La montagne des runes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ludwig TIECK

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UN jeune chasseur était assis, pensif, au cœur des montagnes, auprès d’une aire d’oiseleur ; le murmure des ruisseaux et de la forêt animait la solitude. Il songeait à sa destinée ; il était si jeune encore, et il avait quitté père et mère, les lieux familiers de sa naissance et les êtres amis de son village, pour se mettre en quête de pays nouveaux, pour échapper au cercle des habitudes quotidiennes ; et lorsqu’il leva les yeux, il éprouva une espèce d’étonnement à se retrouver dans cette vallée, occupé comme il l’était. De grands nuages passaient au ciel et se perdaient derrière les montagnes, des oiseaux chantaient dans les buissons et l’écho leur répondait. Il descendit lentement la pente et s’assit au bord d’un ruisseau dont l’écume rejaillissait sur les cailloux. Il écouta la changeante mélodie des eaux, et il lui sembla que les ondes lui tenaient, en un langage inintelligible, mille propos de la plus haute importance ; il se sentit profondément chagriné de ne pouvoir entendre leur discours. Puis, regardant de nouveau le paysage d’alentour, il se sentit gai et heureux ; et, reprenant courage, il se mit à chanter d’une voix claire un refrain de chasseur :

 

            Alerte, rayonnant de joie,

            Le jeune chasseur est parti.

            Longtemps il guettera sa proie

            Dans l’ombre vivante des bois,

            Il cherchera jusqu’à la nuit.

 

            Dans la solitude sauvage,

            Ses grands chiens fidèles aboient,

            Les cors résonnent sous l’ombrage,

            Enflant les cœurs de gai courage.

            Ô chasse ! saison de la joie !

 

            Les bois lui sont un lieu natal,

            Tous les arbres lui font accueil.

            Gronde l’âpre souffle automnal,

            Il chante en traversant le val :

            Il a tué cerf et chevreuil.

 

            Laisse au paysan son labeur.

            Au marin laisse l’océan.

            Nul ne voit la douce lueur

            De l’Aurore aux regards charmeurs,

            L’herbe sous la rosée ployant :

 

            Seul le chasseur connaît les bois,

            Diane lui sourit tendrement.

            Un jour l’image paraîtra,

            La très belle qu’il aimera.

            Ô chasseur, quel bonheur charmant !

 

Cependant, le soleil était descendu à l’horizon et les ombres s’allongeaient dans le val étroit. La fraîcheur du crépuscule s’épandit sur le sol ; seules les cimes des arbres et les sommets arrondis des monts étaient dorés encore par les reflets du soir. Christian se sentit devenir plus mélancolique encore ; il n’avait nulle envie de retourner à sa cabane d’oiseleur, et pourtant il ne désirait pas rester où il était. Il eut l’impression d’une grande solitude et la nostalgie de revoir des êtres humains. Il regrettait maintenant les vieux livres qu’il avait vus jadis chez son père et que, malgré les instances de celui-ci, il n’avait jamais voulu lire ; il se remémora les scènes de son enfance, ses jeux avec les garçons du village, ses petits amis, l’école qui l’avait tant ennuyé ; et il se sentit le désir de retourner à tout cela qu’il avait quitté de son plein gré pour aller chercher le bonheur dans un pays inconnu, dans les montagnes, parmi des étrangers et dans des occupations nouvelles.

La nuit tombait, le chant du ruisseau s’était fait plus sonore, les oiseaux nocturnes volaient en cercle, commençant leurs courses errantes, et cependant il était toujours assis à la même place, mécontent et abîmé dans sa rêverie. Il avait envie de pleurer et restait irrésolu, ne sachant que faire. Sans penser à ce qu’il faisait, il tira de terre une racine dont la tête était à fleur du sol, et voici que soudain il entendit, à son grand effroi, un sourd gémissement qui se prolongea dans la terre en sons plaintifs et s’éteignit tristement dans le lointain. L’accent de cette plainte l’atteignit au fond du cœur et le saisit comme s’il eût touché, sans s’en douter, la plaie dont allait mourir dans la douleur le corps défaillant de la Nature. Il se leva d’un bond, résolu à fuir, car il avait entendu parler jadis de cette étrange racine de mandragore qui lorsqu’on l’arrache, élève de si déchirantes lamentations qu’à entendre ce geignement les hommes perdent la raison. Comme il voulait s’en aller, il aperçut derrière lui un inconnu qui le regardait en souriant et qui lui demanda où il allait ainsi. Christian, qui venait de se souhaiter de la compagnie, ne s’effraya pas moins de cette aimable présence.

« Où donc êtes-vous si pressé de vous rendre ? » demanda encore une fois l’inconnu.

Le jeune chasseur chercha à rassembler ses esprits et se mit à raconter : la solitude, soudain, lui avait paru si terrible qu’il avait voulu se sauver, la soirée était si sombre, et si tristes les ombres vertes de la forêt, la voix du ruisseau n’était que plaintes, et les nuages au ciel éveillaient en lui la nostalgie des pays qui sont au-delà des montagnes.

« Vous êtes trop jeune encore, dit l’inconnu, pour supporter l’austère solitude ; je vous accompagnerai, car vous ne trouverez ni maison ni village à une lieue à la ronde : chemin faisant, nous nous entretiendrons et vos sombres pensées se dissiperont. Dans une heure, la lune paraîtra derrière les monts, espérons que sa lumière jettera quelque clarté dans votre âme aussi. »

Ils se mirent en route et bientôt le jeune homme eut l’impression qu’il connaissait son compagnon de vieille date.

« Comment êtes-vous venu dans ces montagnes ? demanda l’étranger. Si j’en juge par votre langage, vous n’êtes pas du pays.

– C’est un point, répliqua le jeune homme, sur lequel il y aurait fort à dire, et pourtant cela ne vaut pas un récit. Ce fut, en quelque sorte, une force extérieure à moi qui m’arracha au cercle de ma famille et de mes amis ; mon esprit avait perdu la maîtrise de soi-même. Tel un oiseau captif en un filet fait de vains efforts pour s’en échapper, mon âme était prisonnière d’images et de vœux étranges.

« Nous habitions loin d’ici, dans une plaine où, aux quatre vents, on n’aperçoit pas une seule montagne, à peine une colline ; de rares arbres paraient l’étendue verte, mais des prairies, de riches champs de blé et des jardins alternaient à perte de vue ; un grand fleuve passait entre les champs et les prés, brillant comme un puissant esprit.

