Le candide Don Rafael
Chasseur et joueur de cartes
par
Miguel de UNAMUNO
Les heures glissaient les unes après les autres, vides et vaines, pour cet homme enlisé dans le souvenir d’un grand amour défunt : deux yeux qui, dans un lointain brouillard, avaient déjà perdu leur éclat ; l’écho incertain de paroles oubliées, semblable à celui de la mer se brisant au-delà de la montagne et, dans le cœur, comme un murmure d’eaux souterraines. Son existence était vide, sa solitude absolue, l’homme restait seul avec lui-même.
Pour combler ce vide, il n’avait que la chasse et le jeu de l’hombre 1. La tristesse, incompatible avec son extrême candeur, n’avait cependant pas de prise sur lui. Lorsque, au cours d’une partie d’hombre, un de ses partenaires ne prenait qu’une seule carte pour faire la levée, don Rafael ne manquait pas de faire remarquer qu’il est inutile d’aller chercher certaines choses, puisqu’elles arrivent d’elles-mêmes. C’était un providentialiste, c’est-à-dire qu’il croyait à la toute-puissance du hasard, peut-être pour croire à quelque chose et ne pas avoir l’esprit vide.
« Et pourquoi ne vous mariez-vous pas ? lui demanda un jour sa femme de charge, la bouche pincée.
– Quelles raisons aurais-je de me marier ?
– Pour vous mettre un peu de plomb dans la cervelle.
– Il y a des choses, madame Rogelia, après lesquelles il est inutile de courir. Elles arrivent toutes seules.
– Et quand on y pense le moins !
– C’est comme aux cartes ! Mais, écoutez, il y a tout de même une raison qui m’y fait songer...
– Laquelle ?
– Celle de mourir tranquille ab intestat.
– En voilà une raison ! s’écria, inquiète, la femme de charge.
– Pour moi, c’est la seule qui vaille quelque chose », répondit l’homme, qui sentait bien que toute bonne raison n’a d’autre valeur que celle qu’on lui donne.
Et voilà qu’un beau matin de printemps, comme il sortait au lever du jour, poussé par le démon de la chasse, il aperçut un paquet déposé sur le seuil de sa porte. Il se pencha pour mieux voir ce qu’il contenait : il en sortait un tout petit murmure, comme l’écho d’un passé aboli. Le paquet bougeait. Il le souleva, il était tiède. Il l’ouvrit : c’était un nouveau-né. Il resta à le contempler et, dans son cœur, il n’y eut plus de doux murmure mais seulement la fraîcheur de ses sources profondes. « Regarde-moi la chasse que t’apporte le destin ! » songeait-il.
Il rentra, le paquet dans les bras, le fusil à la bretelle, montant l’escalier sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller le nouveau-né, et appela doucement plusieurs fois.
« Regardez ce que j’ai là, dit-il à sa femme de charge.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Un enfant, on dirait...
– Seul, comme ça ?
– On l’a abandonné devant la porte.
– Qu’allons-nous en faire ?
– Comment, qu’en faire ? Mais, l’élever, naturellement !
– Qui ?
– Vous et moi.
– Moi ? Pas question !
– Nous chercherons une nourrice.
– Mais, monsieur, avez-vous bien toute votre jugeote ! Ce qu’il faut faire, c’est alerter la justice, et lui, il ira à l’hospice.
– Pauvre petit ! Certainement pas !
– Enfin, c’est vous qui commandez. »
Une mère du voisinage donna par charité chrétienne sa première tétée au bébé et, bientôt, le médecin de don Rafael lui trouva une excellente nourrice, une fille-mère qui venait d’accoucher d’un enfant mort-né.
« Comme nourrice, elle est parfaite, remarqua le médecin. Quant au reste, c’est un accident qui peut arriver à n’importe qui.
– Pas à moi, rétorqua don Rafael avec son habituelle candeur.
– Le mieux serait qu’elle prenne le petit chez elle, observa la femme de charge.
