Nativité

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Maurice TOESCA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

24 décembre... Nuit pareille à d’autres nuits, comme l’enfant nouveau-né semblable aux autres par les formes – ce fut la nuit de Noël, et ce fut Jésus. Nuit pareille... Ah ! la raconter encore aux hommes distraits, aux hommes oublieux des avertissements, aux hommes qui se détournent des astres. Pour être remonté à sa place originelle – étoile parmi les étoiles, – le signe existe toujours, à jamais pour nous, depuis que César...

César a de la puissance. Il règne, ordonne, exige, condamne et châtie. Dans les lieux où il commande, il a ses représentants, ses juges, ses centurions. Il est le maître. On se plie à ses volontés, qu’elles plaisent ou disconviennent. Des trompettes annoncent ses décisions.

PREMIÈRE FEMME, inquiète.  – Qu’est-ce que c’est ?

DEUXIÈME FEMME, impatiente. – Attends, écoute...

UN HOMME, plaisantant. – Ne vous affolez pas : on annonce publiquement les bonnes nouvelles aussi bien que les mauvaises.

PREMIÈRE FEMME. – Les chevaux s’arrêtent.

DEUXIÈME FEMME, à voix basse. – Pas mal, le jeune cavalier qui est à droite du chef ?

LE HÉRAUT, lisant. – Le roi Hérode transmet à tous les ordres de César Auguste, empereur : que les habitants de ce pays se fassent recenser, des nouveau-nés aux vieillards, hommes ou femmes. Chacun dans la ville de sa famille.

UN HOMME. – D’où es-tu, Joseph ?

JOSEPH. – De Bethléem. David on est, David on reste. Salut !

PREMIÈRE FEMME. – Notre menuisier n’est pas un bilieux.

DEUXIÈME FEMME.  – Ni un bavard.

UN HOMME. – Heuh ! pauvre Joseph ! On dit que sa fiancée est visitée par les anges.

PREMIÈRE FEMME. – Qu’est-ce que vous nous chantez là : ça n’a rien à voir avec le recensement.

DEUXIÈME FEMME. – Déplacer les gens comme des transhumants, quelle misère !

UN HOMME. – Pas pour tous. Joseph ne sera peut-être pas fâché de partir.

DEUXIÈME FEMME.  Et pourquoi ?

UN HOMME. – Parce que ce n’est pas très explicable d’avoir une fiancée qui doit être mère sans avoir été épousée.

PREMIÈRE FEMME. – Qu’en sais-tu ?

UN HOMME, riant. – Un ange m’a parlé !

DEUXIÈME FEMME. – Tais-toi !

PREMIÈRE FEMME. – Et toi, où te fais-tu recenser ?

UN HOMME. – Nulle part.

PREMIÈRE FEMME. – Les centurions, s’ils te trouvent...

UN HOMME. – Ils trouveront les dieux avant de m’attraper.

DEUXIÈME FEMME.  Tais-toi ! Si on t’entendait...

UN HOMME. – Qu’on m’entende ! Les dieux ne sont pas commodes.

PREMIÈRE FEMME. – Ils obéissent à César.

UN HOMME. – Peut-être. Pas à ses centurions en tout cas ! Ceux-là, quels chiens !

DEUXIÈME FEMME. – Tu as parlé trop vite et trop fort. En voici deux ! Ils t’ont entendu.

UN CENTURION. – Qui a injurié César ? Vous vous taisez, lâches ! Chiens vous-mêmes ! Gardes ! empoignez cet homme Fuyez, femelles ! Et hurlez ! Vous crierez bien autrement quand nous aurons bu.

JOSEPH. – Marie ! Marie ! Par bonheur ils ne t’ont pas vue.

MARIE. – J’ai appelé les anges de l’Invisible.

JOSEPH.  – Contre César ils sont peut-être moins utiles que les dieux que l’on voit.

MARIE. – Je ne le crois pas : ils ont la toute-puissance.

JOSEPH. – Viens ! Dès ce soir nous partirons pour Bethléem.

Le beau voyage ! De Nazareth à Bethléem par la plaine d’Esdraélon – tribu de Zabulon, – on touche à Samarie, puis à la verte Sichem, non loin du puits de Jacob. Beth Laban – Éphraïm – Bethel et Ramah, inégales escales, et de la dernière l’on voit le mont des Oliviers. Jérusalem ! L’on traverse la ville en droite ligne vers Bethléem au delà... Havre pour Joseph et Marie, pour l’âne qui la porte, pour les pèlerins du monde...

La ville grouille. L’air a fraîchi. Des milliers et des milliers d’êtres humains vont être obligés de coucher à la belle étoile, – la belle étoile qui scintille ce soir-là pour la première fois. Joseph la voit. Marie la voit. L’âne ne la voit pas, lui qui cherche des chardons, toujours. Marie et Joseph se montrent l’étoile.

MARIE. – Elle pourrait nous effrayer si nous ne savions pas que c’est le signe que Dieu nous envoie.

JOSEPH. – D’autres que nous la verront.

MARIE. – Oui : les bergers qui ont la patience de regarder le ciel.

JOSEPH. – C’est leur métier de regarder le ciel, quand les moutons sont serrés les uns contre les autres pour dormir.

MARIE. – Je suis lasse, Joseph.

