taisait. Plusieurs fois, elle paya une messe pour l’âme de l’inspecteur. Elle ne répondait jamais à une parole blessante ; elle souffrait en elle-même comme une véritable pénitente.

Quelques jours avant la Toussaint, Jean reçut, après un long intervalle, une lettre de Nicolas. Il ne fit voir à Tilka que l’enveloppe, timbrée d’un cachet mystérieux : deux mains croisées, et, au milieu, une croix. Des enveloppes de ce genre, le frère de Tilka, qui, entre temps, était devenu Père gardien dans son monastère, en envoyait aussi. Le contenu de la lettre resta un secret pour Tilka. Elle ne pressait plus Jean de lui dire ce qui y était écrit ; pour elle, le monde commençait à mourir. Sa mère aussi devint toute maigre ; ses robes étaient trop larges. Les soucis et le travail trop dur l’avaient courbée. La seule chose qui la tenait encore debout était la pensée de son fils.

Le soir de la Toussaint, toutes les cloches sonnèrent. Un vent glacial sifflait sur les tombes, mêlé à la pluie. Les gens rentraient en hâte du cimetière. Aucun cierge ne brûlait, car la bourrasque éteignait aussitôt chacun de ceux qu’on allumait. Dans les maisons, on rôtissait les châtaignes, on buvait du cidre et on récitait le rosaire pour les défunts. Les sonneurs avaient fait la quête et reçu beaucoup de pains de maïs. Ils buvaient en puisant dans leurs petits tonneaux portatifs. Ils entendirent une voix lente qui venait du cimetière. On avait trouvé Grégoire sur une grande pierre tombale. Il était assis, tourné vers la tombe de Fortunat ; il arrachait une couronne et jetait les fleurs mouillées sur la tombe de l’inspecteur.

– Vas-y ! Fortunat ! Jette donc, frappe ! Tue l’inspecteur ! Tue le diable !

On s’empara de lui, l’on voulut le reconduire à sa maison. Mais il se défendait de toutes ses forces, appelait le curé et les gendarmes. Quand on passa près du presbytère, il fut impossible de le faire bouger. Il se jeta plusieurs fois contre la porte, tellement que la cuisinière Françoise arriva dans le vestibule tout effrayée. Derrière elle venait le curé en pantoufles, une bougie à la main. Il ouvrit brutalement la porte du vestibule et cria dans la nuit :

– Ce soir, au moins, ayez un peu de raison, ivrognes que vous êtes !

Grégoire sortit de l’obscurité et s’élança comme un fou dans le vestibule.

– Donne-moi l’absolution, fais-moi le signe de la croix, Dénis-moi !

Françoise courut à la cuisine où elle gardait l’eau bénite.

Le curé comprit la situation et prononça des paroles compatissantes pour le calmer. Mais Grégoire tomba à genoux, et, les mains levées, il implorait l’absolution.

– C’est moi qui ai tué l’inspecteur ! De grâce ! l’absolution, l’absolution !

On essaya de le faire sortir du presbytère, mais on n’y parvenait pas.

Ce fut seulement lorsque le curé lui eut fait le signe de la croix sur le front et l’eut aspergé d’eau bénite qu’il se laissa convaincre. Deux hommes le ramenèrent chez lui. Tout trempé, il s’enfonça dans son lit en gémissant.

Quand, dans les autres hameaux, on distilla l’eau-de-vie de marc, on se raconta différentes choses. La plupart assuraient que Grégoire était un possédé et qu’il avait des péchés très graves sur la conscience. Quelques-uns conseillèrent de lui poser des sangsues pour sucer tout son sang pécheur ; d’autres encore engagèrent les siens à l’enfermer dans l’asile des fous.

Puisque, vraiment, il n’y avait rien d’autre à faire, Jean, le voisin, et Tilka menèrent le père à la ville. La mère pleura longuement. Grégoire, cependant, regardait, hébété, devant lui et ne fit aucune résistance lorsqu’on le mit en voiture. Les deux chevaux tirèrent sur les brancards. Alors, seulement, le malade se dressa debout sur la voiture. Sa figure s’éclaira, il gesticula, criant :

– Hi-hôt ! Nous charrions encore ! Hurrah !

Sur la route, il s’apaisa. Content, il riait même et faisait, avec ses mains, le geste de tenir les rênes.

Ils le présentèrent au bureau. Tous les deux regardèrent, étonnés, le monsieur qui écrivait à la table.

– Nom ? Prénom ? Lieu de naissance ?

Il cessa d’écrire. Il se tourna vers les nouveaux venus et les observa.

– Mais, vous n’êtes pas cependant ces charretiers ?

– Nous l’étions ! assura Jean.

Il se leva et leur tendit la main.

– Je ne vous avais pas reconnus. Je suis Hubert, l’interprète qui fréquentait, avec l’inspecteur Hermann, l’auberge de Louis. Savez-vous ce qu’il est advenu de Louis et d’Élise ?

– Nous n’en savons absolument rien.

– Il s’est coupé les veines, il y a un mois, et il en est mort. Il avait jeté toute sa fortune dans son gosier, cet ivrogne vantard.

– Et Élise ? demanda Tilka.

– Je vais vous la montrer. Elle est chez nous depuis trois semaines. Elle est tellement folle qu’elle inspire vraiment pitié !

Il sonna, appela un gardien et lui ordonna d’amener Élise. En attendant, il avait conduit Grégoire au médecin qui, dans la chambre voisine, l’interrogeait.

La porte s’ouvrit. Le gardien tenait par la main une femme extrêmement maigre, vêtue d’une longue robe rayée. Elle était échevelée et jetait des yeux égarés autour d’elle. Elle fixa son regard sur Tilka. Elle criait, délirante :

– Je suis reine ! Mettez-vous à genoux devant moi ; Sur un tonneau, je règne dans la cave. J’ai étranglé un beau jeune homme, je l’ai pris par son cou pour le serrer. Mon mari est roi, il est inspecteur de la voie lactée ! Nous emmenons le soleil dans notre auto. Ah ! comme ça brûle ! Éteignez le feu !

Elle se tordait de douleur et hurlait tellement que Hubert la fit vite ramener à son pavillon.

Muets, les deux visiteurs avaient assisté à cette scène terrible. Tilka se tourna vers un coin de la chambre ; elle éclata en sanglots.

– Celle-là aussi est une des victimes de l’inspecteur Hermann, remarqua nonchalamment Hubert, qui reprit place à son bureau. Dieu merci, j’ai pu lui échapper à temps !

Le médecin avait terminé sa consultation. Il appela Tilka, et, avec sympathie, lui expliqua l’état du père.

– Il restera chez nous. Il est atteint cruellement. Il a besoin d’un repos complet, c’est pourquoi je vous conseille de ne lui faire aucune visite durant plusieurs mois. Laissez au bureau l’argent nécessaire et revenez dans trois semaines voir ce qu’il en est !

Il appela un gardien, désigna le pavillon et le lit et prit congé de Tilka.

Grégoire, immobile, se tenait dans un coin et regardait fixement de côté. Tilka s’approcha de lui, l’embrassa et se mit à pleurer.

– Adieu ! père !

Comme foudroyé, il se tenait tranquille et n’avait même pas détourné les yeux. Jean lui serra la main sans dire un mot. Le gardien l’emmena par un long corridor et ferma la grande porte en fer.

 

*

*     *

 

Au village, revint lentement la vieille vie d’autrefois. Beaucoup de jeunes gens et de jeunes filles partirent pour l’étranger afin d’y chercher du pain. Ceux qui restaient s’accrochèrent à la terre et s’approchèrent de l’église. De nouveau, à la tribune, on entendit les beaux cantiques, et, tous les dimanches, l’église était bondée.

Le printemps suivant avait emporté beaucoup de vieillards, et, parmi eux, le vieux curé. Le nouveau sut adroitement s’adapter aux circonstances ; sa parole aimable et encourageante pansa les blessures que les années précédentes avaient faites. Par les paraboles du semeur et de la semence, il sut réveiller l’amour de la terre ; puis il commenta l’Évangile de l’intendant infidèle, et plusieurs pensaient à l’inspecteur.

On publia les bans de Jean avant le Carême. À Noël, il avait demandé Tilka en mariage. Cette démarche lui était d’autant plus pénible qu’il portait les lettres de Nicolas, où celui-ci parlait plusieurs fois de Tilka. La jeune fille sourit tristement et répondit avec franchise à Jean qu’elle n’avait plus l’intention de se marier.

– Tu attends Nicolas ? taquina-t-il.

Elle rougit un peu et répondit avec une espièglerie feinte :

– Tu le sais bien, que je l’attends. Je l’ai si mal jugé à cause d’Élise ! Est-ce qu’il ne t’a rien dit dans ses lettres ?

