Le noël de Noël Armand

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

François VEUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était le 24 décembre, à la nuit close. Bien triste et bien solitaire allait s’écouler, pour Noël Armand, cette aimable veillée, qui met tant de sourire et de pur bonheur à tant de foyers. Cependant, pour lui, ce jour était grand ; longtemps même, il avait été plein de joie. La Nativité de l’Enfant-Dieu, avec le charme et le vieux attrait de sa solennité religieuse, apportait encore, au vieillard, et le retour de sa fête, et son anniversaire de naissance. Il était venu au monde, un 25 décembre, – il y aurait demain soixante et dix années ! – et ses parents l’avaient baptisé Noël.

Tout seul, il pressait le pas vers son logis modeste, où nul ne l’attendait. Sa vieille Catherine elle-même était sortie, laissant la lampe allumée sur la commode, un bon feu clair et pétillant dans la cheminée, le grand fauteuil au velours râpé devant l’âtre et les pantoufles chaudes au pied du fauteuil.

Noël Armand entra dans sa chambrette et se hâta d’enlever ses chaussures humides. Au dehors, en effet, le dégel inondait les rues d’une boue noire et gluante. Puis le vieillard s’enfonça tristement dans le grand fauteuil, et, l’œil errant parmi les caprices des flammes et le scintillement des braises, il remonta le cours des souvenirs, – ainsi qu’il rêvait chaque soir en attendant le souper solitaire, auquel son maigre appétit ne faisait guère honneur.

Mais, bientôt, sa rêverie fut distraite un moment.

– Tiens, songea-t-il en souriant avec mélancolie, le petit Jésus va-t-il donc apporter, au vieil enfant que je suis, son cadeau de Noël ?

Il venait d’observer, en effet, ses souliers boueux, qu’il avait mis près des bûches, afin de les sécher, – tout comme il les plaçait autrefois, pour recevoir les jouets ou les bonbons que l’enfant de la crèche allait jeter dans l’âtre, en descendant des cieux !

Et le vieux se revit à cinq ans, déposant tout ému ses escarpins mignons dans la cheminée, en rêvant de polichinelles et de sucres de pomme ; et puis, le lendemain, dès son réveil, accourant pieds nus, le cœur battant, l’œil encore gros de sommeil et déjà brillant de plaisir, pour contempler les trésors arrivés pendant la nuit !

Noël Armand riait à sa lointaine image. Il ne rit pas longtemps. La tristesse à nouveau remonta sur son front et noya ses regards. Ses souvenirs avaient franchi trente ans. Maintenant, ce n’était, plus lui qu’il apercevait au fond du passé ; c’était son petit Jacques. À son tour, l’enfant arrangeait avec soin ses souliers au pied des chenets de fonte ; à son tour, il bondissait de son lit le matin...

Noël Armand revoyait son fils ; il se revoyait lui-même, attendant que bébé fût bien endormi, pour remplir les chaussures ouvertes largement, sans troubler cet innocent sommeil et sans déflorer ses illusions charmantes.

Et puis, près de l’âtre, avec sa femme, il se voyait causant, à demi voix, de cet être chéri. Enfin, vers onze heures, on quittait la maison pour l’église et l’enfant restait sous la protection de sa grand’mère qui couchait dans la chambre voisine.

Et le matin, malgré la nuit plus courte, avec quel empressement le père était debout, dès le jour naissant, pour guetter le réveil de son fils et les éclats joyeux de sa surprise et de son ravissement !

Que ces jours de douceur étaient loin ! L’aïeule était partie la première. À quelque temps de là, l’épouse avait suivi. Et le petit Jacques !... Ah ! plus poignante et plus profonde était la douleur de Noël Armand, quand il songeait à ce fils unique et si tendrement aimé ! Car celui-là n’était pas mort !

Sept ans plus tôt, Jacques avait épousé, malgré son père, une jeune fille, à qui le vieillard, la jugeant de condition inférieure, avait trop obstinément refusé d’ouvrir son cœur et sa maison. De son fils, établi dans une autre région, Noël Armand ne savait plus rien, sinon que, dix mois après son mariage, il avait eu la joie d’être père à son tour.

Et lui, dont le cœur tressaillait à la pensée qu’il était grand-père ; et, lui, qui eut été si heureux de pardonner maintenant, pleurait tout seul, auprès de son foyer désert, en cette veillée si triste et douloureuse !

 

*

*   *

 

Or, cette année-là, durant la station de l’Avent, la petite ville de X... avait été secouée dans sa torpeur et sa tranquille impiété par une mission extraordinaire. Un vrai bataillon d’ardents religieux s’était partagé les paroisses et rallumait la foi au cœur des habitants.