JOSEPH. – Le caravansérail n’est plus éloigné. Nous y serions déjà s’il n’y avait tant de monde par les rues.

MARIE. – Il naîtra cette nuit.

JOSEPH. – Nous l’appellerons Emmanuel.

MARIE. – Et le prophète sera satisfait, parce que nous aurons obéi à sa parole.

 

Au caravansérail les caravanes font halte la nuit. Quand Marie et Joseph y arrivent, ils voient qu’ils ne pourront jamais y trouver de place. Joseph et Marie ont choisi d’entrer dans la première étable qui sera sur leur route. Ils cheminent. L’étoile qui les accompagne s’immobilise soudain. Elle brille sur les pâturages. Les bergers et les astrologues inquiets la remarquent, la fixent, sont fascinés par elle... et se mettent, eux aussi, en marche. Mais ni Marie ni Joseph ne s’en doutent : ils ne suivent pas l’étoile, eux ; c’est l’étoile qui les suit ; elle s’est posée au-dessus de l’étable, parce qu’une étoile ne pénètre pas dans une étable. Sa lumière frappe le toit et le traverse. Son auréole cerne la crèche. Personne ne s’en étonne. Clarté céleste, et quoi de plus ? Marie et Joseph se tiennent de chaque côté de l’enfant qui vient de naître. Il est emmailloté dans les langes apportés de Nazareth ; il s’éveille au monde des hommes. Dans le premier instant, qui le devine, hors ceux qui en ont eu la connaissance par les messages extraordinaires ?

 

 

 

II

 

 

25 décembre... Marie et Joseph écoutent les voix intérieures. Mais l’âne n’a pas de raisons de se taire : il a rencontré dans l’étable un bœuf ; il a lié amitié et conversation avec lui. Ils ne sont même pas séparés par un bat-flanc. Le bœuf, plus curieux de nature, a parlé le premier. L’âne – qui était en vérité une ânesse – lui répondit avec gentillesse. Voici comment cela commença :

– Bonsoir, Ânesse.

– Bonsoir, Bœuf. Excusez-moi : mes maîtres me poussent là, contre vous.

– Tant mieux, nous aurons plus chaud.

– Vous êtes un bon bœuf, et je me ferai aussi petite ânesse que possible.

– Vous devez être très fatiguée.

– Eh bien ! j’aurais cru l’être davantage : j’ai porté ma maîtresse qui est là, depuis Nazareth, mais elle est légère, oh ! légère comme elle ne l’a jamais été jusqu’à présent.

– Comment se nomme-t-elle ?

– J’entends mon maître l’appeler Marie.

– Et lui ?

– Elle lui dit : « Joseph ». Ils sont tous les deux très bons pour moi. Lorsqu’ils ont vu que la cour des caravanes était pleine et les écuries aussi, ils ont dit : « On ne peut pas laisser coucher notre âne au dehors parce qu’il ferait trop froid... » Mais comme vous les regardez !

– Je regarde l’enfant plutôt : c’est la première fois que j’en vois un dans les premiers moments de sa naissance. D’habitude les enfants des hommes ne nous apparaissent que sur leurs jambes.

– Parce que vous êtes bœuf. Mais moi, ânesse, je les ai vus souvent aussi jeunes. Leurs mères les mettent dans les paniers qui me battent les flancs. Elles les surveillent d’un œil, en marchant à côté, et parfois en tricotant.

– C’est un bel avantage qu’ils ont, les hommes, de pouvoir marcher sans leurs pattes de devant.

– Ils ne connaissent pas leurs avantages ni leur bonheur.

Ils commandent et nous obéissons, voilà leur bonheur.

– Il faut qu’ils obéissent, eux aussi.

– Je ne le crois pas. L’aiguillon vient toujours de leurs mains.

– Ils ont aussi des aiguillons dont ils ne tiennent pas le manche.

– Comment le sais-tu ? Et qui les manie, ces aiguillons ?

– Un nommé Hérode, disent-ils, qui lui-même ne tient sa puissance que d’un certain César.

– Comme tu es savante, Ânesse !

– Je n’invente rien. Simplement j’ai croisé sur la route de Nazareth à Jérusalem bien des chevaux, qui me l’ont confié. Ils portaient des cavaliers armés de piques.

– Il est vrai que les chevaux sont mieux placés que nous, humbles bovidés, pour connaître les volontés de nos maîtres.

– Dire que ce bambin deviendra peut-être un roi.

– En vérité, les hommes s’arrangent mieux entre eux que les animaux. Il n’y a pas de bœuf qui soit un aigle un jour, pas un aigle qui devienne un homme.

– Soyons justes : pas un homme qui soit un jour un bel âne ou un gros bœuf, assez fort pour tirer à lui seul un chariot chargé.

– Quel intérêt y aurait-il à ce changement ? Aucun.

– Pourtant la différence n’est pas extraordinaire entre ce nouveau-né et l’un de nos petits quand, à sa naissance, parfois renversé sur le dos, il tend vers notre ventre, à nous, femelles, ses pieds aux sabots encore tendres et qui nous frappent déjà avec force.

– Il dort, le petit.

– Il bouge en dormant.

– Il rêve qu’il fouette un ânon ou qu’il aiguillonne un jeune veau.

