La mort de Petit Jean

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

François VEUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans un coin de la mansarde aux murs gris, suant l’humidité, gît un petit berceau, fait dun vieux panier, tout difforme et boiteux ; trois briques descellées du carrelage disjoint l’empêchent de tomber. Par un trou de la lucarne brisée, mal fermée dun morceau de journal, la bise de décembre envahit en sifflant le réduit de misère, y poussant la neige en flocons légers qui dansent joyeux dans la clarté pâle du jour tombant, comme sils n’étaient point des messagers de mort.

La mort, elle entrera bientôt ; car, dans le berceau lamentable, un petit enfant agonise. Il est si maigre et si chétif, le pauvre enfantelet, ses mignonnes joues sont si creuses et si bleuies par le froid, qu’à le voir on se sentirait le cœur gros de larmes ; son haleine mourante est plus faible que la respiration d’un petit oiseau ; elle se ralentit…, elle se ralentit et semble, à chaque instant, près de s’arrêter. Parfois, il gémit, mais d’une voix éteinte, et si doucement que l’on croirait entendre plutôt la plainte d’un arbrisseau. Parfois, un frisson le traverse et secoue péniblement ce corps mince et fragile. Et pourtant, le père a jeté ce quil lui restait de vêtement sur le bébé malade, espérant le réchauffer encore et lui rendre la vie ; il n’a gardé quune chemise avec un pantalon de toile grossière ; il grelotte, gelé par la bise cruelle, à genoux près du berceau. Oh ! quelle douleur profonde est imprimée sur le visage de ce père, aux traits tordus par la souffrance, amaigris par la faim, et de quel œil navré, navrant aussi de désespoir, il contemple son petit enfant qui s’en va ; et, dans ses sourcils froncés, dans ses lèvres crispées, dans ses poings fermés convulsivement, quels accès de rage contenue, de cette rage qui étreint horriblement l’homme vigoureux et plein de vie, de se sentir impuissant devant l’agonie de ceux qu’il aime...

Il songe, le malheureux, quun an à peine est écoulé du jour lui, Pierre Bertrand, brave et solide ouvrier, a conduit à l’autel Geneviève quil aimait depuis si longtemps ! Voici deux mois que Geneviève est morte, en donnant la vie au petit Jean, une vie qui semblait éteinte avant que d’être commencée. Dès lors, Pierre a quitté l’usine ; il est devenu la mère de son enfant, dévorant sans compter les économies, quil avait jadis amassées, sou par sou, pour servir de dot à Geneviève ; et, par un véritable prodige, il avait jusquici préservé son petit Jean. Mais, hélas ! le gel est venu, les économies se sont épuisées, la maladie a dévoré le corps de l’enfant. Pierre, alors, brisant son juste orgueil de bon ouvrier qui veut gagner son pain à la sueur de son front, est allé tendre la main au coin dune rue. Quelques-uns lui ont durement répondu : « Navez-vous pas honte de mendier, à votre âge et bâti comme vous l’êtes » ; dautres lui ont donné quelques sous. Mais, en rentrant, Pierre a trouvé son fils à demi mort.

La douleur aiguë et la colère folle se mêlent dans son cœur, et le prenant à la gorge, envahissent, en un coup de sang, son cerveau affaibli. Et, dans un blasphème affreux, Pierre, montrant le poing au ciel, ose maudire Dieu qui ne veut pas lui guérir son enfant !

 

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*   *

 

Cest le 24 décembre, à l’heure où la nuit commence à tomber : la neige emplit le ciel gris et couvre la terre blanche. Il fait froid.

Pierre, accompagné de deux ou trois camarades, qui sont obligés de le ·soutenir comme un malheureux sans force et de le guider comme un enfant, sort du cimetière ; il marche, l’esprit vide et la tête perdue. En un petit coin reculé, tout là-bas, du vaste champ des morts, on a enfoui le pauvre et léger cercueil denfant sous quelques pieds de terre. Et Pierre Bertrand, obstiné dans sa colère impie et folle contre Dieu, na pas voulu qu’on y mît une croix. Pierre Bertrand, le matin même, a repoussé le prêtre qui, naguère, avait confessé Geneviève et qui venait pour le consoler, tandis que lui, l’esprit égaré, berçait sur ses genoux le cadavre de son enfant, cherchait à le réchauffer sur sa poitrine et le refusait à la bière ouverte devant lui. Pierre Bertrand a chassé le prêtre à coups de blasphèmes.