Jacques Armand, qui, depuis son mariage, avait déserté l’église, était agacé de cette invasion cléricale ; il laissait, pourtant, très volontiers, sa femme entendre les sermons.

D’ailleurs, cet évènement religieux bouleversait la cité paisible et servait de thème aux entretiens des plus indifférents. Bien des libres-penseurs, entraînés par la curiosité et désireux de se faire une opinion sur ces « moines », allaient entendre un de leurs discours. Jacques, un beau soir, après avoir hésité longtemps, résolut de les imiter.

Marguerite, sa femme, en fut ravie. Depuis quelques années, dans toutes ses prières, elle implorait de Dieu la conversion de Jacques et la réconciliation de la famille.

Au début de son mariage, elle avait gardé d’abord une furieuse rancune à ce beau-père, qui ne la voulait point pour belle-fille. Mais, quand sa petite fille, à elle, avait grandi, quand l’amour maternel avait pénétré jusqu’aux dernières fibres de son âme, elle avait eu grand’pitié de ce vieillard, qui vivait solitaire et n’avait plus de fils. Un jour même, elle en avait parlé, timidement, à son mari. Mais Jacques, obstiné, lui avait répondu par un « jamais » si violent que Marguerite avait eu peur. Elle n’osait plus faire allusion à ce terrible sujet.

Quand son mari lui déclara qu’il voulait entendre un sermon du P. Moreau, le prédicateur dont l’éloquence était la plus courue, Marguerite alla supplier Dieu d’inspirer au missionnaire un accent qui pénétrât le cœur de son mari.

Or, les jours précédents, le religieux apôtre avait rappelé nos devoirs envers Dieu. Ce soir-là, il voulait aborder les devoirs de l’homme envers son prochain ; et, au premier rang, le P. Moreau mettait la piété filiale.

Marguerite, émue, regarda son époux. Celui-ci s’était composé une figure indifférente ; on l’aurait cru au spectacle ; il était venu pour apprécier un talent, non pour écouter des leçons. La jeune femme eut une angoisse au cœur.

Cependant, le missionnaire, avec une énergie merveilleuse et une émotion pénétrante, exposait les obligations d’un fils envers son père. À mesure qu’il parlait, on eût dit qu’une pensée pénible, un importun souci montait sur la physionomie de Jacques, en chassait la froideur, y réveillait enfin des sentiments longtemps endormis. Marguerite espérait.

Tandis que les deux époux rentraient, le sermon achevé :

– Comment l’as-tu trouvé ? dit-elle à son mari.

– Qui ? demanda Jacques avec une sorte de brutalité.

– Mais... le prédicateur.

– Je ne sais pas.

– Comment ! tu ne...

– Parlons d’autre chose.

Huit jours durant, Jacques fut sombre et morose. Un travail évident s’opérait en lui.

Un soir, une semaine avant Noël, il rentra fort tard au logis. Sa femme, inquiète, attendait sur le seuil.

– Ah ! te voilà ? lui dit-elle, interrogative.

– Il y avait tant de monde au confessionnal du Père Moreau, expliqua Jacques, en souriant.

Et comme Marguerite, ahurie, croyant rêver, ne disait rien :

– Eh bien, oui, c’est fait, continua-t-il avec émotion... Veux-tu que nous allions fêter la Noël avec mon père ?

Pour toute réponse, Marguerite fondit en larmes, en se jetant au cou de son mari. Ce que voyant, la petite Antoinette éclata en sanglots, sans savoir pourquoi.

– Non, ma chérie, lui dit la jeune femme, il ne faut pas pleurer. Maman est bien heureuse. Elle va te donner un grand-père !

 

*

*   *

 

La vieille Catherine était rentrée. Un coup d’œil au pardessus et au chapeau de son maître accrochés dans le vestibule lui avait montré que M. Noël Armand était dans sa chambre. Entrebâillant la porte du logis, Catherine attendait, l’œil à son fourneau, l’oreille au guet.

Marguerite et Jacques avaient résolu de faire une surprise à leur père. Mais la vieille bonne était dans la confidence. Elle mettait la dernière main à son beau dîner de réconciliation. Mais, mon Dieu ! si « monsieur Jacques » allait manquer au rendez-vous !

Des pas dans l’escalier. Une cuiller à la main, qu’elle brandit comme un rameau d’olivier, Catherine accourt. Oui, c'est bien lui, c'est bien « monsieur Jacques » avec «sa dame » et « sa petite demoiselle».

