Au pays des pierres

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Cécile de TORMAY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Une pierre se détacha sous les pieds de la jeune fille. D’abord elle roula lentement, puis de plus en plus vite dans l’invisible. Jella, cramponnée à un rameau, s’inclina, haletante, au-dessus de l’abîme. Elle aimait les pierres lancées à toute vitesse. Elle aimait le fracas de leur chute.

Lorsque, en bas, le précipice fut redevenu silencieux, elle lâcha le rameau avec ennui.

Le soleil avait disparu et les monts du Karst s’enfonçaient sauvagement dans le crépuscule. Des vagues de pierres tourmentées, des fantômes de rocs nus déchiraient le ciel violâtre et froid.

La fille leva les yeux sur le Javorjé. Au milieu des cimes nuageuses la grande montagne brûlait, solitaire, dans le feu des reflets du soleil. En bas s’allongeait le noir des sapins. La nuit printanière se glissait, sans bruit, hors de la forêt. Sur les flancs de la gorge les brise-vents s’étaient assombris ; à leur pied, les petites parcelles de terre végétale rougeoyaient davantage... Plaies vivantes dans la grisaille morte.

Jella savait que des hommes avaient apporté parmi les rochers, dans des sacs, cette terre couleur de sang, et elle savait aussi qu’il fallait défendre chaque motte que veut emporter ce vent sauvage qui secoue sans arrêt les arbres sur les sommets. Elle ne s’en étonnait point, n’ayant jamais vu d’autres pays. Là-bas, au milieu des pierres, il faut lutter. Parfois le vent est le plus fort, parfois les hommes.

Ils travaillaient en ce moment, en bas sur la pente. De petites formes humaines roulaient de grosses pierres et rehaussaient les brise-vents avec cette même lenteur de gestes qu’avaient leurs pères et leurs grands-pères. Comme si l’on eût fait sonner une monnaie de cuivre contre un rocher, la cloche de la vallée tinta frileusement dans l’air frais de la montagne.

Le jour s’achevait. Une ligne vivante descendit, dans une marche saccadée de fourmis, vers le village dont les maisons, comme un troupeau de moutons chassés vers l’abreuvoir, s’accrochaient en rangs désordonnés le long du torrent.

Jella déchiqueta sans raison le chétif feuillage d’un érable, et regarda dans l’abîme, dont les bûcherons disaient qu’il rejoignait l’autre côté de la terre. Elle fit tomber en tas, de ses mains, les feuilles froissées. Elle se retourna.

En bas, des gens marchaient sur le sentier. Elle reconnut les voix. Deux personnes s’approchaient. L’une était Slatka, la femme du forgeron borgne, et l’autre peut-être sa belle-sœur. Les buissons empêchaient Jella de voir ces femmes, mais elle entendait clairement leurs paroles dans le grand silence.

Les femmes s’arrêtèrent juste au-dessous d’elle pour se reposer ; la voix aiguë de Slatka parvint la première aux oreilles de la jeune fille.

– Il l’apprit à l’auberge... puis il rentra chez lui et lança la hache contre sa femme.

Elles parlaient de Franjo, du tonnelier ivrogne, qui naguère allait souvent chez la mère de Jella, jouer de l’accordéon au clair de lune.

La voix des femmes se fit plus basse ; elles commencèrent à parler d’autre chose.

– C’est elle la cause de tout... cette traînée !

– Elle a sali le village, – dit l’autre. – Maudite aux yeux noirs ! C’est elle aussi qui affola Franjo. Auparavant, c’était un homme rangé, craignant Dieu. Jamais il ne se saoulait en semaine.

Jella se tapit. Elle tendit en avant, avec l’audace que donne la sécurité, son cou encore enfantin. Elle aurait voulu savoir de qui parlaient ces femmes.

« Mauvaise gale !... »

La belle-sœur approuva :

– Que Dieu la punisse ! Tant qu’elle a été belle, les hommes la protégeaient.

– Même le mien, – grogna Slatka. – Il lui a acheté une croix d’or. Mais elle me paiera tout !... J’ai apporté deux oies à la demoiselle de la gouvernante du curé. Et puis je lui parlerai, à la demoiselle !

– Que lui veux-tu ?

– Que monsieur le curé prêche contre la créature...

Jella ne comprenait pas grand-chose à tout cela ; pourtant elle sentit un malaise. Les voix de ces deux femmes étaient méchantes. Elle saisit à terre des branches sèches et les leur jeta sur le cou. Les femmes poussèrent des cris ; leur baluchon au dos, elles s’élancèrent à grands pas l’une derrière l’autre, telles des oies effarouchées.

Dans sa cachette Jella se gaussa d’elles. L’année passée, au mois de la Saint-Michel, lorsque sa mère avait la fièvre, et que la chèvre aussi était tombée malade, on n’avait même pas voulu lui donner un bol de lait. Personne, dans tout le village !... Et par la faute de Slatka ! Cette femme était plus dure que les autres !...

Un souvenir revint à la mémoire de Jella qui crispa ses poings. Elle était alors une petite fille. Son père travaillait en Slavonie ; dans la forêt, sa mère avait emporté à la côte le filet qu’il fallait vendre. Pendant deux jours il n’y eut à la maison rien à manger, et la faim creusait l’estomac de l’enfant. Derrière la maison du forgeron borgne, le vieux pommier était chargé de pommes sauvages, encore vertes. Jella ne voyait personne dans les environs. Elle cueillit une pomme. À cette minute Slatka, surgissant près du mur, la frappa si violemment avec un échalas que la marque lui en était toujours restée. Elle ne pouvait pardonner ce vieil affront. Elle haïssait la femme au cœur dur, parce que cette femme était dans son droit ; pourtant... elle avait faim.

Comme une jeune bête, elle s’étira en baillant. Elle rejeta en arrière les cheveux qui lui tombaient sur la figure et rassembla les chèvres du village. Elle les gardait sur les montagnes, depuis près de cinq ans, déjà, depuis qu’on l’avait chassée de l’école... Quand elle bougeait, c’est à peine si l’on apercevait la ligne de ses hanches sous les haillons de sa jupe. En marchant, elle balançait en cadence ses bras maigres, tandis que d’une voix somnolente elle chantait un vieil air croate.

En bas, dans le village, une lumière s’allumait à la fenêtre d’une maison. Le fracas du torrent monta vers elle. Quelqu’un poussa un cri de joie près de l’auberge.

 

 

 

II

 

 

Au milieu des grandes montagnes assombries, le village s’allongeait démesurément. Près du rempart devenu vert s’élevaient deux vieux chênes. Plus bas, quelques toits rouges, le long de la route des maisons de bois pourri, en lignes zigzagantes, désordonnées... Les fenêtres obliques se regardaient méchamment, avec méfiance. Les toits enfumés avaient glissé de travers sous la pression de la « bora », comme le chapeau des gens ivres. Des petits nuages montaient des cheminées. Un chaud parfum de pain sortait de la maison du sonneur. « Peut-être bien qu’ils se préparent à une noce ! » pensa Jella. L’eau lui vint à la bouche. Affamée, elle continua son chemin.

La route était boueuse ; pourtant depuis longtemps il n’avait pas plu. L’eau croupissait en flaques bleuâtres parmi les pierres saillantes. Devant les maisons, des paysans étaient assis à terre, les jambes étendues, comme du bétail au repos. Le gars travaillait seul, encore, dans la forge. Son pied chaussé d’une savate piétinait, en claquant, la barre du soufflet. Le feu brûlait dans le foyer et sa lueur, lorsqu’il flambait, éclaboussait brillamment la figure noircie du garçon. Une minute, Jella cessa de marcher. Le gars leva la tête et courut à la porte.

– Jella !... Viens ici, ma Jellitza !

La clarté crue du feu, derrière lui, encercla sa silhouette et, debout sur le seuil, les jambes écartées, on aurait dit que le bas de son tablier de cuir et ses épaules brûlaient.

La fille secoua la tête, et pourtant, après quelques pas, elle se retourna en riant. Ce Davorin était un gaillard paresseux et grossier, mais lorsque, le dimanche, il s’était bien lavé et bien battu tout son saoul, c’était agréable de s’asseoir près de lui au bord du torrent.

Enfants, ils s’étaient roulés ensemble dans la poussière. Au moulin en ruines, ils s’étaient poussés, avec des cris perçants, sur les sapins écorcés. Jella se souvint d’un jour où leurs camarades se laissèrent glisser le long d’un tronc ; elle passa dessus en courant, pieds nus, d’un bout à l’autre. Elle se sentait la première du village. Depuis, elle ne regardait plus aussi fièrement autour d’elle ; depuis, elle savait qu’on la tenait pour la dernière de toutes.

Quand Davorin devint un jeune homme, il se détourna d’elle. L’automne précédent, ils se rencontrèrent à nouveau derrière l’église. La chemise de Jella glissait un peu sur son épaule. Ses cheveux flottaient. Davorin la regarda comme s’il était fort en colère : « Où vas-tu ? – Nulle part. » – Puis ils cheminèrent longtemps sans dire un seul mot. Ils redevinrent amis, bien que Davorin fût le frère cadet de Slatka. Lorsqu’il faisait du tapage, il ressemblait à sa sœur.

Jella se trouvait à la hauteur de l’église. À travers la fenêtre ouverte du presbytère, un murmure uniforme se répandait dans le crépuscule. À l’intérieur une lampe brûlait. Le prêtre était penché au-dessus de la table. Son large nez projetait sur le mur une ombre informe parmi les images saintes.

Jella continua de marcher en bâillant et son regard s’arrêta sur la grande cour en désordre du presbytère. Près du hangar, quelques blouses étaient blanches dans l’obscurité. Slatka, assise au milieu du linge, se balançait sur un panier renversé et parlait avec la grasse gouvernante du curé. Entre-temps, elles faisaient toutes deux des gestes menaçants qui révélaient la colère. Lorsqu’elles aperçurent la fille, elles ravalèrent prestement leurs paroles et s’entre-regardèrent niaisement. Personne ne répondit au salut de Jella qui se sentit soudain très abandonnée.

Ses chèvres la quittèrent l’une après l’autre, chacune entrant sous la porte de son étable, sans se tromper, dans la cour boueuse et se retournant pour contempler la pastoure. Seul, le favori de Jella, le petit cabri noir, la suivit, après avoir dépassé la maison de son maître, comme s’il désirait quelque chose. La fille comprit son regard, se pencha sur lui, entoura son cou. C’est ainsi qu’ils se disaient adieu tous les soirs. Ils se frottaient l’un contre l’autre comme deux petites bêtes qui se comprenaient bien.

Jella sentit longtemps sur son visage la chaleur et l’odeur herbacée de la chèvre et elle ne pensa plus à Slatka... Un instant, elle s’arrêta près de la maison de Franjo. Une sorte de hurlement douloureux, semblable à ceux que les chiens des villages font entendre dans les nuits claires où luit la lune, pénétra ses oreilles. Le son était d’abord profond, comme s’il venait du fond de la cave ; puis il s’élevait de plus en plus haut et se dispersait en gémissements sourds, enfantins. La femme dont Slatka avait parlé se lamentait, seule dans la maison. Franjo était assis sur les marches du vestibule et balançait au rythme des accents larmoyants sa tête penchée sur ses deux mains.

Plus loin, encore une maison abandonnée, ayant la forme d’une fourmilière, des haies défoncées ; une cour déserte. Plus de chemin ; la fille marchait dans l’herbe mouillée, et elle aperçut, enfoui dans la masse sombre de la forêt, le sommet bosselé du toit de la chaumière maternelle. Il n’y avait pas, dans le village, un toit aussi extraordinaire que celui-là. Le vent l’avait profondément enfoncé dans les murs de torchis. Ces murs s’étaient affaissés sous le poids. Un enfant même aurait pu atteindre l’auvent. Jella se souvint que, lorsqu’elle était plus petite, elle aimait beaucoup ce toit bizarre que la mousse avait envahi, comme un velours brun. Lorsqu’on allumait du feu à l’intérieur, toute la maison fumait ainsi qu’une pipe, et la fumée se roulait au dehors, en filaments bleus, là où elle trouvait une issue. Lorsque l’étroit vallon était battu par la pluie, l’eau du ciel coulait dans l’unique chambre. Il en était ainsi depuis toujours, depuis que Jella avait conscience des choses. Pourtant, sa mère disait qu’autrefois elles demeuraient dans un autre pays ; elles étaient venues de loin, avec le père de Jella, qui, dans ce temps, travaillait sur des bateaux charbonniers. Jella n’aimait pas son père ; il l’effrayait et elle priait Dieu de ne jamais le revoir. Lorsque parfois il descendait, de jour, au village, il lui donnait une raclée et aussi à la mère ; il vendait pour boire tout ce qu’il y avait dans la maison ; il jurait ; il dormait. Puis il partait avec les charbonniers, dans la montagne, et l’on pouvait l’oublier quelque temps.

Un oiseau se détacha de la forêt, comme une flèche noire. La fille ouvrit brusquement la porte branlante. Elle dut se baisser sous le linteau bas et elle descendit du seuil en trébuchant. La chèvre – leur unique chèvre – sautilla derrière elle en la poussant dans la pièce humide, sentant la fumée.

La mère de Jella était assise devant l’âtre ouvert et faisait un filet. La lueur des fagots flambants vacillait en courant sur elle. Pendant que ses mains remuaient machinalement au milieu des cordages, elle fredonnait un air étranger, incompréhensible. Jella se dirigea en silence vers la table. Elle tira d’un linge de toile écrue la galette de maïs moisie, mordit un gros morceau, puis commença de traire la chèvre. Sa tête ensommeillée se penchait de temps en temps sur son sein. Alors, la chèvre tournait son regard vers elle avec un air d’étonnement et de patience.

La mère laissa tomber la longue aiguille de bois qui tend le fil. En se penchant pour rattraper l’aiguille, elle cessa de chanter.

Le silence réveilla la fille. Tant de fois, elle avait entendu les chansons de sa mère, et pourtant elle écoutait celle-ci pour la première fois. Elle chassa le sommeil de ses yeux en les frottant, et continua de traire. Le lait giclait dans le pot avec un petit bruit régulier.

– Où as-tu appris à chanter, toi ?

– Pas besoin d’apprendre... Chez nous tout le monde chante.

– Chez vous ? Et on vivait bien là-bas, chez toi ?

Lorsque la femme releva, longtemps après, la tête, le feu éclaira en plein son visage. Sur ses traits fatigués, on voyait la flétrissure d’une ancienne beauté rude. Ses cheveux noirs, grisonnants, couvraient en masse épaisse son front bas ; un cerne bleuâtre s’étendait au-dessus de sa forte lèvre. Dans ses yeux sombres comme ceux des Italiennes, la clarté de la flamme brillait de temps en temps.

– Alors, la vie était bonne partout ; – elle allongeait mollement les mots croates – à présent le sort est partout mauvais.

Elle soupira, passa lentement ses deux mains sur son visage, comme si ses doigts s’étaient accrochés à chaque ride.

– Mauvais !... très mauvais !

Elles se turent encore longtemps. Le torrent grondait derrière la chaumière et les cordelettes se froissaient dans le giron de la femme.

– Et moi, je suis née là-bas, chez toi ?

La femme fit un signe d’assentiment.

– Et nous demeurions, là-bas aussi, au bout du village ?

– Au bord de la mer...

La fille posa sur la table le pot au lait. Elle s’assit près de l’âtre, sur le petit banc.

– Au bord de la mer ? Là où tu vas vendre les filets ?

La réponse se faisant attendre, elle appuya son menton contre la paume de sa main.

– Mère !...

La femme sursauta.

– Non !... plus loin, bien plus loin !...

Pensive, la fille plongea son regard au creux de l’âtre noir de suie où la clarté de la flamme oscillait lentement, çà et là.

– Comment est cette mer ?

– Grande, profonde aussi, fit la femme, en décrivant plutôt par le geste que par les mots.

– Plus profonde que les crevasses ? Plus grande que le champ de pierres ?

Jella haussa les genoux jusqu’à son menton.

– Était-ce là où de grands filets séchaient au vent sur deux piquets ?

La femme soupira.

– Tu ne te souviens donc pas de la mer ?

La fille secoua la tête et son cou se raidit soudain, comme si elle avait aperçu la chose qu’elle cherchait :

– Attends !... Je me souviens d’un coquillage. Il reposait sur le sable, et l’eau vint le prendre et l’emporta. Je me rappelle aussi des hommes étrangers qui chantaient comme toi tout à l’heure, et encore une vieille femme courbée...

La femme laissa tomber sa main sur ses genoux :

– C’était ma mère !

– Comme elle savait jurer ! Et elle portait toujours au cou un fichu jaune à franges ; elle m’en frappait lorsque ces hommes étrangers ne lui avaient pas donné d’argent.

Jella ferma les yeux. Elle se souvenait de tout, mais ne se rappelait plus le visage de sa mère.

Le crépi du mur se détachait, avec un bruit sourd, dans le coin sombre, et Jella pensait au coquillage, à la femme, à ce fichu jaune à franges...

 

 

 

III

 

 

Le son de la cloche se répercuta dans les montagnes mouillées ; la pluie ruisselait sur l’avant-toit de l’église.

À l’intérieur, tout le village se tassait dans les bancs. À droite les hommes, à gauche les femmes. Au premier rang étaient assis, bien pommadés et vêtus de noir comme aux jours de fête, le maire, le forgeron borgne, puis le maître d’école aubergiste qui rossait à l’école les gosses des paysans qui ne fréquentaient pas son cabaret. En ce moment, il était grave et solennel ; la sueur coulait en minces rigoles parmi ses rudes cheveux hérissés.

L’air s’alourdit dans l’église. L’odeur écœurante des opanka 1 trempées, des manteaux en gros drap humide, le relent de savon rance des blouses fraîchement lavées, se mélangeaient à l’encens.

Monsieur le curé s’avança vers la chaire. L’escalier grinça ; l’atmosphère dominicale se répandait dans l’église. Les paysans se raclaient le gosier comme s’ils avaient dû parler eux-mêmes. Puis le silence se fit, silence niais, plein d’attente. La voix du prêtre remplit la nef.

Jella était assise, somnolente, près de sa mère ; elle était habituée à l’air libre des grands sommets et la chaleur parfumée d’encens des murs clos lui donnait toujours envie de dormir. Sa robe de cretonne, à force d’avoir été lavée, lui rétrécissait les épaules. La lueur d’une bougie allumait un éclair métallique sur sa chevelure cuivrée, et ses yeux brillaient, entre ses paupières tirées, comme deux minces lignes sombres. Sa tête se penchait en avant. Son regard glissait, indifférent, vers les faces pieuses et bêtes, sur les cheveux huileux et tirés des filles. Sa mère était assise, ramassée sur elle-même et ne cessait de respirer le brin de sauge qu’elle avait apporté dans son livre d’heures.

En arrière, quelqu’un toussa, et l’on toussa aussi en avant, comme s’il y avait un écho... deux, trois personnes. Jella se mit à les compter ; ça, c’est la voix de Slatka ; ça, celle du fossoyeur. Le fossoyeur avait mal à l’oreille et portait toujours un mouchoir rouge autour de la tête. Les pointes du nœud branlaient ridiculement, à présent, dans l’ombre de la chaire. La fille faisait attention à tout, sauf à la prédication, et pourtant le curé déclamait de plus en plus haut, et sous la protection de sa voix tonitruante les vieilles femmes somnolaient toujours mieux, comme chez elles.

Jella faillit pousser un cri, dans sa joie. Elle venait de découvrir à terre un grillon qui grimpait gaiement parmi les empreintes boueuses des semelles ferrées et qui entraînait avec ses longues pattes l’eau sale, en une ligne zigzagante. La fille respira presque plus librement, comme si, avec ce grillon, la vie des grandes forêts paisibles était entrée chez elle.

Dehors, la pluie cessa. Le soleil se coula par la fenêtre en gerbe tranquille. Et le prêtre criait avec irritation du haut de la chaire. « Contre qui peut-il bien être furieux » ? pensa Jella, et elle releva ses longs cils. Il lui sembla que monsieur le curé s’était tourné vers elle. Il parlait du péché, gesticulait avec feu, et se courrouçait de plus en plus.

– Satan vous offre le péché ; Dieu, dans sa sagesse, vous offre la vertu ! Vous pouvez choisir librement, mais ensuite l’heure de l’expiation viendra !...

Ce discours ennuyait la jeune fille ; elle préférait regarder le grillon, sur le pavé piétiné. Le prêtre commença de parler des mauvaises gens, des femmes coupables :

– Il n’est jamais trop tard pour regagner la bonne voie ! – s’écria-t-il. – Si ces créatures se fourvoient parmi vous, il vous faut les chasser, de même que le Seigneur les repoussera de son trône, jusqu’en bas, dans l’enfer !...

Un mouvement se produisit dans l’église. Jella aussi leva les yeux. Son dos frissonna en entendant nommer ce lieu inconnu, horrible, où les hommes s’envoyaient les uns les autres, lorsqu’ils se fâchaient 2. – Dehors, dans la montagne, jamais elle ne pensait à l’enfer que, dans la maison de Dieu, on lui rappelait sans cesse. Elle ne voulait plus écouter, mais on aurait dit que le poing de monsieur le curé la menaçait de nouveau. Et Slatka se retourna dans son banc, avec un visage où se peignait une joie méchante.

« Qu’est-ce qu’elle regarde, celle-ci » ? pensa la fille, tandis qu’elle jetait elle-même un regard circulaire. « Que regardent aussi les autres ? » Et alors... elle aussi fixa sa mère. Elle était assise, toute ratatinée, près de Jella. Ses pauvres mains, abîmées par le travail, arrangeaient en frémissant les bords recroquevillés et sales du livre de prières. La fille vit soudain sa mère vieillie, lamentablement vieillie, et ce qu’elle ignorait jusque-là devint clair à ses yeux : elle l’aimait tellement que sa poitrine lui faisait mal.

Slatka et la gouvernante de monsieur le curé s’entre-regardèrent et clignèrent des yeux vers la mère de Jella, qui devenait à chaque seconde plus pâle. Son front était déjà aussi blême que les cierges sur l’autel. Son menton tremblait. Dans un mouvement involontaire, convulsif, elle mit sa main devant ses paupières.

La voix du curé siffla, éraillée, jusqu’au fond de l’église.

– Les mauvaises femmes gâtent les braves gens, déshonorent les familles ; certes ! elles ont beau jeu ! Elles chantent joliment, elles s’attifent bien !

Jella se cramponna, effrayée, à la jupe de sa mère, comme autrefois, toute petite, lorsqu’on la maltraitait. Alors, comme si quelque chose se déclenchait en elle, elle se souvint d’une autre jupe plus ornée que sa mère portait longtemps auparavant, d’un corset ambré, de perles de verres sonnantes, de grandes boucles d’oreilles rondes en or, et de jeunes gens inconnus qui quittaient la maison au matin.

Elle se remémora bien des choses, et pourtant, elle n’avait pas su jusqu’ici qu’elle s’en souvenait. Elle aurait voulu crier. Qu’on lui dît ce qui se passait, ici, autour d’elle ! Pourquoi les gens les regardaient-ils ? Pourquoi monsieur le curé les menaçait-il ? Qu’on le dise ! car elle ne comprenait pas, et tremblait, pourtant.

Les plus âgés, parmi les hommes détournèrent leur tête avec trouble. Les faces cuivrées, battues par les orages, disparurent sous les chapeaux. Les jeunes gens, curieux, se rapprochèrent. Les femmes se poussèrent satisfaites, et il parut à Jella que quelqu’un, derrière son dos, prononçait le nom de sa mère, « Giacinta ». Sa gorge se serra. « C’est d’elle que l’on parle ?... » Elle ne put y penser plus longuement. Des images confuses tournoyaient autour d’elle ; les gens, la chaire, tout vacillait, se balançait... La flamme des cierges dansa sur l’autel. Jella prit peur et ses yeux se fixèrent sur le Christ usé qui s’élevait devant les rangées de bancs et qui étendait ses deux bras blessés, sur la croix rouillée, avec une miséricorde triste. Et pendant que la fille terrifiée regardait ce Sauveur, qui avait tant aimé le monde, elle sentait dans sa poitrine une haine brûlante contre tous.

Le sermon était fini. Le prêtre se tenait debout, près de l’autel. Les voix slaves, nasillardes, emplissaient l’église. Monsieur le curé expédia rapidement la messe. Le Seigneur naquit et mourut en hâte sur l’autel.

Quelqu’un traversa toute l’église en traînant les pieds. Les gens qui étaient au fond se dirigèrent vers la sortie ; puis un remue-ménage se produisit aussi dans les premiers bancs. Le menu cliquetis des opanka se mêla au martèlement des bottes, aux pas claquants des pieds nus. Dans l’air réchauffé s’exhala de nouveau l’odeur de pommade rance et de cuir roussi.

Ceux qui se dirigeaient lentement vers le dehors entraînaient Jella et sa mère. La femme marchait tête basse. Son visage était blanc, les coins de sa bouche raidis. La fille regardait avec des yeux vides les dos ronds qui se poussaient vers le carré clair de la porte, et ne voyait rien.

Sous le porche, l’air printanier mouillé de pluie lui fouetta le visage d’un courant frais. Le soleil étincelait dans les flaques et sur les toits salis par l’eau. La vallée n’était qu’une seule grande tache brillante, et Jella crut un instant que ce qui venait d’arriver n’était peut-être qu’illusion. Elle leva peureusement les yeux.

Devant elle, sur la minuscule place inondée qui encerclait la vieille église d’un petit rempart mangé par l’herbe, les gens se tenaient comme s’ils attendaient encore quelque chose. Personne ne bougeait, personne ne parlait, mais dans ce mutisme se dégageaient les impulsions d’une volonté inconsciente.

Le silence devint pesant et les hommes se comprirent. Jella frémit. Le forgeron se tourna vers elle.

En arrière on voyait des chapeaux ronds, les pointes du mouchoir du fossoyeur, des têtes huilées, luisantes. Il n’y avait là que des visages connus, et cependant comme les regards étaient hostilement étrangers ! Et Davorin feignait de ne pas reconnaître ces deux femmes. Au lieu d’aller vers elles, du bout de son bâton, il arrachait les mauvaises herbes, entre les pierres.

Jella jeta sur sa mère un regard désespéré. « – Pourquoi ne parlez-vous pas ? Pourquoi restez-vous là ? » Mais Giacinta se taisait, raidie. Ses yeux se figeaient dans l’air avec épouvante comme si elle demandait pourquoi on lui faisait du mal, précisément à cette minute, après tant d’années, quant tout était fini, quand elle était vieille...

Une paysanne la menaça en passant. Slatka lui cria, avec la haine de l’ancienne rancune :

– Traînée !

Le silence se rompit. Les hommes commencèrent à parler avec animation.

Voix confuses... Quelqu’un jura.

Jella se rappela soudain ce qu’elle avait entendu, la veille, sur la montagne. Il lui sembla que son sang charriait dans son corps de petites pointes brûlantes, et les pointes piquaient et brûlaient la peau de son visage. Là, près d’elle, sa mère devenait toujours plus pâle. On voyait qu’elle aurait voulu dire quelque chose, mais elle ne trouvait pas de mots dans sa pauvre tête. Pourtant elle le savait maintenant, celles qui la haïssaient depuis longtemps, – les femmes – s’étaient liguées contre elle, car les hommes ne la protégeaient plus.

En bas, sur la grande route, un chariot cahotait. Le roulier fit en se retournant un geste indicateur et cria quelque chose. Les chaînes et les roues grincèrent. Personne ne comprit ses paroles, mais tous les yeux suivirent la direction de sa main. Jella et sa mère regardèrent aussi de ce côté. Sur la crête, deux plumets verts, flottants, émergèrent. Des gendarmes venaient de la forêt. L’éclat du soleil s’allumait et s’éteignait d’un éclair identique sur l’acier des baïonnettes mises aux fusils.

Devant l’église, on oublia un instant Giacinta. Il se fit un silence lourd, angoissé, le silence qui naît entre beaucoup de gens qui s’unissent pour la dissimulation. Les hommes enfoncèrent leurs chapeaux sur leurs yeux ; presque tous avaient une faute sur la conscience ; chacun avait quelque chose à cacher. La vue des gendarmes avait arrêté les paroles dans leur gorge. Sait-on jamais qui peut être emmené par la force, loin du village ?

En bas sur la route, on entendait déjà distinctement les lourds pas militaires. Nul ne respirait plus : long moment de cruelle incertitude. Puis un allégement sur les visages immobiles, terrifiés. Les gendarmes continuèrent avec indifférence leur chemin, au bas de l’église, et franchirent le porche du tonnelier.

– Ils sont venus pour Franjo !... qui l’a dénoncé ?

Jella respira aussi. Elle ne savait pas pourquoi, mais comme les autres, elle avait peur des chapeaux à plumets.

– Cette mauvaise gale est cause de tout ! – grommela, furieuse, la belle-sœur de Slatka. – Franjo aussi bat sa femme depuis qu’il l’a rencontrée !

Dans les derniers rangs, on n’entendait pas ses paroles, et les plus proches savaient fort bien que, toute sa vie, le tonnelier avait battu sa femme ; mais comme l’exaltation surgie après la peur cherchait une victime, la colère se tourna de nouveau contre Giacinta.

Des poings rudes, poilus, se levèrent ; des mains rouges de femmes gesticulèrent dans l’air ; des jurons étouffés, des imprécations réprimées retentirent, et un vaurien, encouragé, jeta une pierre à l’italienne. Giacinta, poussant un cri aigu, porta la main à sa poitrine et se mit à courir à corps perdu. Jella s’arrêta de marcher ; l’un de ses pieds touchait à peine le sol ; l’autre tremblait, tandis qu’elle pesait sur lui de tout son poids. Son corps était flexible, comme celui d’un adolescent non encore formé, ses dents brillaient, blanches, entre ses lèvres, comme si elles voulaient mordre. Son visage devint sombre. Ce qui venait de sourdre en elle, ce qu’elle n’avait encore jamais éprouvé jusque-là, la sauvagerie acharnée de son sang, bouillonna en elle. Elle se pencha, prompte comme l’éclair, saisit une poignée de cailloux et les lança au hasard, dans le tas, puis s’enfuit au galop, derrière sa mère. L’instant d’après, la foule se ressaisit. Une véritable nuée de pierres siffla dans l’air. Un caillou atteignit le pied de la jeune fille. Quelques feuilles tombèrent des arbres, l’eau des flaques éclaboussa ; les autres pierres tombèrent bruyamment dans le fossé de la route.

Les huées des jeunes filles résonnèrent à nouveau près du mur de l’église.

– Les femmes avaient raison !

Et à présent, quelques gars riaient.

– Elles avaient raison ! – grondèrent les anciens avec la contrition des hommes qui s’aperçoivent qu’ils ont péché, lorsqu’ils sont gorgés du péché.

Puis le silence se fit sur la petite place. Les gens se contemplèrent avec le regard idiot de la brute satisfaite.

En bas, sous le porche du tonnelier, les deux gendarmes réapparurent ; Franjo, commue s’il servait la messe, se courbait humblement, même lorsqu’ils furent partis.

Le maire, mécontent, donna un coup de coude dans les côtes de l’aubergiste-maître d’école.

– Ils n’emmènent pas le vaurien. Une fois de plus, sa femme a tout nié !

Il éclata de rire ; entre tous il se réjouissait de ne pas avoir eu affaire aux gendarmes. Rien de plus facile que de se trahir, en parlant beaucoup !

Les deux casques à plumets disparurent derrière la courbe du monticule. Le village reprit son aspect ordinaire des dimanches et monsieur le curé passa en souriant entre ses brebis.

 

 

 

IV

 

 

Jella rattrapa sa mère sur le seuil de la chaumière. Elles verrouillèrent la porte derrière elles, avec une hâte désespérée. Toutes deux respirèrent ; leurs regards, s’étant rencontrés, se détournèrent pleins de trouble. Maintenant, le péril écarté, elles apercevaient quelque chose dans leurs yeux... La femme défit, puis renoua, sans but, son fichu sous son menton. Jella ne la regardait pas et vit pourtant que les plis de sa jupe tremblaient à la hauteur des genoux. Toutes deux restaient silencieuses. Et dans ces minutes impitoyablement muettes, inconsciemment l’une expiait, l’autre pardonnait.

