Du clerc qui voulut oublier sa promesse

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jérôme et Jean THARAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

POUR mener meilleure vie et mieux honorer la Mère de Dieu, qu’elle avait en grande dévotion, une dame de haut lignage s’était retirée loin de la ville, en un lieu solitaire, et il n’y avait besacier, pèlerin ou pauvre voyageur, qui ne fût sûr de trouver chez elle aumône et secours pour son âme. Or, un jour qu’elle avait reçu et réconforté de son mieux un malheureux clerc morfondu :

– Est-il indiscret, lui dit-elle, de vous demander où vous allez ? Votre bâton, vos coquilles et votre gourde annoncent assez un pèlerin.

– Et pèlerin suis-je en vérité, lui répondit le clerc.

– Pèlerin de quel saint ? de quel tombeau ?

– Du plus fameux qui soit au monde, celui de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

– Miséricorde ! fit la nonne, qui n’avait encore jamais vu de pèlerin pour Jérusalem, que de chemin il vous reste à faire !

– Certes oui, le chemin est long, mais la grâce le sera plus encore ! Qui a vu le Saint-Tombeau peut mourir : son âme va droit au Paradis.

– Beau sire, reprit la pieuse ermite, puis-je vous demander quelque chose ?

– Que ne ferais-je pour vous, Madame, qui m’avez si bien accueilli !

– Lorsque vous serez dans la cité où la Sainte Mère de Dieu vit son fils cloué sur la croix, souvenez-vous d’une pauvre pécheresse, et si vous repassez par ici, rapportez-moi, je vous prie, une image, bénite au Saint-Tombeau, de Celle qu’on appelle à bon droit la mère de toutes les douleurs. J’aurais une bien grande joie à la mettre dans mon oratoire, et sa vue réconforterait mon corps si las et ma pauvre âme, qui l’est encore davantage.

– Par ma coquille et mon bâton, s’écria le pèlerin, la mort seule pourra m’empêcher de répondre à votre prière et de vous rapporter ce que vous me demandez d’un tel cœur.

– Merci, merci, fit la nonnain. Et de mon côté, je vous promets de dire, soir et matin, un Ave pour qu’à l’aller comme au retour rien de fâcheux ne vous arrive.

Là -dessus, le clerc lui dit adieu et reprit son chemin.

Après des mois, il atteignit sans encombre le but de son voyage. D’abord il crut, bien qu’il fût jeune, qu’il n’aurait pas assez de tous les jours qui lui restaient à vivre pour faire le tour de toutes les merveilles qu’on peut voir à Jérusalem. Mais au bout de quelques semaines, lorsqu’il eut fait ses dévotions dans tous les lieux marqués par les souffrances de Notre-Seigneur Jésus-Christ, baisé toutes les reliques et visité tous les couvents, il se trouva fort désœuvré : l’ennui le prit, et le regret du pays. Heureux d’être venu, plus heureux encore de partir, il se remit en route, ayant tout à fait oublié la nonnain et son ermitage, et la promesse qu’il avait faite de lui rapporter une image.

Or, étant arrivé à l’endroit où le pèlerin qui revient chez lui se retourne une dernière fois pour regarder la Cité sainte, il entendit une voix qui disait :

– Clerc oublieux, clerc oublieux ! qu’as-tu donc fait de la promesse que tu fis à la nonne sur tes coquilles et ton bâton ?

À ces paroles tombées du ciel, le clerc ébahi sent la terre lui manquer sous les pieds. Il chancelle, se jette à genoux, se frappe la poitrine à grands coups, se relève, et à toutes jambes court à Jérusalem, où, cette fois, sans regarder à droite ni à gauche, il gagne tout d’un trait la rue où l’on vend les images.

Il y en avait de toutes sortes, les unes sur vélin ou sur bois, les autres façonnées dans le marbre ou la pierre; les unes aussi hautes que personnes vivantes, les autres petites et menues jusqu’à tenir dans le creux de la main, toutes également travaillées par des artisans de grand savoir, et qui, toutes, semblaient lui faire signe de les enlever au marchand. Mais il ne se laisse arrêter ni par les Saints ni par les Saintes : il n’a d’yeux que pour les images de la Reine des Cieux, et voudrait les emporter toutes.

Entre plusieurs il hésita longtemps et finit par se décider pour une qui n’était ni trop petite, ni trop grande.

– Votre choix est bon, dit l’imagier, nulle n’est meilleure pour emporter au loin.

Sans long marché, sans long devis il la paie et l’emporte. Puis, sitôt qu’il l’eut fait bénir devant le Saint-Tombeau, il reprit le cours de son voyage.

L’aller avait été facile, le retour le fut moins.