Maintenant, ses amis l’entraînent vite ; ils entrent dans un cabaret borgne et demandent un saladier de vin chaud, car il fait froid. Lui, refuse d’abord ; il ne veut rien prendre ; il veut mourir, il ne veut pas retrouver sa vigueur dans le réconfortant breuvage, alors que son petit Jean, dit-il entre deux sanglots, est gelé si dur et grelotte si fort sous la terre glacée dans quatre planches de sapin ! Puis, sans énergie, il finit par se laisser faire ; il boit. Mais tandis que chez ses compagnons, le vin apporte une douce chaleur, tandis quil active la circulation du sang dans leurs veines engourdies par le froid, la boisson vigoureuse excite et trouble bientôt le cerveau trop faible et l’estomac trop creux du pauvre Pierre.

Le malheureux ne sait plus il est, ni ce quil fait ; il continue de boire avidement ; une flamme éclate sur ses joues et, dans son regard, allume un éclat brillant de fièvre ; d’étranges pensées bouillonnent en sa tête, et de bizarres figures dansent devant ses yeux ; il lui semble quun poids écrasant courbe son front vers la terre ; il s’endort enfin du sommeil lourd et mauvais de l’ivresse.

 

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Depuis longtemps, la nuit est venue quand Pierre Bertrand se réveille enfin. Il est seul dans le cabaret ; ses camarades sont partis, croyant mieux faire en le laissant dormir, après avoir payé la dépense. Il se lève péniblement et s éloigne dun pas mal assuré ; sa marche, sur la neige, est toute chancelante et il lui faut, pour ne pas tomber, se soutenir au mur. Pendant quelque temps d’abord, il ne distingue rien dans la nuit de sa pensée ; mais, peu à peu, la mémoire éveillée éclaire ses souvenirs et les remet vivants devant ses yeux. Il se rappelle bientôt la mansarde glacée, le pauvre petit berceau, l’enfant mort, le cimetière. Alors, Pierre Bertrand, sous le coup de la douleur rentrant toute en lui dans la même seconde, affaissur une borne et la tête entre ses mains, se met à sangloter.

Mais deux femmes ont passé devant lui, parlant bas et marchant vite ; un mot néanmoins l’a frappé : « la messe de minuit ». Le malheureux se relève et les suit, sans savoir pourquoi, peut-être simplement pour nêtre pas dehors, sous la neige, et pour avoir chaud, dans léglise.

En un coin, tout près de la porte, une crèche est bâtie, toute charmante avec ses rochers en papier gris et sa neige de farine, avec, surtout, son petit Jésus en cire, aux yeux démail, tout rose sur la paille dorée et gros comme un enfant « pour de vrai », disent les bambins qui l’admirent. Pierre Bertrand sapproche, et, soudain, un coup violent le frappe au cœur ; l’enfant Jésus... mais on dirait, en vérité, que c’est son petit Jean ! Voyons, c’est une hallucination, cest la vapeur du vin qui bouillonne encore au fond de son cerveau ! Ce n’est pas possible ! Et pourtant, plus il contemple l’enfant de la crèche et plus Pierre Bertrand se convainc du miracle extraordinaire ! Et vraiment, il n’est pas le jouet dun rêve, et les yeux d’émail paraissent bien le regarder, et la chair de cire est toute palpitante de vie. Pierre Bertrand sapproche encore, une angoisse létreint, son cœur se fond, ses jambes refusent de le porter, il tombe à genoux devant la crèche. Et alors, la bouche entr’ouverte de l’Enfant laisse couler ces mots, d’une voix céleste, et que seul peut entendre Pierre : « Oui, père, c’est moi, cest bien moi, votre petit Jean. Je vais vous apprendre une chose merveilleuse et que nul ne sait ici-bas ; c’est que, pendant la messe de minuit, l’Enfant Jésus envoie, pour le représenter dans les crèches, les anges qu’il vient de ravir à la terre. Il m’a ordonné à moi de m’arrêter ici, dans cette église, où, par sa bonté divine, Il dirigeait vos pas. Et, de sa part, je vous dis, père, quil faut croire et prier ; car cest ainsi seulement que vous pourrez rejoindre au ciel un jour maman et moi, qui sommes bien heureux là-haut et qui veillons sur vous. »

Le lendemain, Pierre Bertrand alla planter, de ses mains, une humble croix sur la tombe de son petit Jean.

 

 

 

François VEUILLOT, Humbles victimes, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

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