Lorsqu’elles se regardèrent, il n’y avait plus de trouble dans leurs yeux. Jella s’assit sur le petit banc. Elle commença de laver avec un chiffon mouillé le sang qui coulait lentement de son pied blessé. La femme, avec des mouvements fatigués, automatiques, errait dans la pièce. Elle rangea les oignons, sur la grosse poutre, secoua les champignons secs enfilés dans une ficelle pendue au linteau, remua les olives dans le bocal. Sous la protection de la porte verrouillée, elles continuaient à vivre de leur vie habituelle... Alors, soudain, on entendit frapper faiblement à la fenêtre. Ce n’était qu’un insecte qui avait heurté la vitre, mais ce bruit sourd leur arracha une pensée commune, non énoncée. Elles demeurèrent figées, comme si, avec l’insecte, tout le monde extérieur, hostile, avait frappé chez elles, comme si tout le village les épiait à travers la fenêtre. Et la femme décrocha, en soupirant de lassitude, le filet placé près du foyer, auquel elle avait travaillé, la veille.

– Je ne puis rester ici.

Une frayeur immobile surgit dans les yeux de Jella.

– Je dois m’en aller. Ces chiens m’assommeront quand il n’y aura plus de gendarmes dans le pays.

Giacinta détourna la tête. Sa voix était mal assurée lorsqu’elle reprit :

– Je vais emporter le filet à Porto-Poe, pour les pêcheurs. Quand nous aurons de l’argent, nous nous établirons ailleurs.

– Mais je viens aussi avec toi ?

La femme hésita, et selon qu’elle levait ou abaissait ses paupières, son visage s’éclaircissait ou s’assombrissait. À la fin elle secoua la tête comme si elle luttait contre elle-même.

– C’est impossible. Quand je serai partie ils ne te feront pas mal. Plus tard je reviendrai te chercher.

Jella sentait que sa mère avait raison ; on ne la maltraiterait pas et pourtant elle craignait un malheur indéfinissable.

Elles ne parlèrent plus. La femme fit un paquet de sa jupe la moins neuve, de ses socles et de son casaquin ; puis elle déposa rapidement le baluchon sur le seuil, traversa la chambre, s’accroupit devant l’âtre et avec une lame de couteau, se mit à soulever la dernière brique de la maçonnerie.

La fille suivait de l’œil ce travail silencieux et rapide. Elle oublia tout. Elle n’observait plus que la brique. Celle-ci bougea lentement, se déplaça en se retournant ; de la suie tomba tout alentour et Giacinta enfonça son bras jusqu’au coude dans la cavité noire. Elle en retira une petite croix d’or enroulée dans un chiffon poisseux.

Jella poussa un cri d’admiration, mais tout à coup son regard se figea. Elle se rappela ce que Slatka avait dit la veille d’une croix d’or, et d’un geste fatigué, elle essuya la sueur de son front.

– C’est tout ce qui est resté !... – murmura tristement la femme.

Elle remit en place la croix et la brique et se leva d’un mouvement lourd.

– Fais-y bien attention !

Elle passa le filet sur son épaule et se dirigea vers la porte.

Jella frissonna, surprise ; elle ne pensait plus à ça. Elle aurait voulu dire quelque chose qu’elle n’avait jamais dit jusque-là. Car, depuis l’église, elle savait avec certitude qu’elle aimait sa mère, qu’elle l’aimait, même si on lui avait donné des croix d’or. Elle chercha des mots, mais aucun ne lui vint à l’esprit. Elle respira, vaincue, comme quelqu’un qui n’a rien à dire.

La femme jeta du seuil un regard en arrière. Sa main s’enfonça dans le filet ; sa poitrine se souleva inégalement.

– Il y a encore du pain sur la planche pour ce soir, dit-elle d’une voix enrouée, puis, elle saisit le baluchon et ne se retourna plus...

Dehors, le soleil brillait, d’un ton jaunâtre, sur l’herbe. On entendait des voix chantantes, traînardes, du côté de l’auberge. Un piétinement lointain se mêlait à la musique plaintive, sans vie, du joueur de biniou.

– Personne ne me voit. Ils dansent déjà là-bas, – murmura Giacinta.

Jella crut qu’elle percevait la voix impérieuse de Davorin. « Aujourd’hui c’est lui qui conduit la danse du Kolo », pensa-t-elle, et elle se rappela la fille rougeaude du maître d’école.

Au-delà des buissons, seul le torrent grondait entre les bois rocailleux. Jella s’élança après sa mère qui franchissait en courant l’étroite passerelle jetée sur l’eau. Le vent froid du courant écumeux fit flotter sa jupe. La fille plongea son regard dans le gouffre. Elle se rappela que la planche était glissante, et suivit des yeux sa mère, avec effroi. « Si elle glissait ! » Pour la première fois, Jella pensa qu’il pouvait lui arriver malheur. Elles s’arrêtèrent sur l’autre rive. Giacinta considéra tristement sa fille, puis se mit à lui caresser le visage, palpa ses cheveux, son front, ses lèvres, lentement, comme si elle voulait voir aussi ses traits avec ses mains, les graver avec ses mains dans sa mémoire. Ses doigts tremblaient, sa poitrine se creusa quand elle se pencha, courbée sur Jella qui ferma les yeux et serra les dents pour ne pas crier. La femme secoua ses épaules avec une tendresse brusque, pendant qu’elle embrassait sa fille, coup sur coup plusieurs fois, bruyamment, comme font les paysans.

– Je reviendrai te chercher, – gémit-elle sourdement quand elle se redressa.

Elle ne savait pas elle-même si elle voulait consoler sa fille ou se consoler elle-même. Jella désira de nouveau exprimer quelque chose qui lui faisait mal, qui s’élevait dans sa poitrine. En vain ! les mots fuyaient sa bouche, ils devenaient des larmes sous ses cils, deux lourdes larmes d’enfant, qui coulèrent le long de son visage. Mais sa mère ne pouvait déjà plus les voir. Tête basse, elle s’était mise en marche, solitaire sur le sentier de la forêt, et les feuilles sèches qui s’attachaient à ses pieds retombaient avec un léger crissement. Elle s’arrêta encore une fois sous le grand chêne ; elle regarda une fois encore en arrière. Un brouillard voilait ses yeux ; sa bouche remuait sans émettre un son.

Toutes deux auraient voulu, et aucune d’elles ne pouvait parler.

 

 

 

V

 

 

Jella était assise sur une pierre et contemplait le vieux chêne, sous lequel personne ne se tenait plus. La tache bleue flottant çà et là avait disparu depuis longtemps parmi les troncs d’arbres mordorés. Le bruit des pas avait cessé.

La fille sentit dans ses oreilles une pulsation sonore et le silence de la forêt se peupla du souvenir des voix haineuses. Il lui sembla entendre de nouveau les injures, le vacarme du matin, et le sentiment d’un néant douloureux la saisit. Elle ne voulait pas rentrer, car elle était sûre de rencontrer là-bas un je ne sais quoi de triste et qu’elle ignorait encore. Où aller ?

Elle serait seule aujourd’hui, même avec ses chèvres, même avec ses montagnes. Elle aurait voulu entendre une voix qui lui aurait annoncé le proche retour de sa mère.

Elle regardait déjà depuis un bon moment un petit reflet bleu sur la surface de l’eau de pluie rassemblée dans le tronc creux du chêne, sans savoir qu’elle le regardait ; elle entendait depuis un long moment le craquement des branches sèches dans la forêt, sans savoir qu’elle l’entendait. Elle sentait un grand trouble derrière son front. Elle n’aurait jamais cru qu’il y avait au monde autant de pensées qu’il en surgissait dans sa tête. Jusqu’ici, il n’y avait eu dans sa vie, rien, – rien que les montagnes, les chèvres, les filles, les gars, la messe du dimanche, rien que le filet de sa mère, les jurons de son père ; rien que la neige, le vent, le soleil !... À présent tout était incompréhensiblement changé.

Elle releva vivement la tête. Une forme bizarre, courbée, apparut le long du torrent. C’était Jagoda, la vieille mendiante. Elle marchait à pas pressés, et la partie supérieure de son corps ratatiné se remuait d’une façon extraordinaire, comme si elle cueillait sans cesse l’herbe de ses maigres mains, touchant presque la terre. C’est ainsi qu’elle avançait sur la grand-route, à travers l’église, dans les cours. Elle était toujours pressée. Si quelqu’un lui faisait l’aumône, elle tournait un peu la tête et regardait d’en dessous les gens, tel un vieux chien ridé plein de soucis. Elle fourrait d’un mouvement avide le pain dans sa besace ; elle mettait l’argent dans sa bouche et partait pour l’auberge. Les paysans riaient dans la taverne ; elle crachait l’argent sur le comptoir, jetait sous son bras la bouteille d’eau-de-vie, et jurant au milieu des chiens aboyants, vite, vite, elle allait à la maison, au moulin incendié qu’elle habitait naguère, – lorsque la roue tournait encore et que son mari, le meunier roux, vivait. Maintenant, encore, elle se dirigeait vers les ruines. Jella s’achemina derrière elle.

Depuis qu’elle se souvenait, elle avait toujours connu ainsi la mendiante ; elle l’avait toujours vue rôder autour du moulin. Dans son enfance, elle en avait peur ; plus tard, elle aimait entendre ses contes.

Jagoda était de celles qui connaissaient encore les nains de la forêt, et qui, dans les rochers, rencontraient le Spectre de la montagne à la barbe de pierre. Jagoda avait vu le feu ailé au-dessus de l’affreux gouffre du Jezero. Jagoda savait ce que dit aux hommes le mugissement de la forêt pendant les soirs glacés d’automne.

« La bora va souffler, – grognait-elle parfois lorsque le temps était ensoleillé et tranquille ; – je l’ai entendu dire sur le champ des pierres, par les chardons épineux. » Et le lendemain, les vents mugissaient et, en haut, les noirs nuages mouillés se lançaient en tonnant contre les monts. « Le froid vient », – grognait-elle au cabaret, tandis qu’on mesurait son eau-de-vie de prune. – « Le ruisseau est retourné cette nuit pour chercher de la glace, dans la crevasse sombre. » À la brume, la tourmente de neige sifflait sur les sommets, et dans le village les charretiers poussaient des cris, car ils ne se distinguaient pas dans le brouillard.

Tout le monde se moquait de la vieille à moitié idiote ; pourtant, en secret, chacun croyait superstitieusement en elle. On lui demandait comment serait la moisson ; on allait la trouver pour les herbes bienfaisantes, lorsque la maladie était à la maison. Jella s’imaginait à présent que Jagoda, qui savait ce qu’ignoraient les autres, pourrait peut-être venir à son secours. Elle pourrait lui donner quelque herbe desséchée qui lui ferait passer sa grande douleur du côté gauche.

Elle était déjà arrêtée près de l’ancien moulin. Les murs croulants se dressaient tristement dans le ciel, hors des sauvages broussailles. Sous eux, l’eau précipitée se vaporisait en un nuage argenté, et ses bords agitaient les brins de mousse gluante qui, comme autant d’aiguillons de glace verte dégouttante, pendaient de la roue immobile. Il devait y avoir bien longtemps que le moulin était mort. Depuis, un arbre avait poussé sur les décombres de l’âtre. Les buissons entraient par l’ouverture béante de la porte ; sous le plafond pendant, les oiseaux avaient construit, dans la dévastation, des nids toujours renouvelés.

Un insecte s’éleva au-dessus du torrent. Jagoda était courbée sur un tas de débris et regardait la roue rongée, comme si elle attendait qu’elle se mît en marche. Lorsque Jella s’accroupit près d’elle, elle ne leva pas même les yeux, elle ne bougea même pas. Elle hochait seulement la tête, comme celui qui approuve des paroles entendues de loin ; et elle caressait de ses mains desséchées et brunes la terre herbeuse. Beaucoup de temps passa ainsi ; enfin, sans qu’elle levât les yeux, elle grogna :

– Ta mère est donc partie ?

Jella, comme si elle attendait cette demande, se pencha près du visage de Jagoda en retenant sa respiration :

– Mais n’est-ce pas qu’elle reviendra ?

– Oui, – soupira la vieille. – Les gens reviennent, seulement les hommes ne les reconnaissent plus.

La fille comprit simplement que sa mère ne l’avait pas abandonnée ; ses yeux se rassérénèrent. Quant à Jagoda, elle se mit à nasiller, comme si elle parlait en songe :

– Stevo, le meunier, est aussi revenu, le moulin est aussi revenu. Car autrefois, tout était à nous ici : la maison, le ruisseau, la forêt, et la roue marchait. Tu ne pourrais pas rêver, ma Jellitza, quel joli son rendait l’eau... Puis Stevo tomba malade. Ni le prêtre, ni les herbes, ne le secoururent. Et la roue ne tourna plus ; ensuite, Stevo mourut et la roue se mit à pourrir dans l’eau.

Jagoda prit sa tête entre ses deux mains. Les mèches blanchies pendaient comme de l’étoupe sous son fichu. Chaque fois qu’elle soupirait on aurait dit que sa poitrine fêlée se déchirait :

– Oui, les hommes me dirent alors que le moulin de Stevo n’était plus le mien, parce que le meunier n’avait pas payé certaines gens. Ces gens vinrent ici. Ils voulaient me prendre tout : la maison, le ruisseau, la forêt. Mais ils curent beau me menacer des gendarmes, des papiers timbrés, je ne franchis pas la porte. J’attendais qu’il se passât quelque chose : il ne se passa rien... Alors une nuit... le moulin de Stevo brûla.

Le soleil disparut de l’eau ; l’ombre des arbres s’allongea sur l’autre bord, Jella commença d’être attentive. Jusque-là, elle pensait à sa mère. Jagoda resserra sur son cou desséché la chemise en haillons. Les deux yeux profondément enfoncés, sans vie, remuèrent tout à coup dans leur orbite, comme si des insectes y fourmillaient. Puis elle se pencha tout près de l’oreille de la fille :

– Le moulin brûla... comprends-tu ? C’est moi qui l’ai allumé !

La bouche de Jella s’ouvrit. La vieille se mit à rire lentement, d’une manière effrayante dans les croissantes ténèbres.

– Tout brûla. Ce qui resta ne fut plus bon qu’à moi. Depuis je dors dans ce qui continue à m’appartenir, et Stevo revient chez lui la nuit.

Jagoda se tut un instant. Son visage était mystérieux.

– Je reconnais ce qui revient. J’ai aussi reconnu Stevo, reconnu le moulin, pourtant ils sont morts tous les deux.

Jella jeta en frémissant un regard circulaire sur les ruines. Elle se dressa vivement. La lune naissante émergeait des montagnes. Un air humide montait de l’eau. La fille releva les branches sur l’ouverture de la porte. Elle se mit à courir le long du ruisseau. Son cœur battait plus vite. Il lui semblait que près d’elle quelqu’un courait aussi dans l’obscurité ; rapidement, sans bruit, et ici, là, en plusieurs endroits à la fois, une tête sortait des broussailles. Quand elle observait avec plus d’attention, elle ne voyait que le taillis. Un rameau mouillé de rosée effleura son visage. Elle fit un haut-le-corps et regarda en arrière avec terreur.

La lune éclairait les ruines du moulin d’une lueur fantomatique. Jagoda se tenait immobile sur les décombres, considérant la roue, toujours persuadée qu’elle se mettrait en marche.

Les genoux de la fille tremblaient lorsqu’elle atteignit la passerelle. La lune parsemait le gouffre mugissant de taches froides. On aurait dit que la planche pourrie bougeait lentement au-dessus de l’eau noire.

Jella s’arrêta subitement au milieu de la passerelle. Elle aperçut leur chaumière. Le mur était blanc, seul l’auvent projetait une molle ombre bleue au-dessus de la porte. Un rayon de lune brillait à travers le petit carreau, comme si une lumière veillait au dedans. Hier encore, quelqu’un attendait Jella ! Des sanglots étouffés secouèrent son corps. À présent elle savait pourquoi elle avait peur de revenir à la maison... L’instant d’après, son sang se souleva en une grande vague violente. Elle avait la sensation qu’en bas, l’eau sombre s’était aussi arrêtée, et que seule la passerelle glissait rapidement, vertigineusement avec elle, entre les deux bords. Elle vit distinctement, près de la maison, une ombre humaine qui se projetait sur les pierres. Quelqu’un se tenait au pied de l’arbre. Jella tituba. Elle sauta à bas de la planche, se tapit dans la broussaille de la rive.

Elle crut d’abord que sa mère était revenue ; l’instant d’après elle pensa à Stevo que Jagoda attendait au moulin...

Là-bas, l’ombre remua, oscilla çà et là, s’allongea lentement en avant ; un jeune homme marcha dans le clair de lune. Jella respira, c’était Davorin, et déjà ils étaient en face l’un de l’autre.

– C’est toi ! – gronda le gars. – J’avais peur que tu ne fusses partie avec ta mère.

La fille essuya d’un bout à l’autre, avec son bras, la sueur de son front :

– Comme tu m’as fait peur !

Tous deux se turent, troublés. Ils sentaient quelque chose entre eux. Ils ne pouvaient se parler comme les autres fois. Davorin mordait ses lèvres et fourrageait la terre avec son bâton. Soudain elle se rappela tout. Elle l’avait vu ainsi, aujourd’hui, devant l’église. Lorsque le gars étendit le bras vers sa taille, elle se retira, hostile.

– Bête ! – grogna Davorin. – Ta mère était une pas grand-chose... c’est en vain que tu m’assassines des yeux ! Même le sorcier de Steragora n’aurait pu venir à son aide ; et moi je puis te causer des ennuis si je parle à Slatka.

La colère de Jella se tourna contre Slatka :

– C’est sa faute si c’est arrivé !

– Elle en veut depuis longtemps à ta mère. Le forgeron tournait aussi autour d’elle. Il lui a donné une croix d’or. Ces choses touchent le beau sexe.

Encore cette croix d’or ! La fille regarda, toute pâle, Davorin. Le gars n’était pas beaucoup plus grand qu’elle. Sa large poitrine se montrait librement dans l’ouverture de la chemise grossière. Sa tête anguleuse était durement posée sur ses épaules. Ses cheveux étaient roux, son regard clignotant, comme s’il cherchait toujours. Il parlait paresseusement et alors sa lèvre supérieure couvrait à peine ses dents blanches, écartées. Jella aimait à sentir son poids sur sa taille, mais à présent elle ne voulait pas qu’il la touchât. Cette réserve excita le gars.

– Alors tu ne m’aimeras jamais ?

– Pourquoi t’aimerais-je ?

La voix de la fille était incertaine :

– Tu es du même sang que Slatka. Elle m’arracherait les deux yeux.

Le jeune homme devint attentif.

– Elle nous chasserait l’un de l’autre devant l’autel.

Davorin rit bestialement :

– Pas besoin d’autel pour que tu sois à moi. Ta mère non plus n’est pas allée à l’église demander la permission...

– Ne parle pas d’elle !

La voix de Jella déchira le silence du village endormi, sort poing levé jeta une ombre menaçante sur les pierres brillantes de clarté lunaire. Soudain elle tressauta. Elle comprit, à présent, seulement, ce que Davorin voulait, et de nouveau bouillonna en elle la sauvagerie révoltée qui avait tournoyé dans son sang, le matin.

Le gars riait étrangement. Plein de convoitise, il saisit avec une force impitoyable le poing levé de Jella. Jamais la fille de Giacinta n’avait paru si belle.

– Ma Jellitza, je te veux !

Mais elle, pour s’échapper, s’inclina en avant et se débattit. Ils luttèrent une seconde, muets, ennemis. Le jeune homme ne cédait pas. Il appuyait goulûment sa bouche contre le cou découvert de la fille. Quand il sentit sous sa lèvre le petit corps juvénile qui résistait, il se mit à trembler, comme s’il ne pouvait se tenir sur ses jambes. Les veines se gonflèrent sur son front bas. Son regard s’alanguit ; sa main se desserra au-dessous du poing de Jella. La fille profita de l’instant. Elle frappa, au hasard, de son coude, la poitrine de l’assaillant et s’élança vers la maison. Quand le gars revint à lui, le verrou grinçait déjà.

Davorin secouait la porte comme un perdu. Jella ne bougea pas. Elle était collée, toute raide, au mur. Elle plongeait ses yeux grands ouverts dans le noir et son regard s’arrêta près de l’âtre. Par la lucarne de derrière, elle voyait la forêt. Il lui semblait que, dans le clair de lune, les arbres marchaient ; sombres, ils venaient sans bruit vers elle. Elle respira lorsque les supplications de Davorin lui parvinrent de nouveau du dehors :

– Un mot seulement... Laisse-moi donc entrer, ma Jellitza !

Il la priait si joliment, si humblement ! et elle tourna la tête vers la porte...

Alors, aux environs de l’auberge, de sauvages cris de joie retentirent. Davorin regarda vivement en arrière, comme s’il craignait que les gais compagnons pussent voir sa honte. Il se mit à jurer. Il nomma d’un mot affreux la mère de Jella. Il donna dans la porte un furieux coup de pied avec sa botte ferrée.

La fille se rejeta loin du seuil. Au dehors, des pas résonnants s’éloignèrent sur la terre rocailleuse. Un chien aboya dans la rangée inférieure des maisons. Puis le silence se refit, et Jella ne put supporter plus longtemps l’obscurité. Elle se dirigea en tâtonnant vers l’âtre froid. Elle se souvint ; sa mère gardait les allumettes là, sur la planche, dans un pot sans anse. Sa main toucha d’abord la galette de maïs, et dans le silence, elle entendit de nouveau les paroles de sa mère : « Il y a encore du pain pour ce soir. » Mais ces pauvres mots, qui revenaient comme un écho, lui semblaient encore plus tristes. L’odeur de l’allumette soufrée lui monta au nez. Ses yeux pleurèrent. Les fascines fumèrent, pétillèrent, s’enflammèrent. Leur lueur éclaira la petite chaise de bois, usée, sur laquelle sa mère avait fait tant de filets.

Jella jeta un coup d’œil en arrière, comme si elle devait regarder dans les yeux sombres, vides, de quelqu’un qui l’attendait à la maison et qu’elle ne connaissait pas jusqu’ici.

Le pain ne lui parut pas bon, et pourtant elle avait faim ; elle ne pouvait se reposer sur le lit, et pourtant elle était fatiguée. Ses membres lui faisaient mal, elle avait froid sans sa mère et pourtant le baiser sauvage de Davorin lui brûlait le cou. L’aimait-elle ? Elle ne le savait pas ; mais elle pensa que s’il était là, maintenant, peut-être lui rendrait-elle son baiser... Puis cependant, elle en essuya la place sur son cou. Le mouchoir rouge de Giacinta se trouva sous sa main. Elle le regarda tristement, et il lui parut qu’un peu de sa mère était revenu auprès d’elle.

Dans un coin, la chèvre haletait régulièrement. Près du foyer un grillon se mit à chanter. Sa mère connaissait ce grillon. Hier, il chantait, aujourd’hui aussi... Jella n’eut plus peur. Elle s’endormit.

 

 

 

VI

 

 

Ce jour où l’on avait chassé sa mère resta dans le souvenir de Jella comme un grand vide effrayant, auquel elle dut penser toujours. En revenant des montagnes, souvent, en chemin, elle s’asseyait sur les pierres et se tourmentait en se demandant pourquoi sa vie était différente de celle des autres. Mais elle n’arrivait jamais à formuler une réponse. Elle accusait les hommes d’être la cause de tous ses chagrins, et pour qu’ils ne lui rappelassent pas la frayeur, le vide et l’obscurité, elle les évitait. Elle fuyait aussi Davorin. Un soir, elle l’aperçut de loin. Il parlait avec la Zorka du maître d’école. La grande face rouge de Zorka était encore plus rouge et Davorin riait encore plus fort que d’habitude. Jella se boucha les oreilles et se cacha derrière les buissons.

Puis, une fois, Slatka lui fit dire de venir l’aider dans la cour.

L’aubergiste-maître d’école l’appela aussi, de même que la belle-sœur de Slatka ; mais Jella se détournait quand ils lui parlaient :

– Je ne vous servirai pas ; j’ai toujours été « mon propre pauvre » à moi-même.

Lorsque, de grand matin, elle allait à la montagne avec ses chèvres, elle entrait souvent à l’église. Ses chèvres l’attendaient au dehors, et pendant qu’elle priait, les bêtes broutaient l’herbe poussée entre les pierres. Seul, le petit cabri noir fourrait sa tête par la porte entr’ouverte. L’ombre de ses deux cornes remuait diaboliquement au soleil ; sa clochette tintait dans le silence dévot, comme si l’on disait la messe à l’autel. Jella était seule et croyait que dans ces moments-là on pouvait le mieux prier. Dans sa niche, la Vierge à la jupe bleue, qui lui ramènerait sa mère, ne pouvait écouter qu’elle seule.

Mais tant de jours s’écoulèrent que Jella ne put les compter sur ses dix doigts ; elle se fatigua de l’attente ; elle n’entra plus le matin, dans l’église ; elle ne regarda plus, le soir, dans le vallon, si la lumière brûlait enfin à la fenêtre. Son corps s’allongea, ses yeux furent pleins d’une sauvage tristesse Elle ne comprenait plus qu’un temps avait existé où elle souffrait de n’avoir personne à qui parler. Elle s’était habituée à ce que personne ne sût ce qu’elle portait dans son cœur ; et pourtant, à la messe du dimanche, tous se retournaient dans les bancs pour la voir.

Depuis que les hommes étaient méchants, elle sentait que les montagnes étaient meilleures pour elle. Des journées entières, elle errait parmi les éboulements des rocs. Elle s’étendait, immobile, dans l’ombre des hauts sommets d’où l’église et la chaumière paraissaient également petites. Là, ne parvenaient plus la voix de Slatka et la voix de la cloche. Jella n’ensanglantait plus ses mains sur les rochers pour libérer les papillons des toiles d’araignées et les voir voler au-dessus du gouffre. Elle ne touchait plus aux papillons, mais elle écrasait les araignées avec une pierre. Ses yeux brillaient, et elle ignorait pourquoi elle regardait alors vers le village...

Lorsque sa pensée faisait un retour sur elle-même, elle sentait vaguement qu’elle avait été toute différente, autrefois, mais elle ne se rappelait plus comment. Était-ce bien elle qui chantait en dégringolant la pente avec ses chèvres ? Elle oubliait que son rire de jadis égayait les forêts et les hommes...

La clairière était déjà blanchie de fraisiers en fleurs, comme si on l’avait aspergée de chaux. Le merle de roche martelait déjà l’écorce des arbres. Jella était couchée dans l’herbe. Elle appuyait son menton à ses deux paumes et elle frottait lentement en l’air ses pieds nus. Une bête à bon Dieu grimpait sur un brin d’herbe. Elle souffla dessus. L’insecte retomba dans la mousse, puis recommença de grimper.

Un homme traversa la clairière. Il s’arrêta dans l’ombre d’un tas de bois coupé et s’essuya le front avec sa chemise. C’était Dusan, le morne et haut Dusan dont les gens disaient qu’il s’était enfui des montagnes de Lika, devant les gendarmes, parce qu’il avait tué un riche curé. Mais aucune preuve de ce crime... Cet homme grand et solitaire, qui vivait dans les forêts et se fourvoyait rarement parmi les maisons, buvait peu, parlait peu. C’est pourquoi on l’avait surnommé Dusan l’ours. Et lorsque quelqu’un, par hasard, venait à parler des jours passés, son front se creusait en profonds sillons au-dessus de ses petits yeux ternes. Il fixait si sombrement les curieux qu’ils perdaient la respiration et ne l’interrogeaient plus jamais. Jella, comme les autres villageois, regardait cet homme qui n’avait besoin de personne, avec une certaine déférence.

À présent aussi, il était seul. Lorsqu’il aperçut la fille, il lui cria :

– J’ai parlé à ton père. Il travaille dans la forêt, à une journée de marche.

Il continua lourdement son chemin, et en avançant, on aurait dit qu’à chaque pas, ses semelles se collaient à la terre.

Jella sauta sur l’herbe. Elle s’élança vers lui.

– N’avez-vous pas vu ma mère ?

Sa voix hoqueta. Lorsqu’elle eut énoncé ce qu’elle n’avait dit à personne, – sa pensée de toujours – elle baissa instinctivement les yeux, comme si à travers ses prunelles, on avait pu voir dans son âme.

L’homme s’arrêta. C’était un rude montagnard robuste. Le vent avait tanné son visage osseux ; une barbe broussailleuse grisonnait sur son menton rude. Il portait un chapeau devenu informe et verdâtre, dont les bords effilochés pendaient sur son cou hâlé. La bise boursouflait parfois sa chemise crasseuse et rayée sur sa poitrine velue.

Il secoua lentement la tête :

– Elle est donc partie ?

– Elle est partie, – reprit comme un écho la voix de la fille ; mais elle ne savait pas qu’elle avait répondu.

– Je viens d’au-delà des montagnes. Là-bas, je n’ai pas vu ta mère.

Jella ne le comprit pas. Là-bas ? D’au-delà des montagnes ?... Une idée nouvelle, imprévue, lui vint à l’esprit. Elle leva les yeux avec inquiétude.

– Mais n’est-ce pas, il y a aussi des montagnes, là-bas ? Que pourrait-il y avoir d’autre ? Ou bien êtes-vous allé jusqu’à la mer ?

Dusan secoua de nouveau la tête :

– Où je suis allé, il n’y a ni pierres, ni mer.

Et il grommela encore quelque chose qui signifiait que derrière le Grand Mont, après les gorges de l’Obruc, les montagnes finissaient.

La fille apeurée pressa ses pieds nus sur le sol pierreux, comme si l’homme avait voulu lui prendre jusqu’aux montagnes. Sa gorge se serra.

– Il y aurait donc un pareil endroit au monde ? Et alors, qu’y aurait-il, là où il n’y aurait pas de montagnes ?

– Une espèce de plaine, – grogna Dusan, avec indifférence, et il s’appuya sur son bâton noueux.

Jella, abattue, regarda pendant un moment devant elle. Cependant elle avait encore quelque espoir ; elle n’était pas tout à fait convaincue.

– Où finissent les montagnes ?

L’homme fit en l’air un grand geste incertain :

– Là-bas ? – demanda la fille d’une voix étranglée.

– Là-bas aussi...

La main de Jella, comme si on y avait mis une pierre, retomba, et frappa lourdement sa hanche. L’homme se mettait déjà en marche, lorsqu’elle lui dit :

– Comment appelle-t-on cet endroit, là-bas ?...

– La puszta 3.

Puszta, – murmura lentement la fille, – Puszta...

Et dans ce mot hostile, étranger, elle enveloppa inconsciemment tout ce qu’elle haïssait : le village, les hommes, l’abandon, la fin des montagnes.

« Puszta !... Puszta !... »

Jella s’assit dans l’herbe. Dusan l’ours devint de plus en plus petit sur la pente. D’abord, disparurent ses bottes, puis la chemise rayée. Déjà sa tête seule émergeait parmi les pierres, comme une boule qui descend toute seule en roulant. Soudain elle disparut.

Jella voulut crier. Cet homme avait emporté son ignorance avec laquelle il faisait bon vivre. Il n’y avait donc pas au monde que les montagnes et la mer ? Cette nouvelle pensée l’effraya, comme si on lui avait dit que quelque part, loin, très loin, Dieu, finissait aussi. Elle avait peur, bien qu’elle sentît les montagnes plus près d’elle, comme sa mère avait peur dans l’église, lorsqu’on la maltraitait. Ses sensations se mélangeaient confusément. Elle allongea sa main sur la terre, en poussant un petit sanglot apeuré.

Les forêts l’entouraient de leur masse obscure. Elle était seule. Sous le ciel ensoleillé, le silence pur, intact des sommets parvenait jusqu’à elle, le silence vivant, tout-puissant, dont elle ignorait qu’il était si bon parce qu’il arrêtait les pensées douloureuses. Une puissance invisible la dominait. Elle ne se révoltait pas contre cette idée que les montagnes finissaient dans les lointains inconnus ; mais les montagnes lui devenaient plus chères. Elle leva les yeux vers elles, à travers ses larmes. On aurait dit que, tout à coup, elles s’étaient brisées, qu’elles s’étaient fondues, qu’elles venaient à Jella au-dessus des sapins, comme si elles voulaient pénétrer en elle, à travers ses yeux. Et alors, comme elle était étendue, collée à la terre, il lui parut que son cœur ne battait pas dans sa poitrine, mais plus bas et plus profond, parmi les pierres ; il lui parut que son sang chassait les pulsations des petites sources dans la mousse ; que sa respiration agitait lentement, lentement, dans la clairière, l’herbe des montagnes...

