Le Reuze

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Hippolyte VERLY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AU point du jour, quand il eut jeté son premier regard sur la mer immense, dont les vagues venaient mourir au pied de la tour, l’homme de garde resta un moment comme pétrifié, puis il bondit sur sa trompe...

Mais il faut commencer par vous dire que du vivant du joyeux sire qui mettait volontiers sa culotte à l’envers, il y avait sur les côtes de Flandre une ville aussi fameuse par son antique origine que renommée pour la richesse de ses habitants et l’excellence de son port. Cette noble cité trempait les assises de ses murailles dans les flots du golfe de Morinie qui pénétrait alors dans l’intérieur des terres jusqu’au monastère de Sithiu, autour duquel, par la suite des temps, s’est aggloméré le bourg de Saint-Omer ; on y voyait des édifices qui dataient de l’époque même où les hommes avaient appris à construire des maisons avec la pierre et le bois ; et son port, qu’on fermait chaque soir au moyen d’une grosse chaîne de fer, abritait des centaines de galères que leurs matelots menaient trafiquer jusqu’aux pays des Angles et des Scots : cette reine des mers du nord, c’était Mardyck.

De l’Escaut à la Somme, la cité maritime de Mardyck était sans rivale : de loin en loin, il y avait bien sur les falaises ou dans les dunes quelques bourgades formées de huttes de pêcheurs à demi sauvages ; de ville ayant remparts, tours et castel, point. Aussi la réputation d’un lieu aussi favorisé et aussi magnifique était-elle répandue jusque dans les contrées froides et mystérieuses qui se cachent au loin derrière les brouillards du nord.

Tant il en fut qu’un beau matin, en s’éveillant, au point du jour, l’homme en vigie sur la plate-forme du castel se frotta les deux yeux à tour de bras, tellement extraordinaire lui semblait ce qu’il voyait : depuis la chaîne qui barrait le port jusqu’au fond de l’horizon, la mer était couverte de barques recourbées d’étrange façon et pleines de guerriers gigantesques et chevelus ; quelques-uns de ces hommes inconnus s’étaient même jetés à la nage et accrochés en grappe à la chaîne, qu’ils s’efforçaient de détacher ou de rompre.

Dès qu’il fut sorti de la stupeur que lui causait un spectacle aussi inattendu, l’homme de garde bondit sur sa trompe, et voilà pourquoi, ce matin-là, seigneurs et bourgeois, nobles hommes et hommes d’armes, marchands et marins, furent tirés en sursaut de leur sommeil par tels éclats de trompette qu’ils crurent ouïr les archanges sonnant la fin du monde.

Au reste, ils ne se trompaient point déjà tant, car pour nombre d’entre eux ce jour fut le dernier de la vie mortelle. Avant que les gens ahuris se fussent concertés et mis en défense, les étrangers avaient réussi à pénétrer dans la tour où s’attachait la chaîne, massacré les gardiens affolés, ouvert le port, et leurs barques, favorisées par le flot, s’étaient précipitées à l’envi, vomissant dans la ville des nuées de pirates hurlants, énormes et farouches.

Lorsque le soleil eut accompli la moitié de son voyage quotidien, dans la forte et belle cité de Mardyck il ne restait plus un Morin vivant : tous ceux qui n’avaient pas réussi à se réfugier derrière les robustes murs du castel gisaient assommés, pourfendus, éventrés, dans les rues ou dans leurs couches, à l’exception des plus jolies filles, que les envahisseurs avaient conservées pour leur commodité, et des mioches, dont ils étaient friands pour leurs repas ; et les barbares se gobergeaient à leur satisfaction dans les riches demeures où ils venaient de s’établir, comme pour prendre un avant-goût du bon castel qu’ils comptaient bien s’adjuger aussi en temps opportun.

Ces guerriers n’étaient autres que les Reuzes, hardis marins habitant les sauvages régions de la Scandinavie, dont les chefs se faisaient appeler orgueilleusement « les Rois de la Mer ».

 

 

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Il faut croire que les bombances qu’ils s’octroyaient en Flandre leur parurent savoureuses, car à partir de cette époque et pendant des siècles ils ne discontinuèrent plus leurs expéditions. Pour le moment, comme ils se trouvaient à leur aise dans les confortables logis des bourgeois de Mardyck, ils y restèrent, faisant des ripailles féroces où leurs cuisiniers leur servaient des enfants cuits à point et troussés comme des cochons de lait, et où les belles captives leur versaient l’ivresse à flots, pendant que les pauvres diables réfugiés dans le château mangeaient de la vache enragée et de détresse se fourraient les poings dans les yeux.

