Le tisserand

 

 

La cave est froide et sombre. Un escalier glissant,

Envahi par l’ortie et la mousse, y descend.

L’eau filtrée à travers les pierres de la voûte

Sur le sol détrempé se répand goutte à goutte.

L’enduit des murs s’écaille et s’en va par morceau ;

La fenêtre mal close est veuve d’un carreau.

Dans le cadre béant de la vitre éborgnée,

Depuis le jour naissant, une grise araignée

Va, vient, croise ses fils, tourne sans se lasser,

Et déjà l’on peut voir les brins s’entrelacer,

El, dans l’air s’arrondir une frêle rosace,

Chef-d’œuvre délicat de souplesse et de grâce.

Parfois dans son travail l’insecte s’interrompt,

Son regard inquiet plonge au caveau profond.

 

Là, dans un angle obscur, un compagnon de peine,

Un maigre tisserand, pauvre araignée humaine,

Façonne aussi sa toile et lutte sans merci.

Le lourd métier, par l’âge et la fraîcheur noirci,

Tressaille et se débat sous la main qui le presse ;

Sans cesse l’on entend sa clameur, et sans cesse

La navette de bois que lance l’autre main

Entre les fils tendus fait le même chemin.

Du métier qui gémit le tisserand est l’âme

Et l’esclave à la fois : tout courbé sur la trame,

Les pieds en mouvement, le corps en deux plié,

À sa tâche, toujours la même, il est lié

Comme à la glèbe un serf. Les fuyantes années

Pour lui n’ont pas un cours de saisons alternées ;

Dans son caveau rempli d’ombre et d’humidité,

Il n’est point de printemps, d’automne, ni d’été ;

Il ne sait même plus quand fleurissent les roses,

Car, dans l’air comprimé sous ces voûtes moroses,

Jamais bouton de fleur ne s’est épanoui.

Les semaines n’ont pas de dimanche pour lui ;

Quand il sort, c’est le soir, pour rendre à la fabrique

Sa toile et recevoir un salaire modique ;

Puis il rentre, ployé sous son faix de coton.

Le dur métier l’attend, les lames de laiton

Se partagent les fils dont la « chaîne » est formée. !

À l’œuvre maintenant ! La famille affamée,

Si la navette hésite ou s’arrête en chemin,

La famille n’aura rien à manger demain.

Ô maigre tisserand, ô chétive araignée,

Vous avez même peine et même destinée,

Et dans le même cercle aride votre sort,

Pénible et résigné, tourne jusqu’à la mort.

De l’aube au crépuscule il faut tisser sans cesse ;

Il faut tisser pour vivre, et si la faim vous presse,

Si le besoin roidit vos bras endoloris,

Le travail chôme... Adieu le réseau de fils gris,

Et la trame légère et souple comme un voile !

Sans toile plus de pain, et sans pain plus de toile...

Votre vie a le même horizon désolant,

Ô chétive araignée, ô maigre tisserand !

 

À l’approche du soir, l’homme un instant s’arrête.

Il a les reins rompus, sa main tremble, et sa tête

Est lourde. Son regard anxieux et troublé

Contemple le châssis où l’insecte a filé.

Le soleil qui s’éteint dans la brume rougie

Empourpre les carreaux de la vitre ternie...

Au long des grands bois verts et baignés de clarté,

Qu’il serait bon d’errer ce soir en liberté !...

Par l’étroit soupirail, le vent du sud apporte

Des sons lointains de cloche et l’odeur saine et forte

De la terre attiédie et des foins mûrissants...

Qu’il ferait bon dehors ! Heureux les lis des champs !

Leurs fleurs « emmi les prés ne filent ni ne tissent »,

Et toujours leurs soyeux vêtements resplendissent,

Et toujours sans compter Dieu leur donne au réveil

Ses perles de rosée et ses flots de soleil.

Heureux les lis des champs !...

                                                L’homme se décourage

Et n’ose même plus regarder son ouvrage.

L’insecte, sur ses fils immobile, inquiet,

Comme une sentinelle épie et fait le guet.

– Jouant dans un rayon, bourdonnante, étourdie,

Dans la toile flexible et savamment ourdie

Une mouche soudain s’enlace et se débat.

Alerte, l’araignée accourt, et le combat

S’engage. La captive est brave et bien armée ;

L’araignée est ardente, implacable, affamée.

Sur l’aile frémissante et le corselet bleu

Elle lance des fils gluants, et peu à peu

Elle roule la mouche en un linceul de mailles,

Et l’emporte broyée entre ses deux tenailles.

 

La nuit vient, dérobant victime et meurtrier.

 

Le tisserand pensif retourne à son métier.

Quoi ! partout la douleur à sa proie acharnée,

Et la vie à la mort à jamais enchaînée !

Partout lutte et travail !... L’insecte à peine né

À cette loi terrible obéit, résigné ;

Et les grands lis tout fiers de leurs blanches corolles,

Les lis immaculés, s’ils trouvaient des paroles,

Qui sait ce qu’ils diraient de leurs efforts sans fin

Pour germer, pour jaillir du bulbe souterrain,

Et pousser droit leur tige et fleurir à l’air libre ?...

 

Il relève la tête, il sent dans chaque fibre

De ses muscles lassés la vigueur retenir.

Courage ! le pain manque et le jour va finir ;

Courage !... Et vous, leviers, sous le pied qui vous guide

Montez et descendez. Toi, navette rapide,

Fais ton devoir. – Les fils se croisent mille fois,

L’étoffe s’épaissit sur le rouleau de bois,

Et longtemps dans la nuit calme on entend encore

Du métier haletant le bruit sec et sonore.

 

 

 

André THEURIET,

Le chemin des bois, 1867.

 

 

 

 

 

 

 

 

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