C’était une grande rencontre muette, une union mystérieuse. Et à partir de ce jour Jella sut, d’une façon certaine, qu’elle et les montagnes s’appartenaient réciproquement.

 

 

 

VII

 

 

La route profonde était tellement rétrécie entre les vieux murs de l’église et le talus, qu’un seul homme y pouvait passer de front. La nuit tombait. On ne voyait plus les pierres sur le sol, Jella rentrait chez elle, Davorin sortait de l’atelier. Il s’arrêta un instant, puis fit un pas en avant et prit dans sa main le menton de la fille. Il la força crûment à se tourner vers lui.

– Regarde-moi donc enfin !

Sa voix voulait être suppliante, mais son geste était dur et impérieux.

Le sang de Jella reflua lentement au cœur. Ils s’étaient rencontrés si fortuitement ! Cela lui semblait si bon ! Il y avait donc encore au monde quelqu’un qui voulait regarder dans ses yeux ?... Elle éprouva soudain une fatigue dans les genoux, comme si on l’arrêtait pendant une grande course solitaire. La poitrine de Davorin était large, et elle aurait voulu pleurer tout son saoul sur la poitrine de quelqu’un. Mais pourtant, d’instinct, elle se retira un peu.

Le gars lui saisit la taille avec impatience :

– Tu ne me veux donc pas ?

La fille recula en entendant cette voix enrouée, la même voix qui l’avait fait frémir l’autre soir.

– Tu ne me veux donc pas ?

Le gars respirait rapidement. Jella sentait qu’une bouche cherchait sa bouche dans l’ombre ! Une poitrine toucha sa poitrine. Elle ferma les yeux, comme prise de vertige. Mais, alors, incompréhensiblement, il lui sembla que la grande face rouge de Zorka se présentait devant elle tout près de Davorin et du puits. Elle se rappela que la même image lui était souvent apparue quand elle était seule à la maison, et que dehors, la nuit tombait.

Inquiète, elle se redressa dans le bras du jeune homme et demanda à tout hasard :

– C’est vrai que tu te maries ?

Davorin lui secoua l’épaule avec colère :

– Qu’est-ce que ça peut bien te faire ?

La fille le regarda fixement et le repoussa avec amertume.

– Va-t’en alors !

Et elle repartit sur la route. Le soir on frappa à sa porte. Le gars était debout, sur le seuil. Il supplia en vain. Jella ne bougea même pas dans la maison.

Plus tard, ils se parlèrent encore une fois.

C’était un dimanche. La branche de genévrier rougie se balançait lentement au-dessus de la porte de l’auberge. Son ombre cachait et découvrait tour à tour le visage de Davorin. Le long Branco et deux douviers étaient accroupis sur le seuil. Milutin, le fils turbulent du sonneur, était assis près d’un verre, sur l’appui de la fenêtre. Il laissait pendre une de ses jambes sur la route, et, pour essayer ses bottes neuves, il lançait de temps en temps un coup de pied aux chiens de l’auberge. Les filles dansaient déjà entre elles, derrière la maison. On n’entendait que le piétinement. Les hommes buvaient encore. Lorsque Jella passa près d’eux, ils se regardèrent. Davorin dit quelque chose qui fit rire les autres, puis il s’élança derrière la fille.

Jella aurait voulu se sauver ; mais elle se ravisa. Elle se retourna et attendit le jeune homme de pied ferme.

Les douviers se dressèrent dans la porte de l’auberge. Branco allongea le cou. Le fils du sonneur se pencha hors de la fenêtre.

– Pourquoi me poursuis-tu ?

La voix de Jella était sombre et impatiente. Davorin avait beaucoup bu ce jour-là. Il vit rouge et empoigna l’épaule de Jella, comme s’il avait voulu la broyer.

La fille gémit sous la douleur.

– Ne me fais pas de mal !... On nous regarde !... Que veux-tu donc ?

Davorin se pencha sur son visage, si près qu’ils ne se voyaient plus :

– C’est toi que je veux !... N’es-tu pas la fille de ta mère ?

– Jamais ! – cria Jella de toutes ses forces, afin qu’on l’entendît aussi là-bas, et elle lança son poing entre les deux yeux de Davorin.

Le gars fit siffler son gourdin. Comme elle n’était pas atteinte, il éclata d’un rire excessif, menaçant.

Ses compagnons rirent aussi devant la porte de l’auberge, ce que Davorin ne put jamais leur pardonner. Chaque fois qu’il apercevait Jella, et que Branco et les deux douviers l’excitaient en ricanant, il serrait les dents :

– Elle s’en repentira !

 

 

 

VIII

 

 

En haut, sur les flancs du Javorjé, le sang des roses sauvages tombait déjà dans l’herbe. Le chaud soleil dardait sur les versants. Le vent ne parvenait qu’à peine jusqu’au sol. Jella savait qu’il soufflait alors, sur les hauteurs, car le soir, les étoiles, grosses comme le poing, scintillaient dans le ciel bleu d’été.

Il était midi. Les gars s’étendaient, couchés sur le dos, au bord de la clairière. Jella avait de l’herbe jusqu’aux genoux. Un rayon brillait sur l’écorce d’un tronc mort, argenté. Tout près, une cruche de terre était posée. La fille l’aperçut, lorsque le petit cabri noir sauta dessus. La cruche fut renversée et l’eau se répandit en glougloutant sur la terre desséchée. Dans le voisinage, quelque chose remua. Le long Branco s’accouda près de Jella ; quand il la vit, il saisit sa jupe, il l’attira à lui en riant.

– Viens un peu, ma petite âme !...

À sa voix, plusieurs têtes suantes et somnolentes, se dressèrent dans l’herbe.

Branco eut un rire antipathique :

– Tu es belle, ma Jellitza !

Au nom de Jella, une autre chemise blanche parut derrière le tronc coupé. C’était Davorin. Il regarda devant lui, pendant un moment, d’un air hébété. Il se mit à déchiqueter l’herbe, entre ses deux jambes allongées.

La fille ne le vit pas. Elle arracha le bout de sa jupe des mains du long bûcheron et elle continua de marcher. Dans le mouvement, sa blouse se collait à ses épaules ; sous ses cheveux noirs brillants, son cou brûlé par le soleil se penchait de côté. Les gars suivirent du regard l’ondulation de son corps. Branco et les douviers se levèrent d’un saut. Davorin s’étira.

Dans la chaleur étouffante, l’air tremblait au-dessus de la clairière ; l’âcre odeur de la fertilité se dégageait de la terre brûlante. L’éclat du soleil fit monter le sang à la tête des gars. La fille était pour eux si étrangère, si nouvelle, là, au milieu des forêts, sa démarche était plus légère, son corps plus libre, et elle portait la tête plus haute, comme si elle regardait toujours les sommets.

Jella, sans y prêter attention, entendit qu’on parlait derrière elle, mais lorsque tout à coup, le silence se fit, comme si on avait coupé avec un couteau le brouhaha des voix, elle se retourna avec inquiétude. Dans ce mouvement, la petite jupe déchirée s’enroula autour de ses jambes.

Les gars se tenaient groupés sous un arbre desséché. Tous la regardaient. Alors seulement, elle vit qu’ils étaient nombreux : cinq, peut-être même six, et c’est alors aussi qu’elle aperçut parmi eux Davorin. Instinctivement, elle abaissa sur ses hanches la jupe relevée.

Le cou de Davorin était rouge, les veines gonflées ; sous ses yeux, deux taches crues ardaient, comme brûlées de sang.

Jella le contempla, engourdie, puis se tourna vers les gars, mais des yeux semblables à ceux de Davorin la fixaient terriblement, dans ces faces changées qui exprimaient le terrible droit de la force bestiale. Jella pâlit. Soudain elle comprit tout. Ses yeux s’élargirent et se remplirent d’épouvante, comme si, impitoyablement, elle voyait approcher d’elle la destinée de sa mère. Il lui sembla que son corps perdait sa liberté, que des forces invisibles l’encerclaient. Pas de salut ! Le péril s’étendait, fermait toute issue. Épouvantée, Jella s’aplatit comme un pauvre petit chevreuil dans un cercle de loups.

Davorin prononça des paroles incompréhensibles pour elle. Cependant elle protesta en secouant la tête avec dégoût.

– Tu ne veux pas ? – hurla le gars. – Eh bien ! nous allons vouloir, nous !

Il fit signe aux autres, imitant le geste de ceux qui excitent les chiens contre la proie certaine...

– Misérable ! – s’écria Jella d’une voix étouffée. Ses deux mains se crispèrent dans l’air, comme si on l’avait frappée au cœur ; puis elle se prit à courir éperdument, sans espérance.

Davorin et les garçons galopaient derrière elle, dans le taillis, faisant de grands sauts, semblables à une seule bête haletante à plusieurs têtes, qui poursuit sa proie demi-morte, pour la déchirer.

Jella courait au hasard ; elle s’élançait aveuglément par la forêt. Des jurons éclataient dans le silence. Quelqu’un tomba... Quelqu’un glissa sur l’escarpement... Les branches de sapins se rejoignaient en sifflant derrière les corps des hommes, qui se frayaient un passage. La forêt commençait à s’éclaircir. Des rochers se dressaient parmi les crevasses sauvages.

Les rameaux ensanglantaient le visage de la fille ; sa jupe flottait ; sa chemise déchirée fouettait ses épaules. Une seconde, elle tomba sur les genoux ; puis de nouveau en haut ! toujours plus haut ! Tandis qu’elle s’élevait, on aurait dit qu’autour d’elle, les pierres, les forêts, les buissons s’affaissaient. Le vallon, le taillis, les chèvres cabrées, les formes humaines galopantes parmi les arbres, se brouillaient désordonnément. Soudain les prunelles de ses yeux restèrent fixes ; elle reconnut le terrain, le grand amas de roches nues au-dessus des sapins ! Le pré tout en fleurs ! Elle se souvint de la tranchée à pic, du jeune tronc d’arbre, frappé de la foudre, jeté comme un pont. Elle changea de direction et courut vers la ravine. Dans un effroi mortel, elle grimpait vite, vite, à quatre pattes, et faisait rouler, sous ses mains tremblantes, les pierres soulevées.

Les gars hurlaient, menaçants derrière elle. Les pierres croulaient.

Elle atteignit la tranchée. C’est à peine si la pointe du sapin renversé touchait l’autre bord. Le vent secouait mystérieusement les branches mortes, pendant dans le gouffre.

On entendait déjà les clameurs des garçons. La tête de Davorin émergea de l’escarpement. Soudain, tous s’arrêtèrent pétrifiés.

Jella se penchait en avant, s’étendait sur l’arbre roussi et les yeux ouverts, rampait lentement au-dessus de la mort... Le sapin craqua ; il se courba un instant, comme pour laisser la fille choir dans l’abîme. Mais déjà, elle était debout, de l’autre côté, et avec une force décuplée par l’instinct de la conservation, elle repoussa le sapin. L’extrémité de l’arbre se rompit ; il roula du bord du précipice et tomba entre les murs de rocs, les éraflant, dans un long fracas qui s’éloignait... Au fond du gouffre, il y eut un éclaboussement. Le grondement sourd des eaux souterraines recommença dans l’invisible profondeur.

Jella releva la tête. Personne ne pouvait la suivre sur le sapin brisé. Elle regarda l’autre rive, les poings serrés, déchirée, en haillons, sauvagement. Les pulsations de son sang l’assourdissaient. On aurait dit que des bulles éclataient dans ses yeux. Du cou aux hanches, tout son corps tremblait. Éperdument, elle se remit à courir.

Alors seulement, les gars se ressaisirent. Dans leur rage honteuse, impuissante, ils lancèrent des pierres à la fille. Des hurlements furibonds se mêlèrent au grondement mystérieux du gouffre, et les rochers vierges répétèrent des mots infâmes, orduriers. Puis, comme si la nature avait tout oublié, soudain, le silence vaste et pur...

Jella atteignait une forêt inconnue. La couche des aiguilles de sapins s’étendait, molle, sous les arbres géants, telle qu’un gazon roux écrasé. La mousse avait poussé sur le côté des troncs exposés au nord. Le soleil s’allongeait sur le sol en rayons d’or obliques ; l’ombre des oiseaux traversait paisiblement son éclat. La fille s’arrêta. Si profond était l’infini silence, qu’elle percevait le léger bruit de la gomme glissant sur l’écorce des arbres. Elle aspirait, l’âme troublée, les parfums fondus dans la chaleur. Un sentier s’ébauchait au milieu des troncs ; puis la forêt s’ouvrait.

Une barrière blanche barra la route à la fille. Au delà, il y avait un talus et, posées sur des traverses, deux lignes noires tournaient. Le soleil les touchait par places et elles brillaient alors, comme un fer de faux.

Les yeux de Jella suivaient les deux lignes qui disparaissaient au loin dans une caverne. Elle se pencha pour épier. Devant la forêt, se dressait un mur de roc nu ; l’escarpement s’enfonçait en bas, dans le vide. Plus haut que le talus, verdoyaient les sommets de sapins. En deçà, près de la barre obscure de la forêt, il y avait une maisonnette. Trois arbres tortus, une clôture, un banc.

Un homme était assis sur le banc et fumait sa pipe. Quand il aperçut Jella, il ôta la pipe de sa bouche et fit un signe du côté de la fille.

Il n’en fallait pas plus, à cette minute, pour que Jella vît, dans ce geste indifférent, une protection, une invitation, tout ce qui était bon et qu’elle désirait. Elle recommença de courir, toujours plus vite, apeurée, vers l’homme, et en arrivant près de lui, elle se retourna, terrifiée, puis s’effondra sur le banc. Sa tête sans force buta contre le mur ; elle ne pouvait tenir ses yeux ouverts.

Lorsqu’elle releva les paupières, l’homme était debout, devant elle et la considérait gravement. Il ne disait rien, il n’interrogeait pas, et cependant, Jella comprit qu’il la plaignait. Alors monta en elle cette pitié ineffable, que l’homme ne peut éprouver que pour lui-même. Ses maigres petites épaules s’appuyèrent au mur. Des larmes coulèrent, lentement, à son insu, le long de son visage d’une jeunesse émouvante.

L’homme avait une espèce de honte de son impuissance. Il était certain que la fille souffrait. Pourquoi la regardait-il sans rien faire ? Il se détourna. Il écrasa maladroitement une motte avec son talon. Il pensa qu’il fallait agir. Mais comment ? Il ne savait. Il fit tomber de sa pipe le tabac brûlant et entra dans la maison.

Après un instant, il apporta du pain et un pot de lait caillé. Quand il les eut posés sur le banc, il se pencha. Il était tout près de la fille. Il entendait sa respiration effrayée.

Il vit son front égratigné, et pour essuyer le sang qui perlait sur les tempes, il passa gauchement sa main grossière sur le visage.

Jella frissonna. Sa mère seule l’avait caressée ainsi, il y avait bien longtemps, lorsqu’elle était une petite créature. Elle leva, reconnaissante, ses yeux fatigués, ses yeux caves, sur l’inconnu.

Il n’était plus jeune. La blouse à raies bleues marquait le creux de sa poitrine chétive. Des cheveux grisonnants paraissaient sous sa casquette. Sa face était petite, menue ; la barbe ne poussait que sous le menton, et près de la bouche il y avait ces deux sillons qui révèlent les longs mutismes des solitaires.

Jella respira plus librement. La sensation de révolte et d’amertume qui rongeait tout son être intime s’engourdissait sous le bon regard gris de l’homme.

Elle commença de parler presque involontairement. D’abord, balbutiant, incompréhensible, puis nerveusement, d’un ton accusateur ; les terreurs troubles se dissipèrent dans sa tête ; tout se simplifia. Sa mère avait été chassée !... C’était le fait essentiel. Le reste suivait, naturellement.

On aurait dit qu’elle avait marché jusqu’ici, affaissée, effrayée, aveuglée, dans un sombre maquis fangeux ; enfin le soleil brillait ; elle atteignait une clairière, et n’avait plus peur quand elle se retournait. Ses pieds avaient été plus rapides que le danger. Si Davorin l’avait rejointe, peut-être l’eût-elle entraîné dans l’abîme ; mais comme il n’avait pu l’atteindre, elle le méprisait.

Qu’il lui semblait étrangement doux de pouvoir parler, d’être écoutée ! Elle regarda autour d’elle. Ses yeux s’enivrèrent de chaleur et brillèrent d’un éclat nouveau. Elle balança lentement ses jambes.

– C’est beau, ici, chez toi.

L’homme sourit et poussa plus près de la fille le pot au lait. Jella le vida et se mit debout. Pendant ce mouvement l’autre la regardait, à peu près comme le petit cabri lorsqu’ils se séparaient le soir. Elle se rappela ses chèvres...

L’homme ne savait comment la retenir.

– Viens dans la maison, – dit-il troublé. – Sous une cloche de verre j’ai une belle sainte Vierge. J’ai aussi un chien d’albâtre. Je veux te les montrer.

Pendant qu’il parlait, il eut le sentiment que le départ de cette fille le ferait plus seul que jamais.

Jella regardait les taches brillantes du soleil disparaissant sous les arbres.

– Une autre fois, il est tard.

– Tu reviendras donc ?

La fille se redressa et se prit à rire.

Ils se dirigèrent vers la forêt.

Lorsque Jella franchit le talus, elle désigna la terre au-dessus des deux lignes noires.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Des rails. Le train court là -dessus.

La fille se souvint qu’elle avait entendu parler une fois, dans le village, d’une chose comme cela...

– Et toi qu’est-ce que tu fais ici ?

– Je suis garde-voie.

Ce détail n’intéressa pas Jella. Elle aima plutôt savoir comment était ce train, et d’où il venait. Les explications de l’homme ne firent qu’embrouiller ses idées.

– Dis-moi : ton train vient-il d’au-delà des montagnes ?

L’homme opina de la tête.

– De la Puszta ?

De la Puszta aussi...

– Alors, je ne l’aime pas.

– Pourquoi ne l’aimes-tu pas ? Je crois que mon grand-père s’est perdu dans cette contrée de là-bas. Mon grand-père aussi était Magyar.

Jella s’arrêta. Elle regardait, pensive, la terre.

– Monsieur le curé a dit que les Magyars étaient de puissants chiens à la gueule ensanglantée.

L’homme riait ; il toussa et son visage devint rouge.

– Tu n’es pas ainsi, – dit à mi-voix Jella, comme si elle devait réparer ce qu’elle venait de dire.

Elle leva soudain les yeux :

– Tu es meilleur que monsieur le curé. N’est-ce pas que tu t’appelles Cyrille ?

L’homme rit de nouveau et toussa aussi faiblement :

– Pourquoi ?

– Je ne sais pas. Je l’ai cru. Cyrille ! ça t’irait.

– Je m’appelle Pierre Balog : le vieux Pierre.

– Vieux ?

– Il y a vingt-deux ans que je sers ici. C’est moi qui ai planté ce grand pommier là-bas. Et toi comment t’appelle-t-on ?

– Jella.

– Jella, – répéta l’homme, lentement, comme s’il voulait bien graver ce nom dans sa mémoire.

En parlant, il prit une montre dans la poche de son pantalon. C’était une grossière montre d’argent, attachée à une ficelle et enfermée dans un petit sac de cuir usé. La fille la contempla avec respect :

– Comme tu es riche ! Ta maison aussi est belle. Tu as peut-être une vache.

– Deux.

– Et des chèvres ?

– Trois.

Jella pressa ses mains réunies :

– Tu es riche !

L’homme sourit étrangement et jeta un coup d’oeil sur sa montre.

– Je dois retourner. Le train...

Jella devint curieuse :

– Il vient ?... Et où va-t-il ensuite, ton train ?

– En bas, à la mer.

– À la mer !

La fille se ressouvint de Giacinta. Puisque le train allait du côté où était Giacinta, elle aurait voulu le voir.

– Je reviendrai, – dit-elle, lorsqu’ils se séparèrent.

Jella erra longtemps dans la forêt jusqu’à ce qu’elle eût contourné la grande crevasse. Aux environs du taillis, elle retrouva ses chèvres.

L’obscurité des sommets tombait déjà sur les deux versants. L’ombre des bois coupés, mis en tas, s’allongeait sur la terre. Une cendre molle et grise couvrait les arbres, comblait le vallon. Quand la fille aperçut, dans la profondeur, la blancheur tamisée du village, son âme se durcit soudain.

Elle se souvint qu’elle était seule. La paix qu’elle avait rapportée des hauteurs se changea en tumulte dans sa tête ; elle sentit de nouveau qu’elle appartenait aux montagnes et que les montagnes lui appartenaient. En elle aussi, coulaient des torrents grondeurs et sauvages qui l’entraînaient ; en elle aussi, il y avait des pierres, de lourdes pierres, avec lesquelles on aurait pu assommer ceux qui lui avaient fait du mal, à elle et à sa mère.

 

 

 

IX

 

 

Sous les grands murs rocheux du Karst, seuls, deux hommes se tenaient debout, le long des rails. Un halètement étouffé s’entendait dans le tunnel. Écho retentissant – comme si l’on frappait de mille marteaux l’intérieur de la montagne... Tout à coup l’obscurité se déchira. Des taches rouges se précipitant, surgirent. Deux rubans de sang giclèrent vertigineusement sur les rails.

Le train passa comme un tonnerre devant les petites maisons de garde. Les carrés lumineux des fenêtres glissaient au-dessus des formes humaines s’estompant dans la vapeur. La terre, l’air, étaient ébranlés par la tempête du train et sa fumée, scintillante de feu, enflammait la nuit.

À un tournant, le train s’enfonça encore dans un tunnel. Il disparut. Sa fumée éteinte sortit en rampant sournoisement de la gueule de la montagne. Elle s’étendit comme un voile au-dessus des crevasses. Un caillou roula du talus dans le vide avec un bruit trépidant.

Silence. Au milieu des pierres, de nouveau les deux hommes furent les seuls êtres animés.

Comme si la force lancée à travers le silence engourdi les avait secoués, les fanaux se balancèrent dans leurs mains.

C’est ainsi qu’ils se parlaient dans le lointain, en un muet langage. Ils étaient livrés l’un à l’autre, dans le grand abandon. Là-bas, sur les hauteurs, les tunnels resserraient les maisons des gardes-barrières. Elles étaient là, seule vie du paysage : blancs rochers morts, crevasses froides, champs de pierres grises. La forêt, seule, gémissait d’une manière vivante.

Le domaine de ces hommes finissait au-delà des tunnels. Mais ici, tout leur était connu : les fils télégraphiques roussis par la foudre, les traverses tachées de rouille, certains coins, près du tournant et près de la rigole, qui se desserraient plus facilement que les autres. Ils se connaissaient tous deux, aussi bien que les boulons des rails, et chacun savait à l’avance ce que l’autre allait répondre dans la seconde suivante...

L’un avait femme et enfants, et souhaitait de quitter ces lieux. L’autre vivait solitaire, dans la petite maisonnette, sous le pommier qu’il avait lui-même planté vingt-deux ans auparavant.

L’homme entra dans la maison. La lampe à pétrole, baissée, répandait une odeur suffocante. Il s’assit sur le seuil, et sans s’en apercevoir lui-même, il pensa de nouveau à Jella. Il soupira. On ne pouvait vivre ainsi...

L’été avait fini depuis que la fille était venue à lui pour la première fois. Bien souvent, depuis, il l’avait attendue près du talus, et il regardait si fixement les arbres, que ses yeux en pleuraient, et que sa pipe s’éteignait. Il ne s’en rendait pas compte et continuait de fumer. Jella était encore très loin, en bas, dans la vallée, mais sa chanson atteignait déjà la hauteur. Sa voix était belle et jeune, comme si elle avait filtré à travers le murmure des ruisseaux. Puis elle surgissait de la forêt, avec ses chèvres, et se mettait à rire. Ses lèvres étaient humides, ses dents blanches. Sa chevelure brillait en désordre autour de sa tête fine et l’on croyait voir encore sur son visage la chaleur dorée du soleil qui l’avait hâlée.

Bien des fois elle vint ainsi vers l’homme. Au début, Pierre ne savait pas qu’il l’attendait ; il le sut plus tard, lorsqu’il ne pouvait plus penser qu’à cela. Et chaque fois qu’ils se rencontraient, l’homme aurait voulu dire quelque chose à la fille. Mais lorsqu’il était temps de parler, il ne pouvait exhaler qu’un soupir.

Seul, il regardait beaucoup sa montre, et il était d’humeur nerveuse et maussade.

L’autre jour, lorsque les néfliers rougeoyaient encore, Jella avait parsemé ses cheveux de baies rouges. Pierre avait regardé en souriant la couronne sauvage, sur sa tête, et lui avait demandé si elle pourrait se marier. Ce mot avait échappé à ses lèvres, comme par hasard, et il avait eu presque peur, en s’entendant formuler à voix haute sa pensée.

Jella regardait dans la direction de son village, au-dessus des gorges. Ses yeux devinrent sombres ; elle pensait à Davorin.

– Jamais, – dit-elle, – à présent, c’est fini.

Pierre n’osa plus parler de mariage et lorsque, parfois, il avait la sensation que son sang refluait à travers ses yeux vers la jeune fille, il détournait la tête. Il ne voulait pas qu’elle le détestât comme ces villageois qui l’avaient contrainte à se réfugier auprès de lui.

Jella parla souvent à Pierre Balog de sa mère et aussi des montagnes. Elle était perchée sur la barrière et balançait ses pieds au-dessus des fleurs. Elle agissait toujours ainsi quand elle était d’humeur joyeuse. L’âpre brise des montagnes faisait flotter ses cheveux. L’homme était assis devant elle, sur une pierre, et sans l’écouter, entendant pourtant sa voix.

– Monte avec moi sur le Javorjé ; je te montrerai où pousse la rose des monts neigeux.

Quand Pierre levait les yeux vers le grand sommet, il sentait la fatigue envahir ses reins. Il se mettait involontairement à dénombrer en lui-même ses années. Il y en avait beaucoup ; trois fois autant que les années de Jella.

Et soudain, il croyait sentir chacun des sillons marqués sur son visage, soudain les plis devenaient lourds autour de sa bouche.

Il se taisait ; il savait pertinemment qu’il n’oserait jamais, de lui-même, dire cette pensée qui l’obsédait.

La fille penchait la tête. Elle lui jeta un coup d’œil. On aurait dit que dans les derniers temps, la blouse bleue se creusait davantage encore sur la poitrine de l’homme. Il toussotait même quand il ne riait pas.

– Es-tu malade ?

– Je le crois...

– Tu ne le sais donc pas ?

– Comment pourrait-on le savoir ?

Jella ne le comprenait pas ; elle aimait monter à la maison de garde, parce que, là -haut, les monts cachaient le village, et parce qu’elle pouvait parler de tout ce qu’elle avait dans l’esprit. Et aussi, parce qu’elle voyait parfois le train qui allait vers la mer de sa Giacinta.

En bas, elle ne parlait à personne ; une fois seulement, elle s’arrêta devant l’auberge, avec Dusan l’Ours. Depuis, les gars l’évitaient comme s’ils avaient eu peur d’elle. Quand elle s’en aperçut, elle s’enhardit, elle ne voyait presque jamais Davorin, et lorsqu’elle pensait à lui, c’était comme à un danger qu’elle aurait pu aimer, qui était passé, dont elle se moquait...

Un jour, il y avait une noce au village. La face de la Zorka de l’aubergiste-maître d’école était plus rouge que jamais, et les bottes de Davorin étaient si étroites qu’il en devenait blême. Jella ne se retourna pas devant l’église, pour regarder le couple.

Davorin se saoula et hurla le nom de Jella ; Zorka pleura sur le seuil, et les femmes la consolèrent. Puis tout rentra dans l’ordre et Jella se détacha de plus en plus du village. Elle était comme un sauvage buisson qui n’appartient à aucun jardin.

Elle n’aimait que Pierre Balog et ses chèvres. Elle les aimait de la même façon. Elle aurait volontiers frotté son visage au visage maigre de Pierre, mais lorsque l’homme se penchait vers elle, elle s’éloignait de lui d’une manière incompréhensible, comme si elle était fâchée.

Ils allaient, sans dire un mot, sur le talus. Jella marchait en avant ; l’homme la suivait. Le vent chassait dans l’herbe, en bruissant, les feuilles mortes. L’automne sifflait dans la sapinière. La fille pensait à l’hiver. Elle s’arrêta soudain et attendit Pierre :

« Après que les grandes neiges seront tombées je ne reviendrai pas de longtemps. »

Elle se pencha, involontairement, si près, que l’autre sentait, à travers l’air frais, sa chaude haleine.

Pierre se rejeta en arrière et serra les dents. La tige de la pipe craqua dans sa bouche.

Lorsqu’ils arrivèrent à la forêt, ils s’arrêtèrent. Jella cassa, près d’elle, un morceau de l’écorce du vieux sapin et le lança distraitement en l’air. Puis elle rit en boudant :

– Demain non plus, je ne reviendrai pas.

Elle aurait voulu se faire prier.

– Ne reviens pas ! – dit sourdement l’homme.

La fille le regarda, stupéfaite. Mais la figure de Pierre demeura grave et raide ; seule, la bouche tremblait.

– Qu’est-ce qui te prend ?

La demande demeura sans réponse. Une colère mutine gagna Jella, comme si on l’avait outragée.

– Alors, je ne dois jamais plus revenir ?

– Jamais ! – répliqua l’homme avec désespoir.

Il aurait voulu dire autre chose ; mais ce seul mot lui était venu à l’esprit ; il étendit la main, effrayé, comme s’il avait voulu le saisir pour le reprendre. Jella le repoussa impitoyablement. Puis elle partit sans se retourner.

Pierre resta debout, les yeux secs, immobile, sous le vieux sapin dont l’écorce montrait la plaie que la fille avait faite d’une main inconsciente. L’aspect de l’homme ne révélait rien de la blessure secrète...

Le vent sifflait sur les fils télégraphiques et du côté de la maison de garde il chassait dans le vide le son du timbre avertisseur.

Jella s’assit sur une pierre et secoua tristement la tête. Elle ne comprenait pas ce qui venait de se passer, mais elle s’en étonnait à peine. Depuis longtemps, elle était accoutumée à l’imprévu. Tout est si incompréhensible : les hommes, la vie aussi...

De nouveau, elle se sentit seule au monde.

 

 

 

X

 

 

Le jour suivant, elle se mit en route, à la recherche de son père. Peut-être pourrait-il savoir quelque chose de sa Giacinta.

Elle confia ses chèvres à Lizinfia, la simple d’esprit, fille du sonneur.

– Fais-y bien attention !

Et elle lui tendit le pot fêlé dans lequel Giacinta gardait les allumettes, et un petit cordage, débris du dernier filet. Puis elle partit, à la pointe du jour.

Le village était bleu dans la lueur de l’aurore ; l’herbe froide et mouillée, sous les pieds de Jella.

Cet été, les charbonniers travaillaient dans une gorge, sur le flanc du Rysnyak. Au-dessus du grand hallier sauvage, la fumée s’élevait éternellement, et l’on sentait son odeur de loin, dans l’antique futaie. En automne la forêt se dépeuplait lentement. Les cahutes de branchages demeuraient abandonnées dans les clairières, et le vent secouait le feuillage sec à travers leurs parois improvisées.

La plupart des charbonniers étaient déjà passés en Slavonie pour le « glissage » des bois ; il n’y avait plus que Jovan Zura qui, retardataire, travaillait encore au flanc du Rysnyak. Le bois tassé devenait charbon, lentement, dans l’humidité. Les nuits étaient déjà froides.

La cahute était aux pieds de vieux hêtres, parmi des fougères hautes comme des hommes. Une source jaillissait dans le voisinage, et son eau suintait, jaunâtre, de la terre. Les feuilles mortes étaient trempées, même au cœur de l’été. Des moustiques bourdonnaient sous le pesant ombrage vert. La fumée s’élevait sans cesse des côtés du cône de charbon, comme si elle se dégageait d’une gueule de four.

Jovan Zura était assis au seuil de la cahute, lorsque Jella le vit à travers le feuillage touffu. L’homme ne l’apercevait pas ; il regardait, inerte, devant lui ; de ses pieds nus il fouillait la terre boueuse, et de temps en temps, comme s’il se livrait à une grande action, il crachait en l’air. Son visage était noir de charbon ; sa lèvre pendait comme trop lourde ; sa mâchoire inférieure était toujours découverte.