– La peau de son visage est plus claire que la vôtre, Bœuf, qui est pourtant si semblable à la lumière sur les murs.

– Peut-être a-t-il des prunelles rondes comme les vôtres, Ânesse, et de la couleur des amandes grillées.

– Voyez, Bœuf, comme ils sont aimables tous les trois. Ils se taisent ; leur silence me plaît.

– Et surtout il ne faut pas croire qu’ils ruminent seulement avec leur corps. Tout comme nous, ils ruminent aussi avec leur esprit.

– J’ai remarqué cela, Bœuf ; on dirait, à ces moments-là, que leurs yeux se retournent vers l’intérieur de leur tête. Si nous pouvions une fois saisir la signification de ces regards-là ! Écoutez... (C’est Joseph qui exprime son contentement. À quoi Marie lui répond :)

MARIE. – Son bonheur est celui des petits enfants, comme son malheur sera celui des hommes adultes. Pour l’instant, nous sommes encore enveloppés de l’harmonie des cieux et voilà pourquoi nous sommes les plus heureux parmi les êtres de ce monde.

 

 

 

III

 

 

La porte de l’étable s’entrouvre, s’ouvre, se ferme, s’entrouvre encore : ce sont des passants en quête de logis. Quand l’un d’eux omet de refermer la porte, Joseph se lève et chaque fois la reclôt. Marie, dans le même instant, couvre le nouveau-né du pan de son voile. Tout à coup un groupe bruyant s’engouffre : un bouvier, une femme et leur enfant. Ils sont conduits là par une patrouille dont la tâche est de caser – va comme j’te pousse – les étrangers. Joseph et Marie leur parlent aussitôt.

JOSEPH. – Mettez-vous près de nous.

MARIE. – Le petit se chauffera de notre chaleur.

LA FEMME. – Il est beau.

MARIE. – Il vient de naître.

JOSEPH. – Et nous l’avons appelé Emmanuel.

LE BOUVIER. – Un nom qui est bien de chez nous. Moi, je me nomme Mathias ; je suis bouvier. Ma femme s’appelle Madeleine et notre fille est une Judith. Et vous ?

JOSEPH. – Ma femme se nomme Marie, et moi Joseph. Je suis menuisier à Nazareth. Nous sommes venus jusqu’ici à cause du recensement, parce que je suis de la famille de David.

LE BOUVIER. – Comme nous. On est parent. Et sans ce recensement, on ne se serait jamais rencontré.

MARIE. – Vous avez une grande fille.

LA FEMME DU BOUVIER. – Parle, Judith, dis ton âge à la dame et ce que tu sais faire.

JUDITH. – J’ai douze ans ; je file la laine et je tisse des tapis pour les marchands qui s’en vont avec les chameaux jusqu’à Damas.

LA FEMME DU BOUVIER. – Vous ne vous plaignez pas, et pourtant ce doit être une misère de mettre au monde un enfant sur la paille, loin de sa maison.

MARIE. – Il devait naître ici, sans doute. Le Seigneur l’a voulu.

LA FEMME DU BOUVIER. – Notre Judith était moins forte quand elle est venue au monde ; mais ça ne veut rien dire : voyez, elle a beaucoup profité entre cinq ans et maintenant.

LE BOUVIER. – N’empêche que nous avons eu du mal à l’élever. Le vôtre vous en donnera sans doute moins.

JOSEPH. – Sait-on jamais ?

LA FEMME DU BOUVIER. – C’est votre premier-né ?

MARIE. – Nous ne sommes pas de si vieux mariés !

LE BOUVIER. – Eh bien ! vous avez commencé heureusement, quoique le lieu pour accoucher ne soit pas convenable.

JOSEPH. – On ne choisit ni le lieu ni l’enfant.

LA FEMME DU BOUVIER. – On a souvent le contraire de ce qu’on souhaitait. Moi, j’aurais voulu un garçon et j’ai eu une fille.

MARIE. – Le Seigneur a ses voies que nous ignorons : il suffit de les suivre.

LA FEMME DU BOUVIER. – Au moins avez-vous assez de langes pour le changer ?

MARIE. – J’ai pris en hâte de quoi ; mais, si le voyage dure trop, il faudra laver.

LA FEMME DU BOUVIER. – ... Parce que, demain matin, je puis aller au bazar. Pauvre mignon ! Venir au monde dans une écurie, auprès d’un âne et d’un bœuf. Quelle misère ! Est-ce que la femme d’Hérode accoucherait ainsi !

MARIE. – Et que ferait-elle d’autre si le terme en était arrivé ? C’est un moment qu’on ne peut pas reculer à son gré.

LE BOUVIER. – Je suppose que cet âne vous appartient.

JOSEPH. – Il nous appartient et c’est une brave bête.

LE BOUVIER. – Mais le bœuf ?

JOSEPH. – Il se trouvait dans l’étable quand nous y sommes entrés.

MARIE. – Une bonne bête, lui aussi, car il a partagé sans corner son herbe avec notre ânesse.

LE BOUVIER. – J’ai des bœufs dans les pâturages de Sichem ; de jeunes bouviers les surveillent en bâillant aux étoiles. Mes bœufs dorment, à cette heure, et ils ne se doutent pas, les innocents, que je coucherai ce soir où ils auraient été, eux, à leur place.