Mais il n’est si riche trésor que l’on n’épuise en y prenant toujours sans y remettre jamais rien. Et de fait, un jour vint où l’on vit le bout des victuailles et tonneaux accumulés dans les caves, maisons et magasins de Mardyck, où l’on se régala du dernier des enfants de lait, et où l’on se fatigua de revoir sans cesse les mêmes captives. Ce jour-là, les Rois de la Mer tinrent conseil et résolurent d’exploiter le castel qu’ils considéraient comme une belle poire pour leur soif ; et dare-dare ils lancèrent leurs hordes à l’assaut. Mais ils avaient affaire à des gens désespérés qui, sachant ce qui les attendait, se battirent comme des diables : les Reuzes furent houspillés d’importance et finalement rejetés dans la ville en piteuse déconfiture. Les Rois de la Mer envoyèrent alors chercher du renfort chez eux et décidèrent de bloquer cette forteresse revêche ; en attendant, pour charmer leurs loisirs et ravitailler leur cuisine, ils se mirent à faire des razzias périodiques dans le plat pays.

Or, les endroits les mieux fournis et en même temps les plus proches étaient pour lors Wattanum, autrement dit Watten, ville située au fond du golfe, non loin du monastère de Sithiu ; puis Burg-in-Brock, que nous appelons maintenant Bourbourg, bâtie sur une île de la même baie, et enfin une bourgade prospère, sise au milieu des dunes, dans une anse de la côte, autour d’une église chrétienne, et que pour ces motifs on nommait Dunekercke. Ce fut à ces trois localités que les Reuzes décernèrent leurs suffrages et offrirent leur clientèle. Chaque semaine, quelques-unes de leurs barques partaient pour faire la tournée et ramenaient une ample provision de captives belles à voir, d’enfants bons à manger, de bétail, de boissons fermentées, et du butin de toute sorte.

Le chef qui dirigeait ces expéditions était un guerrier redouté, d’une taille colossale et d’une avidité impitoyable, que ses compagnons appelaient Allowyn – ce qui était un surnom voulant dire dans leur langue « prenant tout ». Nul ne trouvait grâce auprès de lui : les gémissements des pauvres gens dont on pillait la maison, les supplications des pères et des mères auxquels on arrachait leurs enfants, lui causaient des colères que des flots de sang pouvaient seuls éteindre ; les pleurs des jeunes filles enlevées lui procuraient d’agréables sensations, et les cris des mioches que l’on fourrait pêle-mêle dans de grands sacs le mettaient particulièrement en belle humeur. Le nom seul de cet ogre glaçait de terreur les populations de toute la Morinie.

Sur ces entrefaites, il advint deux circonstances, desquelles les âmes pieuses conclurent que la Providence prenait enfin en pitié les misères des pauvres habitants des Flandres. Dieu permit que le terrible Allowyn, en débarquant un matin dans les dunes de Dunekercke, s’embarrassât la jambe dans les cordages de son navire et tombât de son bord sur le rivage de façon si malchanceuse que son glaive lui entra par la pointe dans les côtes. Le géant resta étendu comme un éléphant égorgé, noyant le sable de son sang ; ce que voyant, les pêcheurs crurent l’heure de la vengeance arrivée et s’élancèrent contre les guerriers atterrés, qu’ils exterminèrent furieusement à coups de crocs de fer, de massues, de haches et de pierres ; après quoi, ils se mirent en devoir d’écharper en conscience le Reuze Allowyn, toujours inanimé sur la plage.

Mais justement, en ce temps-là, le grand saint Éloi se trouvait à Dunekercke, où il était venu prendre des bains de mer pour se remettre des fatigues de ses multiples travaux d’artiste, de savant, d’évêque et de premier ministre. Et il faut que vous sachiez que c’était lui, Éloi, qui avait converti à la vraie foi les païens de cet endroit et qui leur avait bâti la belle église d’où la bourgade tirait son nom – car Dunekercke veut dire « Église des dunes ». Or, Éloi passa d’aventure, en revenant de prendre son bain, au moment où les pêcheurs, ivres de carnage, allaient mettre en pièces le géant évanoui.