Soudain, il cessa de fourrager la terre. Ses yeux rencontrèrent, au-dessus des buissons, les yeux de Jella. Il la regarda fixement, lâcha un juron et se leva d’un bond. Il parut à la fille que son père s’était tourné vers la cahute pour dire quelque chose. La respiration de Jovan Zura était courte.

– Toi !... Que cherches-tu ici ?

La fille ne comprenait plus les raisons qui l’avaient poussée dans sa course, pour arriver là... Son cœur était lourd et hostile. Et tandis que dans son cerveau, les pensées involontaires recherchaient une impression effacée dont elle ne pouvait se ressouvenir, son regard était constamment tourné vers la cahute.

Elle traversa les buissons et dit d’une voix étouffée, avec un vain espoir :

– Je cherche la mère...

Jovan Zura jura de nouveau. Jella devina que sa mère n’était pas là. Ses deux mains s’ouvrirent dans l’air, comme si elle avait laissé tomber son dernier morceau de pain.

On entendit dans la cahute un tintement singulier. La fille se redressa soudain. Elle allongea la tête, et avant que son père eût pu l’en empêcher, elle franchit d’un saut le seuil.

– Mère ! – s’écria-t-elle avec la voix d’un enfant devant lequel on s’est caché en vain. – Je savais...

Elle s’arrêta toute effarée. Dans l’obscurité d’un angle, un corps paresseux et gras bougeait. Ce n’était pas sa mère. C’était une femme inconnue. Elles se regardèrent muettes, provocantes, jusqu’à ce que Jovan se fût mis entre elles eux. Il chuchota quelque chose à la femme qui rit effrontément. Les yeux de Jella se remplirent de larmes. Elle se souvint que son père battait sa mère et qu’elle se cachait au grenier, n’ayant pas la force de supporter ce spectacle. Est-ce qu’il allait battre cette femme, elle aussi ? Jella aurait voulu voir... Le dos de l’étrangère était mou ; ses hanches tremblotaient quand elle remuait... « On peut bien la battre, pensa-t-elle, longtemps, avec le poing. »

Joyau ne regarda pas sa fille quand il se retourna. Troublé, il courba la tête, et s’assit de nouveau sur le seuil. C’est de là qu’il dit par-dessus l’épaule :

– As-tu faim ?

Jella se dressa en face de son père.

L’homme grogna de mauvaise humeur :

– Qu’as-tu à me regarder ainsi ? Je ne peux pas vivre ainsi toujours sans femme, dans la forêt !

Sa voix était telle qu’un grincement de scie...

Jella n’entendit pas les paroles. Une seule idée lui traversait l’esprit

– L’as-tu déjà battue ? – demanda-t-elle, et ses yeux brillèrent dangereusement.

Jovan Zura ouvrit la bouche plus grande.

– De qui parles-tu ?

– D’elle.

Jella fit, du menton, un signe vers la cahute.

L’homme dut se rappeler quelque chose. Il enfonça nerveusement son talon dans la terre détrempée. L’eau sale éclaboussa de noir son pantalon retroussé jusqu’aux genoux. Puis il se leva et à grandes enjambées paresseuses il descendit dans l’excavation. Au bout d’une seconde il disparut parmi la fumée qui, comme de la boue fondue, s’échappait en se pelotonnant par les ventilateurs du cône charbonnifère.

C’est ce qu’attendait la femme. Elle sortit de la cahute, sale et dépeignée.

– File ! – dit-elle en balançant lentement ses hanches ; – ici, il n’y a pas de pain pour trois !

Jella la regardait avec dégoût.

Elle répondit en la défiant, du haut de l’épaule :

– Mon père seul peut me renvoyer d’ici.

– Ton père ! Il pourrait tout aussi bien être le mien !

La femme ricana bêtement, méchamment.

– Il n’a jamais été le tien ! Fille de personne, toi !... Ta mère n’en avait honte que devant toi. Voilà pourquoi elle avait payé Jovan Zura pour qu’il se taise ; voilà pourquoi elle supportait ses coups ! Elle était bête comme ma semelle !

La femme parlait vite, d’une manière saccadée et il y avait dans ses yeux l’impitoyable expression avec laquelle l’animal lutte pour sa pitance. Jella, comme frappée à la tête, se taisait, impuissante, prise de vertige.

En un clin d’œil, elle se remémora ce qu’autrefois Jovan Zura avait dit à sa mère lorsqu’il réclamait de l’argent, lorsqu’il croyait que l’enfant ne pouvait entendre. Et si cette femme ne mentait pas ? Elle serra convulsivement ses deux mains contre son sein et s’élança après l’homme. En bas, dans la noire crevasse, elle se trouva en face de lui. Elle lui cria en haletant :

– Est-ce vrai que tu n’es pas mon père ?

Jovan, comme s’il suivait du regard une chose envolée, regarda d’un air idiot par-dessus la fumée. Sous ses paupières gonflées, ses yeux rougirent et il poussa un rugissement qui retentit sur le flanc du Rysnyak. Il s’élança vers la cahute.

– Elle l’a dit ! Elle ! là -dedans ! – hurla Jella. – Frappe, frappe ! avec le poing ! sur la tête !

Son cœur battait. Aveuglée par la cruelle excitation et par la douleur, elle s’enfuit dans le crépuscule bruissant des forêts.

 

 

 

XI

 

 

On disait dans le village, en parlant de Jella, qu’elle suivait un mauvais chemin. Les hommes n’aiment pas venir en aide aux misérables, mais ils aiment qu’on ait besoin de leur secours. Ils ne pouvaient comprendre que la fille de Giacinta pût vivre solitaire parmi eux. Certains parlaient des pâtres de Liburn ; les gars mentionnaient Dusan. Mais personne ne savait rien de précis. Et Jella se taisais toujours. Maintenant, elle ne vivait de son ancienne vie qu’en haut, dans les montagnes. Et comme elle était seule, elle était forte. Parfois, lorsqu’elle fermait les yeux, elle avait peur d’elle-même. Il devait y avoir de profonds précipices dans son âme, car si elle pensait aux hommes, de froides ténèbres montaient en elle. Elle commença d’aimer l’orage. Elle n’avait plus d’effroi lorsque les vallons s’assombrissaient. Elle riait, lorsque dans le village, la « Bora » arrachait les bardeaux sous les pierres qui les retenaient, Elle croyait être la tempête, elle-même, et c’était elle, lui semblait-il, qui arrachait le foin des perches-appuis, elle qui emportait le ciment rouge des murs de pierres, elle qui galopait comme un tourbillon sanglant. Après l’orage, elle respirait plus légèrement, et fatiguée, les yeux cernés, elle regardait les montagnes.

Parfois, elle s’imaginait qu’une roue tournait sous ses tempes qu’elle ne pouvait arrêter. Parfois, lui venaient à l’esprit Pierro Balog, Davorin et aussi Jovan Zura, qu’elle croyait auparavant son père. Elle se réjouissait de n’avoir plus rien de commun avec cet homme et de pouvoir le haïr librement, ainsi que cette femme échevelée, sale, qu’on avait battue à cause d’elle. Elle pensait aussi souvent à la puszta qu’elle se représentait comme un lieu où les montagnes s’aplatissaient sur la terre, parce que les hommes les frappaient du pied ainsi que des chiens malades. Les hommes donnent des coups de pied à tout ce qu’ils ne craignent pas. Jella aurait voulu qu’on la craignît, elle aussi.

Quelquefois, elle culbutait, dans les rues du village, les petits enfants à chemise courte. Elle aurait voulu renverser aussi les chaumières. Et le soir, sur le sommet de la montagne, elle foulait rageusement les pierres chaudes. Elle piétinait la lueur du soleil parce que cette lueur éclairait le village.

Elle aurait voulu que le soleil appartînt seulement aux montagnes et que les montagnes fussent à elle seule. Que l’écho lui répondît à elle seule dans le flanc défoncé de Visnevica ! Qu’elle seule trouvât la rose sanglante des monts neigeux, qu’elle fût seule à savoir que sous le Saut-de-la-Chèvre le cœur du Karst s’était fendu et que Dieu l’avait remplacé par des glaces éternelles.

Tous les secrets des montagnes étaient à Jella. C’est pourquoi elle leur avait donné des noms différents de ceux qu’ont inventés les hommes. « L’Argenté », dans lequel jaillissaient tant de sources brillantes ; tout au loin, les monts bleus et la cime du sauvage « Passage des Étoiles » où le soir, les plus beaux des astres s’accrochaient pour passer la nuit...

Elle aurait voulu voir de près leur route. Elle partit un jour dans cette direction avec ses chèvres, mais un orage fondit sur elle. La tourmente chassait les nuées, en sifflant. Elles s’élançaient au bas des pentes comme d’énormes troupeaux humides. Jella tourna son visage de leur côté avec un plaisir frémissant. Les chèvres inquiètes se frottaient contre elle. Elle se sentait plus forte que ses bêtes et n’avait pas peur.

Les nuées se précipitèrent dans la forêt. Elles se déchiquetèrent au milieu des arbres. Sous la sapinière, elles s’assemblèrent de nouveau. Des armées vertigineuses tourbillonnaient sur le village. Au-dessus d’elles, la cime du « Passage des Étoiles » se dégageait en gloire dans l’éclat du soleil, comme le solennel ostensoir sur le peuple prosterné.

C’étaient les plus beaux instants de Jella. Elle oubliait tout. Les nuées recouvraient le village. D’en bas, personne ne pouvait voir les montagnes. Alors, elles appartenaient à Jella seule...

 

 

 

XII

 

 

Giacinta n’était pas revenue et Jella l’attendait toujours. Si le vent lançait des feuilles sèches contre les vitres, souvent, elle courait à la porte, et la nuit, lorsqu’elle ne dormait qu’à demi, elle entendit plus d’une fois quelqu’un parler avec sa voix dans la maison vide.

« Mère !... Mère !... »

Alors, le matin, elle croyait avoir rêvé de sa mère...

Les soirées étaient déjà longues ; Jella regardait avec terreur vers la fenêtre, comme si l’hiver était assis là-bas, devant le seuil, dans l’obscurité, comme si son haleine se figeait sur les carreaux verts, boursouflés. Elle se rappelait le village couvert de neige, le grand silence dans lequel un chien même n’aboie pas, l’osier qui se transformait lentement en paniers entre ses genoux engourdis et les nuits glaciales, infinies, lorsque l’homme ne peut dormir parce qu’il a faim. Son regard se reportait par moment sur la brique branlante dans la maçonnerie de l’âtre. Mais qui pouvait donc retenir si longtemps sa mère ?

C’était un jour férié. Jella revenait des montagnes ; elle avait cueilli des champignons sur les pentes humides, là où le soleil brillait encore. Sur la route, un colporteur cheminait.

L’homme demanda où était l’auberge. La fille lui parla, parce qu’il était étranger. Peut-être saurait-il quelque chose de sa mère. Cependant elle ne l’interrogeait pas, elle marchait seulement près de lui et lui jetait parfois un regard furtif. Il devait venir de loin ; ça se voyait à ses bottes ! Il portait sur son dos une caisse noire. La courroie des bretelles s’enfonçait profondément, sous ses aisselles, dans sa veste déguenillée. Sa face était rougie par l’effort.

Jella regarda avec intérêt la caisse noire. Lorsqu’ils entrèrent dans le village, l’homme s’arrêta près du fossé, s’adossa à un tertre, et défit la courroie. Il posa son chapeau dans l’herbe et s’agenouilla dedans ; puis il sortit avec précaution les compartiments. Des tabliers, des fichus, des miroirs enluminés, des boucles d’oreilles, en pierres fausses, sortirent de la caisse. L’odeur des pommades huileuses et du savon à bon marché montait fortement aux narines de Jella ; mais elle ne regardait qu’un fichu bariolé à franges qui était plus beau, qui brillait plus que tout. Ce fichu conquit ses yeux. Jamais elle n’avait vu pareille magnificence. Soudain elle le désira. Quand elle le toucha, elle leva les yeux. Sur la route, des filles, des femmes arrivaient du puits, en groupes bruyants et rieurs. Zorka était aussi parmi elles. Jella s’éloigna en courant. Elle ne se retourna que de loin. L’homme était toujours agenouillé dans son chapeau. Les filles l’entouraient en se bousculant ; Zorka avait posé le fichu sur ses épaules, et se contemplait dans une glace encadrée de fer blanc.

Jella se rappela Davorin. Elle aurait voulu crier des paroles méchantes à sa femme, mais pourtant elle s’éloigna sans rien dire.

Chemin faisant, elle pensait sans cesse au fichu. Elle se souvint que dans son enfance la femme du maire en avait un pareil, et qu’elle aurait voulu le jeter, une fois au moins, sur ses épaules et courir, afin que les franges flottassent dans le vent. Toutes les filles avaient un fichu dans le village ; Jella seule, n’en avait pas ; jamais elle n’avait rien possédé... Elle se figura que si ce fichu lui appartenait, elle irait à la messe en s’en revêtant, même par les fortes chaleurs, et Davorin la regarderait encore à l’élévation, lorsque les autres auraient fermé les yeux. Et elle lui tournerait le dos, non pas comme l’autre fois, un pauvre petit dos revêtu de cretonne déchirée, mais un dos couvert du beau fichu rose... Puis elle traverserait le village et toutes les franges flotteraient au vent !

Quand elle fut chez elle, elle tira la brique du flanc de l’âtre et, tout en pensant au fichu, jeta un regard dans le creux plein de suie pour voir si la croix était en place.

Vers le soir, elle s’assit devant la porte. Elle regarda la route sans faire un mouvement. Longtemps après, le colporteur sortit de l’auberge. Jella se rappela soudain pourquoi elle grelottait depuis si longtemps, sur le seuil.

– As-tu encore le fichu ! – s’écria-t-elle de loin.

L’homme fit un signe de tête et continua d’avancer.

– Pour combien le donnes-tu ?

Le nomade s’arrêta. Il regarda avec défiance la jupe déchirée de la fille.

Ils commencèrent à marchander, et Jella sentait déjà qu’elle ne pouvait vivre sans le fichu.

– Nous avons une croix d’or...

Elle eut peur lorsqu’elle eut dit ces mots. Elle regarda brusquement en arrière. C’était venu si vite ! L’homme laissa le fichu ; il remit même de l’argent à la jeune fille et il emporta la croix d’or.

Jella descendit de la planche le morceau de glace brisée posé près du paroissien de sa mère. Elle l’appuya à la fenêtre. Elle s’y regarda. Le fichu se tendait sur son jeune sein. Elle se prit à sourire.

– Jagoda ! Jagoda !

La vieille mendiante s’arrêta près du ruisseau, et comme si le vent l’eût apportée, elle revint rapidement vers la chaumière.

– Viens donc !

La fille voulait se montrer à quelqu’un.

La vieille passa le seuil en clopinant et s’accroupit près du feu.

Jella pirouetta en riant :

– Suis-je belle ?

Jagoda la regarda d’en dessous et frotta lentement l’une contre l’autre ses mains violacées.

– Belle ! – dit-elle à voix basse, – mais j’ai froid. Il y a longtemps que je n’ai reçu quelque chose de chaud pour manger.

Jella savait que Jagoda appelait l’eau-de-vie « quelque chose de chaud », et elle fit la moue.

La vieille eut un geste de mépris.

– Tu ne sais rien ! Quand Dieu eut créé le froid, la faim, la vieillesse, eh bien ! il eut pitié des hommes et pour leur donner aussi quelque chose de bon, il créa l’eau-de-vie, car avec elle on peut oublier le froid, la faim et la vieillesse aussi.

Tout à coup son oeil s’arrêta, sur l’appui de la fenêtre, sur l’argent que Jella avait reçu du colporteur. Elle n’en détacha plus son regard, et se mit à parler avec sa voix de mendiante :

– D’où viennent ce fichu et cet argent ?

Cette question surprit la fille qui ne s’y attendait pas.

– Allons, n’aie pas peur, ma Jellitza ! Tu es belle... tu es jeune, et moi je sais me taire.

Elle tendit significativement sa main sèche.

Jella lui donna de l’argent, mais ne la regarda pas. La vieille s’arrêta sur la porte. Elle était plus courbée que d’habitude ; ses mains pendaient jusqu’au seuil.

– Ta mère reviendra bientôt...

La fille arracha le fichu de ses épaules avec un mouvement effaré :

– D’où le sais-tu ?

Elle ne comprenait pas ce qui venait d’arriver. Elle avait eu peur lorsqu’on avait nommé sa mère, et pourtant elle l’attendait encore tantôt. Elle s’en souvenait clairement quand elle cueillait des champignons sur les flancs de la montagne. Elle jeta un regard inquiet vers la dernière brique de l’âtre. À présent le colporteur devait être loin et sa mère lui avait dit de faire bien attention à la croix. Elle s’essuya le front. Le fichu était si beau ! Elle le désirait depuis si longtemps !

Le soir, avant de s’endormir, on aurait dit qu’elle n’attendait plus sa mère. Et depuis, elle ne se demandait plus où Giacinta pouvait bien rester si longtemps !

 

 

 

XIII

 

 

La nuit, il neigeait déjà dans les montagnes. Le lourd ciel noir s’affaissait ; seuls, les pics blancs le soutenaient pour qu’il ne s’effondrât point sur la terre.

On entendait sur les pentes les sonnailles de bestiaux comme si des grelots roulaient dans le brouillard. Les pâtres des montagnes neigeuses descendaient plus bas, vers les villages. Le vent gémissait dans les cheminées. On tenait les portes closes.

C’était un vendredi soir.

Une pluie battante frappait par intervalles la terre, quand les rafales la chassaient. L’eau clapotait tristement autour des fossés. Jella regardait à travers la fenêtre dans le crépuscule mouillé et le dimanche, la messe, le fichu, lui revenaient à l’esprit. Le fichu !...

En bas, sur la route noire, un être informe luttait contre la tempête. Lorsqu’il se fut rapproché, son corps devint plus distinct. C’était une femme solitaire. Elle avait relevé sa robe ; le vent jetait sa jupe trempée dans ses jambes. Sans savoir pourquoi, Jella pensa soudain à sa mère. Elle abaissa sur la fenêtre le chiffon de jupon effiloché, jeta le fichu dans un coin et s’arrêta, raide, au milieu de la chambre.

On aurait dit que la pluie frappait plus fortement la vitre, que le vent secouait plus fortement la porte. Les yeux de la fille s’ouvrirent tout grands. Il lui sembla que quelqu’un l’appelait d’une voix faible. Lentement, elle recula, mais la voix la suivit jusqu’à l’âtre. Le verrou remuait, comme si on le tirait du dehors. Jella fit le signe de la croix et ouvrit la fenêtre. La froide pluie lui fouetta le visage, le vent fit flotter à l’intérieur le chiffon de jupe.

Giacinta se tenait sur le seuil.

Lorsqu’elles furent en face l’une de l’autre, la fille fit un haut-le-corps.

– Mère ! – sa voix hoqueta, – Mère !...

La femme tomba épuisée contre le mur. L’eau ruisselait de sa robe trempée. Ses cheveux étaient collés en touffes à ses tempes, ses yeux paraissaient tellement agrandis par le cerne qu’ils semblaient atteindre le milieu du visage.

Jella s’appuya, épouvantée, contre la table et elle saisit convulsivement le bois près de ses hanches. Elle ne pouvait détacher son regard de sa mère. Comme elle était changée !

– As-tu peur de moi ?

Des larmes hésitantes, lasses, coulaient le long de la figure hâve et cireuse.

– Je suis malade ;... très malade !

Puis Giacinta s’étendit sur le lit et ne parla pas longtemps ; mais ses pauvres mains maigres remuaient sans arrêt sur la couverture. Jella mit du bois au feu, en désirant que le temps passât, que tout cela fût loin d’elle. Une fois, Giacinta releva sa tête raidie. Un râle sourd se fraya un chemin hors de sa gorge. Elle se rejeta de nouveau en arrière. Ce son étrange glaçait le sang de Jella. Elle sentait que sa mère voulait dire quelque chose, mais ne pouvait parler.

On n’entendait, dans le silence, que la respiration de Giacinta. Dehors, la nuit était complètement tombée, la clarté du feu devint plus vivante sous le manteau de la cheminée. Jella était assise au bord du lit et, le visage fermé, elle regardait la poitrine de sa mère qui se soulevait étrangement et fascinait ses yeux. Cette poitrine respirait deux fois, puis ne bougeait plus de longtemps ; ensuite, de nouveau, elle respirait deux fois. Les coins de la bouche étaient bleus et secs ; la sueur ruisselait sur le front. Jella réunit tout son courage et passa sa main sur les tempes creuses de sa mère. Giacinta ouvrit les yeux. Elle la regarda longuement, les pupilles fixes.

– Pauvre enfant !

Sa voix était vide et venait de loin.

Jella frissonna.

– Mère... Voulez-vous quelque chose ?

Mais la femme ne répondit pas.

Vers le matin elle redevint inquiète. Sa tête se balançait çà et là sur la paillasse et sa main, comme si elle rassemblait d’invisibles duvets, remuait sans arrêt sur la couverture.

Jella lui essuya de nouveau le front et lui donna de l’eau. Giacinta but avidement, mais elle n’ouvrit pas les yeux et l’eau descendit avec un bruit singulier dans sa gorge, comme si elle coulait dans une auge de bois sec. La fille se pencha sur elle. Les lèvres de Giacinta remuèrent. Elle parlait d’une voix enfantine, changée, et appelait sa mère avec les mots de cette langue étrangère qui lui servait autrefois à chanter. Puis elle commença de prier, rapidement, d’une façon incompréhensible. Jella aussi pria et souhaita que le temps passât vite, vite...

Un carré pâle se dégageait de l’obscurité sur le mur opposé, mais la fille ne voyait pas l’aurore, elle ne regardait que l’ombre noire du croisillon, projetée lentement par la lueur croissante, sur le sol de la chambre, vers le lit de sa mère, comme le débordement de quelque eau froide et morte. Jusqu’alors, elle ne s’était jamais aperçue que le matin entrait dans la maison autour d’une croix noire...

La pluie battait le toit sans arrêt, par secousses ; le vent sifflait à travers les fentes de la porte. Tout était gris et triste ; dans un coin s’épanouissait une tache bariolée : le fichu de Jella. La fille se leva en grelottant ; elle dut s’étirer pour remuer ses membres engourdis, puis, elle alla sur la pointe des pieds, à la fenêtre, défit la jupe en haillons, et la jeta sur le fichu. Elle s’arrêta soudain dans l’ombre du coin. Maintenant qu’elle s’était éloignée du lit de sa mère, elle n’osait plus y retourner. Elle avait peur. Elle sentait sur sa tête, sous ses cheveux, un courant glacé, et dans le grand silence, elle fut prise de l’affreuse certitude qu’elle était toute seule au monde.

Elle se réfugia avec horreur près du lit.

Sa mère ne respirait plus. Et Jella comprit, alors seulement, que Giacinta était là, tout à l’heure ; qu’avant de partir sa mère était revenue...

 

 

 

XIV

 

 

Il y avait au carrefour, sous la butte, une vieille maison à demi écroulée. Même en été, on voyait sur ses murs des taches humides. Le fossoyeur était toute la journée assis derrière la petite fenêtre encadrée de bleu. Il cousait des opanka pour les paysans et martelait sans cesse. Il était d’avis que les hommes n’avaient tout au plus besoin que d’une bière, mais d’au moins deux opanka. On ne pouvait vivre d’un seul métier. Quand il creusait une fosse, quand il cousait des opanka, son visage était le même, et il sifflait toujours. Mais lorsque les enfants se moquaient de lui en le traitant de savetier, il se fâchait. Son père et aussi son grand-père avaient été fossoyeurs. Lui non plus ne voulait pas être autre chose. Il menaçait les enfants ; et criait rageusement sur la route. Puis il se rasseyait près de la petite table, sur la chaise basse, et de l’extérieur, on ne voyait que la courbe de son dos, et parfois sa main, quand il tirait les fils en l’air.

Lorsque Jella, par un matin sans lumière, pluvieux, s’arrêta sous sa fenêtre, il fouillait en sifflotant parmi les formes et les petits morceaux de cuir posés sur la table.

– Eh ! que te faut-i ! ? des opanka ou un cercueil ? – Et il se mit à rire.

Il attendit un moment de réponse, puis jeta un regard sur la fille. Tandis qu’il la regardait, la peau de son grand front se relevait lentement.

– Allons ! Qu’est-ce qu’il y a ? Qui donc ? Ton père ?... Non ?... Eh bien, pleure tout ton saoul !

Jella s’affaissa sur l’appui de la fenêtre et cacha son visage dans ses deux mains.

L’homme la considérait sans bouger ; il ne fouillait plus sur la petite table. Il cessa de siffler. Naguère, il y avait eu dans ce monde une femme qui l’avait aimé. Depuis combien de temps, il avait oublié d’y penser !

Pourtant, lorsqu’elle fut morte et qu’il demeura seul, dans la vie, il roulait sa tête en pleurant, juste à la même place, là, sur l’appui de la fenêtre, où Jella se courbait. Il tira les pointes de son mouchoir rouge jusqu’à son nez, s’essuya les yeux et se souvint aussi de sa mère qui était morte quarante ans plus tôt... Il se leva et poussa un gros soupir. Penché hors de la fenêtre, par-dessus l’épaule de Jella, il regarda en connaisseur, les pieds nus, pleins de boue, de la fille. Il grommela quelque chose, regarda de nouveau, puis se dirigea vers le coin où, sur la tringle clouée en croix, au milieu de poissons desséchés et de lard rance, quelques opanka tout battant neufs étaient pendus. Il palpa, indécis, pendant un moment, les opanka ; puis détacha une paire, sur laquelle étaient cousus de beaux cœurs en cuir rouge, et gauchement, il les posa sur l’appui, près de la fille. Très vite, comme s’il avait eu honte, il referma la fenêtre, et la bêche et la pioche à l’épaule, se dirigea en sifflotant vers le cimetière.

Devant la paroisse, Jella s’arrêta de nouveau, comme si quelqu’un avait saisi sa jupe. Elle savait, quand elle était partie de chez elle, qu’elle voulait aussi entrer ici.

On faisait déjà du feu dans la chambre de monsieur le curé. L’odeur du plancher fraîchement lavé s’élevait dans la chaleur imprégnée de fumée de pipe. Le curé regarda Jella avec malveillance, par-dessus son journal.

– Tu aurais dû venir plus tôt.

– Bon Dieu ! mais je ne savais pas...

– Ta mère est morte comme elle a vécu, sans la grâce du Seigneur...

Le curé se mit à balancer lentement sa jambe croisée, comme s’il sonnait la cloche, tout en contemplant ses grossiers souliers éculés. « Il faut en acheter d’autres », pensa-t-il, et il devint de mauvaise humeur. Il interpella Jella avec sévérité, comme si elle était cause que la chaussure fût trouée

– Il faut payer pour l’enterrement !

La fille poussa un soupir :

– Alors, je vais vendre la chèvre de ma mère.

Et pendant qu’elle parlait, elle serrait contre elle, d’un air las, les deux opanka que le fossoyeur lui avait donnés.

– Je prierai pour ta mère – murmura le curé, d’une voix de commerçant, et il continua à lire le journal.

 

 

 

XV

 

 

En bas, dans l’église, la cloche sonnait midi. Franjo vint dans la maison de Giacinta. Jella était assise à la fenêtre. Elle regardait avec indifférence la pluie tomber goutte à goutte dans la chambre, à travers le toit. Autour d’elle tout traînait en désordre, comme la veille au soir. Une petite fleur d’automne se flétrissait sur la paillasse à côté de la tête de la morte. La chèvre bêlait dans un coin.

Franjo s’approchait du triste lit grisâtre, avec une lourde prudence. Il s’arrêta, saisi de respect, et se mit à faire tourner lentement son chapeau détrempé. Jella continua de contempler les gouttes qui s’écrasaient sourdement. Le tonnelier courba le dos. Il racla son gosier, puis il mesura la morte avec une ficelle, tout en poussant plus près de sa tête, à la dérobée, les fleurs flétries.

– J’apporterai le cercueil, – grogna-t-il en s’en allant.

Toute la journée, on entendit dans le village ses coups de marteau, et le soir il s’assit sur le seuil et joua de l’accordéon.

Jella passa ses mains sur son visage, comme si elle avait voulu réveiller quelque chose qui dormait péniblement, en s’agitant, dans sa tête.

La pluie cessa. Elle ne coulait plus dans la pièce. La fille s’aperçut alors seulement qu’elle regardait jusqu’ici les gouttes. Ses yeux effrayés se mirent à chercher autre chose qui pût les fixer. Elle avait peur que son regard ne s’égarât sur le lit. Le temps passait. Elle observait le scintillement du feu des fascines dans l’âtre, sur le mur, et le suivait des yeux lorsqu’il montait sur l’échelle appuyée à l’ouverture du grenier. Au plafond, des brins de foin pendaient dans la chambre à travers les fentes des planches. Les brins tremblaient comme si quelqu’un marchait dans le grenier. Jella ne comprenait pas comment elle pouvait penser aux gouttes de pluie, au feu, aux brins de foin, à tout, sauf à ceci que sa mère était couchée là, morte, sur le lit ; ses yeux lui faisaient mal tant ils étaient secs, et son cœur était durci dans sa poitrine. Y aurait-il vraiment des pierres dedans ? Et alors, involontairement, elle regarda la morte.

Un silence immobile, glacial, montait du lit. Jella n’avait jamais connu un silence aussi terrible ; elle n’avait jamais vu mourir personne ; elle n’allait au cimetière que lorsque des fleurs s’y épanouissaient et qu’au-dessus des tombes, passaient des abeilles sylvestres aux corps dorés. Mais cette mort-là, sur le lit, était différente, toute différente. Sa mère, comme allongée, paraissait plus grande. Le corps posait, sur la paillasse, d’un poids inanimé, raidi. Le visage, transparent, infiniment grave, devenait étranger. La bouche n’était qu’une ligne sombre, un peu entr’ouverte, dans une expression d’étonnement.

Jella regarda longtemps sa mère, comme par devoir, mais sans la reconnaître, et elle ne pouvait pleurer. Son regard glissa plus loin, lentement, machinalement.

Deux cuillères de bois pendaient à un clou dans l’excavation caverneuse de l’être. Il manquait à l’une un petit morceau ; c’était la cuillère de Giacinta. Que de fois, Jella l’avait vue entre ses dents blanches, lorsque la nourriture fumait chaudement sous ses lèvres. Et elle ne la reverrait jamais plus...

Tout à coup des larmes envahirent ses yeux. Tout à coup elle comprit ces deux mots épouvantables : jamais plus... La cuillère abandonnée, au bord cassé, avec laquelle on ne mangerait plus, représentait l’inconcevable autant que ce grand anéantissement morne, muet, sur ce lit mortuaire.

Elle pleura longtemps, longtemps, et avec ses larmes, l’amertume lancinante des reproches tardifs se fondit en elle. Elle s’accusait maintenant d’une faute à laquelle elle n’osait plus penser.

Depuis longtemps, elle n’attendait plus sa mère. Elle en avait peur. Elle craignait que Giacinta ne demandât compte de la croix. Quand elle était revenue, Jella n’avait pas osé regarder ses yeux, qu’elle ne pourrait plus regarder jamais maintenant...

Rien n’a changé : le grillon chante, celui que sa mère connaissait, la pluie bat la fenêtre, le feu ne s’est pas éteint depuis hier... mais Giacinta ne respire plus sur le lit.

Jamais plus ! jamais plus ! Jusqu’à cette heure, Jella n’avait pas soupçonné le sens de ces mots...

Les pleurs coulaient sans cesse de ses yeux. Elle pressait ses mains contre sa poitrine comme pour l’empêcher de se rompre. Il lui semblait qu’elle avait été mauvaise pour sa mère, et pourtant, comme elle l’aimait ! Pourquoi ne lui avait-elle pas dit sa tendresse, lorsque Giacinta s’agitait sur la paillasse ? Pourquoi les bonnes pensées viennent-elles à l’esprit de l’homme trop tard, toujours trop tard ! Pourquoi Jella n’avait-elle pas saisi encore une fois la pauvre main travailleuse, qui ne pouvait se reposer même à la dernière heure ? Pourquoi regardait-elle toujours ailleurs, lorsque les yeux baissés de Giacinta cherchaient ses yeux ? Elle regarda, encore, dans le coin, toute émue. Le fichu !... Il était la cause de tout. Jella entendit au fond de son être des sanglots déchirants, puis elle s’agenouilla près du lit grisâtre et froissé, et comme si elle restituait à sa mère ce qui lui avait toujours appartenu, elle recouvrit la morte du fichu rouge, rose et vert.