JOSEPH. – C’est peut-être notre avantage de pouvoir nous accommoder d’une étable alors qu’ils seraient bien en peine, eux, de nos bancs et de nos lits.

MARIE. – Remercions le Seigneur.

LE BOUVIER. – Silence ! Entendez-vous ces chants ?

MARIE. – L’air résonne de murmures. On se sent enveloppé de voix et de chants.

LE BOUVIER. – ... Des chants que je reconnais. Entendez-vous ? Ils approchent...

MARIE. – Ce sont sans doute des messagers.

LA FEMME DU BOUVIER. – Non ! Ils auraient quitté nos troupeaux ?

LE BOUVIER. – Eh oui ! C’est bien cela, le chant de nos bouviers.

MARIE. – Vous le reconnaissez ?

LE BOUVIER. – Nos bouviers ! Les voilà, écoutez ! Mais où vont-ils ? Dans la nuit ? Et abandonner les bêtes !

MARIE. – Ne les repoussez pas. Ne les chassez pas. Ils obéissent certainement à quelque force céleste...

 

 

 

IV

 

 

Le bouvier s’est levé. La porte s’est ouverte. Et l’on ne saurait dire, tant cette nuit est chargée de mystère, si le bouvier s’est levé parce que la porte s’est ouverte ou si la porte s’est ouverte en même temps qu’il s’est levé. Toute cause semble avoir son effet dans le même instant qu’elle surgit. Peut-être l’effet est-il lui-même la cause, et les bergers sont-ils entrés dans l’étable pour que la porte n’ait pas été inutilement poussée. L’un d’eux tient sur ses épaules, comme une lourde écharpe de laine, une brebis vivante. Il la dépose au pied de la crèche et il dit à Marie :

PREMIER BERGER. – Elle vient de naître et nous l’apportons en offrande au Fils qui vient de vous naître aussi.

JOSEPH. – Notre fils ne l’oubliera pas quand il sera élevé. Nous lui raconterons votre visite.

LE BOUVIER. – Alors ? Vous avez abandonné vos troupeaux pour venir jusqu’à Bethléem.

DEUXIÈME BERGER. – Je vais vous dire...

PREMIER BERGER. – Non ! c’est à moi de parler puisque j’ai porté l’offrande.

TROISIÈME BERGER. – Ce n’est ni à toi, Milo, ni à toi, Madras. C’est à moi de raconter. La brebis est de mon troupeau.

MARIE. – Ne vous querellez pas. Vous raconterez votre histoire chacun à votre tour.

PREMIER BERGER. – À toi, Milo.

DEUXIÈME BERGER. – Non, que Madras parle.

TROISIÈME BERGER. – Je parlerai le premier, mais seulement pour dire que nous sommes venus et que nous devons nous agenouiller devant cet enfant, car il est le Messie qui nous a été promis. Puis nous allons vous dire tous les trois comment cela s’est passé.

PREMIER BERGER. – Durant le jour nous somnolons...

DEUXIÈME BERGER. – C’est la nuit que nous devons veiller.

TROISIÈME BERGER. – Nos yeux devinent dans l’ombre les mauvaises pensées qui secouent le troupeau.

PREMIER BERGER. – Les tentations de brebis à brebis, de mouton à mouton, de mâle à femelle.

DEUXIÈME BERGER. – Et les dangers qui rôdent autour de nos bêtes.

TROISIÈME BERGER. – Les chiens enragés, les chacals, les voleurs et les maladies.

PREMIER BERGER. – Voilà pourquoi nous regardons sans cesse, les uns et les autres, la tache claire que fait le troupeau, la tache noire du sol et la tache du ciel.

DEUXIÈME BERGER. – Adoucie, et plus proche de nous à cause des étoiles.

TROISIÈME BERGER. – Nous ne savons pas le temps ; mais nous connaissons le jour et la nuit.

PREMIER BERGER. – Le soleil c’est le jour ; les étoiles sont la nuit.

DEUXIÈME BERGER. – Et lorsqu’il n’y a ni le jour ni les étoiles, nous sommes désorientés.

TROISIÈME BERGER. – Mais ce qui suit s’est passé pendant la plus récente nuit.

PREMIER BERGER. – Le ciel a brillé soudainement. Une clarté est descendue sur nous.

DEUXIÈME BERGER. – Un ange s’en est formé.

TROISIÈME BERGER. – Et il nous a dit, car il voyait la peur sur nos visages.

PREMIER BERGER. – Ne craignez rien, car je viens vous apporter la bonne nouvelle d’une grande joie, qui sera pour tout le peuple : aujourd’hui vous sera donné un sauveur, qui est le Messie dans la ville de David...

DEUXIÈME BERGER. – Et voici pour l’indication :

TROISIÈME BERGER. – Vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une crèche.

PREMIER BERGER. – Puis une multitude d’angelets ont entouré l’ange et leurs ailes l’ont enlevé jusqu’aux cieux dans un tourbillon blanc.

DEUXIÈME BERGER. – Je dis à Milo : « Eh bien ! allons jusqu’à Bethléem et voyons cet évènement qui s’est accompli et que le Seigneur nous a fait connaître. »

TROISIÈME BERGER. – Nous sommes venus en hâte.

LE BOUVIER. – Moi qui ne suis qu’un bouvier, j’aurais souhaité voir aussi les envoyés du Ciel.