– Non, répliqua don Rafael, ce serait trop dangereux. La mère de la petite ne me dit rien qui vaille. Cela se fera ici, sous ma surveillance. Il faudra faire attention, madame Rogelia, à éviter toute contrariété à la nourrice, parce que c’est d’elle que dépend la santé de l’enfant. Je ne veux pas que, pour un coup de sang d’Emilia, le petit ange ait la colique. »
De type gitan, grande, Emilia, la nourrice, avait vingt ans, des yeux sombres éclairés d’un rire perpétuel et dont la couleur s’harmonisait avec l’ébène d’une chevelure aux bandeaux gonflant sur les tempes comme deux ailes de corbeau, une bouche de fraise entrouverte et luisante, et l’air d’une poulette que cherche le coq.
« Et quel nom allez-vous lui donner, monsieur ? demanda Mme Rogelia.
– Le mien. Comme s’il était mon fils.
– Auriez-vous perdu la tête ?
– Et quoi encore ?
– Et si demain, à cause de sa médaille et toutes ses marques de fabrique, ses véritables parents montraient le bout de leur nez ?
– Ici, il n’a plus d’autre père ni d’autre mère que moi. Je ne vais pas plus chercher les enfants que les bonnes cartes, mais quand ils se présentent... à moi d’en faire ce que bon me semble. Et je crois même que les hasards de la maternité sont encore les plus purs, les plus exempts de toute contrainte. Je ne suis pas responsable de sa naissance, mais j’aurai le mérite de l’élever. Il faut croire à la providence, ne serait-ce que pour croire en quelque chose, c’est une consolation et, plus tard, je pourrai mourir tranquille, ab intestat, forcément, puisque dès à présent, j’ai un héritier. »
Mme Rogelia se mordit les lèvres, et quand don Rafael fit baptiser et reconnut l’enfant, il fit bien rire le voisinage et personne n’y vit malice, tant sa candeur était pour tous évidente. Quant à la femme de charge, bon gré mal gré, elle dut s’accommoder de la nourrice et vivre en bonne intelligence avec elle.
Don Rafael avait désormais d’autres préoccupations que la chasse et l’hombre. Ses journées étaient maintenant bien remplies. Une vie nouvelle, claire et simple, animait la maison. Il passa même une nuit sans repos et sans sommeil à promener le bébé pour calmer ses pleurs.
« Il est beau comme le soleil, ce petit, madame Rogelia. Et nous avons eu aussi de la chance avec la nourrice, il me semble.
– Pourvu qu’elle ne se remette pas à courir...
– Cela, c’est mon affaire ! Ce serait une coquinerie, une trahison : elle se doit toute au petit. Mais, non, non ! Elle est guérie de son amoureux, ce grand pendard qu’elle ne peut plus souffrir...
– Ne vous y fiez pas... ne vous y fiez pas...
– ... Et à qui je vais payer un passage pour l’Amérique. Quant à elle, c’est une pauvre petite...
– Jusqu’à la première occasion...
– Mais puisque je vous dis que j’y mettrai bon ordre !
– Certes, mais c’est elle qui fera ce qu’elle voudra...
– Ah ! pour cela, oui ! Mais pour vous dire la vérité, c’est que...
– Oui, je vois ce que c’est.
– Mais, avant tout, il s’agit de mon fils ! »
Emilia était loin d’être sotte, et n’en était que plus surprise de la candeur héroïque de ce vieux garçon, toujours à demi perdu dans les nuages. Dès les premiers jours elle s’était attachée au nourrisson comme s’il eût été son propre enfant. Le père putatif et la nourrice encore fille passaient de longs moments assis, chacun d’un côté du berceau, à contempler le sourire de l’enfant, quand il tétait son pouce.
« Ce que c’est que l’homme, tout de même ! » disait don Rafael.
Leurs regards se rencontraient fréquemment et, quand don Rafael s’approchait pour embrasser l’enfant dans les bras d’Emilia, ses lèvres, déjà tendues pour le baiser, effleuraient la joue de la jeune femme, dont les boucles d’ébène lui frôlaient le front. Il arrivait aussi que don Rafael ne pût s’empêcher de laisser errer un regard sur la blancheur d’un sein, maintenu dans la fourche de deux doigts fuselés, gonflé de toute la vie qu’il dispense et sur lequel, descendant d’un cou de colombe, les veines dessinaient un fin réseau bleuâtre. Il ressentait alors le désir d’embrasser l’enfant et quand son front entrait en contact avec ce sein, il tremblait.