 

 

 

XVI

 

 

Le lendemain, on enterra Giacinta dans le petit cimetière au flanc de la montagne, où l’on devait creuser les fosses dans le roc, où pour les enterrements, chacun apportait une motte de sa terre arable. La terre est rare sur les grandes montagnes ; c’est à peine si elle donne du pain et des tombes.

La voix de bronze de l’église pleurait tristement jusqu’au fond du vallon. Quand le cercueil noir oscilla sur le seuil de la chaumière, le soleil d’automne apparut parmi les nuages. Les montagnes percèrent le brouillard, brillantes et mouillées, comme si, avec les forêts et les roches, elles avaient surgi d’un lac aux profondeurs incommensurables. Tout étincelait ; seuls, les yeux de Jella étaient de nouveau secs. La vue des hommes avait pétrifié son âme. Le visage blême, elle allait, morne, derrière le cercueil sombre, lentement balancé, et elle ne pouvait croire que l’on emportât sa mère dans ce cercueil. Elle percevait tout ce qui se passait autour d’elle de loin, comme dans un songe. Pas lourds, sonores. Voix étouffées, chuchotantes :

« Comme elle était belle ! comme elle aimait vivre ! comme elle savait chanter ! »

Aujourd’hui les hommes étaient plus tendres qu’autrefois. Chacun pensait à soi, et comme si, à travers la morte, ils voulaient flatter la Mort afin qu’elle les laissât en paix, longtemps encore, ils n’osaient dire que du bien.

En arrière, les femmes commencèrent à chanter. Les hommes se relayaient pour porter la bière pendant la longue route. Un instant, près de la caisse noire, Jella crut reconnaître la tête découverte de Davorin, et la tête de Franjo ; mais la tête du second s’inclinait vers les planches, plus que toutes les autres...

Des deux côtés, les chaumières grises étaient muettes d’effroi, et l’église contemplait si solennellement la dernière promenade de Giacinta, qu’elle semblait vouloir oublier, comme les hommes, qu’on avait pourchassé devant son portail cette femme que tout le village suivait maintenant, chapeau bas.

La flamme des deux cierges vacillait à l’air libre des prés. La tache du surplis dentelé du curé flottait, blanche, sur le sentier du cimetière, parmi les vêtements noirs des dimanches. Un homme se tenait au bord de la fosse ouverte, appuyé, affaissé sur sa pioche. Le vent agitait lentement sur son crâne les pointes du mouchoir rouge.

Jella le fixa, les yeux troubles, pendant qu’on récitait le Pater.

« Pourquoi me torture-t-on si longtemps ? pensait-elle, à bout de forces. Si tout pouvait être fini ! »

Lorsque le cercueil plongea dans le rocher et que la première motte caillouteuse tomba dessus en retentissant, elle crut ouïr, dans le lointain, un cri perçant, son propre cri... À présent oui, à présent elle avait conscience que sa mère était morte, et elle sanglota dans le grand silence. Une main rude saisit son bras et la tira en arrière. Les pierres recommencèrent à pleuvoir. Elle vit obscurément que les chapeaux, les mouchoirs, vidaient de la terre dans la fosse.

La tombe s’élevait déjà, rougeâtre et lugubre, au milieu des petites croix de bois. Zorka retourna aussi son mouchoir ; Slatka se tenait derrière elle, et s’essuyait les yeux ; elle dit aussi quelque chose que Jella ne comprit pas ; la fille ne cessait de penser que les hommes comblaient à présent un trou qu’ils avaient creusé eux-mêmes.

Lorsqu’elle fut demeurée seule, près de la tombe fraîche, le désir lui vint d’enlever avec ses ongles cette terre ennemie que des ennemis avaient apportée. Elle se pencha pour y plonger les mains, mais ses deux bras s’ouvrirent et elle tomba en avant, épuisée, comme si à travers tant de mottes, elle avait voulu serrer sa mère sur son cœur...

De l’autre côté du hallier desséché, Jagoda était assise, solitaire, sur une tombe défoncée, et hochait la tête.

– Je l’avais bien dit, n’est-ce pas ? Elle est revenue.

Jella regarda superstitieusement la vieille, grelottante et grise.

– Tout revient, – grommela Jagoda, d’un air fatigué, – mais pas comme les hommes l’espèrent. Autrement. Tout à fait autrement.

La fille passa ses deux mains sur son visage :

– La mort est épouvantable.

– Ce n’est pas vrai ; la vie est épouvantable. L’action de mourir est encore de la vie. La mort est autre chose ; elle est bonne, car elle est paisible.

La vie juvénile fut prise un instant, dans Jella, d’un sentiment d’horreur pour la vieille mendiante. Cette fois, Jagoda ne pouvait lui venir en aide. Elle parlait de la mort. Elle ressemblait à la mort. Et Jella cherchait tout autre chose. Inconsciemment, son regard s’échappa vers les montagnes.

Les montagnes étaient immenses dans le ciel immense ! Et soudain, elles commencèrent d’appeler Jella vers elles.

Elle se mit en marche. Puis elle quitta le chemin. Le cimetière reculait, engourdi, dans le bas-fond. Les petites croix s’enfonçaient dans les tombes. Les- maisons s’allongeaient ; leurs toits seuls émergeaient parmi les pierres. À la fin, l’église même s’accroupit au fond du vallon.

L’herbe rouge et rude croissait dans la clairière. Sur le flanc de la montagne, les sapins venaient au-devant de Jella, verts et gémissants. Et là, sur les hauteurs calmes des pics éternels, elle songea de nouveau à sa mère. L’enterrement, la dernière nuit, tout ce qui s’était passé hier et aujourd’hui, s’enfonça au plus lointain de sa mémoire. Et les jours anciens surgirent en avant. La réalité devint invraisemblable. Jella ne pouvait plus concevoir que sa mère n’était plus. Elle recommença de l’attendre, avec cette triste patience que l’on a pour l’attente éternelle de ce qui ne doit plus revenir.

Une sourde fatigue l’envahit. Elle aurait aimé se coucher sur le sol ; mais la terre était froide sous ses pieds nus. Elle aurait voulu se pencher sur les rochers, pour y appuyer sa tête.

Mais les rochers étaient durs.

Soudain, son cœur devint inexprimablement lourd dans la froide et muette solitude de pierre. Que cherchait-elle ici ? Les hommes, les montagnes, le silence... rien ne pouvait la soulager.

Devant ses pieds, une petite tache noire remuait dans la mousse glacée. Un insecte engourdi grimpait péniblement vers la ravine où luisaient, à travers l’ouverture des rochers, les rayons inertes du soleil.

Jella se souvint qu’elle aussi avait froid. Elle aussi se contenterait à présent d’un petit soleil d’hiver. Elle continua de gravir la montagne à travers la forêt. Une barrière blanche lui coupa la route. Au-delà se trouvait une maison à laquelle elle avait bien des fois songé ! Sur le talus se tenait un homme qui l’avait renvoyée et qui pourtant l’attendait chaque jour.

Jella se mit à pleurer. L’homme prit entre ses deux mains la tête de la fille et la serra craintivement sur son cœur... Dans cette minute silencieuse, l’un était si vieux, l’autre si tendrement jeune ! Tous deux sentaient qu’ils avaient besoin l’un de l’autre.

Et au bout d’un mois la fille et l’homme se marièrent, en bas, dans le vallon, dans l’église du village.

 

 

 

XVII

 

 

C’était de nouveau l’automne, un autre automne. Le vent sifflait dans la forêt. Il emporta le son des clarines et saisit, devant le tunnel, le long cri strident d’un train.

Jella se releva sur ses coudes dans l’herbe. Elle regarda comment la fumée se déchiquetait aux branches. Il y avait deux ans déjà qu’elle vivait dans la maison de garde et elle s’étonnait toujours lorsqu’elle voyait la fumée fuir parmi les arbres.

Deux ans ! Et il lui semblait qu’un nombre infini de dimanches s’étaient écoulés depuis qu’elle était venue du vallon dans la montagne. Souvent, elle se rappelait son mariage. Et alors elle n’était pas heureuse ; elle avait honte d’être triste, de redouter l’inconnu de la vie et cet homme inconnu qui avait le droit, depuis l’autel, de s’approcher si près d’elle.

Au village, il n’y avait que la tombe de sa mère qui la regrettait. Dans la clairière, elle n’avait pris congé que des chèvres. Elle se rappela que lorsqu’elle vint ici, pour la dernière fois, elle s’était frottée contre le cabri noir ; puis, en chemin, elle s’était retournée sans cesse afin de le regarder, comme si avec le petit animal, une part d’elle-même l’avait quittée, part de son être qui était pleine de sauvage souffrance, qui avait froid, qui pleurait, qui avait faim, mais qui était libre, et qui parfois souriait et chantait aussi.

Jella maintenant, n’avait plus faim ni froid. Pierre l’aimait beaucoup pesamment, humblement, et il montrait ce patient esprit de concession particulier aux hommes qui ont vécu longtemps sans femme et craignent de se retrouver seuls.

Par instinct, Jella sentait de l’angoisse dans cet attachement, et sa volonté s’en accroissait. Elle accomplissait les travaux domestiques, s’occupait de l’homme et des animaux, mais seulement si cela lui plaisait : par foucades, quand elle y pensait... Au demeurant, elle vivait de la vie ancienne. Des journées entières, elle errait dans la montagne, suivie par les chèvres de Pierre. Le soir, comme une bourrasque, elle dévalait les pentes avec ses bêtes et apportait à la maison de garde, dans ses cheveux, l’odeur embaumée des prés verts et fleuris. Puis, elle s’asseyait près du feu et chantait.

Dans les premiers temps, la curiosité l’amenait parfois dans la chambre de service. Mais là, tout était grave et étranger. De grandes pelisses d’hiver pendaient au portemanteau ; même en été. Sur les papiers cloués au mur on voyait l’indication des signaux des lampes. Jella touchait du doigt, sur l’image des trains, les points lumineux. Elle voulait savoir ce que signifiaient le disque rouge, le petit drapeau, le carreau des lampes vert et rouge. Les timbres-signaux l’intéressaient aussi. Elle éclatait de rire dans le téléphone. Plus tard, toutes ces choses lui devinrent indifférentes et quand Pierre lui mettait un livre entre les mains pour qu’elle apprît à lire, le sommeil la gagnait. Elle s’asseyait sur le livre et, tel un jeune chat, elle s’étirait paresseusement, avec grâce. Elle prononçait difficilement les mots magyars ; le croate lui était plus facile.

– Où es-tu allée ?

Ses yeux commençaient à briller. Elle savait raconter des choses merveilleuses sur la grotte où une source verte jaillissait, sur le précipice qui était plein de fleurs blanches.

Pierre riait et la saisissait dans ses bras. Et Jella se défendait en boudant, comme un enfant qu’agacent les baisers des grandes personnes.

– Tu ne m’aimes donc pas, même un peu ? – disait l’homme en taquinant ; et il serrait fortement dans ses deux mains la tête de la femme enfant, pour qu’elle ne pût la secouer.

Dès qu’elle s’échappait, Jella courait autour du hangar. Elle se cachait dans l’étable et prenait dans ses bras les chèvres parce qu’elles ne demandaient rien, Elle ne rentrait dans la maison que lorsqu’elle s’était imprégnée d’air libre. Elle passait, en épiant, sa tête dans la porte. Si elle voyait que Pierre était triste, elle se glissait par derrière jusqu’à lui et l’embrassait rapidement. Puis elle s’amusait d’avoir pu secouer l’homme du frisson de son haleine.

 

 

 

XVIII

 

 

Les journées passaient. Elles se ressemblaient comme des sœurs et Jella savait à peine distinguer la veille du lendemain. Les trains arrivaient, partaient, ébranlaient la terre, parsemaient la nuit d’étincelles, soufflaient de la fumée dans les rayons de soleil : puis le silence se faisait de nouveau, le grand silence où l’on entendait la chute des feuilles.

« Ce sera toujours ainsi », pensait Jella.

Et pour utiliser quelque chose de la jeune vie inquiète qui palpitait en elle, elle se roulait avec ses chèvres sur les versants des hautes montagnes.

Un jour, elle erra loin de la maison de garde. Les brise-vents avaient disparu. Une hutte de pâtre, une bergerie entourée de pierres, des sapins frisés. Plus bas, la voie ferrée s’allongeait au milieu des montagnes, comme deux cheveux tendus à l’infini. Les tunnels apparaissaient tels que des terriers à renards enfumés. Et le train traversait le champ des pierres ainsi qu’un petit lézard au corps articulé et à la tête enflammée. Jella s’était égarée dans l’empire inculte de la « Bora ». Elle se rappela les contes de Jagoda : le feu ailé, les nains, le spectre de la montagne à la barbe de pierre. Elle regardait ardemment autour d’elle. Tous, ils vivaient là. Et les yeux enfiévrés, frissonnante, elle grimpait toujours plus haut sur les rocs désagrégés, crevassés, qui gisaient couchés les uns sur les autres dans la lueur rouge du soleil, comme des os de bêtes géantes, tombées dans un grand combat. Même l’eau noire, immobile, de la crique, entre les monts neigeux, reflétait les formes des roches renversées. Partout des pierres, des pierres figées, sauvages.

Jella fit le signe de la croix. Elle se pencha sur le rebord des rochers en retenant sa respiration.

En bas, une plaine infinie luisait, colorée en bleu, comme si l’on avait forgé, dans la courbe des montagnes arides, une puissante plaque d’acier. Et dans la plaine nageaient des flocons blancs aux ailes d’oiseaux.

« C’est peut-être la puszta », pensa Jella, et son visage prit une expression hostile. Puis ses traits se rassérénèrent lentement. De lointains souvenirs commencèrent à sourire en elle – images anciennes oubliées ! – : filet aux reflets argentés sur une rive sablonneuse ; coquillage blanc ; ondes bleues, fuyantes... Elle ferma les yeux pour mieux revoir et écouta ce que sa bouche articulait :

« La mer ! »

Elle la  reconnut ! La plaine couleur de ciel, là-bas, dans le vide, était la mer de Giacinta !

Elle se rappela tout, et de nouveau elle fut près de sa mère, tout comme autrefois, auprès du feu, lorsque dans un demi-sommeil, et même les yeux fermés, elle sentait sa présence.

Elle savait, sans délibération, qu’elle retournerait ici une autre fois. Jamais elle n’avait porté de fleurs à la tombe de sa mère, et maintenant, elle arracha tout à coup de son sein les violettes des monts neigeux. Elle les jeta dans le vide, loin, comme si elle avait voulu semer les fleurs sur la mer.

Le soir, elle s’assit près du feu, silencieuse. Pierre mit le fanal dans un coin, d’un geste fatigué. Il commença de bourrer sa pipe,

– À quoi penses-tu ?

Jella sursauta, comme si elle revenait de loin, et regarda en l’air avec trouble.

– À la mer...

– Tu l’as vue ?

La femme enfant fit un signe d’assentiment.

– Comme les montagnes sont arides par là – son visage s’anima tout à coup – ; tout est si sauvage là-bas !

– Et pourtant, j’ai entendu dire – grogna Pierre, pensif, – qu’au temps jadis, il y avait aussi là des forêts. Des peuples marins ont coupé les arbres. Ils en ont construit une ville dans l’eau.

– Dans l’eau ?

– Oui. Et la bora a entraîné la terre des monts, et tout a été dénudé.

Les yeux de Jella brillèrent singulièrement.

– Alors, ce sont aussi les hommes qui ont rendu les montagnes si sauvages ?

Un pressentiment, obscurément ressenti, lui traversa la tête, mais elle ne put compléter sa pensée.

Pierre souffla vers la lampe un grand nuage de fumée et ouvrit les bras.

– Aujourd’hui non plus tu ne m’embrasses pas ?

Mais elle se détourna. Elle franchit le seuil d’une grande enjambée.

L’homme la suivit du regard, d’un air hébété, et se tut, comme s’il avait honte de ce qu’il éprouvait.

Dehors, les rochers se dressaient vers le ciel en ondes figées et noires, et Jella leva ses regards vers eux. Il y avait aussi dans son âme de pareilles ondes rocheuses, noires et figées. Pourquoi n’était-elle pas comme ces filles qu’elle avait autrefois connues dans son village ? Pourquoi ne pouvait-elle devenir meilleure pour cet homme, le seul qui avait été bon pour elle, qui l’avait préservée du froid et de la faim ? Elle ne trouvait pas de réponse et aurait voulu pleurer.

 

 

 

XIX

 

 

L’hiver vint, puis passa. La neige fondit.

Jella errait de nouveau par les forêts moites, dans l’odeur de la terre mouillée. Mais elle n’était plus comme autrefois, et pourtant rien n’était changé. Les eaux ruisselaient dans les ravins, comme si mille pulsations animaient la montagne. Comme l’année précédente, le jeune feuillage tremblait en nuages d’un vert pâle sur les branches chauves des bois ; le long des fossés, les fleurs se balançaient en taches jaunes, au bord des torrents gonflés. L’invisible révolution bouillonnait dans la terre, une vie humide montait aux arbres et les pâtres jouaient de la flûte sur les hauts sommets.

Le sang de Jella, éprouva, pour la première fois, l’effet du grand renouveau.

Partout quelque chose commençait ; sur les pentes, sur les prés, dans les torrents parmi les pierres, dans les bêtes et aussi en elle. Dans la vie seulement, rien ne commençait. Soudain, Jella vit son mari vieux. Lorsqu’ils marchaient ensemble, et qu’elle regardait dans le soleil, l’homme ne pouvait suivre son regard ; il resserrait ses paupières et ses yeux se voilaient de larmes sous la clarté.

« Ce serait tout !... Jamais autre chose ? »

Une impatience torturante s’empara de Jella. L’air comprimait son front dans la maison. La forêt lui était trop petite. En marchant, elle arrachait les rameaux bourgeonnants, sans s’en apercevoir, peut-être afin qu’ils ne portassent pas de fleurs.

Pierre ne comprenait pas, mais sentait l’inquiétude de Jella. Il la regardait comme pour l’apaiser. Cette humble faiblesse, rendit plus dure la femme enfant. Elle cherchait de la force, à laquelle sa force pût se mesurer. Elle portait une flamme dans ses veines, dans ses bras, dans ses lèvres, et l’autre marchait à côté d’elle comme s’il avait voulu s’arrêter, comme s’il avait voulu se reposer.

Il faisait nuit, Jella était assise sous l’abat-jour en zinc émaillé de la suspension. Elle faisait, sur ses genoux, sans but, des plis à son tablier qu’elle défaisait ensuite. Brusquement, elle se rendit compte qu’elle pouvait le déchirer et qu’il faudrait le recoudre. Elle interrompit ce jeu, s’accouda à la table, se mit à balancer lentement sa tête entre ses deux mains pour en voir au moins remuer l’ombre :

– Allons au bord de la forêt !

Pierre leva un instant ses yeux qui regardaient le vieux calendrier.

– Il fait meilleur ici, – murmura-t-il distraitement ; – Pourquoi irions-nous ?

Et il continua de lire aussi tranquillement que s’il ne voulait jamais plus se lever.

Jella ressentit comme des coups de marteaux dans sa tête. La lampe la brûlait. Elle ne put supporter plus longtemps l’immobilité close et muette. Elle ouvrit toute grande la porte afin de laisser entrer la vie du dehors ; mais à travers le seuil, il n’entra seulement que l’ombre du vieux prunier que Pierre avait planté vingt-cinq ans auparavant. Elle sauta avec impatience, par-dessus la tache noire mouvante, à bords dentelés. Elle s’arrêta brusquement dans le petit jardin tout trempé de rosée. Adossée à l’enclos, parmi les mauves sauvages, elle respira librement.

On aurait dit que la forêt tremblait dans le clair de lune.

Un éclat bleu fulgurait sur les rails. Les feuilles argentées flottaient autour des genoux de Jella.

Pierre sentit soudain un courant d’air froid sur son dos. La porte était ouverte. Il s’achemina en bâillant vers sa femme. Quand il fut près d’elle, sans qu’elle eût bougé, il lui dit frileusement :

– Pourquoi te tiens-tu là comme si tu attendais quelque chose ?

Jella releva la tête avec une lenteur étonnée. Ses pupilles frémirent. Alors seulement, elle sut qu’en effet, elle attendait quelque chose...

Depuis lors, elle alla de bon matin à la forêt. Elle regardait comment l’ombre des arbres se mouvait sur le sol, ainsi que les aiguilles de la pendule, dans la chambre de service. Et cela signifiait que le temps passait. Elle aimait y penser. Parfois, elle fermait les yeux et attendait. Sans savoir comment, elle se rappelait Davorin. L’autre jour, elle avait vu un pâtre sur la montagne. Depuis, elle songeait à Davorin, et pourtant le pâtre ne lui ressemblait pas ; seulement, comme lui, il était fort et jeune.

Jella détestait le mari de Zorka ; mais sa main était lourde et chaude et autrefois elle aimait être assise près de lui au bord du torrent.

À cette époque, les gens de la maison de garde voisine commencèrent à faire des préparatifs. Pierre dit qu’on les avait transférés dans une autre contrée. D’autres viendraient les remplacer.

Jella apprit la nouvelle avec indifférence ; à présent elle ne pouvait plus penser qu’à elle-même. Elle oubliait tout ce qu’on lui disait. Souvent, elle oubliait même ce qu’elle voulait faire.

Elle emporta dans la forêt le petit mouchoir à pois rouges pour y mettre des champignons ramassés. En arrivant sous les arbres, elle ne savait plus pourquoi elle s’était mise en route. Elle attacha le mouchoir autour de son cou, s’assit sur une pierre, et ne pensa plus à rien.

Des pas s’approchèrent sur les aiguilles de sapin. Jella ne bougea même pas. Sûrement, ce devait être Pierre. Mais celui qui marchait au milieu des troncs mordorés n’était pas son mari. Un étranger venait à travers la forêt, lentement, à pas incertains, comme celui qui n’a pas l’habitude de cheminer sur les pentes.

En apercevant Jella, il s’arrêta soudain. C’était un beau brin d’homme, de taille élevée. Une force provocante se devinait jusque dans son immobilité. Il ne se retourna pas lorsqu’il fut passé.

Le soir, Jella apprit qu’un nouveau garde était arrivé dans la maison voisine, et qu’il s’appelait André Rez.

 

 

 

XX

 

 

On chantait dans la forêt. Voix étrangère, chant étranger...

Jella se tourna vers ce côté, comme si elle avait voulu que la voix parvînt à son cœur et à son visage. Jamais elle n’avait cru jusque-là que la tristesse aussi pouvait chanter. C’était bien autre chose que les petits airs de sa mère, bien autre chose que les chansons entendues, en bas, dans le village.

Voix étrangère, chant étranger...

En rentrant, elle se trouva sur la ligne du chemin de fer, face à face avec celui qui demeurait dans l’autre maison de garde. L’homme, pour faire place, monta sur le talus. Jella leva les yeux vers lui. Son visage était brun et maigre. On voyait la forme de ses os. Il porta la main à son chapeau ; le soleil éclaira ses yeux. C’étaient des yeux d’un vert étrange, comme l’épi à moitié mûr dans lequel brille un peu d’or humide. Il alla plus loin.

« Comme il est jeune ! » pensa Jella, et elle voulut évoquer ce visage ; mais elle n’y réussit pas ; et cependant, elle sentait encore le regard... Ensuite elle observa, inconsciemment, ce qui se passait derrière elle et ne se douta pas que ces pas d’homme, en s’éloignant, piétinaient le souvenir de Davorin.

Le soir, Pierre appela André Rez dans la chambre de service. Jella était assise, dehors, près du hangar, sur les traverses pourries rassemblées là pour être brûlées.

Elle écouta la voix des deux hommes qui se parlaient de temps en temps. Elle sentait en elle-même un calme silence, et ses mains s’ouvrirent dans la nuit azurée des montagnes, comme pour saisir le printemps, – le printemps, pareil à elle, vivant et jeune ! – comme si elle voulait saisir cette chose qui était le désir le plus inconscient et le plus obscur de son cœur.

Le jour suivant, Jella s’attarda avec ses chèvres, dans la montagne. À travers la porte ouverte de la maison de garde, la lumière se projetait déjà sur la palissade brise-vent. Elle regarda par la fenêtre de la cuisine. Deux personnes étaient assises près du feu. Elle passa sa main dans ses cheveux et marcha plus rapidement.

Quand André Rez se leva, il parut encore plus grand et plus fort que dans la forêt. Et le corps maigre et courbé de Pierre était plus petit que d’habitude. La femme enfant se retira dans un coin et darda ses regards sur les deux hommes. De petites fourmis brûlantes grouillaient dans l’air, près de la pipe de Pierre. Le gars fixait, immobile, la flamme. Jella ne comprenait pas comment on pouvait regarder un même point aussi longtemps.

Ils se taisaient. Puis un mot étranger frappa l’oreille de la femme. André Rez parlait de quelque grande terre noire, dont il n’avait même pas reçu une charretée.

– Mon père était paysan. Le bien n’était pas suffisant pour les quatre fils. Voilà pourquoi j’ai dû venir ici, dans les montagnes.

Ils restèrent un instant silencieux. Lorsque le gars parla de nouveau ; il y avait de la dignité dans sa voix.

– Pourtant, moi aussi je suis un paysan ; un paysan qui n’a ni terre, ni femme, ni enfant, un paysan pauvre.

Jella ne regardait plus que son visage. André parlait lentement, en traînant. Au pays d’où il était venu, les champs de blés verdissaient jusqu’à l’horizon, au printemps ; en été, ils étaient jaunes comme de l’or vif ; et en automne, des feux brêlaient le long des maïs, et les gars et les filles chantaient.

Jella se rappela l’air triste qui résonnait si étrangement dans la forêt.

« Ils chantent ainsi, là-bas », pensa-t-elle.

Et elle ferma les yeux pour mieux entendre la voix d’André. Puis elle eut un sourire incrédule. Elle ne pouvait comprendre que là-bas, très loin, les puits fussent aussi hauts qu’un sapin, et qu’on pût apercevoir, à une journée de marche, le clocher des églises.

Elle se rapprocha du feu, sans le vouloir.

– Alors, par là-bas, chez vous, les clochers sont plus hauts que les montagnes ?

Le gars releva fièrement la tête :

– Il n’y a pas, chez nous, de montagnes. La terre est là-bas, plate comme ma main...

L’étonnement s’assombrit sur le visage de Jella. Elle se redressa subitement. Sa voix devint dure :

– Tu es donc venu de la Puszta ?

Le regard de Pierre s’attarda sur la bouche de la femme. Il l’avait vue ainsi, lorsqu’elle s’était réfugiée de la forêt chez lui, pour la première fois. Pourquoi se fâchait-elle ? Il ne pouvait le comprendre. Il saisit son chapeau avec mauvaise humeur. Il sortit sur la porte, de même que l’on sort de la forêt agitée par l’orage sous le ciel libre.

– Tu es donc venu de la Puszta ?

L’ouragan sauvage des montagnes s’amoncelait dans les yeux de Jella ; le grand, l’incommensurable calme des plaines demeurait muet sur les lèvres du jeune homme. Et leurs regards se rencontrèrent un instant au-dessus de la flamme.

 

 

 

XXI

 

 

Alors les montagnes n’appelèrent plus Jella. Elle les voyait effacées, comme retirées de sa vie. Les deux maisons de garde se rapprochèrent. Jella accomplissait ponctuellement le service de la barrière. Elle chassait les chèvres dans le fossé du talus et travaillait elle-même autour de la maison. Le petit jardin était plein de fleurs. Derrière l’étable, les mauvaises herbes n’envahissaient plus le petit carré de pommes de terre. Pierre était tranquille et satisfait comme jamais auparavant, et lorsqu’il voyait travailler Jella, il hochait silencieusement la tête.

« Elle finit tout de même par s’habituer à la vie normale. »

Il se réjouissait qu’il ne fût plus question entre eux d’errer par les forêts. Ainsi tout était rentré dans l’ordre, spontanément, et c’est ce que Pierre aimait le plus au monde.

Jella, comme si elle avait senti qu’on l’observait, appuya son pied sur sa bêche et regarda de côté.

Les nombreuses petites rides remuèrent sur le visage de Pierre. Il se mit à rire.

– Par Dieu ! tu es belle !

L’épouse enfant sourit, d’un sourire reconnaissant, d’un sourire de femme, tout en jetant un coup d’œil vers la maison de garde voisine, comme si elle avait voulu savoir si l’on voyait aussi sa beauté de là-bas. Elle continua de travailler. Cependant l’homme aurait voulu bavarder, mais aucune idée ne lui venait à l’esprit.

– J’ai fini mon tabac, – grogna-t-il enfin ; pourtant ce n’était pas là ce qu’il aurait voulu dire.

Jella repoussa la bêche et s’essuya le visage avec son tablier.

– La faucille est cassée. Je vais aller au village, – dit-elle.

Pierre alla plus loin, Jella se dirigea vers la maison. Aucun d’eux ne se retourna et pourtant jamais plus ils ne pensèrent l’un à l’autre avec un cœur plus chaud qu’à cette minute.

Lorsque la femme eut tiré à sa place le petit rideau rouge de la fenêtre, elle regarda par-dessus les géraniums. Elle ne songea plus à Pierre. André Rez se tenait sur le talus et Jella se mira dans la glace, pour voir si elle était vraiment belle. Elle se prit à rire. Tout était serein autour d’elle. À travers le rideau rouge, la lumière se fondait sur le mur, en teinte rose.

Tout était rose et gai : la « Naissance du Christ » au-dessus du lit, la Sainte-Vierge en plâtre sous une cloche de verre, le chien d’albâtre sur la commode à trois tiroirs et les fruits en cire dans la corbeille de bois découpée en forme de feuillage. Et Jella aussi était gaie, comme si elle allait au-devant d’une grande joie.

Pierre et André Rez étaient toujours sur le talus. Jella ne se retourna pas ; cependant elle savait que les deux hommes la regardaient, et elle sentit une chaleur monter à son cou.

Le village le plus proche s’étendait sous la maison de garde, de l’autre côté de la forêt, sur une prairie. Des oies jetaient une note blanche entre les lignes de palissades allongées sur la prairie. Du foin séchait sur un cadre ; tout près un râteau était fiché en terre. Un jeune paysan et une petite fille au visage semé de taches de rousseur s’embrassaient derrière le foin. Le sang juvénile monta au visage de Jella. Elle s’arrêta devant l’église ; elle y entra pour un instant, mais ne pria pas ; elle promit seulement un cierge à la Sainte-Vierge. Puis elle alla plus loin. Le soleil brillait dans son âme, et comme si sa gaieté était une fenêtre, elle regardait à travers elle le ciel, les montagnes et aussi les ornières sous ses pieds.

Dans la petite boutique sentant le pétrole et l’eau-de-vie, un homme en grand manteau de laine blanche achetait une pierre à faux. Jella demanda du tabac. Le vendeur fouillait tranquillement parmi les marchandises. De la chicorée, des fers à faux, des chandelles, des chapelets gisaient pêle-mêle sur l’étagère. Dans un coin, l’homme au manteau renversa les bêches ; devant la fenêtre remplie de toiles d’araignée, il heurta de la tête les cloches à bétail ; près d’elles, sur la tringle, les guirlandes de figues et les morceaux de lard entrèrent aussi en danse. Les mouches effrayées s’élevèrent du sucre répandu autour de la balance. Le paysan voulait essayer toutes les pierres à faux. Jella flaira l’un après l’autre tous les paquets de tabac. Elle l’avait vu faire à Pierre. Elle pensa longtemps. Enfin elle choisit aussi la belle faucille aux reflets bleus. La nuit tombait déjà quand elle sortit du couloir. Chemin faisant, son regard s’égara un instant dans l’auberge. Une nappe courte pendait au bout de la table poisseuse, à pieds de chèvre. Il y avait au milieu une salière de verre bleuâtre. Sous l’image de Saint-Antoine de Padoue, parcourue par les mouches, un homme était accoudé. Jella ne pouvait voir que ses épaules. La servante au visage brun, se tenait devant lui, les mains sur les hanches. Elle attendait qu’il commandât.

Jella avait déjà franchi le seuil, lorsqu’elle s’aperçut que cet homme était André Rez. Comment était-il venu là ? Pourquoi ? Elle ne le savait pas, mais, en rentrant chez elle, elle se retourna sans cesse dans la prairie. Elle entendit des pas dans la forêt. Les pas la rattrapèrent sur le pont du ruisseau. André se joignit à elle sans mot dire.