Il avait tiré de sa poche une petite liasse de lettres et les offrit à Tilka :

– Maintenant que tu m’as refusé le mariage, je t’offre ces papiers pour que tu saches où écrire, si tu veux que vous vous mariiez.

Elle prit les lettres en le congédiant poliment et en disant avec beaucoup d’amabilité :

– Tu ne seras pas fâché pour autant, Jean ? Tu n’ignores pas que je t’aime beaucoup, car tu nous es d’un très grand secours, à la maman et à moi. Mais, quant à me marier, probablement je ne le ferai jamais : il y a trop de malédiction sur notre maison !

Personne, dans la paroisse, ne savait quelle serait la femme de Jean. Tous regardèrent, étonnés, vers la chaire, lorsque le curé lut, tout de suite après le nom de Jean, celui d’Erna, fille de Fortunat, défunt.

– Il a eu pitié d’elle, c’est pour cela qu’il l’a prise pour femme, disait-on.

Et on leur donnait raison à tous deux, bien qu’on fût généralement vexé de ne pas avoir percé plus tôt ce mystère. Au mois de mars, les merles entonnèrent leurs chansons et appelèrent les gens au travail de la terre. Les habitants prenaient leurs pioches et labouraient avec leurs charrues. C’était un magnifique printemps, comme depuis longtemps il n’y en avait pas eu. Les arbres fleurissaient et la campagne en était embaumée. Il n’y avait point de gelée blanche ; tout promettait une belle récolté. Une pluie douce avait arrosé la terre un peu avant Pâques, si bien qu’en différents endroits, on pouvait déjà faucher du trèfle pour les fêtes. Dans le terrain communal paissait le bétail au son des clarines, tandis que, dans les champs, les habitants travaillaient et regardaient, pleins d’espoir, pousser de jour en jour les pommes de terre, le maïs, et grossir les bourgeons des vignes.

Ainsi recommençaient les années du temps où la route n’avait pas encore bouleversé les existences.

Chez les Grégoire, la mère et Tilka s’épuisaient à la culture.

– Si, cette fois, nous avions ce garçon chez nous ! se plaignait la mère.

– Auquel pensez-vous ?

– Te voilà bien ! Mais au même que toi !

Elles arrachaient, en silence, le liseron qui montait déjà sous les plants de la vigne. Comme en songe, la mère parlait à voix basse avec elle-même :

– Dieu sait où il se trouve maintenant, le pauvre ! Il était si adroit et si bon ! Pourquoi tout a-t-il si mal tourné chez nous ?

Elle attacha son grand fichu sur sa tête en essuyant ses larmes. Tilka s’était détournée. Devant elles se levaient les souvenirs de ces beaux jours d’autrefois quand Nicolas allait encore dans ces champs.

Le soir, Tilka lut, auprès de la lampe, les lettres que Jean lui avait remises. Nicolas écrivait d’une façon si mystérieuse et si doucement merveilleuse ! Il avait trouvé la paix ; il était entouré de hautes murailles, mais souvent ses pensées allaient au-delà, au loin, là où, sous la montagne, reposent les maisons, et où, près d’elles, coule le ruisseau. Nulle part, cependant, il ne disait où il se trouvait ni ce qu’il faisait. Ce qui donnait le plus à penser, c’était le sceau des deux mains croisées, avec la croix au milieu. Elle sortit d’un tiroir les lettres que le fils envoyait à sa mère, le fils maintenant supérieur au couvent des Capucins le plus proche du pays. Elle compara les deux sceaux et fut frappée de leur similitude. Une idée bizarre lui serra le cœur. Et si, lui aussi, il avait renoncé au monde ?

Un jour, de grand matin, sa mère la trouva toute pâle ; elle sommeillait sur un tas de lettres, près d’une lampe à la lueur mourante. Ses mains étaient jointes pour la prière. La mère Maria la réveilla et lui conseilla de se mettre au lit. Tilka ramassa les lettres, les enferma dans un tiroir et se rendit à l’église. Le bel autel du mois de Marie rayonnant parmi les cierges sentait bon les fleurs..., et, sur les cerisiers rougissaient les cerises tout comme autrefois... Seulement, dans son âme, le beau mai de jadis s’était écroulé et, avec lui, s’étaient fanés tous ses magnifiques espoirs. La route avait tout anéanti...

Pendant la semaine, une lettre arriva de la ville. Le médecin écrivait qu’on pouvait venir reprendre Grégoire. Il leur faisait savoir que le malade était guéri, et que, désormais, rien ne s’opposait à ce qu’il quittât l’hôpital. Il conseillait de l’envoyer loin de la maison, en quelque endroit où il serait en paix et où les souvenirs ne le tracasseraient plus.

Mais où l’envoyer ? La mère écrivit à son fils, le R. P. Séraphin, son cher Marc, gardien du monastère des Capucins. C’était lui qui donnerait le meilleur avis.

Le dimanche soir, Grégoire rentra à la maison. Sa femme et sa fille avaient voulu qu’il n’arrivât pas de jour, pour ne pas prêter aux commentaires. En quittant la gare, ils passèrent derrière les maisons. Grégoire était doux et serein ; il marchait auprès de sa femme comme un enfant. Il parlait très gentiment et fut profondément ému lorsqu’il aperçut sa maison sur la colline. Il ressentit une amertume au cœur lorsqu’il monta la côte et posa des questions sur les champs, le bétail, la vigne et les amis. Il lui semblait sortir d’un cauchemar. On ne voyait pas qu’il fût malade ; seulement, la mère et la fille remarquèrent que le père était devenu un peu puéril. Autrefois, il marchait fièrement, droit comme un chêne. Ses paroles étaient toujours viriles, son pas ferme et sûr. Maintenant, il était tout rêveur. Il ne pouvait assez admirer le ruisseau qui coulait près du chemin ; il fixait ses yeux sur le ciel plein d’étoiles. Il s’arrêta un instant près des champs qui bordaient le chemin, mais il n’osait tourner les yeux vers les collines de sable où béaient les fosses profondes et noires. Lorsqu’il entra dans le vestibule, il joignit les mains et prononça une action de grâces devant le Crucifix qui était dans le coin, au-dessus de la table de famille.

Les soins vigilants dont on l’entourait raffermirent sa santé, bien qu’il ne fût plus capable d’un travail sérieux. Il alla au jardin et ratissa les planches. Il cueillait des fleurs pour les porter à la chapelle du village, où il priait à mi-voix pour tout le monde, mais surtout pour Fortunat. Les voisins étaient très aimables pour lui, mais, entre eux, ils clignaient de l’œil et pensaient que Grégoire n’avait pas retrouvé toute sa raison.

– Qui sait ce qu’il y avait entre lui et Fortunat, puisqu’il parle toujours de lui ? se demandaient-ils entre eux.

L’animosité contre la famille des Grégoire s’était apaisée ; les villageois prenaient même Grégoire en pitié et consolaient, compatissants, la mère et Tilka.

Le fils avait répondu immédiatement. Dans une longue lettre, il consolait sa mère et conseillait d’envoyer le père, le plus vite possible, à son monastère.

 

La paix et le changement de vie influeront efficacement sur la santé du père. S’il veut, il aidera le jardinier, ou bien il nettoiera un peu dans le couvent. Tous les Pères le recevront avec joie, mais moi surtout. Une bonne surprise l’attend aussi, mais je ne la révèle pas encore. Qu’il vienne, car je voudrais bien le voir le plus tôt possible !

 

Lorsqu’on lut la lettre au père, il se tut. Il quittait avec peine sa maison. Avant son départ, il visita les champs, les vignes, le bétail et les voisins. Seulement, il n’alla pas à la sablière.

À la veille des adieux, Tilka l’accompagna encore au cimetière, sur la tombe de Fortunat. Il éclata en pleurs auprès du monument et ordonna que, lorsqu’il serait mort, on le ramenât à la maison pour être enterré à côté de Fortunat.

Le lendemain, on l’accompagna à la gare. Tranquille et soumis, il monta dans le train, et, par la fenêtre, regarda disparaître le village, la colline derrière lui, la maison sur la colline, et puis la grande route large, aux abords du village...

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

 

Les semences mûrissent

 

 

 

Dans la cour du monastère, Nicolas préparait la calèche. Les hautes murailles grises buvaient le frais soleil du soir. Le lierre vert murmurait dans le vent et recouvrait la verdure fanée qui çà et là se cachait dans les fissures de la pierre. Vers le puits, au milieu du préau, étaient rassemblés les pigeons. Ils se posaient sur des bancs, sur d’anciennes roues de charrues, et attendaient là que le vieux Fr. Clément leur apportât des grains. Dans un coin sombre du cloître, pendait un grand Crucifix, au-dessus d’un large prie-Dieu en demi-cercle. De la cave sortait l’odeur du vin fermentant, qui se mêlait à l’aigre senteur de moisissure.