– Arrêtez, leur cria-t-il, arrêtez, au nom du Dieu vivant !

À cet ordre tombé d’une bouche vénérée, les gens de Dunekercke s’écartèrent du blessé, sur lequel Éloi traça une croix d’un geste de sa main droite.

– Transportez ce guerrier en ma maison, mes frères, et gardez-vous de le navrer davantage. Dieu a ses vues sur ce païen.

Telle était l’influence du grand Éloi sur ce peuple, que sans murmurer, les pêcheurs ramassèrent le Reuze, qui était prodigieusement lourd, et le portèrent avec toutes sortes de précautions en la demeure du saint, lequel s’y enferma étroitement avec lui deux semaines durant.

Ce qui se passa dans cette maison close pendant ces quinze jours, nul ne l’a jamais su : Éloi ne le dit pas, et personne n’osa le demander au redoutable Allowyn. Ce qui est certain, c’est qu’un grand miracle s’y accomplit, qui transporta d’allégresse toute la population et fit éclater à tous les yeux la puissance d’Éloi et la bonté de Dieu.

Le seizième jour, l’évêque sortit de sa maison accompagné de son gigantesque protégé, qui marchait la tête inclinée, dépouillé de ses armes et le torse nu ; et il se rendit avec lui à l’église des Dunes, suivi par les habitants émerveillés. Là, il fit entrer le Reuze dans la piscine baptismale, puis s’en allant prendre par la main la plus grande et la plus belle des pucelles du pays, il lui dit :

– Ma fille, de par Dieu, je te prie de m’assister. Le veux-tu ?

– Je le veux, répondit la belle fille.

– Sois donc l’introductrice de ce prince païen dans la communion des saints.

– Je le serai.

– Sois aussi l’épouse de ce nouveau frère. Le veux-tu ?

– Qu’il soit fait suivant votre vœu, mon père.

– C’est bien. Le Seigneur sera avec vous.

Sur-le-champ, le formidable Allowyn fut baptisé, puis marié, aux acclamations des fidèles. Au sortir de l’église, après avoir conduit sa femme en la maison d’Éloi, le Reuze sortit de nouveau, armé de pied en cap, et rassembla autour de lui ses nouveaux compagnons, qui ne pouvaient se défendre de trembler encore en l’approchant.

– Or ça, mes frères, dit-il de sa voix terrible, que ceux qui savent tailler le bois s’en aillent quérir leurs cognées ; que ceux qui savent bâtir avec des pierres s’en aillent quérir leurs truelles et leur ciment ; que ceux qui savent forger s’en aillent quérir leurs marteaux et leurs enclumes ; que ceux qui savent travailler la terre s’en aillent quérir leurs bêches ; que ceux qui savent se battre s’en aillent quérir leurs armes ; et que tous me viennent joindre sur l’heure. Telle est la volonté du vrai Dieu, qui m’a été transmise par l’évêque Éloi !

Il y eut grand étonnement parmi la foule, mais chacun se hâta d’obéir sans faire de question ; et quand tous ces hommes furent revenus avec ce qu’on leur avait dit, Allowyn se mit à tracer avec son glaive, sur le sable, un grand carré de cinq cents pas, sur lequel Éloi, à son tour, marqua avec le bout de sa crosse des remparts, des tours et des bâtiments, et les gens de métier commencèrent aussitôt à creuser conformément aux indications qui leur étaient données.

Quand, après des semaines et des mois, les Rois de la Mer qui bloquaient le castel de Mardyck virent que leur compagnon, parti en expédition avec ses barques, ne revenait point, ils commencèrent à soupçonner quelque traîtrise, vu qu’aucune grande tempête ne s’était déclarée depuis son départ, sur la mer du Nord, et ils chargèrent l’un d’entre eux, grand ami d’Allowyn, d’aller à la recherche des bateaux perdus. Celui-ci s’en fut d’abord à Watten, et sur la réponse négative que les habitants firent à ses questions, il saccagea leurs maisons à fond en manière de remerciement ; il s’en fut ensuite au Burg-in-Brock, qu’il remercia de même ; enfin, il s’en fut à Dunekercke, où il pensa choir de stupéfaction en apercevant les murs crénelés d’une forteresse, là où auparavant on n’avait jamais vu que des écailles de moules sur une plage de sable.