– Nous suivons le même chemin, – fit à voix basse la femme enfant, comme si elle parlait d’une chose extraordinairement réjouissante.

Sa respiration était rapide. Elle aurait voulut marcher plus lentement, mais l’autre faisait de grands pas. Elle se pencha une seconde, pour ôter de sa jupe une ronce qui s’y était accrochée. André s’arrêta aussi et regarda en l’air. Jella crut qu’à travers l’ouverture verte de la forêt il contemplait les montagnes et comme si elles lui avaient appartenu, comme si c’était elle qui les faisait voir, elle sourit fièrement :

– N’est-ce pas qu’elles sont grandes ? N’est-ce pas qu’elles sont belles ?

– Qui ? – demanda le gars songeur.

– Les montagnes, donc !

André poussa un soupir :

– Ah ! si toutes ces maudites pierres pouvaient s’effondrer pour que je puisse voir par-dessus !...

La bouche de Jella s’ouvrit. Une seconde elle détesta cet étranger qu’elle ne pouvait comprendre.

– Tu ne peux donc aimer que la Puszta ?

Elle se pencha en avant. Elle épia le visage du gars. Elle attendait une protestation, mais André se taisait. Là d’où il était venu, les hommes parlaient peu. Les paroles, les gestes ont une grande importance dans la plaine. Tout se voit, s’entend de loin.

La voix de Jella était hostile, lorsqu’elle parla.

– Et puis, le monde est-il beau, là-bas, chez toi ?

Beau ? André n’y avait jamais songé, cependant il le savait. Il le savait non par la raison, mais par l’instinct. Il ne répondit pas avec ses lèvres, mais avec son âme, et son regard devint tout à coup profond et insaisissable, comme si à travers la forêt touffue, il voyait dans le lointain illimité. Ici, il était un étranger. La femme, les arbres, les pierres !.. Il pensa si fortement à son village, que Jella sentit sa pensée.

Elle soupira :

– Alors, c’est pour cela que tu es toujours si triste ?

Le gars fit avec sa tête un mouvement, comme s’il avait voulu arracher son regard d’un lointain infini.

– Tes yeux sont si tristes, parce que tu désires partir d’ici ?

André ne répondit pas.

– Et puis, dis donc !... – la femme parlait bas ; elle-même n’entendait presque pas sa propre voix – Aimais-tu là-bas les filles ?

Le gars leva une seconde la main, d’un geste de bravade ; il voulut répondre mais se troubla et soudain marcha plus vite, comme pour abréger l’occasion de parler.

Jella ne fit pas attention à lui. Elle fouillait les arbres des yeux. Elle voulait voir là-bas, au loin, là où était la pensée de l’autre.

– Alors, les filles sont belles là-bas ?

– Belles.

Il répondait brièvement, comme celui qui a peur de dire trop avec un seul mot.

Jella s’arrêta émue :

– Elles sont belles ?...

Contre sa volonté, elle demanda :

– Plus belles que moi ?

Son corps se pencha dangereusement en arrière, provocant, et dans ses paroles, dans ses mouvements, il y avait la magnifique sauvagerie du cri, du coup d’aile, qui servent d’appel aux couples d’oiseaux dans les forêts.

Le gars releva brusquement la tête. La femme, les rochers, les arbres, se fondirent incompréhensiblement dans ses yeux, et à cet instant, il vit la beauté de Jella. Sa pupille s’assombrit, sa bouche frémit, puis il détourna son visage avec un lent effort, comme si cela lui pesait.

Ils ne se regardèrent plus. Ils continuèrent de marcher sans parler, mais dans le grand silence de la forêt, ils sentirent qu’il y avait eu quelque chose entre eux.

 

 

 

XXII

 

 

Quelqu’un se tenait debout, devant le tunnel, Jella le voyait distinctement, du fond de cette sombre gueule de la montagne. C’était un homme et il paraissait grand dans le clair de lune.

La femme s’était rendue à la maison de garde numéro 78 pour y prendre sa feuille d’avis. Elle s’était attardée. Elle avait allumé une torche dans le tunnel et chantait. La voûte de pierre chantait avec elle, en répercutant sa voix ; la fumée rouge flottait au-dessus de sa tête comme un drapeau enflammé. Lorsqu’elle sortit sous le ciel, André s’était assis sur une borne kilométrique, au bord du précipice. Les coudes posés sur ses genoux, il appuyait son menton à ses poings. Il la regarda sans bouger.

Jella sourit. Elle agita la torche et la planta dans l’herbe baignée de rosée... Il fit noir pendant une seconde, puis ils se revirent de nouveau.

– Qu’attends-tu ? – demanda-t-elle en se penchant.

– Rien.

Le gars fixa les yeux à terre. Il évitait, dans ces derniers temps, le regard de Jella, comme s’il cachait quelque chose de honteux dans ses propres regards. Il était impatient et rude. Quand il s’apercevait que Jella n’écoutait pas, il se mettait tout à coup à parler sans suite, et si la femme le regardait interrogativement, il ravalait ses paroles et s’éloignait d’un pas fatigué. À ces moments, André Rez pensait à une personne, une personne de son village à laquelle il s’était fiancé lorsqu’il était tout jeune. Pourquoi aurait-il voulu le dire à Jella ? Pourquoi ne lui avait-il jamais dit ? Il ne savait pas la raison de son silence. Et cette hésitation, ce combat intérieur, le tourmentaient, ainsi que beaucoup d’autres choses qu’il ne comprenait pas. Qu’est-ce qui le poussait continuellement sur les traces de cette femme ? Pourquoi s’enfuyait-il devant elle ? Tout était trouble...

Sur le rebord du talus, dans le clair de lune, il fit de nouveau un mouvement, comme s’il voulait éviter la rencontre. Cependant il se rappelait clairement qu’il était venu ici parce qu’il avait vu Jella marcher dans l’après-midi vers le tunnel.

La femme s’appuya au poteau de télégraphe et se mit à frotter lentement, avec ses pieds nus, l’herbe mouillée.

La nuit était grande et tranquille ; on entendait par moment une rumeur singulière qui venait de la forêt, comme si les rayons métalliques et bleus de la lune s’étaient rassemblés au milieu des arbres.

André sentit tout à coup qu’il ne pouvait plus fixer le sol ; il était contraint de lever les yeux ; il devait regarder Jella, à présent, tout de suite. Et il se redressa en gémissant :

– Que cherches-tu ici ? – demanda-t-il rudement, et cependant, il aurait voulu être doux pour la femme.

Jamais il ne l’avait vue comme à cette minute. Son visage était étrangement mince dans le clair de lune. La force juvénile, non encore usée, rendait désirable son corps harmonieusement beau.

Une onde lente, dangereuse, s’éleva dans la poitrine du gars. Tous ses membres lui faisaient abominablement, insupportablement mal. « Qu’est-ce que cela signifie ? » pensa-t-il avec désespoir, et il aurait voulu battre la femme. Car elle était la cause de toute sa douleur. Il se mit debout d’un bond. Il essaya de jurer pour se soulager, mais sa gorge se resserra, comme si l’on avait jeté une courroie sur son cou.

– Va-t’en ! – dit-il sourdement, lorsqu’il put enfin parler.

Son regard était hostile et dur. Jella ressentit comme un coup sur la figure.

– Va-t’en !

Et pourtant, André ne voulait déjà pas dire cela. Ces mots, reste de sa pensée précédente, s’attardaient dans sa bouche. « Va-t’en ! » Et ses mains qu’il retenait, empoignèrent fébrilement les épaules de la femme. Il la serra un instant contre lui, puissamment, violemment, comme s’il avait voulu la briser en deux sur sa poitrine ; puis il la lâcha soudain.

Ils se regardèrent, immobiles, avec effroi.

Le jeune homme passa sa main sur son front. Il sentit son visage se crisper, et il se détourna obstinément pour que Jella ne vît pas sa misère. Un mécontentement honteux creusait son être, et comme si on l’avait poussé par derrière ; il sauta par-dessus les rails, il se mit à marcher vers la forêt, là-bas, dans l’obscurité, où personne ne pouvait le voir, où il n’avait besoin de ne voir personne. Que lui était-il arrivé ? Il ne se rappelait plus qu’obscurément une fille, qu’il avait aimée autrefois. Il emportait dans ses deux mains, comme un grand malheur, l’ardente chaleur de la femme. Son regard se retourna involontairement. L’ancestral tourment du désir lui fouetta le sang.

La fille était loin, et cette femme si près !

Jella le regarda, les yeux brillants, émerveillés. Puis elle n’entendit plus battre dans le grand silence que son propre cœur. Son cœur battait parmi les pierres, dans la forêt, dans le précipice et dans les montagnes. Tout le reste du monde devint muet. Inconsciemment, elle leva les mains comme si elle avait voulu tordre dans ses doigts l’air dans lequel André venait de respirer. Ses lèvres s’ouvrirent comme si elle avait voulu baiser la tiède nuit bleue, parce que quelque part, au milieu des arbres, elle touchait celui qui avait fui devant elle.

Et à cette minute, elle ressentit quelque chose de merveilleux, d’incompréhensible.

Douloureux délice ! Douleur délicieuse !

Puis tout se déchira. Soudain elle se rendit compte que ses yeux regardaient de l’autre côté, au bord du talus, la maison de garde.

La réalité ! La vie ! La maison de Pierre !

Jusque-là, elle n’avait pensé à rien. Tout en elle était si grand, si beau !

Elle jeta avec inquiétude un coup d’œil sur l’endroit où ils se tenaient tout à l’heure, et elle se dirigea en soupirant vers la maison de garde. L’ombre bossue du toit s’allongeait sur le talus éclairé par la lune. Elle venait chercher Jella dans la nuit.

Jella sauta par-dessus le seuil. Elle se tapit contre Pierre, comme si elle devait effacer quelque chose de mal. Quoi ? Elle ne le savait pas elle-même. Son visage était pâle, ses yeux imploraient du secours.

L’homme était assis à la table de cuisine et traçait de grands chiffres mal formés, sur un papier noirci par la suie. Il leva les yeux en bâillant, mais n’aperçut que la feuille d’avis dans la main de Jella. Il commença de lire, puis, comme le bras de la femme pesait sur son épaule, il le repoussa.

Il parut à Jella que, de ce petit mouvement, Pierre l’avait repoussée loin de lui. On aurait dit qu’elle n’était même plus dans la maison, qu’elle était de nouveau dehors, sur le talus, contre la poitrine d’André.

 

 

 

XXIII

 

 

Sur la crête des montagnes, le printemps était encore immobile.

Le silence était vaste. On entendait vibrer dans l’air les fils télégraphiques. La forêt se dressait durement dans le ciel d’un bleu aigu. L’herbe ne tremblait pas au bord du sentier. Et Jella aussi retenait son souffle. Elle se tourna du côté d’où venait André.

Ils ne s’étaient pas revus.

Lorsque le gars l’aperçut, il marcha moins vite. Une colère irraisonnée et dépitée remuait tout son être.

« Pourquoi est-elle ici ? » pensa-t-il amèrement, et il aurait voulu la jeter en bas du talus, car alors, au moins, il aurait pu la toucher. Il enfonça dans ses poches ses poings qui faisaient bosse sous la blouse à raies bleues.

« Mais qu’a-t-elle donc à se mettre sur mon chemin ? »

Et pendant qu’il songeait à s’en retourner, il allait plus rapidement au-devant d’elle.

La chevelure de Jella brillait d’un éclat métallique au soleil. Le visage d’André s’assombrit. Cette femme, dans les montagnes, ne pouvait comprendre ce qu’il ne pouvait exprimer. Leurs regards se croisèrent un instant, et ils avaient l’air désespéré, comme s’ils cherchaient, à perdre haleine, quelque chose l’un dans l’autre.

Le gars poussa un soupir. Il s’éloigna sans mot dire.

Soudain Jella parut grandir. Comme si on avait frappé du poing ses veines, elle sentit bouillonner son sang.

André ne se retourna point pour la regarder. Et elle pensait toujours à l’étreinte. Elle passa nerveusement sa main sur son épaule. Elle voulait effacer quelque chose sur elle. Elle respirait rapidement. Elle voulait aspirer de nouveau dans sa poitrine son ancienne liberté. Mais son cœur se souvenait encore. Et alors, tout à coup, elle se sentit misérable, humiliée, telle une bête sauvage et libre des forêts tombée dans un piège. Le piège était sombre et suffocant. Jella commença de se débattre, et comme les animaux elle se blessa elle-même pour échapper à sa captivité.

Une brûlante fièvre l’envahit. Elle aurait voulu haïr André. Elle aurait voulu penser à Davorin, à sa poitrine qui était large, à sa main qui était lourde et chaude. Mais sa pensée courait après André et l’image de Davorin se désagrégeait dans sa tête.

Trois jours passèrent. Jella les compta, sans quoi elle les aurait crus bien plus nombreux.

Puis ils se rencontrèrent dans la forêt solitaire.

André, regardait, immobile, dans l’air, comme s’il attendait. Pourtant lorsqu’il aperçut Jella, il poussa un soupir. Il darda un instant son regard sur la femme, en luttant péniblement pour rester muet. On n’entendait, dans le silence de la forêt, que sa respiration, et lorsqu’il eut passé sa main sur son front, les marques de ses cinq doigts y restèrent. Ensuite parce qu’il devait faire quelque chose, il ramassa une branche sèche et, dans son tourment, il la cassa en deux sur son genou.

Jella porta ses mains à sa poitrine. Elle ressentait là, en elle-même, le craquement douloureux du bois, comme si c’était à elle qu’on eût fait du mal.

André rejeta loin de lui la branche cassée, il barra le chemin à la femme.

Jella leva humblement les yeux sur lui :

– Laisse-moi ! Tu ne veux rien me dire !

Mais lorsque le gars se fut reculé devant elle, elle ne s’éloigna pas. Elle restait, s’offrant dans une belle attente de femme sans appui. Ses mains se joignirent sur son sein comme si elle se défendait et suppliait à la fois, et ses yeux se remplirent de la grande souffrance qu’éprouvent les arbres et les bêtes, tout ce qui sur la terre ne peut parler. Il lui semblait entendre, dans un lointain infini, les paroles d’André :

– Pourquoi me tortures-tu ?

Sa respiration s’arrêta. Elle aussi aurait voulu demander la même chose.

– Andrya...

Elle prononçait pour la première fois ainsi, à haute voix, ce nom, tel qu’il palpitait dans son sang, et sa propre voix la fit rougir. Des nuages humides s’assemblèrent dans ses yeux. Elle regarda André. Mais le gars ne voyait rien de ce qui était autour de lui. Il fixait de nouveau cet insaisissable lointain où Jella ne pouvait suivre son regard.

– Que Dieu me pardonne ! Cela ne pourra jamais être bien, – soupira André, et alors, il tourna avec résolution son visage vers la femme comme pour lui montrer toute sa souffrance :

– Pourquoi veux-tu que je le dise ? Pourquoi faut-il tout dire ?...

Soudain la tête de Jella se remplit d’ombre et son cœur de clarté infinie, brûlante. Puis elle prononça, car il fallait qu’elle le prononçât :

– Mais moi je t’aime...

Leurs yeux se rencontrèrent. Tout ce qui leur faisait mal depuis si longtemps, passa lentement entre eux en frémissant dans l’air...

Et à travers la clarté du soleil, du côté des monts, le grand Été descendit sur eux.

 

 

 

XXIV

 

 

Cet été appartenait à Jella.

Ils se rencontraient chaque jour dans la forêt.

Sous les arbres, l’ombre était pleine d’argent ailé : de petits insectes bourdonnaient dans la grande chaleur. Les trains passaient en haletant sur la crête des montagnes. Ils s’enfonçaient dans l’air dur et cristallin, et leur fumée se voyait longtemps dans le lourd éclat jaune du soleil, comme le sillon d’une grande hélice. Jella se retournait toujours pour regarder lorsqu’elle entendait un train sur le talus. Elle s’arrêtait sur le flanc de la montagne et faisait des signes avec son mouchoir, ce qui ne lui était jamais arrivé jusque-là. En bas, les petites fenêtres fuyantes lui répondaient par des flottements blancs. Et elle souriait à des mains, à des gens inconnus, qu’elle ne devait jamais plus revoir.

Les sourires venaient de l’intérieur de son être et ils étaient si forts et si grands qu’elle devait les distribuer à tout le monde.

Au delà des sapinières, du côté des tournants invisibles, le halètement des trains se répercuta encore. Près de la voie, la barrière blanche se leva.

Jella alla plus loin, sur le sentier des chèvres, vers la forêt. La forêt la connaissait et le silence aussi. La forêt et le silence attendaient avec elle l’heure d’André. Toute sa vie appartenait à cette heure : les jours, les nuits, les montagnes, les arbres, et elle-même aussi.

Elle se mit à chanter au milieu des rochers. Cet été, elle chantait beaucoup. Auparavant, elle chantait seulement les paroles des airs, comme elles s’étaient gravées dans sa mémoire. À présent, elle se rendait compte que ces paroles parlaient d’amour. Elle rendait ainsi son secret plus léger, comme si elle avait confessé quelque chose, comme si elle avait chassé en chantant un peu de la grande chaleur brûlante qui assoiffait son âme. Le soir, dans la maison de garde, elle chantait également, quand elle attendait André. Et la forêt fut remplie d’amour. Puis Jella s’élança dans les fourrés chauds, comme si elle cherchait des étreintes parmi la foule des branches grimpantes, entrelacées. Au bord du ruisseau, elle s’asseyait sur la terre. Elle ne buvait pas, mais tenait seulement sa bouche à la surface de l’eau, longtemps, longtemps, car ses lèvres aimaient la palpitation des petites ondes. À ces moments, elle pensait encore à André, et son sang, rouge et brûlant riait dans son corps. Ensuite, elle essuyait son visage dans la mousse, et lorsqu’elle atteignait une fleur avec ses dents, elle l’arrachait de sa tige d’une morsure, comme si elle avait voulu sentir insatiablement entre ses lèvres les fleurs de cet été.

Quelque part, sous les pas de quelqu’un, un caillou roula sur la pente de la montagne. Jella se releva d’un bond. Une clarté fluide, un rayon de soleil brûlant, exultant, déborda de ses veines.

– M’aimes-tu ? – cria-t-elle dans la forêt, et elle s’élança avec un irrésistible abandon dans les bras du jeune homme.

Elle était belle et coupable, depuis sa sauvage chevelure cuivrée jusqu’à ses pieds.

– M’aimes-tu ?

Un instant, elle se dressa comme si elle voulait écouter dans la poitrine d’André. Puis elle se colla à lui, l’enlaça ainsi qu’une plante sylvestre assoiffée ; elle le serrait, l’étouffait, comme si dans son obscur désir embrasé elle cherchait l’étreinte inaccessible qui reste toujours aussi distante que l’inaccessible lointain. Elle enfonça son front en feu dans l’épaule du jeune homme ; elle arracha sa blouse, elle voulut son cœur vivant. « Encore plus près ! Cesser d’être ! Ne faire qu’un avec lui ! Couler dans son corps, dans son sang ! À travers ses veines ! Voir dans le tréfonds de son être tout ce qui est invisible !... »

– Tu m’aimes donc vraiment ! Eh bien ! dis-le donc enfin !

Elle sentait que la bouche d’André souriait au-dessus de ses lèvres ; si proche, elle voyait que ses yeux étaient remplis de sourires, et elle ne pouvait comprendre son silence. Elle ne sentait que la pression de ses deux bras violents, qui étaient forts et qui lui faisaient si délicieusement mal !

Ils se tinrent longtemps immobiles, comme si, dans leur pauvre ignorance, ils avaient peur tous deux qu’en se quittant, soudain ils ne fussent rejetés loin l’un de l’autre.

– Pas encore ! Pas encore !

Et les deux mains de la femme se joignaient autour du cou de l’homme pour le retenir. L’ombre de ses cils s’allongeait, bleue sur son visage. Une surprise engourdie se réveillait derrière son front : jusqu’ici, elle avait cru que la haine seule était forte, aussi forte que son amour de maintenant.

 

 

 

XXV

 

 

Dans la cour de la maison de garde il y avait, sur le sol, une lanterne d’étable. À de faibles intervalles, des coups de hache inégaux craquaient dans le silence. Des éclats de bois jaillissaient à travers la lueur de la lanterne. Pierre coupait du bois dans le hangar.

André s’arrêta brusquement. Depuis que Jella lui appartenait, il avait oublié bien des choses qui auparavant le tourmentaient ; il y en avait d’autres qui ne lui étaient pas encore venues à l’esprit. Et maintenant... ainsi, tout à coup !... il regarda, avec pitié, vers le hangar.

Le silence se fit pour un instant. Pierre toussota. Les coups de hache débiles recommencèrent.

Jella haussa les épaules avec mépris, et dans l’obscurité du vieux prunier elle se serra contre le gars. Ses genoux touchèrent les genoux d’André.

Il lui saisit les bras et la repoussa d’un seul mouvement.

– Pas ici !

Jella le regarda sans comprendre. Le jeune homme était si fort et si étranger !

– Pourquoi me fais-tu mal ? Je t’aime, moi !

En le disant elle devint subitement humble et faible. Ses yeux se remplirent de larmes.

Une grande chaleur monta dans la poitrine d’André. Il aimait la faiblesse de Jella. Il aurait voulu la soulever dans ses bras pour l’emporter, afin qu’elle fût à lui seul. Il se pencha si près d’elle que leurs bouches se joignirent quand il parla.

– Tu ne comprends donc pas ? Un autre est le maître ici ! Je ne viens ici que pour voler !... partager ! mentir !

Jella fit un haut-le-corps en entendant les paroles amères. Elle se souvint vaguement qu’une chose semblable lui était passée par la tête. Il y avait longtemps. Autrefois ! Mais depuis que son amour avait ainsi grandi, elle ne pensait plus avec sa raison. Tout était bien pour elle ; Pierre n’ignorait-il pas tout ?

Entre deux coups de hache, Pierre appela dans l’ombre : « Jella ! » La tête d’André devint brûlante, comme si par ce simple appel, le mari empiétait sur ses droits.

– Il te prend à moi quand il le veut !

Et il ne regardait plus avec pitié du côté du hangar. Il ouvrit les bras vers la femme avec le geste libre et fier de ceux qui moissonnent depuis mille ans sur leur propre terre plane.

– Tu es à moi, je t’emporterai d’ici.

Les yeux de Jella brillèrent.

– Allons ! Il n’y a que nous dans la forêt !

André la serra encore plus fortement contre lui.

– Pas là. Chez moi, loin, dans mon village. Viendrais-tu ? Et alors, pour la première fois il sentit que tous deux ils pourraient être unis. Les mains de la femme glissèrent de son épaule.

– Chez toi ? Dans la puszta ?

En parlant, elle regardait les montagnes.

Un grand silence se leva entre eux, et dans le silence, leurs regards se heurtèrent. Ils demeurèrent un instant en face l’un de l’autre, comme deux grands ennemis qui s’aiment. Puis, tout à coup, la tête de Jella se rejeta en arrière dans une offre inconsciente. Ses lèvres s’ouvrirent, comme si elle voulait boire. André n’en pouvait détacher ses yeux. Ses cils devinrent lourds, ses yeux ivres ; Jella vit sa propre beauté sur le visage du jeune homme. Et son corps n’oublia plus les mouvements de la séduction. Elle frémit de ce nouveau pouvoir dangereux qu’elle ressentait dans son être, qui y avait toujours été, mais qu’elle ne connaissait pas jusqu’ici.

Elle n’était déjà plus faible et humble. Elle n’était plus à André ; elle s’était reprise. André était à elle. La femme devint la plus forte, parce que, dans cette minute, l’autre aimait mieux.

– Ce n’est pas moi qui irai avec toi ! C’est toi qui resteras ici avec moi !

Et dans son triomphe, elle rit sauvagement.

Le gars regarda dans l’air comme s’il cherchait la trace de quelque blessure à l’endroit où Jella riait.

Il ne parla plus, ni de cela ni d’autre chose. Et Jella ne pouvait entendre le silence d’André à cause de la vie bruyante, inquiète, qui était dans son propre cœur.

Tous les deux luttaient. L’un silencieusement, l’autre bruyamment, et ils ne savaient pas qu’ils luttaient. À présent, ils ne comprenaient plus que leur mutuelle étreinte, et alors même chacun d’eux était dans l’incertitude, dans la solitude.

Il n’y a pas de chemin plus long au monde que celui qui mène de l’homme à l’homme. Parfois, on peut voir par-dessus, entendre aussi les mots prononcés ; mais on ne peut jamais franchir la distance.

 

 

 

XXVI

 

 

La voie était noire et humide de pluie. Jella abaissa la barrière. Un train de marchandises passa avec un bruit de cliquetis sur la crête. Le machiniste cria quelque chose du haut de la locomotive. Sous son aisselle, surgit la face ricaneuse et enfumée du chauffeur. Il jeta vers la femme une rose d’automne froissée, couverte de poussière de charbon.

La fleur tomba dans la boue. Jella ne la ramassa pas, mais la regarda longtemps. Elle sut alors que c’était l’automne, elle ne s’en était pas aperçue jusque-là.

Elle ne se rendit également pas compte que l’hiver était venu comme les autres fois. Car André était souvent assis près d’elle, devant le feu, et la grande chaleur augmentait toujours en elle. Pourtant le vent glacial projetait une neige dure entre les vitres. Sous le ciel bas, aveugle, une double machine traînait un convoi en suffocant parmi la tourmente de neige. La forêt disparaissait dans les tourbillons. On ne voyait pas les gens enfouis sous les pelisses. La neige entrait sous la porte, dans la cuisine. La nuit, les renards glapissaient au fond des gorges, et autour de l’étable des ombres grises, touffues, rôdaient en s’aplatissant, sur le sol blanc et glacé.

Puis le printemps darda à travers le Karst. Le soleil parcourut les montagnes en y laissant des traces dorées, qui séchèrent les montagnes humides.

L’été revint ; semblable à celui de l’année dernière ; mais cet été n’appartenait plus à Jella.

Ce n’était pas une apparence, c’était un pressentiment...

Dans la forêt, les framboises mûres se détachaient déjà des branches avec un léger bruit. Devant la maison de garde, sur un fichu bleuâtre, huileux, des fèves séchaient au soleil et s’entrechoquaient au passage du vent.

Pierre, travaillait, en bas, près du fossé. Il était agenouillé sur une traverse, entre deux rails et tirait le coin qui se desserrait plus facilement que les autres. Lorsque Jella chassa près de lui les chèvres sur le sentier, il leva les yeux sur elle.

– Où vas-tu donc de nouveau ? – questionna-t-il très bas, comme s’il avait voulu se faire pardonner, par sa voix, sa demande.

– À la forêt ! – s’écria Jella avec humeur, et elle alla plus loin.

L’homme se courba sur les rails avec un faible soupir condescendant. Il fit, avec son mouchoir, un tampon sous son genou douloureux et se remit au travail.

Jella s’arrêta au tournant. Le garde ambulant qui demeurait dans le village et aidait aux travaux de la voie, venait à sa rencontre.

– André Rez n’est pas en service aujourd’hui, – dit l’homme, et il cracha sur le rail. Son visage se rida ; sa bouche comme une blessure courbe et rouge remuait de ci de là entre ses oreilles.

Celui-ci saurait-il quelque chose ?

Jamais pareille idée n’était venue à l’esprit de Jella. Et Pierre ? « Je serai meilleure pour lui », pensa-t-elle, afin d’éloigner son inquiétude. Elle se retourna. Soudain, elle oublia tout. En bas, sur la voie, une tache bleue remuait dans l’éclat du soleil. C’était André. Il s’approchait lentement. Il s’arrêta au milieu des deux rails brillants, là où Pierre travaillait. Lorsqu’il continua son chemin, les buissons le cachèrent. Il ne réapparut pas. Jella l’attendit en vain. Et ce n’était pas la première fois que l’attente était vaine !

La nuit tombait lorsqu’ils se rencontrèrent sur le pont du ruisseau. Le jeune homme venait du village, à travers la prairie. On l’entendait siffler de loin. Son visage était en feu ; ses yeux brillaient, Jella lui barra le chemin.

– D’où viens-tu ?

André la regarda fixement.

Il déboutonna sa blouse, comme s’il avait voulu laisser rayonner la chaleur de sa poitrine. Puis il s’adossa à la rampe du pont et continua à siffler.

Jella ne l’avait jamais vu ainsi.

– Tu as bu ?

– J’ai bu, – dit le gars, – mais pas assez, car je sais encore tout ce qui n’est pas bien. – Et il se mit à rire amèrement.

La femme se rappela combien il y avait longtemps qu’elle ne l’avait entendu rire.

L’eau s’assombrissait déjà sous le pont. Sur le pré, une petite fille de paysans chassait des oies vers le village. Près d’une meule, un râteau était fiché en terre. Jella se souvint tout à coup. C’est ici qu’elle avait parlé pour la première fois à André, le jour où le tabac de Pierre était épuisé et que la faucille s’était cassée. Un homme achetait une pierre à faux, et avait heurté de la tête les sonnailles. Quelqu’un était accoudé sur la table et une grande fille au visage brun attendait qu’il commandât quelque chose.

Il parut à Jella qu’elle revoyait cette fille. Elle avait maintenant aussi les mains sur les hanches...

– Lui as-tu parlé ?

– À qui ?

André ne comprenait pas ce qu’elle voulait.

– À elle, à la servante des aubergistes.

– Mais c’est elle qui a posé le vin devant moi !

Les yeux de Jella s’élargirent, comme s’ils avaient voulu voir plus qu’ils ne pouvaient saisir. Sa bouche devint dure ; sa face se crispa sous le coup d’une douleur singulière qui avait soudain mordu sa chair. Elle fut prise d’une grande et étrange jalousie qui n’était pas dans sa pensée, mais dans son corps : cette jalousie étranglait sa gorge, mordait par dedans sa poitrine. Exaspérée par son tourment, Jella enfonça ses ongles dans la paume de ses mains. Son souffle atteignit le visage d’André :

– Je t’étranglerai, si tu en aimes une autre !

Et elle dit encore autre chose, beaucoup de choses incompréhensibles. Elle ne savait pas d’où venaient les mots dans sa bouche ; ils arrivaient et elle devait articuler tout ce qui tournoyait dans son sang.

Le gars la regarda un instant bouche bée ; puis il se ressaisit et serra les dents. Il ne s’étonnait pas de ce que Jella disait ; mais devant ce visage changé de la femme, il sentit un choc à la poitrine.

La colère montait en lui, largement, ouvertement, comme l’orage chez lui, dans la plaine. Son poing se crispa lentement, et il jeta d’un seul mot, à la face de Jella, tout ce qu’il ressentait :

– Étrangère !

Il voulait se libérer. Pour bien marquer sa volonté, il rentra dans l’auberge.

Jella le regarda stupéfaite. Elle n’osa pas le suivre. Elle le craignit et l’aima encore plus que les autres fois.

 

 

 

XXVII

 

 

L’aube naissait lorsqu’André s’en retourna chez lui. Les montagnes étaient revêtues jusqu’à mi-hauteur des vapeurs de l’aurore, les pierres étaient baignées de rosée. Le jeune homme marchait à pas lourds, son visage était cave, ses yeux étaient purs. Il n’avait pas bu une gorgée pendant toute la nuit. Il n’avait parlé à personne ; il était resté assis dans l’auberge et avait payé pour le pétrole de la lampe consumé. En arrivant à la forêt, il s’arrêta soudain. On entendait dans les arbres les lourds battements d’ailes de quelque oiseau qui voulait s’élever pour fuir, suivis d’un bruit de froissement de feuilles, et un chien affamé, aux poils longs, sortit en courant du hallier ; un chien de berger, blanc, comme André n’en avait jamais vu parmi ces montagnes.

Il le siffla involontairement.

Le chien fut lancé par l’élan à quelques mètres, puis glissa encore un peu en avant en raidissant ses pattes pour s’arrêter brusquement. Il se retourna et rampa sur le ventre jusqu’au jeune homme ; son museau était humide et noir, ses yeux bruns comme du tabac en feuilles. André se pencha vers lui, passa lentement sa main sur les oreilles touffues et en le regardant, il sentit qu’il pourrait pleurer, ridiculement pleurer à cause d’un chien de berger errant.

– Sajo ! mon chien Sajo !