Le vieux bâtiment sur la colline dominait la vallée où bruissait entre les champs de maïs la rivière qui contournait le village et laissait à peine un peu de place pour la gare du chemin de fer. Derrière de petites fenêtres, se traînaient d’étroits corridors au simple plancher de bois grinçant. Aux murs, des portraits enfumés de vénérables religieux, avec de longues barbes blanches. De petites portes, chacune ayant son numéro, ouvraient sur les cellules où, devant des livres ou des établis de menuisier, se tenaient les moines. Sur la porte au numéro 1, était fixé un écriteau : P. Séraphin, gardien.

Le Père gardien, ayant fermé un grand livre, décrocha son manteau et appela par la fenêtre :

– Hé ! Nicolas ! As-tu déjà attelé ?

– Tout de suite !

– Viens d’abord un peu chez moi !

Nicolas s’essuya les mains avec son tablier bleu foncé, laissa le collier de cheval qu’il tenait et s’empressa de monter par les escaliers de bois.

Le Père gardien l’arrêta dans le corridor. Il caressa sa longue barbe et regarda par la fenêtre vers la vallée.

– Nous irons à la gare, dit-il à voix presque basse. Nous allons recevoir ici un hôte de marque. Toi, tu le connais très bien !

– Vraiment ? répondit le garçon de sa voix traînante.

– C’est mon père qui arrive par le train, se hâta d’expliquer le Père gardien.

La figure plutôt maigre de Nicolas s’élargit, ses yeux brillèrent, mais il ne put prononcer un seul mot.

– Je t’aurais dit cela plus tôt, continuait le supérieur, mais j’ai attendu exprès. Le père est malade, il a besoin de repos. Je l’ai invité ici. Tu feras attention à lui, même la nuit ; c’est pourquoi je lui ai destiné la chambre à côté de la tienne. Durant la journée, il aidera un peu le jardinier s’il en a envie, et, pour tout le reste, je me suis déjà arrangé avec nos supérieurs et avec notre famille monastique. Voilà, tu sais tout ! Et maintenant, attelle vite !

Nicolas se retourna.

– Ah ! quelque chose encore ! s’empressa le Père gardien. Tu n’as pas besoin de te présenter ni de lui parler. Nous verrons bien s’il se souvient de toi. Pas un mot de sa maison ni des siens. Allons ! en route, pour ne pas manquer l’arrivée du train !

Dans la vieille calèche, ils s’en allèrent par les vieilles rues tortueuses. Les gens saluaient le gardien, qui rendait le salut, gentiment et humblement, en levant la petite calotte qu’il portait toujours sur la tête. Les femmes cherchaient à deviner quel hôte ils allaient conduire au monastère. Des maisons sortait l’odeur de la polenta ; les hommes fendaient du bois sur les billots, tandis que les enfants couraient autour des vieilles murailles de la vieille petite ville. Derrière les montagnes, se couchait le soleil, qui faisait briller comme de l’or les petites fenêtres des maisons.

Pour descendre la rue abrupte, Nicolas serra les freins, et il retint, en tendant les guides de toutes ses forces, les deux chevaux fraîchement reposés. Dans la vallée, on entendit le train qui, de temps en temps, toussait comme un bon vieil asthmatique.

– Va vite, pour que nous arrivions avant lui ! dit le gardien.

Ils tournèrent à angle droit et firent halte devant la petite gare. Les freins grincèrent. Le train s’arrêta. De rares voyageurs en descendirent. Parmi eux, un homme âgé regardait, un peu étonné, autour de lui. Le gardien se dirigea vivement vers lui. Il lui serra la main affectueusement et lui prit le bras pour le mener à la calèche. Nicolas avait enfoncé son chapeau sur les yeux pour que Grégoire ne le reconnût point. Il ne pouvait croire que le temps eût changé l’ancien patron si fier en un vieillard déjà voûté. Gracieusement, il aidait Grégoire à monter dans la calèche ; il plaça sous le siège le grand sac cousu où étaient les habits du voyageur, puis il monta, prit les guides et mit la voiture en marche. Les chevaux s’élancèrent par le tournant et gagnèrent aisément la montée.

– Eh bien ! ça vous plaît-il, ici, père ? demanda le gardien.

– Tiens, tiens, tiens ! alors ! balbutiait enfantinement Grégoire. Tout est un peu princier ! Tout me semble comme autrefois, lorsque nous allions ainsi en pèlerinage dans la calèche ! De bons chevaux et un excellent cocher ! Je dirais bien qu’il vaut celui que nous avions... Enfin, tu te souviens bien de lui ?

Le gardien coupa court et demanda comment allaient la maman, la sœur, ceux du village et les différents amis.

Nicolas essayait bien d’attraper quelques mots, mais ne se mêlait pas à la conversation. Il s’arrêta dans la cour du monastère.

À ce moment, le Fr. Clément prit un marteau et donna plusieurs coups sur un plateau en fer déjà bien rouillé pour appeler les religieux au souper.

Grégoire regardait, étonné, les Capucins sortir de tous les coins des corridors obscurs, comme des abeilles de leur rucher. Le gardien l’emmena dans le grand réfectoire et l’installa à côté de lui. En longues rangées, les religieux se tenaient les mains dans leurs larges manches et attendaient, en silence, la prière. Au signal du supérieur, ils commencèrent leurs prières et s’inclinèrent profondément. À la fin, ils se prosternèrent tout à fait et baisèrent la terre. Puis, sans mot dire, ils s’assirent chacun à sa place. Un Capucin plus jeune lut à haute voix dans un gros livre. Grégoire se sentait intimidé. Il tourna son regard vers une grande lampe enfumée qui pendait du plafond en bois et jetait une faible lueur sur l’emplacement vide. Deux Frères apportèrent sur les tables une nourriture toute simple qui fumait dans les grandes terrines. Le gardien en prit et en mit sur l’assiette de Grégoire. Puis il frappa de son doigt sur la table, se leva et présenta Grégoire à la famille monastique :

– Je vous présente mon père. Il a choisi notre monastère pour y vivre ses derniers jours. Béni soit celui qui nous vient au nom du Seigneur !

Et tous les moines de répondre :

– Béni soit-il !

Après le souper, ayant achevé leurs prières, ils se rangèrent en procession, et, d’une voix profonde et lente, chantèrent les prières pour les défunts. Par des corridors ténébreux, ils arrivèrent à l’église. Grégoire sentit battre violemment son cœur. Il lui sembla qu’il marchait derrière le cercueil de Fortunat. L’immense tableau du saint P. François, les pieds et les mains ensanglantés, augmentait sa peur.

– C’est bien ici que Fortunat doit faire son purgatoire !

Cette idée l’obsédait et s’enfonçait dans sa tête. Après la prière, son fils le conduisit dans une petite cellule. Craintivement, le vieux regarda les murs et se recula en regardant les angles de la cellule.

– Voici votre chambre, père ! dit le Père gardien pour le rassurer. Mettez-vous au lit et reposez-vous comme il faut.

Il lui souhaita une bonne nuit et lui serra la main. Il remarqua pourtant que son père tremblait quelque peu.

– Oubliez simplement les années passées ! ajouta-t-il. Vous êtes maintenant dans un endroit nouveau, parmi des hommes nouveaux et dans une vie nouvelle. Chez nous, il n’y a point de fantômes !

– Est-ce bien vrai ? demanda Grégoire d’une voix mal assurée.

– Les prières et la bénédiction de Dieu les ont tous chassés. Mais si, par hasard, vous ne pouviez pas bien dormir, vous n’avez qu’à frapper à la porte voisine. C’est là que couche notre domestique, celui qui nous a conduits en calèche.

– Très bien ! ça va ! balbutia Grégoire, résigné.

Il s’agenouilla devant son fils pour lui demander sa bénédiction.

Le P. Séraphin prit congé de lui. Ses pas silencieux éveillèrent les échos des corridors et moururent en s’éloignant dans le monastère endormi.

Grégoire, s’étant jeté sur le lit de paille, fit cinq fois le signe de la croix et éteignit la bougie. Mais le sommeil ne vint pas. Il entendait le bruit de lourdes voitures ; il voyait distinctement Fortunat, et, derrière lui, l’inspecteur. Il pensa tout d’abord qu’il rêvait ; mais non ! Il s’était pris par la main pour bien se convaincre qu’il ne dormait pas. Les apparitions s’animaient. Il aurait pu jurer qu’il avait vu l’inspecteur donner un coup à Fortunat. Il avait entendu clairement les cris du petit Yerné et l’avait vu couché par terre. Il alluma sa bougie, mais les fantômes ne disparurent pas pour autant. Il essaya d’appeler, mais quelque chose le serrait à la gorge. Il frappa à la porte et regarda, tout effrayé, autour de lui.

