L’apôtre Jean et le brigand

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Léon TOLSTOÏ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

APRÈS la mort de Jésus-Christ, les Disciples se dispersèrent dans divers pays, annonçant sa doctrine par leurs actes et par leur parole. Celui que le Christ aimait, Jean, évangélisait les riches cités commerçantes de la Grèce.

Un jour, en prêchant dans une ville, il remarqua dans la foule un jeune homme qui l’écoutait et ne le quittait pas des yeux. Son discours fini, Jean l’appela et longtemps lui parla. Il comprit que le jeune homme, bien qu’il fût préparé, de toute son âme, de toute son âme ardente, à accepter la doctrine du Seigneur, n’avait point en lui de foi fermement assurée.

« Il a besoin, pensa Jean, d’un ami sûr et d’un conseiller, sinon, s’écartant du droit chemin, il suivra les méchants. »

Avant de partir pour poursuivre en d’autres lieux ses prédications, l’apôtre conduisit l’adolescent à l’évêque auquel il dit :

– Je m’en vais. Toi, veille sur lui, affermis sa foi en Jésus et garde-le de tout ce qui est mal.

L’évêque s’y engagea; il prit le jeune homme dans sa demeure, l’instruisit et le baptisa. Son catéchumène une fois baptisé, l’évêque cessa de s’occuper de lui comme il l’avait fait jusqu’alors. Il pensait : du fait de son baptême même, le voilà sauvé de tout ce qui est mal.

Mais voici que le jeune homme se lia avec de méchants compagnons; il se mit à boire avec eux et à mener une vie de débauche. De temps en temps, sans doute, une sorte de repentir s’emparait de lui, mais il ne trouvait point en lui une foi suffisante pour renoncer à sa vie mauvaise.

Il lui fallait de l’argent pour ses plaisirs. Il s’en procura par toute espèce de rapines; puis, quittant la ville, il s’en alla vivre de brigandage.

Bien vite, son audace le fit connaître et des brigands le choisirent pour leur chef.

Un jour que l’apôtre rentrait après avoir évangélisé, il arriva chez l’évêque et lui demanda :

– Où est donc le trésor que tu avais pris en charge ? L’évêque ne comprit pas tout de suite ce que lui demandait l’apôtre. Il crut que Jean l’interrogeait sur les dons des fidèles en faveur des malades et des pauvres.

– Ce n’est point d’argent que je te parle, dit Jean, mais bien de l’âme de ton frère. J’ai laissé chez toi un jeune homme : où est-il ?

– Il est mort, répondit l’évêque avec douleur.

– Quand est-il mort ? Et de quelle mort ? demanda l’apôtre.

– Dans l’aveuglement de son coeur, il est devenu un malfaiteur, un pillard, un assassin.

L’apôtre ne s’attendait point à pareille nouvelle; attristé jusqu’aux larmes, il dit :

– Malheur sur lui, et malheur sur nous tous. Il faut que tu n’aies point été pour lui un ami fidèle, un conseiller, car il ne t’aurait point quitté : je connais son âme jeune et fervente. Mais toi, qu’as-tu fait pour le sauver ?

L’évêque gardait le silence.

Alors Jean dit à ceux qui étaient là :

– Amenez-moi sur l’heure un cheval; montrez-moi le chemin qui conduit aux montagnes.

Les gens entreprirent de le dissuader :

– Ne pars pas, les brigands ne laissent passer là-bas ni piéton, ni cavalier. Ne cours pas à ta perte, maître !

Mais Jean ne voulait pas les entendre. Il prit un cheval et se mit en route. Quelques-uns qui eurent honte de laisser aller seul le vieillard s’offrirent pour l’accompagner.

Ils partirent; ils entrèrent dans un bois; ils gravirent la montagne; la montée était raide et difficile pour les chevaux.

Ils chevauchaient ainsi depuis longtemps, quand ils virent devant eux quelques brigands.

Effrayés, les hommes de la suite s’enfuirent. Jean, lui, mit pied à terre, et marcha vers les brigands. Ceux-ci s’emparèrent de lui; ils étaient confondus de voir qu’il ne se défendait pas et ne demandait pas merci.

– Conduisez-moi à votre chef, dit Jean.

Les brigands menèrent le vieillard à leur camp. Le chef, voyant rentrer ses camarades, sortit à leur rencontre.