Il ne savait pas lui-même comment ce nom lui était venu à l’esprit, mais en le prononçant, il appuya amèrement ses deux poings contre ses yeux. Et ainsi, les yeux fermés, il revit tout à coup chez lui, la grande plaine de l’Alfold aux meules dorées, d’où il avait dû venir ici.

Chez lui on avait sans doute fait la moisson. Il sentait presque l’odeur mûre de la chaude récolte ; il entendait presque les cigales dans les blés coupés. Silence animé seulement par les clochettes des animaux. Et l’homme ne lève même pas la tête pour aller jusqu’à Dieu : le regard, sur la vaste plaine, va tout droit dans le ciel. Rien ne lui barre la route, qu’une fente brillante dans le bleu : le clocher de fer blanc de l’église du village. Acacias immobiles, petites fermes disséminées, le puits, le troupeau de chevaux, les chiens de berger blancs...

Quelque chose le saisit à la gorge. Il aurait voulu pousser un grand juron qui aurait fait écrouler les montagnes autour de lui. Le chien, comme s’il l’avait compris, se mit à hurler ; il battit le sol de la queue, puis il sauta en l’air et lécha le menton d’André.

Le gars rejeta sa tête en arrière, mais pourtant son visage se rasséréna.

– Hé ! Sajo ! – dit-il plusieurs fois ; – Mon chien Sajo !

Et l’homme et l’animal firent un pas en avant comme s’ils s’appartenaient.

Au delà du pont, où le taillis commençait à s’éclaircir sur la forêt, Jella était assise sur un arbre renversé. Elle n’avait pas dormi toute la nuit. Au petit jour elle s’était enfuie de la maison. Depuis, elle attendait André. En l’apercevant, elle se pencha et fit semblant de ramasser des fascines. Puis elle changea d’avis. Elle jeta les ramilles et s’avança vers le jeune homme. Elle allait lentement, à pas de loup, comme une belle bête sylvestre qui se prépare à bondir.

Ils se regardèrent. L’aspect las, inquiet d’André, désarma un instant la femme. Ses yeux devinrent humides d’amour affamé, pleins de reproches. Elle se courba comme si elle mendiait :

– Ne sois pas mauvais pour moi !

L’attendrissement de Jella n’émut pas le gars. Le temps était passé... Il se tenait debout devant elle, insensible, presqu’irrité, et il tenait la tête si haute que le soleil brillait sur sa figure.

Les épaules de Jella frémirent.

Elle s’était humiliée en vain. Son attitude se transforma soudain.

– Tu me désireras encore !

Et elle marcha en avant, menaçante. Comme si elle avait voulu montrer sa puissance au gars et à elle-même, elle rejeta sa tête en arrière avec un sourire lent et sombre.

Une lassitude agacée parut sur la figure d’André. Il leva la main pour la repousser :

– Laisse-moi tranquille !

Mais sa voix était sourde et Jella sentit en elle sa victoire. L’or pailleté se fondit dans ses grands yeux bruns ; ses reins se courbèrent. Dans son instinct de femme elle retrouva de nouveau les gestes de la séduction, et dans ces mouvements toute une vie luttait pour son bonheur. Sa bouche s’ouvrit. Elle aurait pu rire aux éclats, pousser des cris stridents. Elle s’empara du jeune homme, comme si elle saisissait une proie, et noua ses bras autour de son cou.

– Tu m’aimes donc pourtant !

Et dans son transport, elle écouta les battements du cœur d’André, comme le fracas des pierres, à la course invisible, qu’elle poussait elle-même dans les précipices.

En luttant, pour résister, la respiration du jeune homme était saccadée. Tout d’un coup il ne vit plus clair. Il saisit aveuglément la taille de la femme. Il la serra désespérément sur sa poitrine, comme si, dans cette étreinte, il avait voulu l’anéantir afin de se délivrer d’elle.

Un montagnard grimpait vers les pâturages, sur l’arête des rochers surplombant la forêt. Il paraissait petit et l’homme et sa faux étaient tout noirs en passant, une seconde, devant le disque de feu du soleil. Jella frémit superstitieusement. Elle se rappela quelque chose. En bas, il y avait longtemps, dans son village, sur le seuil de l’auberge, une bohémienne lui avait tiré les cartes. Sur l’une d’elle il y avait un laid faucheur, et la femme lui avait dit que c’était la mort.

André aussi regardait l’homme, mais il ne voyait qu’un paysan laborieux qui marchait au devant du jour nouveau.

Ils avancèrent à pas inégaux sur le sentier de la forêt. Ils ne se parlèrent pas et le silence se fit de lui-même, hostile entre eux.

Le gars siffla. La femme demanda ce que cherchait parmi eux ce chien inconnu à poils blancs. Mais André ne répondit pas à sa question. Elle insista en vain. Le jeune homme n’avait pas un mot à lui dire et pourtant, lorsqu’ils se séparèrent au talus, Jella le vit distinctement se pencher et dire quelque chose au chien errant.

 

 

 

XXVIII

 

 

Les herbes étaient brûlées sur le grand mur de rochers blancs.

Les ailes d’un oiseau migrateur rompirent le silence au-dessus des gorges.

André à cette époque évitait la forêt. On ne le voyait plus dans l’auberge, il ne s’arrêtait plus aussi souvent qu’autrefois devant la maison de Pierre. Quand il était libre, il allait là où nulle verdure ne poussait plus, mais où le regard de l’homme pouvait au moins s’étendre au loin.

Crevasses grises, rochers suspendus dans la ravine desséchée par la chaleur, d’une blancheur d’os, les débris de cailloux glissaient vers le gouffre avec un faible tintement incessant.

Le gars cachait son visage dans ses mains. Il lui semblait entendre alors le bruit du vent dans les champs de blé. De temps en temps, en haut, dans les éboulements des rocs, une pierre branlante se détachait. Le chien levait le museau. André y portait aussi les yeux et se réjouissait que le bruit ne fût pas provoqué par un homme.

Le silence se fit de nouveau. Seul le caillou roulait doucement dans la grande solitude.

Depuis qu’André et le chien blanc s’étaient rencontrés, ils ne s’étaient jamais plus séparés. Si la cloche signalait un train, l’animal se tenait raide, devant la maison, comme s’il était également de service. Pendant les inspections de la voie, il cheminait près du jeune homme le long des rails, et vers le soir, lorsqu’André balançait ses jambes dans le fossé au bord du talus, Sajo s’asseyait à côté de lui et regardait fixement dans la même direction que son maître. Très rarement, ils se penchaient l’un vers l’autre, comme s’ils se disaient des secrets, puis une heure passait presque sans que ni l’homme ni l’animal ne bougeassent la tête.

Un jour Jella les observait depuis déjà un bon moment. Soudain elle entendit parler de leur côté. La femme ne comprit pas à qui s’adressait André. Elle ne pouvait le voir à cause des buissons, et il était seul en cet endroit.

Inconsciemment elle regarda dans l’air, comme si elle y cherchait quelqu’un.

Des hirondelles s’assemblaient dans le ciel bleu d’acier. Elles se frôlaient rapidement, comme les pierres lancées par des frondes. Sous les battements de leurs ailes, leurs corps brillaient, blancs, dans le soleil.

À cet instant la voix d’André s’entendit distinctement :

– Elles aussi me tirent...

À présent tout était clair. Jella sauta par-dessus les rails ; elle saisit à deux mains les épaules du gars :

– Pourquoi parles-tu toujours avec ton chien quand, avec moi, tu restes toujours muet ?

Elle éprouvait la même sensation que l’autre jour, au pont, lorsqu’elle se rappela la fille au visage brun. Elle regarda hostilement le chien. Elle aurait voulu lui faire du mal, le chasser pour ne plus le voir si près d’André. Elle empoignait toujours plus fort les épaules du jeune homme ; et comme il ne répondait pas, elle le poussa du genou :

– Mais enfin pourquoi l’aimes-tu ?

André prit dans sa main le museau humide et noir de Sajo et tourna vers lui la face du chien. Il sourit silencieusement, tristement, puis, soudain, son regard devint aussi profond que dans les premiers temps, lorsque Jella croyait qu’il plongeait dans un lointain illimité !

– Pourquoi je l’aime ? – dit-il d’un accent traînant, comme s’il s’étonnait qu’on pût demander pareille chose.

Il regarda, sans défiance, dans les yeux de la femme :

– Chez nous, il y a de pareils chiens dans l’Alfold.

Les cils de Jella frémirent. Une sorte de colère jalouse mordit de nouveau intérieurement son sein, et comme elle ne pouvait anéantir ce chien étranger, elle lui lança haineusement un coup de pied.

Le gars sauta debout. Son poing se leva comme pour frapper. Mais Jella ne l’attendit pas ; elle se mit à fuir avec effroi.

André ne fit qu’un pas ; puis il s’arrêta, croisa violemment ses bras sur sa poitrine, comme s’il avait voulu se tenir lui-même pour ne pas bouger de sa place. Il darda impitoyablement son regard du côté de la femme, et dans cette seconde, invisiblement, sans bruit, quelque chose mourut.

 

Le soir, Jella attendit en vain devant la maison de Pierre. Elle attendit aussi en vain dans la forêt. Le jeune homme n’alla pas la rejoindre, et pourtant les chaudes journées d’automne étaient si rares !

Au début de l’hiver un vent froid souffla par les montagnes. Les nuages descendirent jusqu’à la maison de garde. On pouvait y plonger les mains. André décrocha du clou la veste de peau d’agneau. Il ne pouvait se réchauffer, même près du foyer.

Le dernier train de marchandises s’était déjà engouffré dans le tunnel du sud. L’obscurité avait absorbé l’éclat rouge de son fanal d’arrière. André entra dans la maison. Il s’assit près de l’âtre. Le bois vert pétillait ; Sajo respirait lentement dans le silence humide ; le gars avait froid ; ses dents s’entrechoquaient. Il jeta une nouvelle bûche dans le brasier. Dans ce mouvement, la manche de sa veste se releva. Son œil s’arrêta sur le cœur dessiné d’un trait bleu, qu’un soldat souabe avait tatoué sur son bras lorsqu’il était hussard. Il se rappelait la face du soldat ; elle était large et marquée de taches de rousseur, ainsi que sa main. Il lui avait payé quatre pièces blanches. Ils avaient bu à leur amitié sur la caisse à avoine, tant qu’André avait cogné sa tête dans la lampe d’écurie. Le verre de lampe appartenant au Trésor s’était brisé. Son front saignait... À présent, cette ancienne blessure redevenait douloureuse ! On aurait dit que la tête d’André en était encore tout étourdie.

Il voulut penser à autre chose. Mais il ne se rappela que le service : la couverture de cheval, jaune, que le grossier brigadier avait brûlée avec sa pipe. Des faces méchantes de hussards. Les carreaux fêlés des fenêtres de la caserne. Toutes sortes de choses qui depuis longtemps étaient sorties de sa mémoire. Puis, tout à coup, il se rappela le jour où on l’avait rendu à son village. Il avait pu emporter son bonnet rouge. Ses éperons sonnaient ; ses bottes neuves claquaient, et dans le dernier rang, une fille le regarda si joliment...

André releva la tête. Il était complètement seul, et pourtant il lui sembla que le visage de Jella surgissait devant lui, de la clarté du feu. Il s’essuya le front. Après tout, il n’avait rien promis à Jella.

De nouveau, tout s’embrouilla. Il vit s’élever dans un coin une épaisse fumée. Il entendit sonner dans l’air. Il ne savait pas lui-même si la sonnerie et si la fumée étaient sorties de sa tête où d’ailleurs. Il se leva. Il se mit à marcher en rond dans la cuisine. La fumée cessa dans le coin, la sonnerie finit aussi. Les griffes du chien qui s’étirait firent grincer la brique. L’animal, paresseux, en somnolant, suivait son maître pas à pas, de si près qu’il devait jeter de côté son museau derrière les talons des bottes.

La maison se mit à tourner d’une manière écœurante pour André ; mais André continua de marcher et de regarder obstinément en l’air, comme s’il cherchait une chose perdue.

– Cette sonnerie tout à l’heure ? Si c’était un signal ?

Il alluma la mèche dans la lanterne avec des mouvements incertains, fiévreux. Il ouvrit violemment la porte. Il demeura un instant sur le seuil, la poitrine à l’air.

La nuit était pleine de sifflements glacés. On entendait la forêt dans l’obscurité, comme si une trombe d’eau sauvage glissait sur elle.

Le jeune homme se mit à marcher contre le vent le long des rails. Entre les côtés de fer blanc de la lanterne, des rayons lumineux, mouvants et durs, se projetaient sur les pierres.

L’ombre d’André tomba du talus, atteignit la crevasse, tourna, grandit et se déforma sur le mur de roc. Vis-à-vis, sous le ciel, la grande montagne rampait en avant, la gueule ouverte, et avalait devant elle les rails. Il sembla soudain au gars que quelqu’un arrivait en courant derrière lui. Il leva haut la lampe et regarda. Mais dans les épaisses ténèbres, il n’y avait qu’une déchirure blanche qui s’agitait vers lui. C’était Sajo.

La tête d’André s’éclaircit. Il se tenait près du tunnel du nord, par lequel on pouvait aller chez lui, dans l’Alfold. Il regarda sa montre. Il se souvint que le dernier train de marchandises de nuit était passé depuis longtemps. Il se rappelait jusqu’au numéro de la locomotive :

– Trois-mille-trois-cent-vingt-sept.

Lorsqu’il rentra dans la maison, le feu ne brûlait plus. Il essaya de le ranimer, puis l’abandonna. Du reste le froid ne le transperçait plus ; il avait plutôt chaud. Ses veines tambourinaient dans sa tête. Il s’assit sur le bord du lit et regarda ses bottes. Il aurait voulu les retirer, mais ne pouvait se décider à bouger les jambes.

– Trois-mille-trois-cent-vingt-sept !

Les chiffres roulaient sans cesse derrière son front. Ils se séparaient, puis se tenaient dans un autre ordre les uns à côté des autres. Ils s’alignaient comme des soldats. Quand il les fixait mieux, ils avaient des bonnets rouges, et ils traversaient le village, et au dernier rang une fille les suivait des yeux.

Le corps du jeune homme se pencha en avant, épuisé, et ses mains pendaient toujours inertes des deux côtés, près de ses genoux. Le sang courait dans ses veines gonflées. Ses membres s’engourdirent.

Sajo le regardait avec inquiétude ; il hurlait douloureusement par moments et léchait les mains brûlantes de son maître ; mais André ne s’en apercevait pas ; il contemplait fixement l’air avec des yeux fiévreux, comme s’il avait été tout seul dans la maison.

Dans le tourment solitaire de l’homme, le chien de la Puszta était peu de chose ; il aurait eu besoin de quelqu’un d’autre, quelqu’un de là-bas, de chez lui.

Dehors, le jour commençait à poindre ; le garde ambulant frappa à la fenêtre.

Le gars, tombé en avant, était couché sans connaissance sur le sol ; Sajo, l’oreille basse, le veillait sans bouger.

Peu de temps après, André fut debout : mais son remplaçant qu’on avait envoyé de la gare ne partait pas. Jella errait tristement autour de la maison du jeune homme. Elle entrait chez lui en courant. Elle lui apportait du lait, puis s’en allait, agitée, comme si on la chassait ; elle ne trouvait nulle part sa place, depuis qu’elle ne pouvait jamais être seule avec André.

Un soir, elle se tenait près du hangar, lorsqu’elle entendit des voix sur le talus. Les hommes parlaient entre eux. L’un d’eux dit qu’André Rez avait reçu un écrit ; il pouvait aller chez lui en congé.

Jella s’accrocha à la paroi de bois. Sa gorge se resserra ; elle ne pouvait avaler ; son cœur devint lourd ; il lui semblait qu’il se décrochait, et qu’ensuite il commençait à se précipiter dans son être intérieur, en une grande chute épouvantable. Elle appuya sans force sa tête contre le mur et chaque goutte de son sang apprit lentement, de son cœur, qu’André allait s’éloigner d’elle.

 

 

 

XXIX

 

 

Depuis le matin, un orage s’amoncelait au loin, dans les montagnes, mais la forêt restait encore immobile, comme si l’air oppressé avait suspendu sa vie quelque part. Parmi les arbres une pomme de pin se détacha avec un bruit sourd, élastique. De menues aiguilles d’or desséchées tombèrent à sa suite, à travers l’âpre éclat du soleil, et leur chute s’entendit dans le silence angoissé, plein d’attente.

Le vent, précurseur de l’orage, siffla tout le long de la crête des montagnes. Les arbres commencèrent à s’agiter dans la sapinière. Leur lourd feuillage vert se balança lentement ; les troncs s’inclinèrent en craquant ; puis, comme si l’on avait soulevé leurs racines sous la terre, la mousse ondula.

Jella releva brusquement la tête et regarda André.

Il y avait longtemps qu’ils ne s’étaient trouvés seuls ensemble. Depuis que Jella avait malmené le chien, le jeune homme ne lui avait jamais plus parlé. La colère montée à ce moment en lui s’était calmée, mais l’avait séparé de la femme. À présent encore, il se tenait à ses côtés comme un étranger, et pourtant, dans cette minute, ils avaient la même pensée.

Elle obsédait Jella, dans une inquiétude folle ; les paroles entendues près du hangar la torturaient sans cesse. Elle se pencha vers André. À présent que le gars était si près, qu’elle pouvait le toucher de la main, elle ne pouvait concevoir qu’il voulût la quitter. Sa voix se fit molle et chaude :

– N’est-ce pas que tu ne t’en iras pas d’ici ?

Le jeune homme poussa un soupir d’allègement. Lui aussi voulait parler de cela, mais ne savait comment commencer. Il se tourna vers Jella. La blouse de service ballottait sur lui. La fièvre avait marqué son visage. Il regarda avec lassitude les yeux brûlants de la femme. Il aurait aimé à s’en aller en paix. Lorsqu’il parla, il n’y avait pas de joie dans sa voix, mais seulement le calme de la grande résolution.

– Je m’en irai, – dit-il simplement – ce sera mieux ainsi pour tout le monde.

Jella n’entendit que les premiers mots ; elle froissa convulsivement sur son sein la blouse flottante.

– Alors, tu vas partir ? – Elle hochait lentement, peureusement, la tête. – C’est donc vrai !

Tout d’un coup, elle devint aussi pauvre et orpheline que si elle était de nouveau restée seule au monde. D’anciennes paroles lui revenaient à l’esprit. Elle les avait prononcées souvent autrefois, paroles bonnes, mais inutiles.

Il reviendra !

Elle se parlait à elle-même, tout bas, en hésitant, comme si elle craignait qu’on lui prît tout de suite jusqu’à ses mots. Mais André ne protesta pas, et Jella s’enhardit. Elle prenait déjà son désir pour la réalité.

– N’est-ce pas, tu reviendras ? Bientôt ? Et là-bas aussi tu m’aimeras ! Toujours ! Quand tu ne me verras pas ! Quand tu en regarderas d’autres !

Cette pensée assombrit son visage. Elle ressentit de nouveau dans son corps cette jalousie mordante qui lui faisait mal à crier.

Elle secoua désespérément la tête.

– Non, je ne puis le supporter ! Tu dois rester ici, Andrya ! Je périrais sans toi.

Le gars appuyait son menton à son poing et regardait le sol. Il sentait que la femme l’aimait infiniment, mais il ne pouvait plus lui en avoir de gratitude. Il faisait de vains efforts ; un vide froid était dans son cœur et il ne pouvait penser qu’à sa propre vie. Il n’avait plus besoin de l’amour effréné, torturant, de cette Jella qui l’agaçait presque. Il aurait voulu que tout fût fini et, dans son égoïsme ignorant, il se figurait que tout allait finir, s’il partait.

Longtemps, ils se turent, pendant que les mains de Jella s’élevaient et retombaient sur ses genoux avec de petits mouvements impuissants.

– Andrya ! Mon Dieu ! Mais pourquoi donc en sommes-nous arrivés là ! Hélas ! Je n’ai rien fait, je t’ai seulement aimé !

Le jeune homme frémit. Cette voix fit fondre quelque chose dans son être. Il eut pitié de celle qu’il n’aimait plus. Il aurait voulu dire quelque chose de bon qui ne fît pas de mal. À la fin, il mit sans parler sa main sur l’épaule de la femme. Jella la saisit et la pressa avidement sur sa bouche, comme si elle avait voulu l’aspirer, afin que rien ne pût plus les séparer l’un de l’autre.

– Andrya ! Andrya !

Mais elle ne put exprimer ce qu’elle ressentait ; ses yeux se remplirent de larmes.

Le jeune homme attira sur sa poitrine la tête de la femme pour ne pas la voir pleurer, et se mit à la caresser comme un petit animal malade qu’il aurait voulu guérir, endormir un peu avant de partir.

Autour d’eux le vent tournoyait en sifflant. Dans la grande agitation, seuls, eux deux se tenaient immobiles, tout près l’un de l’autre et pourtant solitaires. Et il sembla soudain au gars que cette heure ne sonnait pas pour la première fois, et qu’il s’était déjà tenu ainsi, à côté de Jella, pour les adieux. Puis il se rendit compte que cela n’avait existé que dans sa pensée chaque fois qu’il avait compris qu’ils ne pouvaient vivre ensemble.

– Jella, – dit-il d’une voix étouffée tandis que, luttant avec lui-même et avec les mots, il continuait sans arrêt à caresser les beaux cheveux cuivrés de la femme – Jella, ne pleure pas ! J’ai toujours su que tout ne serait bien que lorsque cette chose serait finie...

La femme releva la tête, frappée par ces paroles :

– Tu le savais ! Tu y as donc pensé une autre fois ?

André fit avec tristesse un signe d’assentiment.

La tête de Jella retomba, abattue sur l’épaule du jeune homme.

– Et moi je croyais que tu ne pensais à rien quand tu te taisais !

Comme si tout à coup il y avait eu un choc dans son esprit, elle repoussa André et le regarda fixement dans les yeux :

– Tu vas à la puszta ?

– Oui, là-bas...

Les sourcils de la femme se froncèrent. Ils se croisèrent sur son front en une seule ombre dangereuse.

– Et tu pensais aussi à la puszta ?

– Oui, aussi à la puszta.

– Ah ! Andrya ! (Son sein se souleva rapidement, effroyablement.) Je t’étranglerai si tu aimes là-bas quelqu’un !

La colère méfiante lui montait à la tête en vagues sombres. Elle n’était plus maîtresse de son corps. Elle porta ses deux mains au cœur du jeune homme ; elle aurait voulu déchirer, déchiqueter la chair d’André, afin de ne pas souffrir seule, afin que l’autre aussi eût mal. Son visage était presque laid ; sa bouche se convulsait.

– Je te maudirai si tu m’abandonnes ! J’anéantirai ta vie ! Je le jure sur Dieu !

Le regard du jeune homme redevint dur et insensible. Il s’écarta hostilement de la femme. Il voyait de nouveau en elle tout ce qu’il ne pourrait aimer, tout ce qui lui faisait souhaiter le départ. Déjà il ne s’accusait plus, déjà il ne plaignait plus l’autre.

– Laisse-moi ! – dit-il rudement, lorsque Jella lui barra le chemin. – Il faut vivre et c’est impossible ainsi !

La femme revint à elle. Elle comprit qu’elle ne pouvait plus retenir André. Elle se rendit compte qu’elle avait perdu la partie et devint pâle.

– Je n’ai jamais su que tu étais si fort ; tu as toujours été si docile !

Elle éleva sa bouche jusqu’au jeune homme, avec humilité :

– Embrasse-moi, au moins.

André, comme s’il ne l’entendait pas, regardait fixement au-dessus d’elle.

Jella frémit. Elle rejeta sa tête en arrière. Elle voulait lutter encore ; cependant l’ancien beau geste n’était plus de la séduction, mais seulement une supplication misérable. Puis elle essaya de sourire. Enfin elle se détourna lentement d’André et passa ses deux mains sur son visage, comme si ce dernier sourire lui avait fait mal à la bouche.

– Je ne peux plus ! Je ne peux plus !

Et un grand sanglot déchira sa poitrine.

Le gars se tourna vivement vers elle. Il ne la comprenait pas. Le monde des hauteurs vertigineuses et des sombres profondeurs lui était toujours resté inconnu.

Il regarda longtemps Jella, et, dans la forêt gémissante, il prit doucement congé d’elle. Lorsqu’en son tourment infini, la femme releva la tête, leurs regards se croisèrent.

– Andrya, donne-moi quelque chose qui me fasse vivre. Dis enfin que tu reviendras.

Le jeune homme était las ; il aurait voulu partir.

– Je reviendrai...

Sa respiration s’arrêta. Pourquoi prononcer ces mots puisqu’il ne voulait plus revenir ? Il crut mentir et se méprisa. Il regarda Jella comme pour démentir ses paroles, mais la femme qui avait toujours été soupçonneuse, était crédule à présent, crédule par désespoir. Et André n’osa pas lui reprendre cet unique mensonge qui lui avait fait plus de bien que toute la vérité d’autrefois.

– Dieu te bénisse !

Ils ne se dirent plus rien. Le soir Jella se tint seule, sur le talus. Loin, au-dessus des rails, une petite lueur vacillait et s’éloignait vers le tunnel.

Quelqu’un était parti.

 

 

 

XXX

 

 

La pendule faisait, lentement, lourdement, tic-tac dans la maison de garde, et le son s’entendait partout, comme si du plomb tombait goutte à goutte sur le sol.

Il y avait dans la tête de Jella un trouble sourd qui l’empêchait de penser et elle éprouvait la sensation d’avoir reçu dans la poitrine un grand coup dont la douleur était encore vague. Elle avait été blessée et n’osait regarder la blessure. Elle redoutait la minute où elle allait se rendre compte de tout. Parfois, il lui semblait qu’elle aussi était partie, et se trouvait ailleurs, – quelque part, au loin, et elle ne pouvait retrouver le chemin qui la ramènerait à elle-même.

Elle était assise, les yeux inanimés, près du foyer. Elle écouta le tic-tac de la pendule, puis se leva indifférente, alla vers la fenêtre, s’accrocha au petit rideau rouge, le serra longtemps dans ses mains, en faisant un effort incompréhensible qui la fatigua, tandis qu’elle regardait la pluie. L’eau glissait épaisse sur les carreaux, telle de l’huile. Du côté de la forêt, les gouttes tombaient uniformément, comme si une quantité de fils de fer mouillés avaient été tendus entre le ciel et la terre. Fils brillants de la pluie ! Jella se figura tout à coup qu’elle était dans une prison. Elle ouvrit brusquement la porte. Elle s’élança contre l’averse, comme si elle avait voulu déchirer le filet de fer pour redevenir libre.

Elle marcha plus lentement dans la forêt détrempée. Sa blouse se colla, toute mouillée, à sa poitrine. Le brouillard de sa pensée s’allégea un peu. Là, sous les arbres, le souvenir d’André était plus proche. Quelque chose de lui était resté parmi les arbres. La forêt, témoin de leur amour, répétait dans ses gémissements les paroles d’autrefois.

– Andrya !... Mais moi je t’aime !

C’est tout ce qu’elle pouvait penser. C’est tout ce qu’elle savait de précis. Le reste n’était qu’un demi-rêve trouble et inquiet.

Puis, un jour, elle se réveilla. Elle marchait avec ses chèvres sur le flanc de la montagne. Au milieu des racines nues, des champignons rouges brillaient. Dans le soleil d’automne, un buisson de sorbier saignait sur la muraille de roc. Jella regarda dans le sous-bois. Elle entendait depuis longtemps du bruit dans le hallier, lorsque soudain, le bas des arbustes s’agita. Maigre et boueux, Sajo se glissait sur le sol.

La respiration de Jella s’arrêta, comme si elle avait vu un spectre. Elle regarda fixement derrière l’animal, mais personne ne vint à elle de la forêt. Ses yeux se voilèrent, puis elle les reporta de nouveau, avec une haine fielleuse, sur le chien de la puszta.

À présent elle aurait pu le frapper, l’anéantir, pour qu’il n’en restât plus trace. Son visage devint cruel ; sa main fit dans l’air un mouvement, comme si elle coupait brusquement quelque chose avec un couteau.

Sajo laissait pendre tristement son cou et se mit à gémir. Le son de cette voix fit retomber le bras de Jella. Elle aussi entendait dans sa poitrine un gémissement tout à fait semblable.

– Il t’a aussi abandonné ! Toi aussi !

Et soudain, la femme solitaire et l’animal sans maître se sentirent pareils dans l’abandon...

– Sajo ! mon chien Sajo ! – bégaya-t-elle, comme elle l’avait entendu faire à André. Et lorsque le chien se frotta contre ses genoux, elle oublia qu’il était de la puszta, elle oublia tout, elle savait seulement qu’il avait appartenu à André et comme si elle cherchait sur la tête touffue de l’animal les traces de la main du jeune homme, elle y appuya son visage. Alors, elle éprouva toute la douleur du coup qui n’avait fait que la lanciner sourdement.

Sajo devint le chien de Jella. On pouvait parler avec Sajo. André aussi lui parlait, et la femme lui raconta bien des choses. Elle ne disait rien à Pierre. C’est à peine si elle le voyait. L’homme avait fort à faire. Le remplaçant d’André était inexpérimenté. La responsabilité pesait sur les épaules de Pierre, et il en était fatigué. Le soir, dans la cuisine, il se tenait sur le banc, aussi immobile qu’une machine au repos.

Jella se réjouissait qu’il ne demandât jamais rien. Elle aurait pleuré, si elle avait dû parler. Elle respirait lorsqu’elle restait seule.

Au dehors, des pas résonnaient autour de la maison. De petits coups de marteau sonores se rapprochaient sur les rails. Elle ne relevait pas la tête. Tout lui était indifférent. Lorsque Pierre entrait dans la chambre, elle était couchée sur le lit, les yeux fermés, comme si elle dormait.

À l’aurore, elle se glissait sur la pointe des pieds hors de l’étable. Elle appelait Sajo et conduisait ses chèvres. Elle se hâtait comme si elle devait aller à la rencontre de quelqu’un. Sa souffrance était si grande ! Elle aurait voulu la rejeter comme la pioche, après le travail, quand on est déjà très fatigué.

Elle restait assise, ramassée sur elle-même, et gémissait doucement dans le silence de la forêt. Elle descendait à toute vitesse la pente crevassée et criait son tourment dans le vent. Il lui semblait impossible qu’on pût souffrir ainsi, lorsqu’on n’avait ni faim, ni froid, lorsqu’on n’était pas malade. Son corps fondit, son visage se creusa, et comme si le grand feu qui brûlait auparavant dans ses yeux y avait laissé de fumeuses traces dévastatrices, des ombres tristes s’assombrissaient sous ses cils.

Septembre passa. Un soir Pierre lisait près de la lanterne, appuyé sur la table.

– C’est d’André. – Et il rejeta la lettre avec mauvaise humeur.

Jella s’appuya contre le chambranle de la porte et retint sa respiration comme si elle avait craint d’être trahie par son souffle.

Pierre reprit la lettre dans ses mains.

– Il est de nouveau malade. Il aimerait qu’on le laissât définitivement chez lui.

La voix tranquille de l’homme pénétra dans la tête de Jella comme un bruit aigu. Elle ne comprenait pas comment elle pouvait se tenir aussi droite, lorsque le seuil s’effondrait sous elle. Sa bouche se contracta.

– Alors, il ne veut même plus revenir ?

C’est ce qu’il écrit, – dit Pierre avec amertume – et pourtant, Dieu voit mon âme ! j’aimais cet André comme mon fils.

– Ton fils ?

Jella le regarda un moment sans comprendre, puis baissa la tête. Elle se sentit fatiguée, tout à coup, comme si elle aussi était vieille comme Pierre, comme si elle avait assez vécu ; comme si elle devait mourir bientôt.

Cette nuit encore, elle ne put dormir. Au dehors, de lourds trains de marchandises allaient et venaient. Les lanternes projetaient des rayons vacillants vers la femme. Elle était couchée les yeux ouverts. Elle regardait les rayons trembler sur la table, sur la couverture du lit, sur ses mains, et à travers le mur ils s’élançaient vers les ténèbres. Les timbres avertisseurs recommençaient à sonner sur le toit. Toujours de lents et noirs wagons se poussaient. Les crampons et les chaînes pendantes se heurtaient avec un bruit de cliquetis contre les traverses. Comme la nuit était cruelle et longue ! L’express secoua une seconde la maison du garde. Devant les fenêtres, des lézards enflammés se détachèrent de la ligne de feu, des étincelles volantes... Puis l’obscurité et le silence parurent s’épaissir. Jella pressa la paume de sa main sur sa bouche pour ne pas crier. Comme son front lui faisait mal lorsqu’une pauvre pensée se formait derrière lui !