Tout le long de la route, maintes aventures lui arrivèrent. Les raconter serait trop long. Qu’il vous suffise de savoir qu’il y aurait laissé la vie, si, en chaque péril, il n’avait eu recours à l’image qu’il tenait sous son manteau. Par malheur, tant de dangers surmontés l’attachèrent à cette imagette au point qu’il se prit à penser que mieux vaudrait la donner à son couvent, où la vertu de ses miracles attirerait pèlerins et aumônes, que la laisser aux mains d’une femme inconnue, si dévote qu’elle fût à Notre-Dame.

Aussi, lorsqu’il fut arrivé à une croisée de chemins, non loin du lieu qu’habitait la nonnain, il voulut éviter celui qui passait devant sa porte. Mais à peine était-il entré sur un autre sentier, qu’une bête des plus incommodes, ours ou sanglier, je ne sais (peut-être même un monstre envoyé par le Ciel), se mit à lui donner la chasse, et le ramena, hors de souffle, au carrefour dont il était parti. Là, il n’eut que le temps de sortir son image, et la bête s’enfuit aussitôt.

Alors, se rendant compte qu’il n’avait pas raison de vouloir retenir pour lui ce qui ne lui appartenait pas, il s’engagea résolument sur le chemin de l’ermitage.

En le voyant, la nonne ne le reconnut pas. Ce qui n’avait rien pour surprendre, car depuis qu’il était passé, tant de pèlerins, de clercs et de laïcs étaient venus lui demander asile ! Elle ne l’en reçut pas moins bien, et tout en devisant se mit à lui parler d’un clerc qui s’était arrêté chez elle en allant à Jérusalem, et pour lequel, chaque jour, elle disait, matin et soir, un Ave, afin qu’il revînt sain et sauf et lui rapportât une image de la Très Sainte Mère de Dieu.

Pendant quelle lui disait cela, le clerc ne la quittait pas des yeux, se demandant avec inquiétude si elle ne l’avait pas reconnu, bien que sur son visage rien ne lui permît de le penser.

S’il avait été sage et de bonne intention, il aurait écouté la voix de son bon Ange qui lui murmurait à l’oreille : « Ne sois pas faux et déloyal, et remets, sans plus tarder, cette image à celle qui n’a cessé, tout le long de ta route, de prier pour toi Notre-Dame ! » Hélas ! il ne veut rien entendre, car il ne pense qu’à son couvent et à la gloire que lui vaudra d’y avoir porté de si loin une image qui fait des miracles !

La nuit pourtant le fit changer d’avis. Il décida qu’au petit jour il rendrait l’image à la nonne. Mais, le matin venu, le diable lui suggéra l’idée que c’était Dieu lui-même qui avait voulu que son hôtesse oubliât son visage, et il prit le parti de la quitter sans se faire reconnaître.

Avant de se mettre en chemin, il se rendit à l’oratoire pour y faire sa prière.

Agenouillé devant l’autel, il venait de réciter un Pater et commençait de dire un Ave, quand tout à coup il s’arrêta, ne trouvant plus la suite des paroles. Vingt fois il recommence : « Ave, Maria, gratia plena... », mais il ne peut aller plus loin. Il veut faire des signes de croix, qu’il ne peut pas finir non plus. Troublé plus qu’on ne saurait dire, et se croyant la proie de quelque maléfice, il se lève, il cherche la porte pour s’échapper de l’oratoire. En vain ! Autour de lui tout s’est enténébré, et dans l’obscurité profonde ses yeux ne distinguent plus rien. Tâtant le mur avec ses mains, il fait le tour de la chapelle, sans retrouver la porte : le mur est lisse comme un tombeau. Une sueur d’angoisse perle à ses tempes, sa tête s’égare, il pousse un cri. Et tout à coup la porte s’ouvre, et la nonne paraît sur le seuil.

– Beau sire, qu’avez-vous ? lui dit-elle...

Avec effort, piteusement, de dessous son manteau, le pauvre parjure repentant retire son imagette, et la remettant entre les mains qui viennent de le délivrer, il confesse en toute franchise quel était son mauvais dessein, et comment Notre-Dame vient de marquer sa volonté de demeurer dans l’ermitage.

Tous les trésors de Rome n’auraient pas fait plus de plaisir à cette bonne ermite !

– Ah ! je savais bien, lui dit-elle, qu’un pèlerin du Saint-Tombeau ne pouvait manquer à sa promesse ! Que la Mère de Dieu vous accorde toutes les grâces qu’elle réserve à ceux qui la servent le mieux.

– Dieu vous entende ! dit le clerc.

Mais il lui tardait de connaître si Notre-Dame aurait pour lui tant de miséricorde.

– Rentrons, dit-il, dans l’oratoire, et disons ensemble un Ave.

Ils retournèrent à la chapelle. Et cette fois, sans défaillance, le clerc retrouva tous ses mots pour saluer la Vierge Marie.

 

 

 

Jérôme et Jean THARAUD, Les contes de la Vierge,

Plon, 1940.

 

 

 

 

 

 

 

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