« Mon père, jardinier au château, se proposait de me donner le même métier ; il aimait plus que toute chose les plantes et les fleurs, leur donnant inlassablement ses soins du matin au soir. Il allait même jusqu’à affirmer qu’il pouvait en quelque sorte s’entretenir avec elles, qu’il trouvait des enseignements dans leur croissance et leur développement, dans les formes et les couleurs variées de leurs feuilles.

« Pour moi, le travail du jardinage me déplaisait d’autant plus que mon père cherchait sans cesse à me convaincre, ou même à me contraindre par des menaces. Je voulais être pêcheur, et j’en fis l’essai, mais la vie sur l’eau ne me convint pas non plus ; on me mit en apprentissage chez un négociant à la ville, mais de là encore je revins bientôt à la maison paternelle.

« Un beau jour, j’entendis mon père parler de montagnes qu’il avait parcourues dans sa jeunesse, des mines creusées dans le sol et des mineurs, des chasseurs et de leur métier ; soudain l’instinct le plus assuré s’éveilla en moi, le sentiment que j’avais trouvé la vie qui m’était destinée. Nuit et jour j’y songeai, me peignant les hauts sommets, les gorges et les forêts de sapins ; mon imagination créa des rocs énormes, j’entendis en pensée les bruits de la chasse, les cors, les aboiements des chiens et les cris du gibier. Tous mes rêves n’étaient plus que chasses, je n’avais plus ni paix ni repos. La plaine, le château, l’étroit jardin de mon père avec ses parterres de fleurs bien ordonnés, notre demeure exiguë, le vaste ciel qui s’étirait si tristement vers les horizons sans embrasser une seule montagne, une seule colline, tout cela me parut chaque jour plus sombre et plus odieux. Il me semblait que tous les hommes qui m’entouraient vivaient dans la plus lamentable ignorance, que tous penseraient et sentiraient comme moi pour peu qu’un jour ce sentiment de leur misère se levât en leur âme.

« Je vécus ainsi jusqu’à ce que, un beau matin, je prenne la résolution de quitter à jamais la maison paternelle. J’avais trouvé dans un livre des renseignements sur le massif de montagnes le plus proche et le plan de certaines contrées ; je me dirigeai d’après ces indications. C’était au premier printemps, je me sentais infiniment joyeux et léger. Je me hâtais pour quitter la plaine le plus tôt possible, et un soir j’aperçus au loin les sombres contours des monts. À l’auberge, je pus à peine dormir, tant j’étais impatient de pénétrer dans le pays que je considérais comme ma patrie ; je m’éveillai au petit jour et me mis en route aussitôt.

« L’après-midi, j’étais déjà dans mes chères montagnes ; je marchais comme un homme ivre, puis restais un moment immobile, regardais en arrière et m’enchantais à la vue de toutes ces choses inconnues et pourtant familières ; bientôt, la plaine disparut à mes yeux ; les torrents m’accueillirent de leur chanson ; j’entendis bruire sur les pentes escarpées le feuillage agité des chênes et des hêtres ; mon chemin côtoya de vertigineux abîmes, des montagnes bleues dressaient à l’horizon leurs masses vénérables. Un monde nouveau s’ouvrait à moi, je ne sentais pas la fatigue.

« J’arrivai ainsi au bout de quelques jours, après avoir traversé une grande partie des montagnes, chez un vieux forestier qui, sur mes prières instantes, consentit à me prendre chez lui pour m’initier à l’art de la chasse. Il y a trois mois maintenant que je suis à son service. Je pris possession de la contrée où j’habite comme d’un royaume ; j’explorai toutes les gorges, tous les défilés, je me sentais immensément heureux dans mon travail, lorsque nous partions au petit matin dans la montagne, que nous abattions des arbres dans la forêt, ou bien lorsque j’exerçais mon coup d’œil et mon arme, ou que je dressais mes fidèles compagnons, les chiens.

« Voici maintenant huit jours que je suis posté dans cette aire d’oiseleur, là-haut, au point le plus retiré des monts ; et ce soir, je me sentis gagné d’une tristesse plus profonde qu’à aucun moment de ma vie : j’avais l’impression d’être tellement perdu, tellement malheureux, et maintenant encore, je ne parviens pas à me remettre de cette sombre humeur. »

L’inconnu avait écouté attentivement ce récit, tandis qu’ils suivaient ensemble un chemin sombre dans la forêt.

Ils débouchèrent à l’orée du bois, accueillis par l’amicale lumière de la lune dont on voyait le croissant au-dessus des hautes cimes : la montagne crevassée était devant eux, avec ses formes indéfinissables, ses masses multiples auxquelles la pâle lueur donnait une énigmatique unité et, à l’arrière-plan, un sommet escarpé sur lequel des ruines millénaires et rongées par les intempéries prenaient un aspect terrifiant sous la lumière blanchâtre de la lune.

« Nos chemins se séparent ici, dit l’inconnu ; je descends dans cette gorge, ma demeure est là-bas, près de ce vieux puits de mine ; les minerais sont mes voisins, les torrents me racontent la nuit des choses merveilleuses, mais tu ne peux m’y suivre. Regarde cependant, là-haut, le Runenberg avec ses murailles à pic : comme ces vieilles pierres sont belles et semblent nous appeler ! N’y es-tu jamais monté ?

– Jamais, répondit le jeune Christian. J’ai entendu un jour mon vieux forestier m’en faire d’étranges récits, que j’ai été assez sot pour oublier ; mais je me rappelle que, ce soir-là, je ressentis un frisson de peur. Je voudrais bien gravir une fois ces pentes, car de là-haut les étoiles sont plus belles, l’herbe doit y être très verte, le monde alentour bien étrange ; et il se peut qu’on y trouve encore quelque merveille des âges anciens.

– À coup sûr, reprit l’inconnu, celui qui sait chercher, dont le cœur est bien sincèrement attiré, celui-là trouve là-haut des amis ancestraux et des splendeurs, et tous les objets de ses plus ardents désirs. »

En prononçant ces paroles, l’étranger se mit à descendre hâtivement dans la gorge, sans dire adieu à son compagnon ; il disparut bientôt dans d’épaisses broussailles et au bout de quelques instants le bruit même de ses pas s’éteignit.