Il est bien ému, « monsieur Jacques ». Il n'a pas voulu refuser à sa femme la joie de la surprise. Mais, moins romanesque, il eût préféré savoir auparavant de quelle manière il serait reçu. Catherine a beau lui dire encore une fois que M. Noël Armand brûle de pardonner à son fils et d'embrasser sa bru et sa petite-fille, Jacques est intimidé comme un enfant.

– Oh ! la mignonne, oh ! la petite fée, s'écrie la vieille bonne, en admiration devant la blonde Antoinette. Ah ! que son grand-père aura donc plaisir à la connaître !

– Vous croyez, Catherine ? Eh bien, tant mieux ! Car nous avons résolu de la faire entrer la première.

Et, dans les mains de la fillette, très pénétrée de sa mission, dont la raison lui échappe, mais dont l'importance lui paraît énorme et la remplit d’orgueil et de recueillement, Jacques dépose un bouquet superbe, au milieu duquel, ainsi qu'une fleur plus rare, une lettre est piquée. Puis, tandis que ses parents, respirant à peine, attendent au seuil de la chambre, Antoinette entre avec une gravité naïve.

Noël Armand sommeillait toujours, enfoui dans son grand fauteuil.

L'enfant demeura tout interdite, armée de son bouquet.

Tout à coup, près du feu mourant, où ne rougeoyait plus qu'une bûche éventrée, la fillette aperçut les chaussures, en sentinelle.

– Tiens ! Grand-père a mis ses souliers dans la cheminée ! ....

Alors, étouffant ses pas, retenant son souffle et s'arrêtant tout émue, quand le parquet criait sous ses pieds, la petite ambassadrice approcha de l'âtre et très doucement, sans bruit, déposa le bouquet dans la chaussure ouverte.... Et puis, comme un oiseau qui s'en va d'un coup d'aile, Antoinette sortit.

 

*

*   *

 

Les vieux ont le sommeil léger. Noël Armand ne dormait plus, mais il n'était pas encore éveillé tout à fait. Il avait cru distinguer près de lui un mignon petit être auréolé de cheveux blonds, qui se penchait vers le foyer. N'était-ce point l'Enfant-Jésus ? N'était-ce pas plutôt son petit Jacques ?...

Mais le vieillard ouvrit les yeux. L'apparition n'était qu'un songe !....

– Et pourtant, murmura-t-il encore engourdi de somnolence, et pourtant j'aurais bien juré qu'un enfant s'était approché de moi et.... Mais que signifie ? Voyons ! je rêve encore...

Là, sous ses yeux béants, dans l'une de ses chaussures, un bouquet lui souriait par ses mille corolles et, parmi les fleurs, une lettre émergeait. « Prends-moi donc et lis-moi », semblait dire la feuille blanche !

Noël Armand n'osait bouger. L'espérance qui lui avait traversé le cœur, ainsi qu'une flamme, était si folle ! Il avait peur de la dissiper comme un nuage en cherchant à la saisir. Il craignait de s'éveiller pour de bon !

Lentement, très lentement, il se souleva de son fauteuil et regarda de plus près ce bouquet merveilleux. Lentement, très lentement, il tendit la main vers les fleurs, étonné un peu de ne pas les voir s'évanouir en fumée. Lentement, très lentement, il ouvrit le papier.

Il lui sembla que son cœur sonnait, comme une cloche, à toute volée. Pourtant, ses regards brouillés et confus ne distinguaient que l'écriture et ne déchiffraient point les mots. Mon Dieu ! que ses lunettes étaient difficiles à découvrir et qu'elles avaient de peine à s'ajuster sur ses yeux... Enfin, tel qu'un trait flamboyant, cette ligne apparut :

« Papa, vos enfants sont ici. Voulez-vous les recevoir ?

Jacques et Marguerite. »      

D'un bond, Noël Armand fut sur un pied. Mais debout, il chancela. Sa main se crispa sur son fauteuil. « Mes enfants, mes enf... » Il ne put achever, sa gorge étranglée retenait sa voix prisonnière. Il fût tombé, si Jacques et Marguerite, accourant, ne l'avaient soutenu... Alors, pour la première fois depuis la mort de sa femme, il pleura, tandis que ses regards noyés dévoraient ses enfants...

– Grand-papa, criait la petite Antoinette, essayant de grimper jusqu'à son cou, c'était moi le petit Noël.

– Et mon dîner de réconciliation ! s'exclama tout à coup Catherine, en se tamponnant les yeux du coin de son tablier !...

 

 

François VEUILLOT, Humbles victimes, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

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