LA FEMME DU BOUVIER. – C’est bien. Moi aussi. Mais je crois les bergers sur parole.

LE BOUVIER. – Moi aussi, parce que les bergers n’ont pas assez de malice en eux pour inventer ces choses.

LA FEMME DU BOUVIER. – En effet, cet enfant est plus beau que ne l’était notre fille à sa naissance. Je veux m’approcher de lui, si sa mère me le permet.

JOSEPH. – Tous pourront l’approcher. N’est-ce pas, Marie ?

MARIE. – Approchez-vous de lui si près qu’il vous plaira.

LA FEMME DU BOUVIER. – Ma fille, baise-le au front et cela te portera bonheur pour toute ta vie.

 

 

 

V

 

 

Les bergers quittent l’étable et s’en vont en magnifiant et louant Dieu pour ce qu’ils avaient entendu et vu et qui était conforme à ce qui leur avait été dit.

Quant à Marie, elle gardait tous ces faits merveilleux en y réfléchissant dans son cœur.

Jusqu’à ce que de nouveau s’ouvre la porte du lieu où ils se trouvaient réunis – le bœuf, l’âne, le bouvier, la femme du bouvier, la fille du bouvier, Joseph et Marie.

Ce sont trois rois mages venus de l’Orient – on le devine à leurs visages bistrés, à leurs costumes multicolores, brodés et richement parés de fils soyeux. Des bagues encerclent leurs doigts, et des bracelets d’or leurs poignets et leurs chevilles. Des serviteurs portent sur des plateaux les offrandes exquises et précieuses composées de myrrhe, d’encens et de bijoux.

Depuis le récit des bergers, quoi donc pouvait étonner les hôtes groupés autour de la crèche ? Rien, certes. Mais les émerveiller ! Mais les écraser en les élevant jusqu’à la contemplation du miracle !

Les trois rois se sont avancés vers Marie qu’ils n’ont pas confondue avec la femme du bouvier bien que celle-ci fût vêtue de la même étoffe que la Vierge. Ils n’ont pas davantage confondu Joseph avec le bouvier, bien que tous deux fussent du même âge et d’un aspect semblable à celui des hommes du pays. En soi, cette reconnaissance constituait déjà une chose étonnante. Mais il y avait, cette nuit-là, surabondance et plénitude de merveilles. Les rois mages parlent comme si on les avait attendus à l’heure dite. Et l’on comprend tout de suite qu’ils en savent long, eux venus du lointain Orient. Ils regardent l’enfant d’abord, se prosternent devant lui... Puis le premier roi mage donne une signification à tous ces gestes et à tous ces faits que nous avons énumérés :

PREMIER ROI. – Depuis des nuits une étoile a brillé dans le ciel.

DEUXIÈME ROI. – Les docteurs savaient que par elle serait annoncé l’enfantement du roi des Juifs.

TROISIÈME ROI. – Les yeux fixés sur l’étoile, nous sommes arrivés à Jérusalem.

PREMIER ROI. – À mesure que nous avancions, sa forme grossissait, sa clarté marquait une place plus précise et de son feu magnifique un rayon, comme un doigt, voulait, semblait-il, toucher un point sur la terre.

DEUXIÈME ROI. – Au-delà de Jérusalem.

TROISIÈME ROI. – Nous serions arrivés ici sans nous arrêter, si le très-puissant Hérode n’avait voulu nous interroger.

PREMIER ROI. – Il a convoqué les grands prêtres et les docteurs du peuple.

DEUXIÈME ROI. – Il voulait savoir où viendrait au monde ce roi que l’on attendait.

TROISIÈME ROI. – Docteurs et grands prêtres répondirent :

PREMIER ROI. – À Bethléem de Judée, car c’est ce qui est écrit par le prophète : « Et toi, Bethléem, pays de Juda, tu n’es nullement le moindre parmi les chefs-lieux de Juda, car c’est de toi que sortira un chef, qui conduira mon peuple Israël. »

DEUXIÈME ROI. – Hérode nous regarda. Il avait des yeux très bleus et dans lesquels on pouvait avoir confiance.

TROISIÈME ROI. – Nous avons eu confiance.

PREMIER ROI. – Il commandait au nom de César.

DEUXIÈME ROI. – Et il dit en s’adressant à nous et à nos serviteurs :

TROISIÈME ROI. – Mettez-vous en marche ; enquérez-vous de cet enfant ; et dès que vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que moi aussi, j’aille lui rendre hommage.

PREMIER ROI. – Nous sommes partis dès le crépuscule : et l’étoile était déjà levée.

DEUXIÈME ROI. – Elle aussi se mettait en marche dans le ciel et nous précédait. Le rayon de sa lumière nous montrait le chemin que nous devions suivre pour arriver droit au but.

TROISIÈME ROI. – Quand nous fûmes à Bethléem, elle toucha les toits de la ville.

PREMIER ROI. – Aucune muraille, aucun attroupement ne pouvait la dérober à nos regards.

DEUXIÈME ROI. – Du haut de nos chameaux, qui attendent à la porte, encore plus chargés de munificences que nos serviteurs ici présents, nous ne la perdions pas de vue.

TROISIÈME ROI. – Et nous sommes entrés.