Le jeune chasseur n’en fut point surpris ; mais il doubla le pas dans la direction du Runenberg. Tout l’y invitait, les étoiles semblaient y darder leurs rayons, la lune dirigeait vers les ruines une large voie de lumière, des nuages éclairés montaient vers le sommet ; et du fond des abîmes, les torrents et les forêts bruissantes l’engageaient à tenter l’escalade et lui donnaient du courage. Ses pas semblaient ailés, son cœur battait, il sentait en lui-même une allégresse si vive qu’elle se changeait en angoisse.

Il parvint dans une contrée telle qu’il n’en avait jamais vu d’autre, les rochers étaient plus escarpés, la verdure plus rare, les parois de roc l’interpellaient d’une voix irritée et un vent plaintif et désolé le chassait en avant.

Il courut ainsi, sans répit, et, longtemps après minuit, il atteignit un sentier qui longeait l’extrême bord d’un abîme. Il ne prit pas garde à la profondeur béante qui menaçait de l’engloutir, tant l’aiguillonnaient des images désordonnées et d’incompréhensibles désirs.

Le chemin périlleux passait maintenant au pied d’une haute muraille qui semblait se perdre dans les nuages ; à chaque pas, le sentier se faisait plus étroit, et le jeune homme devait s’accrocher aux saillies du roc pour ne pas tomber dans l’abîme.

Enfin, il fut impossible d’aller plus avant : le chemin se perdait sous une fenêtre ; il dut s’arrêter, ne sachant s’il devait revenir sur ses pas ou rester là. Soudain, il aperçut une lumière qui semblait se mouvoir derrière la vieille muraille. Il la suivit des yeux et découvrit que ses regards pouvaient plonger dans une antique et vaste salle merveilleusement ornée de pierres et de cristaux divers qui étincelaient de feux innombrables ; ceux-ci changeaient sans cesse et s’entrecroisaient mystérieusement, reflétant la lumière mouvante que tenait à la main une grande figure de femme : pensive, elle allait et venait dans la salle. Elle ne semblait point être d’entre les mortels, tant ses membres étaient puissants, et austère son visage ; et en même temps, le jeune homme en extase savait qu’il n’avait jamais vu ni rêvé pareille beauté.

Il se mit à trembler, et pourtant il désira secrètement qu’elle s’approchât de la fenêtre et l’aperçût. Elle finit par s’arrêter, posa sa chandelle sur une table de cristal, leva les yeux au plafond et chanta d’une voix prenante :

 

            Où s’attardent les Vieux,

            Où sont-ils à cette heure ?

            Les cristaux sont en pleurs

            Des diamantins piliers,

            Que de larmes ruissellent !

            Des sons plaintifs s’y mêlent.

            Dans les ondes limpides,

            Transparentes et belles

            Se forme le reflet

            Qui attire les âmes

            Et dont le cœur s’enflamme.

            Venez, vous tous, Esprits,

            Dans la salle dorée,

            Levez du sombre abîme

            Vos têtes qui scintillent !

            Sur les cœurs et sur les esprits

            Altérés de désirs languides,

            Vous dont les larmes sont splendides,

            Assurez votre seigneurie !

 

Lorsqu’elle eut achevé, elle commença à se dévêtir, serrant ses voiles dans un précieux bahut. Elle ôta d’abord de sa tête une étoffe dorée, et une longue chevelure noire déroula la richesse de ses boucles plus bas que ses hanches, puis elle défit son corsage et, à contempler cette surnaturelle beauté, le jeune homme oublia et le monde et sa propre existence. À peine osait-il respirer, tandis qu’un à un elle quittait tous ses vêtements ; nue enfin, elle se mit à marcher de-ci de-là dans la salle ; sa lourde et mouvante chevelure formait autour d’elle une sombre mer ondoyante d’où surgissaient par instants, comme une éclatante statue de marbre, les formes de son corps aux lignes très pures.

Au bout de quelques instants, elle s’approcha d’un autre bahut doré et en tira une plaque toute scintillante de joyaux incrustés, rubis, diamants et autres pierres qu’elle examina longuement d’un regard scrutateur. Les couleurs et les lignes distinctes semblaient tracer sur la plaque une figure mystérieuse, inintelligible ; parfois, lorsque les reflets frappaient ses yeux, le jeune homme était douloureusement ébloui, puis des lueurs chatoyantes, bleues et vertes, le caressaient plus doucement : il se tenait là, dévorant tous les objets du regard, et en même temps abîmé profondément en lui-même.

Dans son sein s’était ouvert un abîme de formes et d’harmonies, de nostalgies et de voluptés ; des essaims de sons ailés, de mélodies mélancoliques et joyeuses passaient en son âme qui était remuée jusqu’aux profondeurs : il voyait se lever en lui un monde de douleur et d’espoir, de puissants rochers magiques de confiance et d’audacieuse assurance, de grands fleuves dont les eaux semblaient s’écouler mélancoliquement.

D’effroi, il perdit conscience de lui-même, lorsque la Belle ouvrit la fenêtre, lui tendit la plaque magique et prononça ces simples mots :

« Prends ceci en souvenir de moi ! »

Il saisit la plaque et sentit la figure qui aussitôt, invisible, passa en son âme, tandis que la lumière, l’imposante beauté de l’étrange salle s’effaçaient à ses yeux. Ce fut comme une sombre nuit chargée de nuages qui descendit en lui ; il cherchait à rejoindre ses émotions de tout à l’heure, cette extase et cet incompréhensible amour, tout en contemplant la précieuse plaque où la lune basse jetait un pâle reflet bleuâtre.

Il serrait encore la plaque de toute la force de ses mains lorsque l’aube blanchit ; épuisé, saisi de vertige et à demi sommeillant, il descendit la pente escarpée...

Le soleil frappa le visage du dormeur, qui s’éveilla et se retrouva sur une agréable colline. Il regarda autour de lui et aperçut loin en arrière, à peine encore reconnaissables à l’horizon le plus reculé, les ruines du Runenberg : il chercha la plaque et ne put la retrouver. Surpris et égaré, il tenta de rassembler ses esprits et de remonter le cours de ses souvenirs, mais sa mémoire semblait envahie d’un dense brouillard où des figures sans forme passaient en désordre, fugitives et indistinctes.

Toute sa vie passée était derrière lui, comme rejetée en un lointain abîme ; les choses les plus étranges et les plus ordinaires étaient si bien entremêlées qu’il était incapable de les distinguer les unes des autres.