Dans la chambre voisine, quelque chose bougea. La porte s’ouvrit et le domestique entra, la bougie à la main. La lueur éclaira sa figure.

– Que désirez-vous, père ? Vous sentez-vous mal ?

Grégoire, immobile, regardait la figure du jeune homme. Cette vue le fit sursauter et il recula vers le mur.

– Ma foi ! c’est bien lui ! gémit-il, apeuré.

– Qui ? demanda le domestique.

– Tu es Nicolas ! s’écria Grégoire. Vous êtes tous venus me chercher : Fortunat, le petit Yerné et toi... Laissez-moi, je ne suis pourtant pas encore mort !

Il se retourna sur sa paillasse et enfonça sa tête sous le drap. Nicolas restait là, perplexe, pétrifié. Il ne savait absolument pas que faire. Il couvrit le vieillard, le rassura en lui disant qu’il se trompait, que lui était simplement domestique au monastère ; il lui conseilla de s’endormir tranquillement et rentra ensuite dans sa chambre.

Cette nuit-là, il y en eut trois, au monastère, qui ne purent fermer les yeux : le vieux Grégoire, le domestique Nicolas et le Père gardien. Lorsque Fr. Clément sonna l’Angélus, ils se levèrent fatigués et encore somnolents. Le plus las des trois, et le plus inquiet, était bien Grégoire.

Dans le jardin du monastère, Nicolas taillait les vignes. Il tenait sous ses bras un grand fagot d’échalas et attachait, avec, les pousses toutes jeunes de la vigne. Le soleil se levait, toujours plus chaud, et appelait sur les coteaux les perce-neige pour tenir compagnie aux violettes cachées. Le domestique, armé de forts ciseaux, taillait les vignes qui laissaient échapper leurs larmes. « Je coupe, j’attache ! », chantaient les ciseaux. Nicolas avait des imaginations comme jamais encore de sa vie il n’en avait eu. Devant ses yeux se levait la vigne. Entre les plants marchait Tilka. « Coupe le passé, attache l’avenir », chantait-elle, et elle souriait au garçon. Puis, arrivait la maman dont la figure toute maigre était enveloppée d’un grand fichu. Elle apportait le goûter dans une corbeille. Elle marchait toute courbée dans la vigne. « Voilà notre jeune patron qui les taille, disait Tilka. Grégoire ne les taillera plus jamais ! » Il la voyait distinctement s’essuyer les yeux avec son tablier.

Il était tellement absorbé par ses idées qu’il ne remarqua pas Grégoire qui, la tête penchée, arrivait par les escaliers raides, déjà tout délabrés. Le vieillard s’assit au bord du coteau. Tout ratatiné, il observait le domestique à la dérobée. Il guettait son moindre geste. Soudain, il écarta ses mains et leva la tête.

– Mais, par ma foi ! c’est bien lui ! Pourquoi donc me le cachent-ils ?

Sortant de la tonnelle au-dessous des murs, se montra la maigre silhouette du Père gardien. Il tenait un gros livre. Il chassa de la main un bourdon qui l’importunait. Il regarda vers les plants et écouta chanter les ciseaux. Sur la terrasse, il ne voyait que le domestique.

– Nicolas !

Ce dernier s’éveilla brusquement de ses rêveries, pendant que le vieux Grégoire tendait l’oreille.

– Nicolas ! Hé ! est-ce que tu es sourd ? appela de nouveau le Père gardien.

– Tout de suite ! Que désirez-vous ?

À peine était-il arrivé devant le supérieur qu’une voix se fit entendre en haut sur la pente. Le vieux accourait en gesticulant :

– Nicolas ! Nicolas !

Tous les deux, inquiets, se retournèrent.

– Je le savais bien que c’était toi ! Pourquoi donc me l’avez-vous caché ? J’ai bien entendu !

– Père ! fit le gardien pour l’apaiser.

– Pas de père, va ! Tu es mon fils et tu es prêtre du bon Dieu. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?

Il entoura Nicolas de ses bras noueux et ne le lâcha pas, bien que le jeune homme s’en défendît.

– Pourquoi pioches-tu sur un sol étranger, pendant qu’à la maison t’attendent Tilka, et la vigne, et les champs ? Ici, il y a assez de travailleurs. Va donc à la maison, Nicolas ! Notre terre est délaissée et notre habitation est vide. Va donc à la maison, et prends-moi avec toi, moi, pour que nous envoyions nos chevaux sur la route, et que nous labourions nos champs sur les collines !

Il le prit par la main et l’entraîna avec lui en montant par les escaliers. Au milieu des marches usées il s’affaissa subitement et s’écria :

– Oyé-é ! ma jambe

Nicolas le releva et le porta dans sa cellule. On lui pansa la jambe et on le regardait en silence lorsqu’il gémissait dans son lit. Le soir, on veilla près de lui.

Cette nuit-là résolut une énigme.

Le Père gardien avait trouvé la clé du mystère : Grégoire et son domestique s’étaient retrouvés.

Le malade écoutait, bouche bée, et ne se plaignit pas une seule fois de souffrir.

Lorsque son fils lui eut promis qu’il enverrait le domestique à la maison, Grégoire s’apaisa.

– Ta main, donne-moi ta main pour m’assurer que c’est vrai.

Le gardien lui serra la main.

– Et toi aussi, promets-moi que, vraiment, tu y vas ! Donne-moi ta main !

Nicolas la lui donna. Le vieillard poussa un profond soupir ; sur sa pâle figure apparut une douce paix, et il chuchota :

– Grâce à Dieu ! Nous allons charrier de nouveau ! Seulement, c’est bien dommage que je ne puisse pas aller avec toi !

Puis il s’endormit tranquillement.

Le lendemain, le Père gardien écouta très longtemps les confessions. Le Carême invitait les gens à la pénitence. Dans le monastère, on jeûnait aussi ; le petit déjeuner et le souper avaient disparu. Le gardien, passant auprès du réfectoire, monta dans sa cellule. Il déposa son Bréviaire, s’assit à son bureau et se mit à écrire. Il faisait savoir à sa mère que le père s’était foulé le pied, mais qu’il se sentait déjà mieux, et que, dans quelques jours, il serait debout. Il racontait en détail comment Grégoire avait reconnu Nicolas. Il exigeait que Nicolas rentrât chez eux. Elle et Tiika devaient l’attendre pour le dimanche suivant. Il ajoutait que Nicolas avait vraiment beaucoup souffert, mais qu’il était resté honnête et fidèle à Dieu. Au printemps, il leur serait d’une très grande utilité, d’autant plus qu’il n’y avait pas grand espoir que le père pût quitter le monastère. Nicolas irait bien volontiers reprendre son ancienne place momentanément comme domestique, mais si Tilka l’acceptait, il pouvait facilement prendre, plus tard, la direction du ménage. Après Pâques, lui-même, le Père gardien viendrait pour quelque temps afin d’arranger définitivement toute l’affaire.

 

Recevez-le comme votre fils, finissait-il. J’espère qu’il apportera à votre famille la bénédiction de Dieu et une nouvelle vie !

 

Il cacheta l’enveloppe et y écrivit l’adresse de sa mère. Ensuite, il fit appeler Nicolas. Il l’invita à s’asseoir et lui dit tout le contenu de la lettre.

Le domestique se mit à genoux devant le Père gardien. Il éclata en sanglots et demanda sa bénédiction.

– Porte la bénédiction de Dieu à notre maison ! Si telle est sa sainte volonté, cette maison sera, dans peu de temps, la tienne ! Que pour toute ta vie ce jour-là reste un grand souvenir ! Après chaque Carême arrive Pâques ! Souviens-toi du Christ : par sa Passion, il est parvenu à la gloire ! Que lui-même te bénisse !

Le gardien embrassa Nicolas et le mena ensuite à Grégoire. Il lui montra la lettre et lui expliqua que Nicolas partirait le dimanche.

Le vieux Grégoire se releva dans son lit, joignit ses mains et supplia :

– Vas-y, Nicolas ! Vas-y pour moi, à ma place !

Le garçon prit la lettre et courut à la poste.

Le dimanche matin, le Père gardien l’accompagna à la gare. Par la fenêtre, le patron Grégoire regarda s’en aller celui qui partait à sa place.

 

*

*     *

 

Le printemps revint dans la vallée. Il balaya la poudre neigeuse des montagnes, dégela les ruisseaux, souffla sur les arbres et aspergea les prés d’une belle couleur verte. La bourrasque l’aida à anéantir les nuages sombres. Il les mit en lambeaux, et, de son souffle puissant, les chassa vers la mer. Les hommes quittèrent leurs manteaux et labourèrent les champs.