PREMIER ROI. – Et nous voici.

DEUXIÈME ROI. – Et nous voulons célébrer ensemble l’enfant roi parmi les rois.

LES ROIS MAGES. – Nous devions obéir au Signe – obéir en souriant. Pour ce, nous trois, d’Orient arrivons en droite ligne. Nous n’eûmes pas à demander notre chemin : le rayon de l’Étoile comme l’index d’une main nous montrait Bethléem au creux des sables. Et quand nous fûmes dans la ville où grouille de David l’innombrable famille, sa clarté sépara les maisons inutiles et révéla cette très humble étable. Enfant Jésus, enfant roi, enfant Dieu, nous te voyons, nous t’adorons, nous te choyons, nous te dorons de notre or le plus fin, le plus blond. Admire ! Nous t’embaumons de myrrhe. Attends !

Nous embrasons l’encens ! Nous nous mettons à genoux pour qu’on te vénère en dehors de nous et du temps, partout, toujours et en tout lieu. Enfant Jésus, enfant Roi, enfant Dieu...

 

 

Se prosternent les trois mages, Gaspard, Melchior et Balthazar, le bouvier, sa femme et leur fille, et Joseph aussi. Marie garde ces choses merveilleuses en son cœur. L’âne et le bœuf replient sous leur poitrail leurs pattes de devant : on dirait qu’ils se sont mis à genoux à leur tour, et ils ferment leurs yeux. Sont-ce les vapeurs de l’encens qui contrarient leurs prunelles ou s’endorment-ils de lassitude animale, ou bien encore le charme agit-il de la musique qui précède l’arrivée des anges ? Car voici les célestes cohortes !

 

 

 

VI

 

 

Nuit de vérité, nuit de douceur, nuit sans durée et sans effroi et sans impatience, malgré les centurions de César, malgré les morts dus aux hasard ; nuit divine où Jésus nous donna sa naissance.

Dans l’étable, un souffle immobilise les hommes et les bêtes. La clarté baisse comme dans une lampe. L’ombre enveloppe les êtres confondus pour l’adoration. On est dans l’expectative et le mystère appelé éclate : le toit se sépare ; la lumière jaillit ; mais elle reste un fuseau brillant que l’enfant Jésus et Marie sont seuls à connaître. Les anges se désignent les mortels qui entourent la crèche.

PREMIER ANGE. – Un bouvier.

DEUXIÈME ANGE. – Sa femme

TROISIÈME ANGE. – Sa fille.

PREMIER ANGE. – Voici Joseph à qui j’ai dit de la part du Seigneur : Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre avec toi Marie, ta lemme, car ce qui est né en elle est d’un souffle qui est saint.

DEUXIÈME ANGE. – Voici les trois rois mages. Il ne faudra pas manquer de les avertir qu’ils ne retournent point chez Hérode.

TROISIÈME ANGE. – Voici Marie, à qui nous avons déjà apporté tant de messages.

PREMIER ANGE. – Et voici Jésus, qui dort de son premier sommeil de nouveau-né.

DEUXIÈME ANGE. – Il entend notre voix sans même qu’elle ait à prononcer des mots.

TROISIÈME ANGE. – Il est le Verbe fait chair.

PREMIER ANGE. – Le Verbe devenu créature.

DEUXIÈME ANGE. – Le Verbe parmi les hommes.

TROISIÈME ANGE. – Contemplons sa splendeur...

PREMIER ANGE. – ... Sa splendeur qui est celle d’un fils unique la tenant de son père.

DEUXIÈME ANGE. – Néanmoins comme il est blême, agité dans son sommeil !

TROISIÈME ANGE. – ... Aux hommes tellement pareil qu’il porte sur son visage leur angoisse naturelle, et leur fatigue, et le tourment de leur corps – car tout peut les faire souffrir, les yeux, les dents, le ventre, le cœur, les pieds, les mains, le nez, le cerveau... et leur âme également.

PREMIER ANGE. – Admirons de Jésus la condescendance, la complaisance à l’humain, la future patience.

DEUXIÈME ANGE. – Mais pourquoi, pourquoi racheter la faute originelle des hommes ? La part de divinité que Dieu a mise en eux, quel usage en ont-ils fait !

PREMIER ANGE. – Comprendront-ils la signification de cet abaissement, puisque leur intelligence ne réussit qu’à les entraîner dans l’erreur ?

DEUXIÈME ANGE. – Quel déchirement ce sera, pour lui, de leur montrer le mystère qu’ils ne verront pas ! Quelle preuve de sa bonne foi ne lui faudra-t-il pas donner pour les amener à la certitude !

TROISIÈME ANGE. – Pur entre les purs, il ira jusqu’à l’extrême sacrifice et prouvera Dieu en mourant comme son fils.

PREMIER ANGE. – J’admire et suis dans la stupeur. À peine dans le sein de sa mère tant de périls l’assaillent, notre Jésus, sous la forme de l’ignorance et de la cruauté !

DEUXIÈME ANGE. – Et s’il a des hommes la faiblesse, il ne saura en acquérir la ruse. Son cœur restera sans haine, donc sans violence, donc sans défense.

TROISIÈME ANGE. – Il voudra les sauver malgré eux ; je vous le dis. Il en souffrira. Il en mourra. Mais il leur prouvera qu’un homme se souvenant de Dieu peut changer le sens de la vie mortelle.