Après une longue lutte intérieure, il finit par croire qu’il avait été victime, cette nuit-là, d’un rêve ou d’une subite démence ; mais il ne parvenait pas à comprendre comment il avait pu s’égarer si avant dans une contrée inconnue.

Ivre encore de sommeil, il descendit la pente de la colline et trouva un chemin frayé qui le mena jusqu’à la plaine. Tout lui était inconnu ; il avait cru d’abord qu’il arriverait dans son pays natal, mais, voyant un paysage tout différent, il supposa qu’il se trouvait au-delà de la limite méridionale des montagnes où il était entré, au printemps, par le nord.

Vers midi, il vit à ses pieds un village ; une paisible fumée montait des chaumières ; des enfants, en habits de fête, jouaient sur une place gazonnée, et de la petite église venaient à lui les sons de l’orgue et les chants des paroissiens. Tout lui inspirait une mélancolie indiciblement douce, tout l’émouvait si profondément qu’il ne put s’empêcher de pleurer. Les étroits jardins, les petites chaumières avec leurs cheminées fumantes, les champs de blé rectangulaires, tout lui remettait en mémoire l’indigence du pauvre genre humain, sa dépendance du sol à la bonté et à la faveur duquel il doit faire confiance ; et en même temps, les accents du cantique et les sons de l’orgue emplissaient son cœur d’une piété qu’il n’avait jamais ressentie. Ses sensations, ses désirs de la nuit lui paraissaient pervers et impies, il désirait être de nouveau parmi les hommes comme parmi des frères, humble, faible et enfantin ; il voulait rejeter bien loin tous ses sentiments et ses projets sacrilèges. La plaine lui semblait exquise et pleine d’attraits avec sa petite rivière dont les mille méandres contournaient les jardins et les prairies, il se rappelait avec effroi son séjour dans la montagne désolée parmi les rocs sauvages, il se sentait le désir d’habiter dans ce paisible village ; et c’est avec ces sentiments qu’il entra dans l’église pleine de fidèles.

Le cantique venait de s’achever, et le prêtre avait commencé son sermon sur les bienfaits de Dieu dans la moisson ; il montrait comment Sa bonté nourrit et comble tout ce qui vit ; comment, en lui donnant le blé, Il a miraculeusement pourvu à la conservation du genre humain, comment l’amour de Dieu se communique sans cesse à nous dans le pain : le pieux chrétien, disait-il, peut ainsi célébrer avec émotion une éternelle communion.

Les fidèles étaient édifiés, les regards du chasseur contemplaient le fervent orateur ; tout auprès de la chaire, il remarqua une jeune fille qui manifestait plus de dévote attention que tous les autres paroissiens. Elle était svelte et blonde, ses yeux bleus rayonnaient de la plus pénétrante douceur, son visage était comme transparent et fleuri des plus tendres couleurs. Le jeune étranger n’avait jamais senti ainsi son propre cœur, jamais aussi plein d’amour et de paix, aussi abandonné aux émotions les plus douces et les plus bienfaisantes. Il s’inclina en pleurant lorsque le prêtre prononça sa bénédiction ; à ces saintes paroles, il se sentit comme pénétré par une force invisible, et la silhouette de la nuit s’évanouit dans le lointain comme un fantôme.

Il sortit de l’église, s’arrêta sous un grand tilleul et remercia Dieu, en une fervente prière, de l’avoir arraché, malgré ses fautes, aux filets de l’Esprit malin.

Le village célébrait ce jour-là la fête des moissons, et tout le monde était de joyeuse humeur ; les enfants en habits des dimanches songeaient aux danses et aux tartes, les jeunes gars faisaient des préparatifs sur la place qu’encadraient de jeunes arbres pour leurs réjouissances d’automne, les musiciens accordaient leurs instruments ; Christian sortit dans les champs pour mettre de l’ordre dans ses sentiments et poursuivre ses pensées, puis il rentra au village lorsque tout le monde s’était déjà rassemblé pour commencer joyeusement la fête. La blonde Élisabeth était là aussi avec ses parents, et l’étranger se mêla à la foule heureuse.

Tandis qu’Élisabeth dansait, il engagea la conversation avec son père, qui était l’un des plus riches fermiers de l’endroit. La jeunesse et les paroles de l’inconnu parurent lui plaire, et au bout de quelques instants, ils convinrent que Christian entrerait comme jardinier chez le fermier. Le jeune homme pouvait s’y risquer, car il comptait que les connaissances et l’expérience tant méprisées jadis dans sa patrie lui viendraient en aide maintenant.

Dès lors, ce fut pour lui une vie nouvelle. Il entra chez le fermier et y fut traité comme un membre de la famille ; et en même temps que d’état, il changea de costume.

Il était si bon, si serviable et toujours de bonne humeur, il montrait tant de zèle au travail, qu’il eut bientôt conquis la sympathie de tous, et tout particulièrement de la jeune fille. Tous les dimanches, lorsqu’elle partait pour l’église, il lui préparait un beau bouquet de fleurs, et elle le remerciait d’un sourire, en rougissant ; elle lui manquait lorsqu’il ne la voyait pas de la journée, mais le soir elle lui racontait des histoires amusantes et des contes de fées. Ils se devenaient l’un à l’autre toujours plus indispensables, et les parents, qui s’en apercevaient, n’y semblaient rien trouver à redire ; car Christian était le gars le plus sérieux et le plus beau du village, et dès le premier instant, ils lui avaient voué eux-mêmes une affectueuse amitié.

Au bout de six mois, Élisabeth fut sa femme. Le printemps revint, les hirondelles et les oiseaux chanteurs reparurent dans le pays, le jardin revêtit sa plus belle parure ; les noces furent célébrées dans la joie générale, le marié et la mariée semblaient ivres de leur bonheur.

Le soir, très tard, lorsqu’ils gagnèrent leur chambre, le jeune homme dit à sa bien-aimée :

« Non, tu n’es pas cette image qui me ravit un jour en rêve et que je ne pourrai jamais oublier tout à fait ; mais pourtant, je connais le bonheur auprès de toi et la félicité dans tes bras. »

Quelle ne fut pas la joie de la famille, lorsque, au bout d’une année, elle s’accrut d’une fillette, que l’on baptisa Leonora.

Christian, parfois, prenait un air soucieux en considérant l’enfant, mais sa juvénile gaieté reprenait toujours le dessus. Il se souvenait à peine de sa vie passée, car il se sentait tout à fait chez lui et satisfait.