Jean, fils du voisin Pierre, avait déjà fini de préparer ses champs à lui, pendant que ceux des Grégoire étaient restés à l’abandon, tellement qu’on y voyait encore les restes du maïs coupé en automne. Mais qui serait allé y travailler, puisqu’il n’y avait plus d’homme à la maison ?

La lettre, arrivée du monastère, avait étonné la mère, mais plus encore Tilka. Elle ne put fermer l’œil de la nuit. Avant le dimanche, elle disposa tout dans la maison : elle prépara soigneusement la chambre près du grenier, repassa sa plus belle robe et attendit avec impatience le jour, où, après de longues années, elle reverrait Nicolas. Elle était grandement soucieuse de ce qu’il lui dirait. Elle avait beaucoup maigri, les dernières années ; dans le miroir, elle avait aperçu des rides sur son front ; ses mains étaient usées par le travail. Et, plus encore, elle était inquiète à cause des derniers évènements. Sûrement, Jean avait décrit les tristes chemins par lesquels elle était passée. Nicolas pourrait cracher devant elle, parce qu’il avait appris son péché et qu’il ignorait entièrement sa pénitence. Elle avait formé le ferme propos de se montrer indifférente, bien que son cœur dût être meurtri par la douleur.

La mère, pourtant, était rongée d’une autre inquiétude : qu’est-ce qu’il va dire, lorsqu’il verra dans l’étable une seule paire de génisses et seulement deux vaches ? Ah ! ce qu’il sera étonné, lorsqu’il verra les champs incultes et les vignes délaissées !

L’une et l’autre attendaient le dimanche avec leurs préoccupations personnelles. Elles s’étaient entendues pour qu’aucune n’allât l’attendre à la gare. Tilka, seule, irait derrière le village et l’attendrait sous les peupliers.

Après le chemin de la croix à l’église, la mère Maria était rentrée tout de suite à la maison. Elle l’avait ouverte, avait pris l’écuelle de maïs, et, dans la cour, elle avait donné à manger aux volailles.

– Pitka ! tiens ! nà, nà ! invitait-elle les poules.

Et elle compta ses poulets. Il lui en manquait un ! Depuis quelques jours, déjà, elle s’apercevait de son absence ; pourtant, elle appela de tous côtés, jusqu’à ce que, finalement, ce petit coq arrivât. Il était tout mouillé et très maigre et avait la queue un peu arrachée. Elle l’attrapa, le serra contre elle et le gronda tout en le caressant :

– Tu t’es sauvé de la maison, n’est-ce pas ? Alors, c’est le renard ou un piège qui t’a voulu prendre, hein ? Pauvre petit, va ! Tu as donc retrouvé ton chemin à la maison ? Tiens, maintenant, mange, pour te remplumer !

Le petit coq se laissa glisser des mains de la patronne et s’en alla en lançant un cocorico.

À ce moment, deux silhouettes se montrèrent, montant la côte.

– Ils viennent déjà ! s’exclama la mère.

Elle emporta l’écuelle dans le vestibule, essuya ses mains à son tablier et attacha son fichu sur sa tête.

Dans la cour, apparut Nicolas avec Tilka. Il déposa son coffre en bois sur le banc et essuya son front en sueur. Il s’était redressé, si bien qu’il semblait être d’une tête plus grand que Tilka.

– Dieu merci, nous voici enfin à la maison !

Ses yeux brillèrent lorsqu’il jeta son regard sur la vallée. Il lui semblait seulement qu’il se réveillait après de longs, très longs songes. Il aurait aimé, surtout, pousser un grand cri de joie, mais le moment ne lui semblait pas opportun. Tilka prit le coffre et invita le jeune homme à entrer dans la maison. Sur le seuil, il se rencontra avec la mère. La vieille lui tendit la main, puis l’embrassa tendrement.

– Pourvu que tu sois tout à fait revenu, Nicolas !

Il ressentit tant de plaisir au cœur qu’il oublia presque de lui rendre son salut. Tilka avait vite couvert la table. Ils s’assirent, puis, durant quelques instants, en silence, ils se regardèrent bien dans les yeux. Ensuite, longtemps encore, ils parlèrent du père et de la maison ; mais, des jours passés, ils ne dirent rien. C’était trop tôt pour rouvrir les blessures brûlantes que les années avaient à peine cicatrisées.

Avant la nuit, Nicolas se leva et s’empressa d’aller dans l’étable. Il était presque effrayé de ce grand vide devant les crèches. C’était tout autre chose, autrefois ! Il détela le bétail et le mena à l’abreuvoir. Derrière la maison, il rencontra Jean, le voisin. Ils se saluèrent amicalement, et, ensuite, ils allèrent ensemble chez les Grégoire. Ils parlèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit, d’autant plus qu’ils buvaient l’excellent vin de Vipava dont Tilka les avait honorés. Ils passèrent en revue absolument tout le monde, excepté l’inspecteur, que personne ne voulut nommer.

Très tard, Erna arriva avec un enfant dans les bras pour appeler Jean à la maison. Elle salua Nicolas joyeusement. Jean prit son enfant des mains de sa femme, souhaita le bonsoir à tous, et tous trois s’en retournèrent chez eux. Tilka et Nicolas les accompagnèrent jusqu’à la porte du jardin. Au coin de la maison, Jean s’arrêta. La nuit claire appelait les étoiles les unes après les autres. Dans les buissons, le merle chantait son cantique du soir.

– Nicolas ! dit solennellement Jean, tu seras mon voisin ! Toi aussi tu auras un enfant au berceau. Que notre amitié se transmette à nos deux familles. Avec nos forces unies, nous comblerons les fosses que la route a ouvertes ! Demain matin, nous labourerons sur vos champs. Et bonne nuit !

Ils se serrèrent la main, et les Pierre disparurent derrière la maison.

Tilka et Nicolas restaient tout seuls à l’entrée du jardin.

– Tu as entendu ce que Jean a dit ? demanda doucement Nicolas.

– Oui, j’ai entendu !

– Et que dis-tu, toi ?

Amen ! Ainsi soit-il !

Après de longues années, ils s’embrassèrent. Cette nuit-là, Nicolas dormit béatement dans la maison. Et, pendant ce temps-là, Tilka disait, avec sa mère, le chapelet, le mystère douloureux du rosaire pour le père qui n’était pas là.

Les voisins s’étonnèrent de voir les sillons des Grégoire s’ouvrir si vite. Tous les champs furent labourés avant les fêtes de Pâques.

– Eh bien celui-là a vraiment apporté la résurrection à la maison des Grégoire ! disaient les uns.

Et d’autres d’ajouter :

– Il était plus que temps !

Toutes brillantes, arrivaient les fêtes de Pâques. La Semaine Sainte fut si ensoleillée que les gens trouvaient à peine le temps d’aller, le soir, à l’église. Luc nettoya le « tombeau », mais il ne le monta pas ; c’était l’affaire des jeunes gens, car il était devenu déjà trop vieux sacristain. Les enfants faisaient cliqueter leurs crécelles. Les femmes cuisaient de grands gâteaux, les fameux « moines » ; la mère Maria en avait fait un tout spécialement pour « son fils Marc, le Capucin, P. Séraphin, qui viendrait lundi à la maison ». Elle avait mis dans la pâte feuilletée tout ce qu’elle avait de meilleur dans son répertoire culinaire.

Depuis de longues années, les cloches de Pâques n’avaient pas chanté aussi joyeusement que cette année-là, au soir du Samedi-Saint. Depuis bien longtemps non plus le sacristain Luc n’avait trouvé dans les maisons des figures de fête aussi rayonnantes lorsqu’il porta le feu bénit, dans une grande lanterne, d’une maison à l’autre. Mais il savait ajouter, en s’adressant au curé, que jamais il n’avait reçu tant d’œufs de Pâques.

– Les gens sont revenus à la terre ; c’est pour cela que la terre les entretient ! expliqua le curé.

Mais ce qui causa le plus de joie à tous, ce fut la procession, au soir du Samedi-Saint.

– Une beauté comme nous n’en avons jamais vu ! s’exclamait-on.

Même les gens des paroisses voisines qui, d’ordinaire, n’avaient pas envie de louer ceux de ce village-là, avouèrent avec un peu de jalousie, mais quand même sincèrement :

– Cette année-ci, ils se sont montrés vraiment à la hauteur !