À peine eut-il vu l’homme qu’on amenait ligoté, qu’il reconnut Jean.

Il blêmit, il trembla et s’enfuit.

Les brigands surpris lâchèrent Jean qui, appelant leur chef, cria :

– Arrête-toi, mon fils, écoute-moi !

Mais lui ne se retournait pas et pénétrait toujours plus avant dans la forêt. Les brigands s’écartèrent de Jean, le laissant aller.

Ils n’arrivaient point à comprendre comment ce faible vieillard, sans armes, pouvait causer à leur chef pareil effroi.

Jean suivait le brigand.

Le vieil apôtre était si recru, après sa longue route, que c’est à peine s’il pouvait marcher, et le jeune homme ne s’arrêtait pas.

Les jambes de l’apôtre fléchissaient sous lui tant étaient grandes son émotion et sa fatigue. Il s’arrêta; faisant appel à ce qui lui restait de forces, d’une voix tremblante et, pour la dernière fois, il cria au brigand :

– Aie pitié de moi, mon fils, je ne puis te suivre plus loin, mais toi, viens à moi; pourquoi me crains-tu, pourquoi as-tu cessé de croire en moi ? C’est moi, Jean. Souviens-toi : quels étaient autrefois ton amour et ton obéissance !

Le brigand s’arrêta et se retourna, fit face à Jean et l’attendit.

Jean marchait vers lui, traînant les pieds à grand-peine. Le brigand était là debout à l’attendre, les yeux fixés à terre. Voici Jean arrivé, près du brigand toujours debout, la tête basse.

Sans prononcer une parole, l’apôtre lui mit la main sur l’épaule; le brigand trembla, laissa tomber son arme et, sanglotant, embrassa le maître, en se cachant la tête dans sa poitrine.

– Je suis venu vers toi, mon fils, lui dit Jean, à voix basse. Suis-moi, allons à la ville retrouver nos frères.

Le brigand répondit :

– Je n’irai pas, laisse-moi; je suis un homme perdu. Je suis maudit de Dieu et de mes semblables. Je n’ai point où aller. Continuer à vivre comme j’ai vécu, je ne le puis. Je n’ai plus qu’à me tuer.

– Mon fils, ne fais pas cela; ne parle point ainsi. Si nous vivons dans un corps de chair, c’est que Dieu l’a voulu; détruire notre chair, c’est aller contre la volonté de Dieu, c’est tenter Dieu. Voyons, ce brigand dont je t’ai raconté l’histoire, ce brigand qui s’est repenti sur la croix, tu t’en souviens ? c’est à la dernière heure de sa vie qu’il trouva le bonheur suprême.

– Les hommes ne me pardonneront pas; ils ne croiront pas à mon repentir et ils ne m’accueilleront pas parmi eux.

– Ne crains rien, mon fils, les hommes pardonneront si Dieu a pardonné. Je les supplierai de ne point te faire de mal; tu commenceras une vie nouvelle, d’honnêteté et de travail, et à force d’amour pour eux tu rachèteras les crimes de ton passé. N’hésite pas, décide-toi sur l’heure !

C’est ainsi que Jean exhortait son disciple; le brigand crut à ses paroles et son cœur fut touché. Il s’écria :

– Partons, Maître. Avec toi, le châtiment le plus terrible ne me fait pas peur. Mène-moi où tu veux. Apaise mon âme tourmentée !

Le vieillard fatigué s’appuya sur le bras du brigand et tous deux retournèrent au camp. Le chef prit congé de ses compagnons. Il leur raconta son histoire, leur dit qui était Jean et chercha à les persuader de quitter eux aussi une vie de brigandage.

Une fois à la ville, Jean conduisit le brigand à l’église. Il le plaça à côté de lui et dit :

– Frères ! voici celui que vous croyiez perdu. Réjouissez-vous ! Notre frère est revenu auprès de nous.

Et Jean se mit à prier la Communauté d’accueillir parmi eux celui qui s’était repenti. Il termina son discours par ces mots de la Parabole dite par le Sauveur :

 

« Amenez le veau gras et tuez-le; faisons un festin de réjouissance : car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie; il était perdu et il est retrouvé. »

(Luc, XV, 23-24.)

 

 

Léon TOLSTOÏ, Récits populaires, 1885.

 

 

 

 

 

 

 

 

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