Widewik, Koit et Haemarik 1
CONTE ESTONIEN
par
Clair TISSEUR
Le Vieux Père 2 avait trois serviteurs alertes, savoir deux filles vives, belles et modestes : Widewik et Haemarik, et le jeune et svelte Koit. Ils exécutaient les travaux ordonnés par le Vieux Père et tenaient son ménage. Or est-il qu’un jour, au coucher du soleil, Widewik, l’aînée, étant revenue des champs où elle avait labouré, elle conduisit ses bœufs boire à la rivière. Mais quoi ! ne sait-on pas qu’avant tout les jeunes filles songent à leur frais minois ? Telle était aussi la règle pour l’attirante Widewik. Elle ne pense plus à ses bestiaux et va se mirer dans l’eau. Et dans le miroir argenté, ses yeux noirs, ses joues de rose, se réfléchissent de façon si aimable que, de joie, se précipitent les battements de son cœur.
Mais la lune qui, d’après l’ordre du Vieux Père, devait éclairer le monde quand le soleil était rentré chez lui, oublia ses fonctions en voyant la douce image, et vola dans le lit du ruisseau. Et bouche à bouche, lèvre à lèvre, ainsi s’attarda la lune auprès de Widewik 3.
Cependant la lune négligeait tous ses devoirs. Pendant qu’enivrée, elle demeurait contre le cœur de Widewik, une profonde obscurité couvrit tout le pays. Alors arriva-t-il un grand malheur. Le féroce animal des forêts, le loup, profita de ce que personne ne le voyait pour fondre sur un des bœufs de Widewik et le déchirer. Pourtant le rossignol chantait, et au bosquet obscur retentissait son lied aimable : « Paresseuse fille ! Paresseuse fille ! Longue est la nuit ! Rayé de noir, dans le sillon ! dans le sillon ! Apporte le fouet ! Fouette, fouette, fouette 4 ! » Mais Widewik ne comprit pas. Elle avait tout oublié, excepté son amour.
Le matin, de bonne heure, comme Koit sautait de son lit, Widewik enfin s’éveilla de son rêve d’amour. Lorsqu’elle s’aperçut de la méchante action du loup, elle se mit à pleurer amèrement. Ses larmes innocentes ne demeurèrent pas cachées au Vieux Père. Afin de punir le malfaiteur et de courber sous sa loi le contempteur de ses ordres, il descendit de son ciel et attacha le loup sous le joug en haut du ciel, aux côtés du taureau 5, afin que, sous la verge de fer de l’étoile polaire, il traînât les eaux après lui durant toute l’éternité 6.
Alors il dit à Widewik : « Puisque la lune t’a séduite par sa lumineuse beauté et que tu l’aimes de tout ton cœur ; puisque, de son côté, elle t’a courtisée, je veux bien te pardonner. Je ne mettrai pas d’obstacle à vos désirs : vous serez époux. Mais de toi j’exige une chose, Widewik, c’est que tu veilles avec soin à ce que la lune commence son cours au temps voulu, afin que l’obscurité n’oppresse plus la terre, et que les méchants ne puissent agir à leur plaisir. Régnez sur la nuit et donnez-vous garde que dans votre sein repose l’heureuse paix ! »
Ainsi la Lune reçut Widewik pour épouse. Encore aujourd’hui nous sourit son visage amical, et elle regarde dans le miroir du ruisseau où, pour la première fois, elle goûta l’amour de sa bien-aimée.
Puis le Vieux Père manda Koit et Haemarik et leur dit : « Pour qu’à l’avenir rien ne soit négligé du soin d’éclairer le monde, j’établirai deux souverainetés. À vous, Lune et Widewik, je confie la charge d’éclairer la nuit ; à vous Koit et Haemarik, je confie la lumière du jour sous la voûte du ciel. Acquittez-vous avec zèle de votre emploi ! À ta garde, chère fille Haemarik, je donne le soleil couchant. Reçois-le aux confins du ciel ; chaque soir étouffe soigneusement ses dernières étincelles, afin qu’aucun mal n’arrive, et accompagne-le à son déclin. Koit, mon agile fils, qu’à toi appartienne le soin de recevoir le soleil des mains d’Haemarik quand il va recommencer sa course. Enflamme-le de nouveau et que jamais rien ne manque à la lumière !
Les deux serviteurs du soleil s’acquittèrent avec zèle de leurs fonctions, de sorte que nul jour la lumière ne fit défaut au ciel.
Puis commencèrent les courtes nuits d’été, où Koit et Haemarik se donnent la main 7, où leurs cœurs frémissent et où leurs lèvres se confondent dans un baiser ; où les jeunes oiseaux de chaque espèce, dans la forêt, font retentir leurs claires chansons ; où les fleurs s’épanouissent, où, joyeusement, les arbres s’élancent, et où le monde entier s’enivre de délices. En ce temps-là le Vieux Père descendit de son trône d’or sur la terre pour célébrer la fête jubilaire de Lijon. Ayant trouvé tout en bon ordre, il se réjouit de son œuvre et parla ainsi à Koit et Haemarik : « Je suis satisfait de vous ; c’est pourquoi je désire pour vous un bonheur permanent. Soyez donc époux et épouse ! »
Mais tous deux s’écrièrent d’une commune voix : « Père, laissez-nous nos ravissements sans mélange ! Nous sommes satisfaits de notre sort et voulons demeurer fiancé et fiancée, car dans cet état nous avons trouvé un bonheur toujours jeune et qui ne nous rassasie jamais. »
Et le Vieux Père, les laissant faire à leur volonté, retourna dans son ciel d’or.
Traduit de l’estonien par Clair TISSEUR
sous le pseudonyme de Puitspelu.
Paru dans la Revue du siècle littéraire,
artistique et scientifique en 1891.
1 Crépuscule, Rouge du matin et Rougeur du soir.
2 Altvater signifie mot à mot le Patriarche ou l’Aïeul. Dans les légendes estoniennes, l’Altvater est le dieu créateur. Comme Zeus chez les Grecs, c’est aussi le dieu du tonnerre et le père et maître des êtres. Son nom propre est Uko ou Jumal.
3 La lune est masculin dans l’original, ce qui explique mieux la chose.
4 En langue estonienne, ces mots sont une onomatopée du chant du rossignol : Laisk tüdruk, laisk tüdruk, öö on pikk ! kiriküüt, waule, waule ! too piits, too piits, tsaeh, tsaeh, tsaeh ! L’onomatopée est très réussie.
5 Il s’agit de la petite étoile sur le timon du Chariot (précisément le Petit Poucet de M. Gaston Paris), près de l’étoile plus claire qui représente le taureau. Ce fut une loi du Vieux Père, que le loup ne put assaillir aucun animal de travail attelé.
6 Je ne saisis pas le sens. S’agit-il d’une action supposée de la Grande Ourse sur les marées ?
7 On sait qu’à la Saint-Jean d’été, dans les latitudes boréales, le coucher du soleil est immédiatement suivi de son lever. En Allemagne les jeunes époux ont accoutumé de faire pour le 21 juin le voyage de l’Avasaxa. C’est une montagne de la Suède d’où l’on voit ce jour-là le soleil ne s’abaisser qu’à demi sous l’horizon avant qu’il se relève. En Estonie la fête de ce jour est célébrée sous le nom de fête de Lijon.