Aussi bien, faut-il dire la vérité : la procession était magnifique ! Sur les montagnes des alentours brûlaient des feux de joie. Toutes les maisons avaient des cierges allumés à leurs fenêtres, même celles qui étaient très haut perchées sur les montagnes. Dans le clocher, il y avait même des feux de Bengale, et des lucarnes du clocher on jetait des fusées volantes. Un voisin des Grégoire, Georges, bourrait de poudre un gros canon, derrière le village, pendant qu’entre les maisons s’avançait la procession où ondulait le cantique de la fête triomphale, avec les belles voix des chanteurs. Au-dessus de toutes les autres planait la voix de ténor de Nicolas, tellement douce et mélodieuse que les gens écoutaient, émerveillés. Les sonneurs avaient carillonné si fort qu’ils en avaient mal aux mains. Des vieux essuyaient leurs larmes, parce qu’ils entendaient, après plusieurs années, des cantiques en langue maternelle qu’ils connaissaient depuis leurs jeunes années et qu’ils aimaient plus que tout. Ce soir-là, l’organiste lui-même était content.

Après la procession, Nicolas et Tilka rentrèrent vite chez eux. Leur maison, encore tout illuminée par les cierges que surveillait la mère Maria, brillait au pied de la grande montagne.

– Crois-moi, Tilka, c’est le bonheur qui rit à ces fenêtres !

– Pourvu qu’il ne se sauve pas par là dit-elle pour le taquiner.

Son cœur s’épanouissait comme dans les années d’enfance, lorsqu’elle sautait encore par la colline avec son frère Marc, qui élevait une branche bien haut au-dessus de sa tête et chantait : Alleluia ! Alleluia !

– Il viendra demain ! fit-elle.

– Il viendra sûrement, puisqu’il l’a écrit !

– Et nous ferons les accordailles !

Nicolas lui avait pris la main. Il s’arrêta.

– Et ensuite, nous serons liés l’un à l’autre !

– Oh ! attends encore un peu ! dit-elle, toujours mutine.

– Pour toujours ?

– Jusqu’à la mort !

Les feux brûlèrent et les cloches chantèrent longtemps dans la nuit. Mais là où il y avait le plus de feu et le plus de chants, c’était dans ces deux cœurs pleins d’espérance.

Le lundi de Pâques, les habitants se rendaient à Emmaüs. Selon une vieille coutume, ils allèrent sur les prairies d’un vert tendre, aux alentours du village, et ils s’assirent, par petits groupes, sur l’herbe. Là, on partagea les gâteaux bénits le Samedi-Saint, du jambon et d’autres dons du bon Dieu, surtout des œufs, et l’on vida des dames-jeannes. L’accordéon jouait comme autrefois.

Chez les Grégoire, on avait des hôtes. Avec le curé arrivait, en montant, le fils de la maison, Marc, le Père gardien. Les villageois, au bord du chemin, saluaient aimablement les deux ecclésiastiques.

– Ils vont « s’entremettre » ! disait-on.

Et on essayait de deviner quand aurait lieu le mariage, ce que deviendrait le vieux et comment tout cela finirait.

Dans la maison, tout le monde causa joyeusement. Tilka s’était procuré une nouvelle robe et elle servait les hôtes. La plus questionneuse était la mère Maria. Le Père gardien devait lui expliquer minutieusement la vie actuelle de son mari.

– Depuis que Nicolas est parti, racontait-il, le père est très agité. Il veut toujours aller au puits ; il y passe des heures entières à regarder dans la profondeur. Il appelle à voix basse, en se penchant : « Fortunat ! Fortunat ! Fais-toi entendre, ne te cache pas ! Sors donc, nous sommes seuls ! » On dirait qu’il entend des voix venant du fond. Il s’énerve et bat des mains : « Allons ! frappe, maintenant ! Comme ça ! Encore une fois ! » Il se penche davantage et commande : « Maintenant, sors vite ! Les gendarmes sont sur la route ! Sauvons-nous ! » Ensuite, il se hâte de rentrer dans sa cellule et de s’y enfermer. Je suis bien anxieux de ce qu’il deviendra. J’ai donné ordre de fermer le puits et j’ai bien recommandé au Frère de veiller soigneusement notre bon père !

Maria, tout effrayée, l’écouta jusqu’au bout, puis elle baissa la tête et se mit à pleurer. Mais le curé savait si bien consoler qu’il lui rendit du courage.

– Pourquoi vous chagriner ? philosophait-il. Le père guérira, et bientôt vous aurez votre gendre à la maison : c’est une main dont la vigueur se fera sentir partout !

Le Père gardien s’en tint à ces mots du curé. Il sut très bien exposer l’affaire et tout le monde comprit que Tilka et Nicolas devaient se marier le plus tôt possible ; c’était là le désir de tous, et, après tout, c’était aussi la volonté du bon Dieu ! Tilka fit comme toute jeune fille qu’on demande en mariage. Elle voulait témoigner d’une certaine gène, s’effaçait modestement et laissait en apparence la décision aux autres, mais, dans son cœur, quelque chose disait sans cesse : « Oui, je le veux ! »

Nicolas, questionné, répondit franchement :

– Je la prends bien volontiers, si du moins vous m’en trouvez digne, puisque je ne suis ici que comme domestique !

Au nom du père Grégoire, le fils décida brièvement :

– Vous allez vous marier. Dès dimanche, nous publierons les bans, et, pour la Saint-Georges, vous irez devant l’autel. La propriété sera, jusqu’à sa mort, au nom de la mère, et, ensuite, inscrite au nom du premier de vos enfants ou au nom de Tilka, si Dieu ne vous donne pas d’enfants.

Aucun des deux jeunes ne se souciait de ces décisions au sujet de la propriété. Tous, gaiement, se serrèrent les mains, et le curé porta la santé des fiancés.

Dehors, cependant, les chanteurs s’étaient réunis : le curé les avait mis au courant dans l’après-midi. Ils entonnèrent un chant joyeux ; puis on les fit entrer dans le vestibule où on les servit comme des amis. Toute la maison était en liesse ; seule, la mère Maria se laissait aller à la pensée de Grégoire, et, plusieurs fois, elle essuya des larmes.

Les deux ecclésiastiques prirent congé avant l’Angélus du soir.

– Tu es contente, Tilka ? demanda, sur le seuil, M. le curé.

– Oh ! oui ! Seulement, j’ai encore une supplique à présenter !

– Eh bien ! parle !

– Je désirerais beaucoup que nous soyons mariés dans l’église du pèlerinage, au milieu des champs !

Le curé ne s’y opposa pas, et tout le monde fut aussitôt d’accord.

La mère et le fils s’entendirent encore dans la cuisine sur tout ce qu’il y aurait lieu de faire. Pendant ce temps, les chanteurs continuaient leurs chants, et plusieurs se permirent même de pousser des acclamations.

– Dis-leur d’être moins exubérants..., à cause du père ! Salue-le de tout mon cœur ; prends soin de ce pauvre homme, et annonce-lui qu’après le mariage nous viendrons tous lui faire une visite !

Le curé-reçut au presbytère le Père gardien, qui y passa la nuit.

Jean avait expliqué aux chanteurs ses projets pour le jour du mariage.

– Nous irons sur des charrettes, comme autrefois !

Ils se levèrent de table avant la nuit, et, à la descente dans la vallée, ils chantaient encore, mais personne ne poussa des cris, pour ménager les sentiments de la mère Maria.

Les dernières semaines, tout alla comme sur des roulettes. Sous la remise, travaillait le menuisier ; dans la chambre, cousait la couturière dans la maison, les maçons blanchissaient les murs, et Erna aidait dans la cuisine.

Après les premiers bans, les villageois commentèrent l’évènement en long et en large, et les femmes critiquèrent jusqu’aux plus petits détails ! Après les seconds bans, on s’apitoya sur Grégoire. Et lorsqu’on entendit les troisièmes bans, tout le monde était d’accord au sujet de ce mariage.

Le souvenir des charretiers revivait. Tous ceux qui existaient encore préparaient les charrettes pour emmener, selon la plus ancienne coutume, les convives et les chanteurs à l’église.

La Saint-Georges arriva sur un très beau cheval : on pouvait dire que les bourgeons avaient éclos en une nuit.

Nicolas travaillait du matin au soir dans la vigne, comme s’il n’avait pas à s’occuper de ce qui se préparait dans la maison.

– Je ne veux pas être un embarras pour les autres ! s’excusait-il.

Mais Tilka remarqua bientôt qu’il avait quelque chose. Elle était sortie de la maison et lui avait apporté le goûter. Elle posa sa main sur son épaule et lui demanda carrément :

– Qu’est-ce qui ne va pas, Nicolas ?

Il la regarda, feignit l’étonnement, et plaisanta :

– Tu sais bien que nous sommes à la veille du pas décisif !

La jeune fille ne le laissa pas éluder la question. Elle reprit, comme si elle devinait un secret, en poussant un soupir :

– Je sais ce qui te ronge !

Nicolas se taisait.