Mais un beau jour, au bout de quelques mois, il songea à ses parents et imagina la joie qu’éprouverait son père à connaître son calme bonheur campagnard et son état de jardinier ; il fut pris d’inquiétude à la pensée qu’il avait pu si longtemps oublier père et mère ; sa fillette lui rappela quelle joie les enfants sont pour leurs parents. Il finit par décider de faire ce voyage et de revoir son pays natal.

Il quitta son épouse à regret ; tout le monde lui souhaita un heureux voyage et il se mit en route, à pied, au cœur de l’été.

Au bout de quelques heures déjà, il sentit combien cette séparation lui était pénible et éprouva pour la première fois de sa vie la souffrance de l’éloignement, les choses inconnues qu’il voyait lui semblaient presque sauvages, il avait l’impression d’être perdu dans une solitude hostile. Puis l’idée lui vint que sa jeunesse était passée, qu’il avait trouvé une patrie à laquelle il appartenait, où son cœur avait pris racine ; pour un peu, il eût déploré l’insouciance perdue des années écoulées, et il était de l’humeur la plus sombre lorsque à la nuit, il dut entrer dans une auberge de village. Il ne comprenait plus pourquoi il s’était éloigné de sa charmante épouse et de ses nouveaux parents. Il se remit en route le lendemain matin, abattu et grommelant, et poursuivit ainsi son voyage.

Son angoisse s’accrut à mesure qu’il approchait de la montagne ; les ruines lointaines étaient visibles déjà et se firent peu à peu plus distinguées ; des sommets arrondis apparaissaient dans la brume bleuâtre. Son pas devint hésitant, il s’arrêtait souvent et s’étonnait de sa crainte, des frissons qui l’envahissaient, plus violents à chaque pas.

« Je te connais bien, folie, s’écria-t-il, je connais ta périlleuse séduction, mais je saurai te résister virilement. Élisabeth, elle, n’est pas un beau rêve ; je sais qu’en cet instant elle pense à moi, qu’elle m’attend et compte amoureusement les heures de mon absence. Ne vois-je pas déjà les forêts comme une noire chevelure devant moi ? Du fond du ruisseau, ne sont-ce pas les yeux étincelants qui me poursuivent ? Et du sein des monts, ne sont-ce pas les membres majestueux qui s’avancent sur moi ? »

En disant ces mots, il allait s’étendre à l’ombre d’un arbre pour se reposer, lorsqu’il y aperçut un vieillard assis qui examinait une fleur avec la plus grande attention ; tantôt il la levait dans le soleil et tantôt l’ombrageait de la main, comptant ses pétales et cherchant de toute façon à la fixer avec précision dans sa mémoire.

Lorsque Christian s’approcha, il eut l’impression de connaître ce personnage et bientôt il n’y eut plus de doute possible : le vieillard à la fleur était son père. Avec tous les signes de la joie la plus vive, il s’élança dans ses bras ; le vieillard se montra heureux, mais non point surpris de le retrouver si brusquement :

« Viens-tu déjà au-devant de moi, mon fils ? dit-il. Je savais que je te reverrais bientôt, mais je ne croyais pas que cette joie me fût donnée aujourd’hui déjà.

– Et comment saviez-vous, mon père, que vous me rencontreriez ?

– Par cette fleur, dit le vieux jardinier ; depuis que je suis au monde, j’ai toujours souhaité la voir un jour, mais je n’avais point eu ce bonheur, car elle est fort rare et ne croît que dans les montagnes ; je suis parti à ta recherche parce que ta mère est morte et que la solitude, à la maison, m’était trop pesante et trop triste. Je ne savais point où diriger mes pas, et je finis par m’en aller à travers les montagnes, si sombre que pût me paraître ce voyage ; et en passant, je cherchais cette fleur, sans pouvoir jamais la trouver. Et voici que je la trouve ici où je ne m’y attendais guère et où déjà commence à s’étendre la belle plaine. Je sus alors que je ne pouvais manquer de te rencontrer bientôt et tu vois que cette chère fleur a été bon prophète. »

Ils s’embrassèrent de nouveau et Christian pleura en songeant à sa mère ; mais le vieillard le prit par la main en disant :

« Allons-nous-en, et perdons de vue le plus tôt possible les ombres des montagnes ; le cœur me fait mal encore au souvenir de ces formes escarpées et sauvages, de ces épouvantables gouffres, de ces torrents sanglotants ; gagnons, si tu veux bien, la bonne, la pieuse plaine. »

Ils revinrent en arrière, et Christian se sentit plus gai. Il parla à son père de son jeune bonheur, de son enfant et de sa nouvelle patrie ; son propre discours le grisait et il sentait mieux encore, tandis qu’il parlait, que rien ne manquait à son bien-être.

Ils arrivèrent ainsi, s’entretenant de choses tristes ou gaies, au village. Tout le monde, et surtout Élisabeth, se montra ravi que le voyage se fût terminé si vite. Le vieillard habita avec eux et leur remit son petit pécule pour l’exploitation de la ferme ; ils formaient tous ensemble le groupe le plus satisfait et le plus harmonieux. Les récoltes étaient bonnes, le bétail s’accrut, la maison de Christian fut au bout de quelques années l’une des plus considérées du village ; cependant, il se vit père de plusieurs enfants.

Cinq années s’étaient écoulées ainsi, lorsqu’un étranger en voyage passa par là et prit logis dans la demeure de Christian, qui lui parut la plus belle de l’endroit.

C’était un homme avenant, communicatif, qui parlait beaucoup de ses voyages, jouait avec les enfants, leur faisait des cadeaux, et qui eut bientôt conquis la sympathie de tous. Il se plaisait tant dans le pays qu’il avait résolu d’y rester quelques jours, mais les jours devinrent des semaines, puis des mois. Personne ne s’étonnait de le voir prolonger ainsi son séjour, car tout le monde s’était accoutumé déjà à le considérer comme faisant partie de la famille. Seul Christian restait parfois pensif, il avait l’impression de connaître d’autrefois le voyageur, sans pouvoir cependant se rappeler en quelles circonstances il avait bien pu le rencontrer.