« Ah ! que j’aurai de peine à te quitter si vite, mon bel astre ! » s’exclamait-elle en serrant le bébé contre sa poitrine comme s’il eût pu la comprendre.
Don Rafael gardait alors le silence.
Mais lorsque, pour l’endormir, Emilia lui chantait cette vieille et divine berceuse que les mères se transmettent de cœur à cœur, chacune la recréant, lui donnant un tour nouveau, poème éternellement jeune, unique comme le soleil, le chant réveillait dans les profondeurs lointaines de la mémoire de don Rafael un vague vestige de sa petite enfance, le berceau se balançait et, avec lui, le cœur de ce père de fortune, et le chant :
Il arrive le croque-mitaine...
se mêlait aux murmures des sources profondes de son cœur...
pour emporter les petits...
qui s’endormait lui aussi...
qui ne veulent pas dormir...
dans les douces brumes de son passé...
Ah, ah, ah, aaaah !
Il se disait alors : « Quelle bonne mère elle fait ! »
Un jour, alors qu’ils parlaient de l’incident qui avait fait d’elle une nourrice, il lui demanda :
« Mais, ma petite, comment cela a-t-il pu arriver ?
– Vous le savez bien, don Rafael », et son visage fut envahi d’une rougeur légère, d’un soupçon de rougeur.
« Oui. Tu as raison. Je le sais ! »
Une grave maladie s’empara de l’enfant et, au cours de ces jours d’angoisse, don Rafael proposa à Emilia de venir passer la nuit dans sa propre chambre avec l’enfant. « Mais, monsieur, comment voulez-vous que je couche dans votre chambre ? dit-elle. – Comment ? Mais c’est bien simple, répondit-il avec sa candeur habituelle, en dormant là ! »
Pour cet homme plein de candeur, tout était simple.
Enfin, le médecin assura que l’enfant était hors de danger.
« Sauvé ! s’écria don Rafael, le cœur débordant d’allégresse et en serrant dans ses bras Emilia qui pleurait de joie.
– Il y a une chose que je veux que tu saches, poursuivit-il sans desserrer son étreinte, les yeux fixés sur le bébé qui souriait en ce début de convalescence.
– Dites, répondit-elle, le cœur battant.
– Puisque nous sommes tous les deux sans le moindre engagement, car je ne crois pas que tu penses encore à ce pendard, dont nous ne savons s’il est arrivé ou non à Tucumán, et que nous sommes, moi le père et toi la mère de l’enfant, marions-nous et n’en parlons plus.
– Mais, don Rafael !... », s’exclama-t-elle, et elle rougit.
« Écoute, petite, comme ça nous pourrions avoir d’autres enfants. »
L’argument, pour spécieux qu’il fût, n’en persuada pas moins Emilia. Et, comme ils vivaient l’un près de l’autre, n’ayant pas à tenir compte de quelques jours de plus ou de moins – qu’est-ce que cela faisait ! –, ils donnèrent dans la nuit qui suivit un petit frère au bambin et, peu après, se marièrent comme l’exigent notre Sainte Mère l’Église et le prévoyant État.
Et ils furent heureux autant qu’il est possible de l’être en ce bas monde, ce qui est déjà beaucoup. Ils eurent dix autres enfants, une bénédiction du ciel, grâce à laquelle put mourir ab intestat le candide don Rafael qui, de chasseur et de joueur de cartes qu’il était, devint en deux temps et trois mouvements père de famille. Lui-même ne manquait pas de résumer ainsi sa philosophie pratique : « Il faut donner sa chance au hasard. »
1912
Miguel de UNAMUNO, Cuentos
Gallimard, 1965.
Traduit de l’espagnol par Raymond Lantier.
Traduction révisée par Gabriel Iaculli.
1 « L’hombre se joue à trois, avec 40 cartes, ... en neuf levées ou moins ... chaque joueur peut écarter, ne pas écarter ou passer... » (Claude Aveline, Le code des jeux).