– C’est l’inspecteur qui ne veut pas sortir de ta mémoire, n’est-ce pas ? dit-elle.

– Je t’en prie, ne réveille pas de vieilles histoires l supplia le garçon.

Il semblait que Tilka eût rencontré juste.

– Eh bien ! puisque tu as voulu rappeler l’inspecteur, soit !

Il la regarda bien en face.

– Est-ce que ta conscience ne te reproche rien ? Tilka baissa la tête et se déroba au regard.

– Pour qu’il n’y ait point de secrets entre nous deux, je te le dis comme en confession : il m’a trompée, mais il n’a jamais réussi à me flétrir.

– Assez ! coupa-t-il, net. Jean m’a tout raconté. Je ne te demanderai jamais plus rien là-dessus !

Elle lui jeta un regard plein de reconnaissance, ôta vite la vaisselle et se leva.

– Tu pars déjà ?

– Il y a du travail en quantité, à la maison.

– N’as-tu pas, peut-être, toi aussi, des questions à m’adresser ?

Elle s’était retournée vers la montée, avec son panier sous le bras. Le soleil faisait briller des larmes dans ses yeux.

– Demande seulement, Tilka ?

Elle respira profondément et se retourna vers lui :

– D’abord, qui, ce soir-là, a frappé l’inspecteur ?

– Pas moi ! nia-t-il énergiquement.

– Alors, pourquoi as-tu été enfermé ?

– Je suis resté en détention préventive durant trois mois. On n’avait pas de preuves, alors, on m’a relâché.

– Et pourquoi n’es-tu pas revenu à la maison ?

– J’avais honte. J’ai écrit à ton frère, qui me connaissait bien et qui m’a toujours compris. Il m’a accepté comme domestique au monastère. Durant plusieurs années, j’ai été là pour gagner un salaire, prier et travailler. Oh ! elle n’était pas grosse, ma paye, mais j’ai tout mis de côté.

– Pourquoi me racontes-tu ça ?

– Parce que tu m’as interrogé, et puis... pour que personne ne puisse jamais me reprocher d’être venu ici les mains vides.

Elle était touchée au vif.

– Ce que l’inspecteur a prétendu à propos d’Élise est un mensonge ! Tu me crois, Tilka ?

– Oui, Jean m’avait tout raconté, et j’ai lu aussi ta lettre.

– Maintenant, nous nous sommes confessés l’un à l’autre, et, demain, le curé nous confessera. Tu me donnes l’absolution ?

– Et toi à moi ?

Ils s’embrassèrent, et leur cœur fut soulagé comme si tous deux étaient délivrés d’un poids très lourd. Elle se hâta de remonter par le sentier. D’en haut, elle le salua de la main et il lui rendit son salut. Il donna un coup de pioche et se mit à siffler, pendant que Tilka se mettait à chanter entre les buissons verts et que les oiseaux chantaient avec elle.

Le souffle du printemps avait dispersé les derniers nuages dans le ciel, et le soleil chauffait les coteaux.

 

*

*     *

 

Le jour du mariage fut clair et beau. Lac confrérie du fouet » avait, après de longues années, orné les charrettes avec la première verdure. Ils montèrent sur les voitures et jetèrent des dragées aux enfants qui se bousculaient en tas par terre et ramassaient ces bonbons sucrés dans la poussière.

Nicolas était assis près du Père gardien.

Sur la seconde voiture se trouvait la fiancée, toute délicate et toute joyeuse au milieu de ses compagnes.

Les dernières voitures portaient les convives et les chanteurs, qui s’égayaient fort dans le matin rosé. Jean conduisait les jeunes filles et plaisantait avec elles, si bien qu’Erna, sa femme, le regardait parfois de travers.

Tout le monde chantait et riait. Mais le Père gardien et Nicolas étaient engagés dans une conversation confidentielle.

– Comment va le père ?

Le gardien caressa sa longue barbe.

– Il ne tiendra guère longtemps ! Quand je lui ai fait mes adieux, il a pleuré comme un enfant. Il voulait partir avec moi. Il désirait aller sur la tombe de Fortunat. Je l’ai persuadé, par ruse, de rester, en lui promettant que nous viendrions le prendre avec des voitures. Il s’est mis à agiter sa main et à faire comme s’il tirait sur.des guides. Les derniers jours, il s’est sauvé plusieurs fois vers le puits. Nous l’en avons détaché à grand-peine et l’avons forcé de rentrer à la cellule. Il avait arraché la grille de l’ouverture et voulait, à tout prix, arriver avec ses mains jusqu’au fond. J’ai ordonné de veiller encore plus attentivement sur lui. Je suis tourmenté, car il ne veut plus manger : il dit que Louis a tout empoisonné. Surtout, ne raconte rien de tout cela à la mère.

Nicolas écoutait, rêveur.

– Qu’est-ce que tu as, renfrogné ? criaient ceux de la voiture. Tu t’es déjà confessé ; alors, pourquoi déranges-tu le Père ?

Il eut un sourire contraint pour faire preuve de sa bonne volonté.

Dans l’église, le sacristain Luc avait orné de feuillage les vitraux et les autels. Les chanteurs chantèrent à qui mieux mieux. Le Père gardien parla lentement, substantiellement, solidement, unissant un souhait cordial à une leçon paternelle.

Pendant la messe, il communia les deux époux et un grand nombre de convives.

Pour terminer, on appela Nicolas à la tribune. Devant la Sainte Vierge qui brillait parmi les cierges de l’autel, il chanta son plus beau cantique, que Tilka elle-même avait choisi. C’était le même qu’il avait chanté autrefois, le beau, l’inoubliable jour de l’Assomption...

Tout le monde se recommanda encore à la protection divine, et puis on remonta sur les voitures. À l’arrivée dans le village, le curé se joignit à eux ; puis, à la maison, il charma tout le monde par ses propos, tantôt très plaisants, tantôt très sérieux.

Les heures passèrent vite.

La mère Maria était assise près de Nicolas. Tour à tour, un contentement silencieux et un souci cuisant se laissaient voir sur sa figure. Elle aurait voulu accompagner le jeune couple qui se préparait pour aller faire une visite au père Grégoire, mais on le lui déconseilla, parce qu’elle s’était trop fatiguée avec les préparatifs.

Tilka changea de robe et mit, dans le paquet pour le père, ce qu’elle avait de meilleur.

Dans l’après-midi, les nouveaux mariés se levèrent de table. Les chanteurs entonnèrent un chœur, et le vieux Georges alluma encore un mortier. Les deux mariés partirent en voiture avec le Père gardien vers la gare. Les convives restèrent jusqu’au soir et s’entretinrent joyeusement jusqu’à l’Angélus ; ils rentrèrent chez eux, très satisfaits de leur journée.

Dans la maison, Erna déblayait les tables. La mère Maria s’assit, toute lasse, sur une chaise, après avoir pris le gros chapelet de la maison ; elle pria pour le bonheur des deux jeunes mariés et pour la santé du père Grégoire...

 

*

*     *

 

Le Père gardien fut très étonné de ne pas trouver la voiture à la gare, comme il l’avait ordonné. Il regarda autour de lui, mécontent, si bien que Nicolas se permit de le consoler :

– Peut-être sont-ils un peu en retard !

– Au couvent, il n’y a pas de retard ! repartit presque rudement le supérieur. Ce qu’on ordonne doit être fait comme on l’ordonne !

Tilka attendait sur le perron de la gare, avec son grand paquet pour le père.

– Aide-la à porter cela ! commanda le Père gardien. Nous allons à pied.

Ce petit incident altéra quelque peu les joyeuses dispositions des jeunes gens.

– Nouveau domestique, nouveau désordre ! grommelait le Capucin. Et encore, le jour du mariage ! Que Dieu nous prenne en pitié ! Tu étais quand même un autre garçon !

Cette louange fit plaisir à Nicolas ; néanmoins, il excusa le nouveau domestique :

– Peut-être est-il arrivé quelque chose ?

Tous les trois pensaient au père Grégoire, mais aucun d’eux n’en dit rien.

Les murs du monastère étaient déjà enveloppés par la venue du soir. Le Fr. Clément sonna l’Angélus et les trois coups de la sonnerie pour les âmes du purgatoire. Le Père gardien fut surpris de trouver l’entrée du monastère largement ouverte. Il conduisit Tilka au parloir et alluma la lampe. La faible clarté éclairait le Crucifix sur le mur. Le supérieur laissa les deux nouveaux mariés au parloir, puis s’en alla, mécontent, par les corridors. Dans la cour, les pigeons voletaient, effarouchés.

Le Fr. Clément sortit de la sacristie, un cierge en main.

– Où est le Père vicaire ? demanda rudement le gardien. Le vieux Frère fut décontenancé et les mots s’étranglèrent dans sa gorge.