– Il ne veut donc pas revenir !

Elle ferma les yeux ; elle était trop lasse pour essuyer ses larmes. Elle s’endormit. Mais un foret continuait à travailler dans sa tête ; il tournait sans arrêt, impitoyablement, et elle luttait contre lui en s’agitant dans ses rêves. Au matin, s’éveillant en sursaut, elle contempla avec effroi le plafond. Elle ignora, une minute seulement, ce qui allait tout de suite lui faire du mal...

Pierre était étendu sur le lit et dormait. Le garde ambulant fumait la pipe dans la chambre de service. Jella passa près de lui sans dire un mot. Elle marcha droit devant elle sur la voie. Elle se retourna, dans le tunnel, puis pressa de plus en plus ses pas. La terre était froide. Une femme lui cria quelque chose de la fenêtre de la maison de garde numéro 78, mais Jella ne comprit pas ce qu’elle disait ; peut-être ne l’avait-elle même pas entendue. Encore une maisonnette blanche au bord des rails, un pont en fer au-dessus de lit gorge. Elle regarda l’eau mais ne s’arrêta pas. La voie montait. Au delà parmi les arbres, on voyait un toit rouge. Les rails se séparaient, ils se multipliaient soudain et parmi des lampes naines à grosses têtes ils se croisaient comme les aiguilles d’un tricot.

Le mur jaune de la station se détachait durement du rocher gris. Devant lui, le sol était noir de poudre de charbon brûlé.

Un homme au visage couvert de suie roulait un tonneau derrière le bâtiment. Jella l’interpella :

– C’est ici que s’arrête le train qui va à la puszta ?

L’homme se redressa et se retourna ; puis il continua de rouler son tonneau en ricanant.

Jella entra dans la maison jaune. Derrière le guichet se tenait un jeune homme, les jambes écartées. Son pantalon était effroyablement étroit et quand l’homme bâillait, son col à liseré d’or s’ouvrait raide, des deux côtés de son menton. Il regarda insolemment la femme et lui demanda ce qu’elle voulait.

Jella connaissait bien ce regard ; les hommes l’avaient souvent fixée ainsi. Autrefois, elle s’en moquait, mais à présent, elle devint furieuse. Il lui sembla que le coup d’œil de cet employé, au col liseré d’or, avait sali sur elle quelque chose qui appartenait à André. Elle passa ses mains sur son sein.

« C’est le bien d’André. Tout appartient à André. Je suis à lui ! » Pour la première fois cette pensée lui était douce ; son corps se souvint brusquement et les souvenirs brûlaient son sang. Elle rassembla son courage. Jusqu’alors elle s’était imaginée qu’elle était venue ici pour demander au chef de gare de rappeler André ; mais, quand elle vit près du guichet un paysan qui prenait un billet, une autre idée lui vint :

– Je voudrais aller à la puszta, – dit-elle rapidement en rougissant, tant son désir était ardent. – Où faut-il descendre du train là-bas ?

L’homme au liseré d’or haussa les épaules.

– Ma foi, je n’en sais rien ; de ce côté le train s’arrête souvent.

Jella regarda dans l’air sans savoir que faire. Soudain, la puszta lui parut immense. Hélas ! elle ne savait même pas le nom du village d’André. Et sa pensée s’égara tandis qu’elle cherchait le jeune homme dans le monde qu’elle n’avait jamais vu.

Elle sortit, abattue. Une échelle était appuyée contre le mur de la maison ; lorsqu’elle passa dessous, elle se rappela que ça portait malheur. Puis, parce qu’elle avait aperçu un banc dans la salle d’attente enfumée, elle y entra pour se reposer. Une femme et un enfant étaient blottis l’un contre l’autre sur le banc et mangeaient du lard. Jella jeta un regard circulaire. Dans un angle, des mouches bourdonnaient au-dessus du poêle en fonte rouillée. Sur la balance, entre deux lampes extérieures, il y avait un bidon de pétrole gluant couvert d’étiquettes rouges et blanches. Une feuille à moitié arrachée de l’indicateur s’agitait avec un bruit de papier froissé, sur le tableau gris accroché au mur. L’enfant glissa à bas du banc. Il acheva de déchirer la feuille et en fit un petit bateau sur le sol. Jella s’assit près de la femme :

– Tu pars aussi ? – demanda-t-elle, après un long silence.

L’autre la regarda d’un air mécontent, et secoua la tête.

– C’est mon homme qui part. Il est en train de payer pour le billet. Nous sommes venus seulement jusqu’ici.

– Va-t-il à la puszta ?

– Est-ce que je sais, moi, s’il y là-bas une puszta ! Il y a des choses au delà de la mer.

Les idées confuses se troublèrent dans la tête de Jella. La femme et l’enfant se mirent à ricaner. Elle se retourna subitement vers eux.

– Et est-ce que l’homme part pour longtemps ?

– Hélas ! pour un très long temps ; mais ça passera tout de même... Nous sommes deux à attendre son retour. C’est moins dur.

Le paysan qui venait de prendre le billet cria derrière la porte. La femme se leva.

Jella les regarda. « Nous sommes deux à attendre son retour. C’est moins dur... Moi, j’attends toute seule ». Elle se pencha pour voir une fois encore l’enfant. L’homme galonné arrivait en flânant sur la voie. La terre semée de poussière de charbon craquait sous ses pieds. Jella ne l’attendit pas. Elle se mit en marche pour rentrer. Elle n’avait plus rien à faire là. Elle recommença la longue route, sans espoir, péniblement. De nombreuses baies rougeoyaient sur le buisson de sorbier. Sur le sentier, pendait la branche d’un pommier sauvage. Elle aussi était couverte de fruits. Jella passa sa main le long de la branche sans comprendre ce qu’elle éprouvait.

« Nous sommes deux à l’attendre... deux... » Ça lui fit singulièrement mal d’être seule à attendre. Elle pensa pour la première fois qu’elle pourrait aussi avoir des enfants. Dans son ardeur assoiffée, égoïste, elle n’avait voulu de l’amour que l’amour, c’est-à-dire les baisers... Et elle avait bu, et rien n’était demeuré de l’étreinte d’André, excepté le grand tourment...

Sa poitrine sifflait en haletant, comme si, avec chaque pensée, elle soulevait un poids lourd. Jella s’arrêta épuisée au bord de la route, et avec des yeux vagues elle regarda, au-dessus de la sapinière, un morceau de rocher qui se dressait isolé dans le ciel. Ce rocher était si dénudé, si désolé ! L’été, en passant, ne lui avait pas laissé un seul brin d’herbe... Pourtant, sur le versant et sur les buissons, les baies rougeoyaient ; les fruits étaient mûrs sur le pommier.

La lumière se fit brusquement dans l’être juvénile, dans l’être plein de vie de Jella. Le désir ancestral de la femme coula de sa pensée, de son sang, et à partir de cette minute, son sang désira ardemment, plus que jamais, André...

– Il faut qu’il revienne ! Il reviendra !

L’ancienne espérance monta de nouveau dans son âme en ondes invisibles.

 

 

 

XXXI

 

 

Il n’arriva rien... Seulement le soleil d’automne brilla encore une fois et mille étincelles d’argent scintillèrent dans l’air.

L’hiver s’arrêta sur les faites, à mi-chemin. Le crépuscule interminable s’éclairait dans les yeux de Jella. Comme jadis, elle piquait dans toute sa chevelure les baies brûlantes du néflier. Parfois même, elle chantait. Elle assura de nouveau le service de la barrière ; elle allait aussi chercher le courrier à la maison de garde : numéro 78. Elle marchait rapidement, en se hâtant, et elle pensait qu’il y avait peut-être une lettre d’André. Elle regardait la voie par habitude et en arrachait machinalement les mauvaises herbes.

Un jour, elle trouva une lettre qui l’attendait en effet, là-bas. Elle la prit, et l’employé du 78 lui conseilla de l’ouvrir puisqu’elle lui était adressée.

Jella, troublée, baissa les yeux. Elle cacha rapidement la lettre dans sa blouse et s’enfuit. Entre ses doigts, elle serrait la lettre contre son sein nu. À cette place sa chair brûlait comme si André l’avait touchée. Elle ne s’arrêta plus que dans la forêt, sous les arbres tranquilles. Elle tira de son sein cette enveloppe qui, avait-on dit, lui appartenait. Jamais elle n’avait reçu aucune lettre. Elle ressentit une vive émotion quand elle eut épelé son propre nom. Et c’est André qui l’avait écrit ! Elle lui en était reconnaissante et baisa les traits tracés par sa main. Elle toucha délicatement l’enveloppe pour ne pas l’abîmer. Elle commença de l’ouvrir avec précaution. Puis elle s’appuya contre un arbre en regardant les lignes uniformes.

Il lui semblait que ces lignes bougeaient sous ses yeux, sortaient en courant du papier et s’égaraient dans la forêt. Elle connaissait mal les caractères et il y en avait une telle quantité sur la page blanche, de grands, de petits, d’inconnus !

Elle renversa sa tête en arrière et contempla la lettre. Elle aurait voulu lire, comme cette fois où Pierre lui avait mis un livre dans la main. Mais les caractères écrits étaient tout autres. La sueur perla sur son front. Elle s’assit sur une racine saillante. Elle mit ses coudes sur ses genoux. Elle rapprocha de ses yeux l’écriture d’André de plus en plus près, si près qu’elle pouvait déjà la toucher avec sa bouche, et pourtant le sens de cette écriture restait insaisissable et lointain !

Elle laissa désespérément la lettre sur ses genoux. Ses deux mains se réunirent et pour la première fois depuis longtemps elle se remit à prier.

« Mon Dieu ! aide-moi ! »

Elle ne pouvait lire ce qu’André lui annonçait et elle n’avait personne au monde à qui elle aurait osé montrer la lettre. Qui pouvait savoir ce qu’André avait écrit pour elle, sur ce papier ? Pierre ne devait pas le voir, ni cette femme qui, au delà du tunnel, habitait dans l’autre maison de garde. Le garde ambulant raconterait tout dans le village. Et alors... Jella se rappela Jagoda. Ses yeux brillèrent. Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt. Jagoda, même ne sachant pas lire, devinerait ce qu’il y avait dans la lettre. Elle savait plus de choses que les autres. Elle comprenait même ce que disait la forêt. Elle sentait quand reviendraient ceux qui étaient partis...

Jella se releva vivement. Elle se prit à rire. Elle pressa contre son visage l’écriture d’André.

– N’est-ce pas que tu m’aimes ? N’est-ce pas que tu me l’écris ? N’est-ce pas que tu reviens près de moi ? – Et comme elle courait presque en allant vers son ancien village, elle entendait sa propre voix qui parlait, lancinante dans sa tête...

« Il m’aime. Il écrit... Il écrit qu’il revient !... »

Elle dépassa le talus, la forêt. Le sentier descendait déjà vers le vallon. Elle reconnut les rochers, le petit pâturage des montagnes, les arbres, la gorge. Elle se rappela Davorin, les gars, les chèvres, toute l’existence de jadis, comme si elle marchait à reculons et revoyait une fois encore, de loin, vaguement, tout le passé.

Dans la clairière, elle s’arrêta pour se reposer. Sous le ciel, les rochers puissants foulaient la forêt comme un troupeau d’énormes vaches paissantes. Quand Jella eut écarté ses cheveux de son visage, elle regarda ces rochers ; et tout à coup, elle se rappela cette croyance qu’elle avait autrefois, lorsqu’elle s’imaginait que les montagnes s’étendaient sur tout l’univers. Il lui sembla voir soudain devant elle Dusan l’Ours, et dans l’air, la lourde main faisant un grand geste. « Là-bas aussi, il y avait la puszta ! là-bas aussi ! » Le poing de Jella se leva pour abattre quelque chose d’odieux

– Que Dieu la frappe ! la puszta me l’a enlevé !

Plus bas, où finissaient les rochers, l’or d’un érable tombait sur la route profonde. Quelqu’un marchait. C’était un pâtre inconnu ; il ne se retourna pas. Jella pensa à Slatka. C’est ici qu’elle avait surpris ses paroles. Sur l’escarpement, elle aperçut le village. Les brise-vent, les petits morceaux de terre rouge, la cloche de l’église, toute était comme autrefois ; elle seule avait changé. Elle se souvint... En ce temps-là, elle était toute de pierre, il avait fallu qu’une grande chaleur survînt pour dissoudre cette pierre ; un feu fatal que les hommes avaient allumé et qui avait détruit un être humain.

Ses cils s’immobilisèrent. À l’orée du bois dans le vallon, elle reconnut le vieux toit bossu de sa chaumière. Elle redevint enfant, une enfant à la jupe haillonneuse, et lorsqu’elle suivit toute la rue du village, elle se retourna presque pour voir si les chèvres étaient derrière elle.

Les gens, dans les maisons, la regardaient comme une étrangère. Un homme trapu sortit, d’un pas pesant, au seuil de la forge. Jella frissonna.

L’homme s’arrêta et la regarda. C’était Davorin.

Personne ne la connaissait plus. On l’avait oubliée. Des coups de marteau résonnaient dans la maison du tonnelier. On frappait ainsi, lorsqu’il fallait un cercueil pour la mère de Jella ! La jeune femme posa la main sur la singulière toiture moussue de la chaumière abandonnée, et elle regarda par la fenêtre. Le vent avait brisé depuis longtemps les carreaux, verts, boursouflés, et Jella rejeta sa tête en arrière avec terreur comme si elle avait regardé dans les yeux ouverts d’une morte.

Elle marchait sur la planche du torrent. L’eau gémissait encore. La planche était glissante et noire comme autrefois, mais le hallier s’était resserré aux environs du moulin, et seuls, deux rayons sombres de la grande roue émergeaient du courant écumant. Au contact de Jella, les feuilles sèches tombaient des branches avec un froissement. Elle chercha en vain le petit sentier sur lequel, tant de fois, elle avait vu Jagoda marcher vers le moulin, vite, vite, toute courbée. L’herbe poussait partout. On ne distinguait plus le seuil. Il y avait longtemps que personne n’était venu par là...

Elle s’appuya fatiguée, au chambranle de la porte. Elle courba la tête, comme si, dans la grande dévastation, elle écoutait le passé... Puis elle retira de dessous sa blouse la lettre d’André, et en la regardant ses yeux se remplirent de larmes.

Jamais elle ne saurait ce qu’il y avait dans la lettre ! Et personne ne pourrait plus lui dire que tout le monde revient...

 

 

 

XXXII

 

 

L’automne agonisait sur la crête des montagnes. À la pointe du jour, un brouillard humide flottait déjà sur les vallons. On ne voyait plus la mer, en bas, dans le lointain, par l’ouverture rocheuse.

Ce jour-là, Pierre était parti chercher la feuille d’avis. La nuit venait. Il neigeait sur les sommets, comme si l’air commençait à tomber en nappe blanche, des hauteurs. Un courant d’air froid soufflait contre le talus. Jella était sur le seuil, lorsque son mari surgit de la gueule du tunnel. Il marchait plus vite que d’habitude et il criait aussi quelque chose.

« André vient », pensa la femme. Son cœur frappait rapidement ses côtes, comme un marteau. Elle se fit mal aux yeux pour mieux voir ce que Pierre agitait dans sa main. L’homme apportait un papier et riait avec une bonhomie maligne.

– On lui a tout de même ordonné de revenir ; pourtant il ne le voulait absolument pas !

Jella aussi se mit à rire. Elle croyait n’avoir jamais ressenti un aussi grand bonheur.

– Et quand revient-il donc ?

Elle aurait voulu courir au devant de Pierre.

L’homme murmurait d’un air de bonne humeur, tout en avançant. Il était content de la vie, content de lui-même ; comme quelqu’un qui médite une grande surprise il releva mystérieusement ses sourcils sous la visière de sa casquette.

– Mais il y a encore une autre nouvelle !

Les genoux de Jella tremblèrent tout à coup sans raison.

– Quelle nouvelle ?

Sa voix devint étrangement rauque. Pierre se remit à lire la lettre, puis, comme si on l’avait volé, il heurta du doigt, avec mauvaise humeur, le papier.

– Ah ! Ah ! Ce n’est pas une nouvelle pour toi ! Tu ne m’avais jamais dit qu’André te l’avait écrit.

Jella s’impatienta. La joie de Pierre l’agaçait. Elle cria presque durement :

– Il ne m’a rien écrit. Je ne sais même pas lire !

Et pendant une seconde, elle se souvint de la lettre d’André qu’elle avait enfouie dans la forêt.

Le visage de l’homme se rasséréna.

– Bien sûr !... Hé bien, alors...

Le timbre avertisseur se mit à sonner dans la chambre de service. Pierre se hâta. Il dit rapidement, en se retournant pendant qu’il roulait dans sa main le petit drapeau rouge :

– Il sera ici dès demain. Il passera là devant nous, avec le train. À midi, il sera déjà revenu ici, à pied, de la station. On marche plus vite à deux. Car en fait, il ne revient pas seul...

Le front de Jella se couvrit de sueur par l’effet de la crainte et du tourment. Pierre avait abaissé la barrière et il était revenu. Sa joie était si grande qu’il n’avait pas cessé de sourire...

– Pas vrai ! Je t’ai toujours dit que ça finirait ainsi !

Et il se rappela qu’il n’avait jamais rien dit de tel.

Jella tendit le cou tout raide, comme si elle attendait un choc épouvantable qu’on ne peut éviter.

Soudain Pierre fit une figure solennelle :

– Comprends donc ! André Rez amène avec lui une femme de chez lui.

– Il amène une femme !...

Jella n’entendit ces paroles qu’au fond de sa gorge ; elle ne put les proférer, et pourtant, elle aurait voulu crier, courir, faire quelque chose afin d’empêcher un grand malheur. Mais comme si ses os s’étaient rompus dans son corps, une faiblesse croissante la gagnait. Dans sa tête et dans son cœur tout s’écroulait aussi. Elle n’était pas capable de diriger ses mouvements. Elle s’en alla, chancelante, vers la maison.

Des heures ou des minutes avaient passé ? Elle ne savait pas... Les taches lumineuses et déchiquetées d’un train coururent derrière la fenêtre. La lampe à pétrole grinça au plafond. La fumée du charbon, comme un colimaçon gris, rampa toute basse devant la porte ouverte.

Pierre et le garde ambulant entrèrent dans la cuisine en tâtonnant, transis de froid.

Jella avait oublié de s’éclairer. Elle était assise, toute raide, près de l’âtre froid. Ses membres étaient engourdis. Elle respirait avec peine. Quand Pierre eut allumé une lampe, son épaule frissonna un peu, comme si la lumière lui faisait mal. Elle détourna la tête pour que ses yeux ne rencontrassent le regard de personne. Elle se sentit fatiguée et abandonnée. Sa misère était plus lourde que ce qu’elle pouvait supporter et elle frémit à la pensée qu’il faudrait supporter cela demain, et après, et toujours, jusqu’à ce qu’elle devînt vieille, jusqu’à ce qu’on l’enterrât. Cela pouvait durer encore longtemps. Elle se mit à compter. Elle devait avoir vingt ans ; elle ne savait pas au juste. Les hommes disaient qu’elle était encore jeune, mais cet âge lui suffisait grandement. Inconsciente, elle se replongea dans le passé : paroles effacées, images pâlies, grandes souffrances solitaires, et rien de plus. À quoi bon tout cela ? Épuisée, elle appuya sa tête contre le mur, et alors, soudain, tout le passé se tissa comme une toile devant elle, et elle revit André dans son imagination. Elle s’effondra ainsi qu’une malheureuse bête blessée.

Pierre avait renoncé à l’interroger. Il descendit de la planche l’eau-de-vie de prune, se versa un verre et un autre verre, au garde ambulant. Le Croate se mit à raconter des histoires sur la guerre de Bosnie. Il en parlait toujours en faisant de grands mensonges. Pierre hochait la tête, mais son attention était ailleurs.

Jella était de nouveau assise, immobile. Elle avait réuni ses mains sous son genou et regardait devant elle avec des yeux sans vie, comme si elle contemplait un feu mourant. Elle écoutait obstinément le vent. Tout d’abord, il ne gémit que vers le défilé du nord ; mais la maison de garde fut tout à coup secouée. Les timbres avertisseurs se mirent à vibrer, la porte se courba à l’intérieur en craquant. Un silence se fit. Puis le vent recommença... Dehors, comme si dans sa douleur une vaste poitrine haletait au-dessus des montagnes, on entendit un soupir géant.

Jella aussi soupira.

La bora se déchaîna et la nuit hurla sous son assaut. Le vent galopait en sifflant sur les fils télégraphiques. Il se jetait en se lamentant contre le mur de roc. Il emportait les tuiles du toit et arrachait avec clos craquements les planches de la palissade abri-vent.

Sajo tremblant se cachait dans un coin. Les hommes se regardèrent avec inquiétude. Soudain Jella se redressa. De nouveau, elle se sentait seule an monde comme jadis. Seule, contre tout le monde, car tout le monde était son ennemi. Et dans cette solitude, elle redevint forte. Sa poitrine s’élargit. Elle aspira la tempête. Elle ne pensait plus, et pendant ce temps, sa volonté, agissante à son insu, prenait une résolution qui la remplit d’un calme redoutable.

Elle se leva. Elle traversa la cuisine, alluma la veilleuse devant la Sainte-Vierge. Elle marchait lentement, raide, sachant bien qu’elle cherchait à gagner du temps. Elle regarda par la fenêtre. Le vent mugissait dans les montagnes, l’orage bouillonnait dans les précipices, comme si des débris de verre, des chaînes grinçantes, des cloches sonnantes, avaient tournoyé dans de grandes cuves. Sur les pentes, des rochers roulaient dans l’invisible avec un bruit effrayant. Leur fracas tonna longtemps dans le chaos.

Le garde ambulant clignait de l’œil avec défiance vers le plafond qui craquait. Les verres d’eau-de-vie trinquaient tout seuls sur la table. L’homme n’osait plus mentir. Il aurait aimé à être chez lui, mais l’orage le rejetait du seuil.

– C’est le jugement dernier. Cela ne signifie rien de bon – dit le Croate, et il fit le signe de la croix.

– Jugement dernier ! – répéta Jella, et il y avait dans sa voix une menace étouffée. Comme autrefois, avant qu’elle sût aimer, elle sentait de nouveau des pierres en elle, des pierres dures, avec lesquelles on pouvait assommer quelqu’un.

Le pétrole avait brûlé dans la lampe. En face, dans le mur, lentement, lentement, un carré couleur de plomb apparut ; dans le carré une croix noire.

Jella passa sa main sur son front. Quand avait-elle vu ainsi le petit jour ? On aurait dit que le croisillon se rapprochait d’elle.

– Quelqu’un meurt.

Elle frissonna frileusement, et elle se rappela sa mère, le fichu rose, le cimetière, bien des choses auxquelles elle n’avait plus pensé depuis longtemps. Tout à coup, il lui sembla voir Jagoda, dans la porte. « N’est-ce pas qu’il revient ? Mais pas comme tu l’attendais ! » Puis la petite vieille desséchée était assise sur le sol, devant l’âtre, et elle la regardait par-dessous, avec son visage de travers. « La vie est épouvantable. L’action de mourir est encore de la vie. La mort est bonne ; la mort est paisible. »

Jella ferma les yeux et pria.

L’orage s’apaisa avec lenteur. Il siffla péniblement au-dessus des rails. Un brouillard épais et gluant tomba de la gorge au talus ; des nuages mouillés se déroulaient des montagnes. Ils étranglèrent le vent.

Pierre alluma la mèche dans la lanterne et ouvrit la porte. La fumée de la pipe monta en tournoyant dans l’air froid. On entendait déjà au dehors la toux de l’homme. Le nimbe brillant de la lanterne qui s’éloignait, s’amollit et se désagrégea dans le brouillard.

Jella, demeurée seule, crut que la pendule tictaquait plus lentement encore que les autres fois.

Pourtant, elle aurait voulu que le temps passât avec une vitesse folle ; car il ne lui était plus possible de vivre ainsi sans agir. Elle referma les mains en l’air. Elle aurait voulu étrangler quelqu’un. Puis elle entendit de nouveau le toussotement de Pierre. Elle devint furieuse d’être troublée. L’homme vint sous la fenêtre à pas glissants de veilleur. Il s’arrêta sur le seuil. Il se rappela que Jella ne s’était pas couchée de la nuit.

Il murmura, en bâillant, une phrase qui voulait dire qu’elle pouvait bien dormir jusqu’à ce que le train passât, amenant André et la femme.

Brusquement, Jella releva la tête d’une façon menaçante. Pierre, stupéfait, posa la lanterne sur le seuil. Il vint à Jella et, de ses bons yeux gris, il la regarda aussi anxieusement que lorsqu’il la vit pour la première fois.

– Es-tu malade ? – demanda-t-il peureusement ; – enfin ! il va y avoir une femme dans le voisinage.

– Une femme ?

– Eh bien ! celle d’André, – grogna l’homme, et il y avait de la joie dans sa voix.

– Celle d’André !

Jella sauta du banc comme un fauve. Elle haïssait Pierre de pouvoir se réjouir tandis qu’elle souffrait, et parce qu’il ne savait rien. Elle aurait voulu qu’il sût aussi. Et la puissance destructive se remit à brûler dans ses yeux.

– Je les détruirai.

Pierre ne comprenait toujours rien. Il la regarda avec un étonnement figé.

– Mais qu’est-ce qui te prend ? Pourquoi ? Es-tu devenue folle ?

Jella ne savait plus ce qu’elle voulait, ce qu’elle disait. Les torrents sauvages qui bouillonnaient dans son sang l’entraînaient.

– Pourquoi ?

De ses deux mains, elle froissa sa poitrine comme si elle avait voulu, dans son tourment, déchirer son propre cœur.

– Pourquoi ?

Et sa voix se brisa :

– Mais c’était mon amant !

Les yeux de Pierre devinrent subitement troubles. Ses genoux chancelèrent, et une expression de ressouvenir hébété se peignit sur son visage, puis, lentement, ses lèvres prirent une teinte violacée.

Il respira en râlant :

– C’est impossible ! Tu mens ! Dis que tu as menti !

Les mots se collaient à sa langue. Son corps pencha de travers et se ramena sur lui-même épouvantablement.

Jella se sentait allégée, depuis qu’elle ne souffrait plus seule. Elle portait haut la tête, comme si, avec un cruel plaisir, elle avait voulu contempler toute la dévastation.

– Je n’ai pas menti.

Pierre s’avança en trébuchant

– Tu mens ! Tu mens !

Sa poitrine sifflait, ses épaules tremblaient et il saisit la femme à la gorge. Hors de lui, il sentait sous ses doigts la pulsation de chaque petite veine sur le jeune cou. Il aurait voulu la traîner à terre, piétiner sa face de ses bottes ferrées, pour qu’elle ne pût regarder personne avec ses beaux yeux.

Jella le fixa avec une terreur curieuse. Puis elle arracha de son cou les mains qui l’enserraient :

– Pas moi ! Lui ! Lui !

Elle était plus forte que Pierre. Elle le rejeta en arrière d’un air de mépris et l’homme chancela en poussant un épouvantable cri d’impuissance. Il tomba sur le banc. Ses yeux s’éteignirent. L’une de ses mains pendit, comme estropiée, vers la terre ; l’autre montra la porte. Il ne pouvait parler, et pourtant, Jella se recula devant lui, terrifiée.

Elle se mit à courir, dehors, dans le brouillard de plomb, vers la gare. Une sonnerie sourde parvint de la maison de garde jusqu’à elle, à travers l’air humide. Un instant elle se retourna. Elle se rappela que ce timbre signalait le train d’André. Elle se remit à courir.

Pierre aussi frémit en entendant le signal. Lui aussi sortit en courant de la maison, mais il ne vit plus la femme dans le brouillard.

Jella marchait sous le mur de roc blanchâtre. Elle s’élança, aveuglée, devant la maison d’André et galopa vers le tunnel du nord. Au tournant, elle s’arrêta soudain. Sa tête ne brûlait plus. Elle regarda devant elle, toute pâle. Dans le brouillard une masse grise se tassait le long des rails. Jella venait de trouver ce qu’elle cherchait instinctivement. L’orage de la nuit avait poussé un morceau de rocher au bord du talus. Elle grimpa rapidement, prête à jeter un cri de triomphe, et s’élança vers la pierre. Dans cette minute, elle haïssait André pour tout ce qui était arrivé ; elle voulait détruire en lui, d’un seul coup, toutes choses ; elle-même, la souffrance, l’amour, la Vie. Elle voulait se venger sur lui de tout.

Elle se coucha sur la terre, elle appuya son épaule contre la pierre. Son cou tremblait. La sueur lui coulait dans les yeux et la pierre remua lentement : elle retomba, bougea de nouveau, et fit un tour avec un bruit flasque.

Jella glissa dans la boue. Elle s’écorcha l’épaule ; sa main saigna. Elle redoubla d’efforts en gémissant, et la pierre continua de rouler, puis retomba sur le rail avec un tintement étouffé. La femme s’affaissa avec elle, et, appuyée sur ses deux mains, demeura à genoux un moment. Sa tête se balança ; sa bouche s’entrouvrit. Il lui sembla entendre des pas. Pierre peut-être ? Elle n’en était pas sûre. Ce pouvait être aussi les battements de son cœur. Elle se mit debout d’un saut. Elle recommença de courir au milieu des rails, vers le tunnel.

Pierre la serrait de près, sans pouvoir l’atteindre ; il la suivait sans savoir lui-même pourquoi. Peut-être voulait-il la revoir encore une fois ; peut-être voulait-il lui pardonner. Hélas ! en la chassant, il avait chassé la vie. Il voulait rappeler la vie.

Lorsqu’il parvint jusqu’à la pierre, il fit un haut-le-corps. Il ne comprit pas tout de suite. Tout à l’heure, quand il était sorti, la voie était libre. Il se souvint. Il regarda les rails avec des yeux vitreux. Soudain il vit clair ; il comprit tout ; et eut la sensation que Jella avait ôté cette pierre de dessus sa poitrine. Il respira plus librement un instant ; puis sa gorge se resserra de nouveau. Il se pencha et contempla le précipice. « Tout croulera là dedans ! » Il se recula avec horreur. Il ne pouvait pas oser. Depuis vingt-sept ans, il surveillait la route des trains ! Et comme une pauvre machine qui ne peut même pas se rebeller dans son tourment, il empoigna le morceau de roche. Il le secoua, le poussa, lutta contre lui. À présent qu’il défendait le train, il était plus fort que lorsqu’il attaquait la femme.

La pierre se détacha lourdement du talus. Elle roula, en retentissant, dans l’abîme.

Jella courait toujours. Elle sautait avec sûreté, d’une traverse à l’autre. Elle s’élançait au-devant du train.

– C’est leur fin.

Le brouillard se déchira au-dessus du précipice ; au-dessous, le soleil levant brilla de biais. Dans le vallon des toits rouges surgirent. Les faîtes des sapins trouèrent l’épaisse grisaille. Une grande masse s’enflait dans le ciel. Jella leva les yeux. Elle entendit un halètement. Une tache noire bondissait rapidement vers elle, de la gueule de la montagne.

Elle ne comprenait plus que cette tache noire amenait André et un morceau de terre vivante, une femme de la puszta. Elle ne comprenait plus rien. Elle s’élançait vertigineusement comme une roche sauvage, détachée dans le gouffre, pour s’écraser elle-même.

La locomotive grandissait devant elle ; elle devint haute et effrayante, comme une montagne précipitée. Un vent chaud lui fouetta le visage. Un épouvantable fracas... Tout à coup, elle aurait voulu vivre, et avec un cri de mort effrayant, elle tomba en arrière, étourdie.

Sa voix perça le bruit trépidant de l’acier ; une seconde encore, elle se répercuta sur les sommets. Puis le silence se fit sur les hauteurs. La petite âme vagabonde des montagnes était morte.

Et, à la maison de garde, Pierre, le corps raidi, salua le train.

 

 

 

 

 

Cécile de TORMAY, Au pays des pierres.

 

Traduit par Marcelle Tinayre.

 

Paru dans la Revue de Paris.

 

 

  



1 Sortes d’espadrilles en cuir.

2 « Va en enfer », disent les Croates en se querellant.

3 La plaine.

 

 

 

 

 

 

 

 

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