Au bout de trois mois enfin, l’étranger prit congé en disant :

« Chers amis, un mystérieux destin et d’étranges espérances m’appellent dans les montagnes voisines ; une image enchanteresse, à laquelle je ne saurais résister, me fait signe. Je vous quitte, et je ne sais si je reviendrai ; j’ai avec moi une somme d’argent qui est plus en sûreté dans vos mains que dans les miennes ; je vous prie donc de la garder. Si dans un an d’ici je ne suis pas de retour, elle vous appartiendra et sera l’expression de ma gratitude pour toute l’amitié que vous m’avez témoignée. »

L’étranger s’en alla ainsi, et Christian se chargea de garder cet argent. Il l’enferma soigneusement et parfois, obéissant à une anxiété exagérée, il le comptait pour voir s’il n’y manquait rien ; cela lui donnait beaucoup de tracas.

« Cette somme pourrait faire notre bonheur, dit-il un jour à son père, si l’étranger ne devait pas revenir ; nous et nos enfants, nous serions pourvus à jamais.

– Laisse cet or, répondit le vieillard, là n’est point le bonheur, et jusqu’à présent, Dieu merci ! nous n’avons manqué de rien. Cesse donc de songer à cela. »

Souvent, dans la nuit, Christian se levait pour appeler les valets et veiller lui-même à tout ; son père craignait que cet excès de zèle ne fût nuisible à sa jeunesse et à sa santé : aussi se leva-t-il lui-même une nuit, pour l’engager à mettre des bornes à son excessive activité. Mais à sa grande surprise, il le trouva assis à la table, avec une petite lampe, occupé à recompter fébrilement les pièces d’or.

« Mon Fils, s’écria douloureusement le vieillard, en es-tu là ? Ce maudit métal est-il entré sous ce toit pour notre malheur ? Reviens à toi-même, mon enfant : l’Ennemi dévorera ta vie et ton sang.

– C’est vrai, fit Christian ; je ne me comprends plus moi-même, jour et nuit je n’ai plus de paix. Voyez comme il me regarde de nouveau, son rouge éclat me pénètre jusqu’au fond du cœur ! Écoutez comme il tinte, ce sang doré ! Il m’appelle quand je dors, je l’entends lorsqu’on fait de la musique, quand le vent souffle, quand des gens parlent dans la rue ; dès que luit le soleil, je ne vois que ces yeux jaunes qui clignent vers moi, comme si l’or voulait me dire secrètement un tendre mot à l’oreille. Il faut donc que je me lève la nuit pour satisfaire ses instincts amoureux, et alors je le sens éclater d’allégresse intérieure, lorsque mes doigts le touchent, je le vois dans sa joie devenir plus rouge et plus éclatant ; voyez vous-même comme il s’enflamme de bonheur ! »

Frémissant et pleurant, le vieillard serra son fils dans ses bras, prononça une prière et dit ensuite :

« Mon petit Christian, reviens à la Parole divine, va plus régulièrement à l’église, avec plus de dévotion, sinon tu dépériras et te consumeras dans la plus triste misère. »

Christian serra l’argent, promit de changer et de rentrer en lui-même, le vieillard se tranquillisa.

Un an et plus s’était écoulé, et l’on était toujours sans nouvelles de l’étranger ; le vieillard finit par céder aux instances de son fils et la somme qu’on leur avait confiée fut placée en terres et autrement.

Au village, on parla bientôt de la richesse du jeune fermier ; Christian paraissait extraordinairement content et léger, si bien que son père se félicitait de lui voir tant de sérénité : toute crainte s’était effacée de son âme.

Quel ne fut donc son étonnement lorsqu’un beau soir Élisabeth le prit à part et lui raconta en pleurant qu’elle ne comprenait plus son mari : il tenait des discours inintelligibles, la nuit surtout, avait des rêves pénibles, allait et venait souvent dans la chambre, tout en dormant et sans s’en rendre compte ; et il racontait de si étranges choses qu’elle en tremblait d’effroi. Le pire de tout était sa gaieté pendant la journée, car son rire était sauvage et sarcastique, son regard fou et égaré. Le père prit peur, et la pauvre femme poursuivit :

« Il parle sans cesse de l’étranger et affirme l’avoir déjà vu jadis, prétendant que cet homme n’est autre chose qu’une femme d’une merveilleuse beauté, et il se refuse à aller aux champs aussi bien qu’à travailler au jardin : car, dit-il, il entend un épouvantable gémissement sous terre, dès qu’il arrache une racine. Il tressaille et semble avoir peur de toutes les plantes et de toutes les herbes comme si c’étaient des spectres.

– Dieu de bonté ! s’écria le père. Cette terrible faim a-t-elle déjà si bien pris racine en lui qu’il en soit venu là ? C’est ainsi que son cœur ensorcelé n’est plus humain, mais fait de froid métal ; à celui qui n’aime plus les fleurs, tout amour et toute crainte de Dieu est ôté. »

Le lendemain, le père alla se promener avec son fils et lui redit une partie de ce qu’Élisabeth lui avait confié, il l’invita à avoir plus de piété et à appliquer son esprit à de saintes méditations. Christian répondit :

« J’y consens, père. Souvent, d’ailleurs, je me sens très bien et tout me réussit à merveille ; je puis oublier longtemps, des années, le véritable état de mon âme et mener avec insouciance une sorte d’existence étrangère. Mais soudain l’astre dominateur que je suis moi-même se lève en mon cœur comme une nouvelle lune et triomphe de la puissance étrangère. Je pourrais être très heureux, mais une fois, en une nuit mystérieuse, ma main a touché un signe secret qui s’est profondément empreint en mon âme ; souvent, la magique figure dort et repose ; je la crois disparue, mais tout à coup elle resurgit, distillée comme un poison et mouvant dans toutes ses lignes. Alors je ne puis penser qu’à elle, sentir qu’elle, et toutes choses alentour sont transformées, ou plutôt englouties par cette figure. De même que le dément prend peur à l’aspect de l’eau et le poison qui est en lui devient plus venimeux encore, ainsi en va-t-il, pour moi, de toutes les figures anguleuses, de toutes les lignes, de tous les rayons : tout cherche à délivrer la forme qui habite en moi, à favoriser sa naissance, mon corps et mon esprit sont pris d’angoisse. Mon âme, qui a conçu cette forme, qui l’a reçue d’une sensation extérieure, lutte et se torture pour la modeler et la changer de nouveau en sensation, afin de s’en délivrer et de retrouver la paix.