– Par le sublime Odin, compagnons, mes sens sont-ils égarés, ou bien est-ce réellement un castel que je vois ?

– C’est vraiment un castel, Earl, répondirent les guerriers.

Comme les barques approchaient, un homme reconnaissable à sa stature colossale parut sur la muraille, et, se penchant vers les Reuzes attentifs, leur adressa un discours dans leur langue que les gens de Dunekercke ne comprenaient point ; puis il se retira, sortit seul par la poterne et s’en alla donner une longue accolade à son ancien ami, qui était descendu de son navire à sa rencontre ; après quoi il remonta sur la muraille, où il demeura jusqu’à la chute du jour, debout, les bras croisés, considérant pensif la flottille qui disparaissait dans l’éloignement.

Bien des années plus tard, longtemps après que les Reuzes eurent quitté Mardyck, dont ils n’avaient pu prendre le château, lorsque survinrent de nouvelles invasions d’hommes du Nord, le Reuze Allowyn, fidèle à la foi chrétienne et à sa patrie d’adoption, réussit tantôt par ses discours, tantôt par la force de son bras et son expérience de la guerre, à écarter de Dunekercke les fléaux qui désolèrent le reste du pays et anéantirent tant de villes florissantes ; c’est ce qui explique comment la cité naissante put se développer et devenir la grande et riche ville dont les gens de Flandre sont justement fiers de nos jours, tandis que de Mardyck il ne reste plus rien, si ce n’est le nom inscrit en caractères indéchiffrables sur de vieux parchemins fort sales.

Suivant l’assurance que lui avait donnée Éloi, en lui faisant ses adieux, Allowyn vécut dans son château des dunes jusqu’à l’âge de cent ans, un mois, une semaine, un jour et une heure exactement. Son dernier jour arrivé, il monta avec ses enfants et ses principaux guerriers sur une tour dont les vagues battaient la base et resta longtemps assis en silence, les yeux tournés vers le nord, où était le pays de ses aïeux ; puis, s’étant fait apporter le hanap d’or dans lequel son épouse chrétienne avait coutume, nombre d’années auparavant, de lui offrir les vins, il le tendit à son échanson en redressant son corps gigantesque, soutenu par ses compagnons. Alors, sa longue barbe blanche flottant au vent de la mer, il vida lentement la coupe chère à son âme, et, quand il eut bu, il la lança dans les flots ; en même temps, il s’affaissa : le Reuze était mort.

En ce temps-là, vous pensez bien qu’il n’y avait dans les Flandres ni peintres, ni sculpteurs, ni fondeurs en cuivre ; c’est ce qui empêcha les gens de Dunekercke, plongés dans la douleur, d’élever une statue à Allowyn comme ils l’ont fait plus tard pour son arrière-petit-fils Jean Bart ; mais, dans l’effusion de leur reconnaissance, ces hommes ingénieux trouvèrent cependant moyen de perpétuer dans les siècles des siècles par un monument durable, la mémoire de leur Reuze invincible et bienfaisant. Avec des roseaux, des planches, des étoffes et des lames de fer, ils résolurent de construire un géant à la ressemblance de l’illustre défunt, et, comme ce n’étaient point des esprits grincheux et difficiles, quand ils l’eurent fini, ils se figurèrent avoir réussi. Ensuite ils ajoutèrent à leur église une haute tour pour loger leur colosse, et chaque année, au jour anniversaire de la mort du Reuze, une procession vint chercher son effigie pour la promener solennellement à travers la ville, au son des cloches et du carillon.

À notre époque d’agitations futiles et de disputes misérables, après plus de douze cents ans écoulés, les Dunkerquois promènent encore quelquefois le Reuze, mais le plus souvent ils laissent pendant des années les rats, les souris et autres animaux subalternes l’outrager impunément dans l’obscurité de la tour Saint-Éloi ; de sorte que quand il sort par aventure, les générations nouvelles, qui ne le connaissent point, en font dérision et les mioches en ont peur. C’est pourquoi j’ai jugé qu’il était temps de rappeler son histoire, afin que les hommes et les femmes de Dunkerque n’oublient plus ce qu’il a fait pour eux et que les petits enfants sachent qu’il n’est pas méchant.

 

 

 

 

Hippolyte VERLY, Contes flamands, 1887.

 

Recueilli dans Contes et légendes de Flandres

et de Picardie, France-Empire, 1995.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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