– Il est là-bas, dans la chambre, balbutia-t-il, auprès du mort !

Le Père gardien, pressant le pas, continua sa route.

De la cellule de Grégoire sortaient de lentes prières. Son cœur cessa de battre lorsqu’il entra dans la chambre. Sur le lit gisait son père Grégoire, affreusement pâle, les cheveux tout mouillés. Les religieux étaient à genoux autour de lui ; le Père vicaire tenait un cierge dans la main du mort. Les religieux, en silence, firent un passage au Père gardien. Le fils s’approcha du chevet et s’agenouilla.

Maintenant, tout lui était devenu clair. Il ferma les yeux du mort et se plongea dans une muette et fervente prière. Les religieux quittèrent la cellule en priant ; seul, le Père vicaire était resté. D’une voix grave et compatissante, il expliqua au supérieur :

– Il y a une demi-heure, il est tombé dans le puits. Juste un peu avant, on avait attelé les chevaux à la voiture. Le Fr. Clément aidait le domestique. Et, pendant ce temps-là, votre père est sorti de sa cellule sans être vu ; il a couru vers le puits en criant : « Fortunat ! », et il a sauté dans le creux. Tout s’est passé très vite, au moment même où le Frère portait à boire aux chevaux. Enfermer le défunt dans sa cellule, nous ne l’avions pas osé ; tout le jour, il avait pleuré et nous avait suppliés à genoux de le laisser sortir pour aller jouir du soleil... Nous l’avons tiré du puits non sans peine. Nous avons fait tout le possible pour le ramener à la vie. Quand j’ai vu qu’il se mourait, je lui ai administré l’Extrême-Onction. Il murmurait : « Marc ! Tilka ! Nicolas !... » Sa dernière parole a été : « À la maison ! »

Le gardien s’était relevé. Calme, résigné, il répéta :

– À la maison ! Oui, nous l’emmènerons à la maison !

Il porta la douloureuse nouvelle au parloir. Tilka poussa un cri et se laissa tomber à genoux. Le paquet qu’elle avait apporté pour le père roula sur le sol. Son mari la releva et la pressa contre lui.

Pendant ce temps, les religieux avaient changé les habits de Grégoire et l’avaient déposé dans un cercueil. Le visage usé du vieillard était empreint d’une paix sereine qu’il n’avait pas trouvée sur cette terre, même pas dans le monastère.

Il fut entendu que le Père gardien partirait aussitôt par le dernier train du soir pour aller annoncer à la maison la triste nouvelle, préparer la mère et prendre les dispositions nécessaires pour l’enterrement.

Nicolas, cependant, décida d’emmener tout seul, cette même nuit, le cercueil contenant les restes du père. On lui conseillait de prendre plutôt le train avec Tilka.

– Non, laissez-moi, pour que je sois, au soir de mon mariage, tout seul avec le père. Il était charretier, et moi, j’étais son compagnon. Je le mènerai dans la voiture, comme autrefois sur les longues routes, et nous parlerons entre nous, à voix basse, des jours passés, quand nous faisions encore des charrois.

– Je vais avec toi ! pleura Tilka. Je suis à toi pour l’éternité, jusqu’à la mort ! Je ne te laisse pas seul !

Une demi-heure plus tard, le Père gardien partit, après avoir fait tout le nécessaire pour les messes et le transport.

Un peu avant minuit, les religieux bénirent Grégoire puis l’enfermèrent dans son cercueil et le portèrent sur la voiture. Par les longs corridors sombres, ils marchaient solennellement en procession. Ils avaient les capuces sur la tête et récitaient à haute voix les prières des morts. Ils avaient couvert le cercueil d’un grand drap noir. Avec émotion, ils prirent congé de l’homme qui avait cherché la paix et ne l’avait pas trouvée avant la mort.

Nicolas remercia, puis mit les chevaux en route. À côté de lui se tenait, assise, Tilka, tenant une lanterne à la main. La voiture suivit les rues à grand bruit, avant de se détourner vers la vallée. Les étoiles scintillaient au firmament. Ils s’éloignaient du vieux monastère aux murs gris dressé sur la colline. Nicolas et Tilka, priant et gardant un profond silence, emmenaient le corps du père à la maison, par cette route où il était allé si souvent avec sa voiture et où il avait rencontré le malheur.

Telle fut leur nuit de noces.

 

*

*     *

 

Tristement, les cloches se mirent à sonner dans le village. La nouvelle de cette mort avait bouleversé tout le monde. La maison qui, la veille encore, était pleine de joie, s’était emplie d’une tristesse muette.

Pour les funérailles, il y eut tant de monde qu’on arrivait à peine à se former en convoi par la montée. Les cochers avaient préparé les voitures ; sur l’une, entièrement drapée de noir, on déposa le dernier charretier pour l’emmener à sa suprême demeure. On avait creusé sa fosse tout à côté de celle de Fortunat.

Ce fut le fils qui marcha en tête, comme célébrant ; les chanteurs chantèrent pour lui encore une fois, et ce furent les anciens charretiers qui l’enterrèrent.

La mère Maria ne pouvait pas aller au cimetière. La mort de Grégoire l’avait terrassée. On la trouva dans sa maison, après la cérémonie, courbée sur le catafalque vide. Son fils, lui seul, réussit à la persuader de se mettre au lit. Il la consola de son mieux, puis rentra au monastère d’où il n’est jamais revenu.

Nicolas régna désormais sur la propriété du père Grégoire.

Tous les dimanches, l’après-midi, ils allaient faire une visite sur la tombe du père. Les tailleurs de pierre avaient sculpté un grand monument et avaient écrit dessus :

 

Ici repose le charretier Grégoire.

Que le bon Dieu le reçoive dans le ciel !

 

*

*     *

 

Les années glissaient comme des roues sur une route bien lisse. Au printemps, on s’occupait de la semence ; l’été chauffait les épis, et, durant l’hiver, la bourrasque hurlait sur les champs déserts. De nouveaux champs furent créés, même sur les pentes. Chaque petit morceau de terrain était cultivé ; les vignes s’élargissaient sur les coteaux les plus ensoleillés, et de nouveaux arbres furent plantés, qui fleurissaient et fructifiaient dans les vergers.

Les grandes fosses de sable furent comblées ; la route, seule, resta, et, sous elle, demeurèrent enfouis les souvenirs d’antan.

De nouvelles générations se succédèrent et grandirent dans les six maisons au pied de la montagne. On évitait les routes qui conduisaient au loin et l’on marchait plutôt sur les vieux chemins qui, tous, menaient à la maison. De leurs mains, de tout leur corps, ils entretenaient la terre ils l’arrosaient de leurs sueurs. Aussi leur était-elle reconnaissante.

Chez les Grégoire, la petite Maritsa bondissait dans les champs, en même temps que la mère Maria, toute courbée, tramait ses vieilles jambes. La nouvelle vie lui donnait des forces nouvelles ; seulement, elle ne pouvait jamais oublier son Grégoire.

Avec les deux enfants, elle allait quelquefois au cimetière. Chacun portait son bouquet : la mère pour son mari, Maritsa pour Fortunat, et le petit Grégoire pour le petit Yerné.

Et lorsque, en automne, on enterra la mère Maria, on porta aussi des fleurs sur sa tombe.

C’est ainsi que le temps effaça les souvenirs.

Cependant, ils vivaient, ces souvenirs, dans le cœur de deux personnes : Nicolas et Tilka, qui ressentaient vivement combien dure et rude était la route et combien douce était la terre.

Sur les gens qui vivent dans cette vallée, le Père gardien écrivit avant sa mort, dans la chronique du monastère :

 

Ici vit une population brûlée par le soleil et éprouvée par la bourrasque. Tant qu’elle se tiendra attachée au sol, elle vivra, bien que modestement et péniblement. Mais chacun de ceux qui quitteront le sol et se mettront en route pour aller par le monde dépérira à l’étranger, et il mourra, parce que, nulle part ailleurs, il ne trouvera ce soleil et cette bourrasque qui donnent aux hommes tant de vitalité.

 

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Cette histoire est conservée pour toujours dans le vieux monastère gris, sur la colline qui regarde la vallée. Elle montre comment, dans la suite des ans, le soleil et la bourrasque bataillent au-dessus de ces hommes qui aiment la terre et qui haïssent la route, ainsi que la vie le leur a enseigné.

 

 

Philippe TERCELJ-GRIVSKI, Les charretiers.

 

Traduit du slovène par Ferdinand Kolednik.

 

 

 

 

 

 

 



1 Dans certaines campagnes, jamais on ne dit à une jeune fille « mademoiselle » ; on l’appelle par son nom, simplement.

 

 

 

 

 

 

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