PREMIER ANGE. – J’admire et sais dans la stupeur. Depuis tant de siècles nous les voyons, ces pauvres créatures humaines.

DEUXIÈME ANGE. – ... Par leur faute, par leur seule faute !

PREMIER ANGE. – ... Nous les voyons errer, se battre, divaguer, sans jamais une fois un éclair de franchise dans les regards échangés. Mortels et fragiles comme ils le sont, au lieu de joindre leurs efforts pour lutter contre les fléaux inévitables, ils s’acharnent les uns contre les autres. Dans la fleur leur plaît surtout le poison qu’elle peut cacher. Dans l’enfant, le guerrier de demain. Dans l’adulte, l’expérience qui pour eux signifie malice. Dans le vieillard, l’ennemi ou l’inutile ami qui va disparaître.

DEUXIÈME ANGE. – Jésus ! Jésus ! Comme tu vas souffrir au contact de tant de fourberie et de tant de bassesses !

TROISIÈME ANGE. – Au contraire ! Regardez comme il est faible et déjà puissant. Sûr de lui dans sa naïveté. Quand il s’adressera par la parole à ceux dont il sera devenu l’égal, il pourra citer son propre exemple. Et d’ailleurs on le citera sans qu’il ait à en parler lui-même. Car il est né ! Qu’on le veuille ou non, il est né !

PREMIER ANGE. – Qu’on le veuille ou non, il est né.

DEUXIÈME ANGE. – Qu’on le veuille ou non, il est né.

TROISIÈME ANGE. – Et il vivra. Il respire souplement ; ses langes ne le serrent point. Sa mission n’est pas de vaincre, mais de convaincre. Son royaume n’est pas de ce monde. Pour la conquête de la certitude dont il est le dépositaire, il offrira à ses semblables la Foi, cette arme souveraine.

PREMIER ANGE. – Nous l’arracherons à ses bourreaux.

DEUXIÈME ANGE. – Quand il reviendra parmi nous, il sera à la droite de Dieu.

TROISIÈME ANGE. – Gloire à lui, gloire à lui, dès à présent, sur terre et dans les cieux.

 

 

 

VII

 

 

Lorsque les anges se parlent entre eux, nous ne percevons pas leurs voix. La clarté dont ils s’environnent échappe à nos yeux ; elle a ses ondes particulières que la Grâce peut rendre sensibles à certains élus. Dans l’étable de Bethléem, autour du Christ qui vient de naître, se mêlent le visible à l’invisible, le naturel au surnaturel, le terrestre au céleste, l’humain au divin. Les fumées de l’encens ont abaissé les paupières des visiteurs. Il n’est point jusqu’à Joseph qui ne se soit assoupi. La nuit des apparences a repris sa place : l’ombre règne ; l’âne et le bœuf dorment ; dans la rue, les pas des étrangers sont plus rares. La porte n’est plus heurtée fréquemment. Le silence a reconquis son espace et sa profondeur. Et Marie, qui avait gardé toutes ces choses merveilleuses en son cœur, heureuse d’être seule enfin au milieu de ces présences, contemple son Fils, en femme et en vierge, et lui dit dans la douceur :

MARIE. – Jésus, je t’ai conçu sans péché. Pourtant je suis ta mère. Mes entrailles ont été gonflées de ta présence en moi. Tu ne m’as pas révélé toi-même ton existence divine. Sans doute voulais-tu que je fusse avant tout ta mère et que j’aie pour toi cette tendresse charnelle que les mères ont pour l’être qu’elles enfantent.

Ma joie sera de t’allaiter, de t’emmailloter, de te regarder t’endormir, comblé de mon lait maternel. N’aurais-je pas eu les avertissements, je t’aurais reconnu dès ta naissance ; une âme vit en toi qui me serre la gorge, empêche ma voix de te crier que je t’aime, fixe mon regard sur tes yeux encore aveuglés pour quelques jours.

Je suis Marie, ta mère, ton humble et tendre mère, ta complaisante mère, ta mère. Rien ne me détournera de toi. Tous pourront dire que je t’ai porté comme une femme ordinaire, je n’en aurai nulle fierté. Je n’en tirerai nulle gloire. Surtout je n’en aurai nulle honte. Car, je le pressens, les offrandes de l’adoration ne précèdent que de peu les menaces de la suspicion, les quolibets de l’incrédulité, les crachats de la haine, les piques de la vengeance humaine.

Mon Dieu, accordez-moi la force de tout supporter comme un hommage au mystère de l’Incarnation.

Jésus, mon fils, si tu savais comme j’attends ton premier regard, le regard de mon enfant ! Laisse-moi t’adorer aussi comme un petit être de chair fragile et peureux, qui sera tantôt triste, tantôt heureux, selon tes joies et tes peines. Dis-moi ? Je serai ton refuge, n’est-ce pas ? Tu ne te déroberas pas à ma pitié ? Tu en auras besoin ? Je t’aime, ô mon Jésus, mon petit Jésus, mon doux Jésus. Tes doigts serreront un jour les miens avec force et saisiront mon sein quand tu auras soif et faim. Laisse-moi aimer ton corps autant que ton âme. C’est par notre égalité devant la mort que je veux que tu me ressembles ; c’est par la ferveur de ma foi que je veux te ressembler. De tous ceux qui t’auront vu je t’aurai deviné la première. Devant moi tu as été vraiment nu, vivant, vif comme un brandon de lumière d’abord ; c’est moi qui, sur ton corps, ai jeté le lange qui l’a soustrait à la fraîcheur de cette nuit, car nous sommes en décembre, et à la curiosité mauvaise des visiteurs, car tous ceux qui viendront dans cette chambre ne seront pas des messagers de bonheur. Il y aura les curieux, les méchants, les bavards, les indifférents, les traîtres.