– Ce fut une funeste étoile qui t’éloigna de nous, dit le vieillard, tu étais né pour une vie paisible, ton esprit t’inclinait au calme et te faisait aimer les plantes ; mais ton impatience t’entraîna dans la compagnie des pierres barbares : les rochers, les déchirures des gorges avec leurs formes brutales ont ébranlé ton âme et implanté en toi la dévorante faim du métal. Tu aurais dû te garder toujours de la vue des montagnes, et c’est ainsi que je voulais t’élever ; mais il ne devait pas en être ainsi. Ton humilité, ton calme, ton enfantine simplicité sont ensevelis sous la révolte, la violence et l’orgueil.

– Non, reprit le fils ; je me rappelle très clairement que ce fut une plante qui la première me fit connaître le malheur de toute la terre, et depuis lors seulement je comprends ces plaintes et ces soupirs que l’on peut percevoir partout dans la Nature pour peu qu’on veuille y prêter l’oreille ; dans les plantes, les herbes, les fleurs et les arbres tressaille et palpite douloureusement une seule grande blessure, ils sont le cadavre des merveilleux mondes minéraux d’autrefois et offrent à nos regards la plus effroyable pourriture. Je comprends bien maintenant que c’est là ce que voulut me dire jadis la racine qui gémit si profondément ; dans sa douleur, elle ne put se contenir et me trahit tout. C’est pourquoi toutes les plantes vertes sont si irritées contre moi et en veulent à ma vie ; elles cherchent à éteindre en mon cœur la figure aimée, à gagner mon âme, chaque printemps, avec leur affreuse mine de cadavre. Elles t’ont dupé honteusement, sournoisement, vieillard, et elles ont pris entière possession de ton âme. Interroge donc les pierres, tu seras surpris lorsque tu les entendras parler. »

Le père le considéra longuement et ne sut que lui répondre. Ils rentrèrent silencieusement à la maison.

Dès lors, le vieillard éprouva un sentiment d’épouvante devant la gaieté de son fils, car elle lui semblait très étrange, comme si un autre être caché en lui eût fait jouer maladroitement, gauchement, ses membres, ainsi qu’une machine.

La fête des moissons revint, les fidèles se rendirent à l’église et Élisabeth aussi se vêtit, elle et les enfants, pour assister à l’office divin ; son mari fit mine de l’y accompagner, mais avant même d’arriver au porche de l’église, il fit demi-tour et sortit du village, plongé dans de profondes pensées. Il s’assit sur la colline, revit les toits fumants à ses pieds, entendit le cantique et les accents de l’orgue dans la chapelle ; des enfants en habits de fête dansaient et jouaient sur le gazon.

« J’ai perdu ma vie en un rêve ! se dit-il ; des années ont passé depuis le jour où je descendis d’ici au milieu des enfants ; ceux qui alors jouaient sur la place, sont graves aujourd’hui, là-bas, à l’église. J’entrai aussi ce jour-là, mais Élisabeth n’est plus maintenant une jeune fille fraîche et enfantine, sa jeunesse est enfuie, je ne puis plus chercher ses regards avec le même désir tendre qu’autrefois : j’ai donc rejeté de gaieté de cœur un bonheur sublime et éternel pour m’assurer un bonheur périssable et temporel. »

Pris de nostalgie, il s’en alla vers la forêt voisine et se perdit au plus épais de ses ombres. Un silence effrayant l’environnait, nul souffle ne bougeait dans les feuillages. Il vit au loin s’avancer vers lui un homme, et reconnut bientôt l’étranger ; dans sa terreur, sa première pensée fut qu’il allait lui réclamer son argent.

Lorsque l’apparition se fut rapprochée de lui, il vit à quel point il s’était leurré, car les traits qu’il avait cru distinguer fondirent ; tout à coup une vieille femme, d’une laideur épouvantable, venait à sa rencontre ; elle était vêtue de haillons sordides, un fichu déchiré serrait ses rares cheveux gris et elle boitait, appuyée sur une béquille. D’une voix terrible, elle interpella Christian, lui demanda son nom et son état ; il lui répondit avec précision et ajouta :

« Mais toi, qui es-tu ?

– On m’appelle la Vieille des Bois, répondit-elle, et tous les enfants parlent de moi ; ne m’as-tu jamais connue ? »

À ces mots, elle se détourna et Christian crut reconnaître entre les arbres le voile pailleté d’or, la majestueuse démarche, la taille imposante. Il voulu s’élancer à sa poursuite, mais ses regards ne purent la retrouver.

Cependant, un objet brillant dans l’herbe verte attira son attention. Il le releva : c’était la table magique avec ses pierreries chatoyantes, avec son étrange figure, celle qu’il avait perdue tant d’années auparavant. Ces lignes et l’éclat de ces couleurs agirent sur tous ses sens avec une violence soudaine. Il la serra de toutes ses forces pour se convaincre qu’il la tenait bien réellement dans ses mains, puis il courut avec son trésor vers le village.

Il rencontra son père :

« Voyez ! lui cria-t-il ; ce dont je vous ai parlé si souvent, ce que je croyais ne voir qu’en songe m’appartient maintenant bien certainement. »

Le vieillard considéra longuement la plaque et dit :

« Mon fils, l’angoisse me serre le cœur, tandis que j’examine les lignes formées par ces pierres et que je devine à demi le sens de ces mots assemblés ; vois comme leur scintillement est froid, comme leurs regards sont cruels, sanguinaires et pareils aux yeux rouges des tigres. Jette cette inscription qui te rend glacial et cruel, qui pétrifiera ton cœur :

 

            Regarde germer les fleurs tendres,

            Elles sortent de leur sommeil

            Comme tu vois les enfants tendre

            Les bras vers toi à leur réveil.

 

            Vois jouer leurs fraîches couleurs,

            Tournées vers le soleil doré,

            Attendant son brûlant baiser :

            C’est là leur suprême bonheur.

 

            Sous le doux baiser défaillant

            D’amour et de mélancolie,

            En silence, celles qui rient

            Bientôt périront humblement.

 

            C’est là leur suprême plaisir

            De se consumer dans l’Amant,

            Se transfigurer et mourir,

            Défaillir de très doux tourment.

 

            Vois ! elles exhalent leurs âmes

            De parfums, à l’heure extatique ;

            Les airs s’enivrent et se pâment

            Sous ces effluves balsamiques.

 

            L’amour gagne les cœurs humains,

            Faisant vibrer leurs cordes d’or,

            Et l’âme se dit : Je pressens

            La suprême beauté que mon désir attend :

            Tristesse, nostalgie et souffrance d’amour.

 

– Il doit y avoir encore dans les profondeurs de la terre des trésors immenses et merveilleux, reprit le fils. Heureux qui pourrait les atteindre, les mettre au jour et s’en emparer ! Qui pourrait serrer la Terre sur son sein comme une fiancée chérie, afin qu’éperdue de crainte et d’amour elle lui accordât avec joie son trésor le plus précieux ! La Vieille des Bois m’a appelé, je pars à sa recherche. Tout près d’ici, je connais un vieux puits de mine dégradé, qu’un mineur creusa il y a des siècles ; peut-être la trouverai-je là. »

Il partit en courant. Le vieillard voulut en vain le retenir, il était déjà hors de vue.

Au bout de quelques heures, le père atteignit à grand-peine le vieux puits de mine ; il vit la trace des pas imprimés sur le sable à l’entrée, et s’en retourna en pleurant, persuadé que son fils, dans sa démence, s’était précipité dans le gouffre et noyé dans les eaux accumulées par les ans.

Dès ce jour, on ne le vit plus que sombre et en larmes. Tout le village pleura le jeune fermier, Élisabeth était inconsolable, les enfants se lamentaient.

Au bout de six mois, le vieux père mourut, les parents d’Élisabeth le suivirent bientôt dans la tombe, et elle dut administrer seule le grand domaine. Cette accablante besogne la distrayait un peu de son chagrin ; l’éducation des enfants, les travaux de la ferme lui laissaient à peine le temps de se livrer à son tourment.

Au bout de deux ans, elle se résolut à contracter un nouveau mariage et accorda sa main à un homme jeune et jovial, qui l’avait aimée dès l’enfance.

Mais bientôt tout prit dans la maison une autre tournure. Le bétail mourait, les valets et les filles de ferme étaient infidèles, des granges chargées de récoltes furent anéanties par l’incendie, des gens de la ville chez qui des sommes étaient placées s’enfuirent avec l’argent. Bientôt le fermier se vit contraint de vendre quelques terres ; mais une mauvaise récolte et une année de vie chère le jetèrent dans de nouveaux embarras. Il semblait que l’argent, si étrangement acquis, cherchât à s’enfuir bien vite.

Cependant, la famille s’accroissait ; Élisabeth et son mari se laissaient aller à l’indolence. Le fermier chercha à se distraire et se mit à boire fréquemment un vin fort, qui le rendait irritable et violent, si bien qu’Élisabeth pleura souvent à chaudes larmes sur la tristesse de son sort.

À mesure que leur bonheur s’évanouissait, leurs amis du village s’écartaient d’eux, de sorte qu’au bout de quelques années ils se virent complètement délaissés et ne parvinrent plus qu’à grand-peine à pourvoir à leurs besoins d’une semaine à l’autre.

Ils n’avaient plus que quelques moutons et une vache qu’Élisabeth gardait souvent elle-même avec les enfants.

C’est ainsi qu’elle était assise un jour dans la pâture avec son travail, Leonora à ses côtés, et un bébé tétant à son sein, lorsqu’elles aperçurent au loin un étrange personnage qui montait vers elles. C’était un homme aux vêtements tout déchirés, nu-pieds, le visage brûlé et noirci par le soleil, auquel une longue barbe broussailleuse achevait de donner un aspect sauvage ; il n’avait point de coiffure, mais il avait tressé dans sa chevelure une couronne de feuillage vert, qui lui donnait quelque chose de plus étrange et de plus incompréhensible encore. Il portait sur le dos, dans un sac bien ficelé, une lourde charge et s’appuyait en marchant sur un jeune sapin.

Lorsqu’il fut plus près, il déposa son faix à terre et reprit péniblement haleine. Il souhaita le bonjour à la femme qui parut épouvantée à sa vue, tandis que la petite fille se serrait contre sa mère.

Après s’être reposé un instant, il dit :

« Je reviens enfin d’un long voyage dans les montagnes les plus rudes de la terre, mais j’en rapporte les trésors les plus précieux que l’imagination puisse se dépeindre ou le cœur se souhaiter. Voyez et admirez ! »

Il ouvrit son sac et en répandit le contenu sur le sol ; c’étaient des cailloux parmi lesquels on voyait quelques gros blocs de quartz.

« Simplement, reprit-il, ces joyaux ne sont pas encore polis ni taillés, c’est pourquoi ils manquent encore d’éclat ; le feu extérieur est trop enfoui encore au fond de leur cœur, mais on n’a qu’à l’en faire jaillir, alors ils auront peur, il ne leur servira plus à rien de feindre et on verra bien de quel Esprit ils sont les enfants. »

À ces mots, il prit deux pierres dures et les heurta si violemment l’une contre l’autre que de rouges étincelles en jaillirent.

« Avez-vous vu ces éclairs ? s’écria-t-il, ils sont tout entiers feu et lumière, ils illuminent les ténèbres de leur rire, mais ils ne le font pas encore de plein gré. »

Là-dessus, il serra les pierres dans son sac qu’il ficela soigneusement.

« Je te connais bien, dit-il ensuite d’un ton mélancolique ; tu es Élisabeth. »

La femme tressaillit :

« Comment sais-tu mon nom ? demanda-t-elle, saisie d’un terrible pressentiment.

– Ah mon Dieu ! dit l’infortuné, mais je suis Christian, le chasseur qui vint jadis chez vous ; ne me reconnais-tu donc pas ? »

Dans son épouvante et sa profonde pitié, elle ne savait que répondre. Il se jeta à son cou et l’embrassa. Élisabeth cria :

« Oh Dieu ! voici mon mari !

– Sois tranquille, dit Christian ; pour toi je suis comme mort ; elle m’attend là-bas dans la forêt, la belle, la puissante, celle qui est parée du voile d’or. Voici mon enfant préférée, Leonora. Viens, ma chère petite, donne-moi un baiser, un seul, que je sente une fois encore tes lèvres sur les miennes ; puis je m’en irai. »

Leonora pleurait ; elle se serra bien fort contre sa mère qui, en sanglotant, la poussa doucement vers le vagabond ; celui-ci la prit dans ses bras et la serra sur son sein. Puis il s’éloigna sans rien dire, et dans la forêt, elles le virent parler à l’épouvantable Vieille des Bois.

« Qu’avez-vous donc ? » demanda le mari, lorsqu’il vit la mère et la fille blêmes et en pleurs. Mais personne ne lui répondit.

Depuis lors, on n’a jamais revu le malheureux.

 

 

Ludwig TIECK, La montagne des runes, 1802.

 

 

 

 

 

 

 

 

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