D’autres pas assez courageux pour te défendre ou seulement te protéger.

Dieu, je te remercie d’avoir placé, au début de notre vie, l’enfance, la toute petite enfance, où la mère a encore la toute-puissance. Court est son règne, il est vrai. Nous échappent bientôt tant de choses dès que les prunelles vont à la découverte du monde et lorsque les pensées se forment, et lorsque les désirs surgissent... Ah ! chaque fois ce sont autant de murailles dressées ! Notre tendresse ne les transperce pas toujours ; les mots faillissent à leur mission d’éclaircissement. Regards, caresses et paroles ne concourent pas nécessairement à l’amour : les jalousies s’en arrangent et les malentendus, par l’hypocrisie, font leur vilaine torture.

Jésus, mon fils, mon bien-aimé, comme je te trouve beau d’être à l’abri de ces erreurs ! Je serais tentée de te préférer aux autres enfants, de voir sur ton front un rayonnement qui ne serait qu’à toi, et sur tes lèvres qui ne savent pas encore sourire le futur sourire de l’intelligence.

Mais je refoule ces préférences ; je n’ignore pas que tu as voulu être semblable aux autres et qu’il faut que je demande à Dieu – comme tu le demanderas toi-même – d’écarter de toi les tentations et les gestes impurs.

Mon doux fils, en me penchant sur toi – mère avant d’être ta mère – je pense à tous les enfants de la Terre, aux hommes de partout, sans foi ou dans la foi, riches et miséreux, malades, bien portants, jeunes ou vieux, et je leur dis :

Allons ! Regardez-vous sans haine et veuillez bien vous reconnaître : il n’est plus grande, plus profonde, plus certaine douceur. Ô mon Jésus qui vient de naître, à genoux, je t’en supplie, fais-leur comprendre que la vie n’a de sens que dans l’amour, et que l’amour, c’est la Vie. Ô mères ! si demain César enlève vos fils, au moins qu’ils aient – si loin qu’ils aillent – le cœur sur la main.

Jésus, mon doux Jésus, mon bien-aimé, mon cher enfant, mon ange de candeur, petit bonhomme, frêle roseau, mon chéri, mon amour... Ah ! Seigneur, épargnez-le, de grâce ! Écartez de lui le démon... Ô mon Dieu, répondez-moi ! Et puis, non ! Que votre volonté soit faite.

 

 

 

VIII

 

 

Aucun des êtres présents n’a perçu les pensées de Marie. Elle garde ces merveilles en son cœur et sa réflexion, qui touche aujourd’hui les chrétiens, n’aurait eu aucun écho, en ce temps-là. La nuit, autour d’elle, est devenue profonde. Le silence enveloppe les choses et les êtres. Marie, à son tour, s’endort. C’est alors que dans son sommeil Dieu vient la visiter. Il avait entendu ses paroles, Lui. Et son Pouvoir infini lui permet de ne point différencier les vivants des morts, les endormis des éveillés. Nous ne saurions l’imaginer. Sa forme échappe à notre conception. Il est la force. Il est le Créateur. Il est la lumière. Il est la ténèbre. Il est la vie. Il est Dieu.

Sous quelle forme il s’adresse aux humains, qui le sait, qui l’oserait dire ? Peut-être nous parle-t-il sans même que nous nous en doutions. Des actes qui nous semblent parfois inexplicables ne viennent-ils pas d’une inspiration provoquée par Lui ? Miracle est le mot que nous avons donné à ces choses que notre esprit ne saisit point dans leur clarté.

Ainsi la naissance de Jésus.

Joseph a épousé Marie qui était grosse d’un souffle saint. Pour obéir à César, ils sont venus dans les moments du terme de la grossesse à Bethléem. Marie a enfanté dans une étable où elle passait la nuit avant de paraître devant les sergents du recensement. Un bœuf, une ânesse, quelques passants, des bergers, trois rois mages, voilà ceux qui en ont eu la connaissance, d’abord.

Il n’était pas illogique de mêler le concert des anges à cette nativité. Non plus que les réflexions que Marie remuait dans son cœur. Il est logique aussi d’y ajouter le vaste murmure qui résonna de la voix de Dieu, venu contempler son fils, incarné pour les hommes.

Qu’il nous reste, avec le souvenir de cette nuit, l’étrange douceur des nouveau-nés, le cri de leur première souffrance au contact du monde, et le toujours tenace espoir que nous avons de ne point décevoir le premier sourire qu’ils dédient à leur mère, témoignage de l’amour qui nous relie à l’harmonie de l’Univers.

 

 

 

Maurice TOESCA.

 

Paru dans Hommes et Mondes

en janvier 1949.

 

 

 

 

 

 

 

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