La part des pauvres

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

François VEUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Quand le crépuscule est tombé, la rue Saint-Mathieu s’enfonce dans la nuit. D’un côté, les vieux hôtels n’ont sur ce passage étroit que des portes basses et des fenêtres grillées ; c’est à l’opposé, le long du fleuve endormi, qu’ils déploient leurs façades aux porches massifs et aux balcons forgés. De l’autre côté, la Maison centrale allonge indéfiniment sa muraille aux plâtres noirs et loqueteux. Parfois de loin en loin, quelque réverbère indécis jette une clarté timide, uniquement destinée, semble-t-il à rendre la nuit plus sombre aux endroits moins privilégiés.

Ce soir-là, malgré les tourbillons de neige et de vent qui s’engouffraient dans la ruelle, on se heurtait, en y entrant, à des individus de mine inquiétante et falote. Ils allaient et venaient, mal vêtus de haillons, marchant dans la neige à petits pas pressés, montant devant les portes une faction bizarre.

C’était le soir de l’Épiphanie, et les malheureux vagabonds attendaient la Part des pauvres.

Dans ces vieux hôtels de la rue Saint-Mathieu, on est resté fidèle aux traditions du Jour des rois. Avec solennité, en présence des enfants rassemblés autour de l’aïeul, on découpe, au repas du soir, la galette dorée dans laquelle est embusquée la fève. Bien entendu, les coutumes séculaires et les plaisanteries que les générations ont transmises aux générations sont pleinement respectées. Le « roi » choisit sa « reine » et, jusqu’à la fin du repas, les deux souverains éphémères, affligés cependant des ennuis du protocole, ne pourront plus apaiser leur soif sans qu’un concert de voix enfantines ne crie éperdument : Le roi boit ! La reine boit !

Après quoi, l’un des enfants, le plus sage ou le plus jeune, enveloppé de châles et muni d’un beau quartier de galette, ouvre la porte de la rue, donne à un mendiant sa part du gâteau royal, et, avec une politesse enfantine et touchante, l ‘invite à venir se chauffer au grand feu de la cuisine, où le sans-logis trouvera, pour quelques minutes, un foyer cordial, où l’affamé engloutira une soupe chaude, où le miséreux recevra une pièce blanche.

Les errants de la rue Saint-Mathieu attendaient cette aubaine.

Vers huit heures du soir, un chemineau qui battait le pavé depuis le petit jour, se jeta, comme au hasard, entre les murs noircis de la ruelle. Il marchait tout droit devant lui, sans voir, le regard perdu dans un rêve. On aurait frissonné, sans doute, à rencontrer ce vagabond songeur, au milieu de la nuit, seul, dans les replis d’un chemin désert, en pleins champs.

Sous un feutre délavé par les pluies, crevassé de rides et dont les bords pendaient effiloqués, se burinait, au milieu d’une broussaille rousse, un visage pitoyable et terrible. Le front ravagé, les yeux brillants, le nez aux ailes efflanquées, les joues décharnées, tendues sur les pommettes saillantes et qui semblaient prêtes à trouer la peau, la bouche aux lèvres serrées dans un rictus amer, le teint blafard où la morsure du gel piquait çà et là des points violacés : – tout l’ensemble et tous les détails de cette physionomie criaient le désespoir, la misère et la haine.

On devinait que cet homme avait l’âme ulcérée par une douleur sans remède el les entrailles brûlées d’une fringale inassouvie. Le cœur le plus réfractaire à la pitié aurait été ému devant cette acuité de souffrance et la main la plus fermée par l’avarice aurait voulu donner l’aumône à ce dénuement. Et, cependant, l’apôtre le plus hardi de la charité aurait reculé, peut-être, à la vue de ce loqueteux sombre et muet, qui ne mendiait point : tant le regard du chemineau avait de férocité implacable, était rempli de desseins meurtriers.

Ce regard ne mentait point : le vagabond était Romain Gailloux, l’anarchiste.

 

 

II

 

À neuf ans, Romain Gailloux, fils d’une mère alcoolique et d’un père mort au bagne, avait volé deux sous clans la sébile d’un aveugle. Pris sur le fait, arrêté, traduit en justice, il avait séjourné jusqu’à sa majorité dans une maison de correction. Là, on lui avait enseigné deux choses : d’abord, le métier de typographe ; en second lieu, que la vie de l’homme ayant pour but d’être heureux sur la terre, il fallait pratiquer la vertu, qui consiste à obéir aux lois, et qui, par ce moyen, conduit au bonheur. De leur côté, ses camarades, avec beaucoup plus de succès, lui avaient démontré que la vertu, déjà fort ennuyeuse en elle-même, est en outre assez mal récompensée dans le monde, et que, par conséquent, pour jouir de la vie, la plus sûre méthode est de s’amuser comme on peut, tant qu’on peut, avec son argent ou celui des autres, en tâchant seulement de se garer des tribunaux.

Formé par cette éducation, le jeune homme avait commencé son service militaire, au premier chasseurs, à Versailles, pour le terminer sept ans plus tard, y compris les mois de prison, dans les bataillons d’Afrique. À vingt-huit ans, ayant désappris le métier qu’il n’avait jamais bien su, rebelle à l’effort et à la discipline, asservi par des instincts vicieux, Romain Gailloux, après avoir essayé quelques mois, mais sans constance et sans énergie, de remonter le courant qui l’emportait, ne tarda pas à tomber dans la misère, à rouler dans le vice. Un cambriolage audacieux le fit prendre ; il fut condamné à deux ans de prison.

Sous les verrous, il se mit à réfléchir. À la fois trop lâche et trop orgueilleux pour se blâmer lui-même, il décida que le monde était mal fait, que l’état social était organisé contre la justice. Il fallait détruire au pilus tôt cet enfer et, sur ses ruines, édifier un paradis, où chacun pourrait jouir de la vie jusqu’à l’ivresse, avant de retomber dans le néant. Quand il sortit de Mazas, il était anarchiste.

Romain Gailloux n’était pas dépourvu d’intelligence ; il maniait avec souplesse et non sans vigueur le bagout faubourien, parfois si redoutable et si déconcertant sur les lèvres parisiennes.

Amaigrie déjà par le vice et le dénuement, sa physionomie hâve et labourée donnait une portée tragique à ses discours. Il devint presque célèbre ; il se vit acclamé par des foules en démence et traqué par la police. À l ‘issue d’une réunion publique, en temps de grève, il fut arrêté et de nouveau condamné. Encore deux années d’emprisonnement ! Mais, cette fois, son retour à la liberté devait lui asséner un coup terrible.

Dans la vie de ce misérab1e, un rayon de douceur et d’innocence avait lui ; dans ce cœur souillé de vice et rongé de haine, une fleur de tendresse était éclose, avait pris racine.

Romain Gailloux avait un fils et tout ce qui restait vivace en lui de sentiment humain se fondait en amour pour son petit Pierre.

C’est au sortir du régiment que le futur anarchiste, alors quasi honnête homme, avait épousé la femme qui devait lui donner cet enfant. Celui-ci comptait dix-huit mois quand Romain Gailloux avait subi sa première condamnation. Pendant que le père était en prison, la mère abandonnée, désespérée, mourut de détresse et de chagrin. Quant au petit Pierre, il ne fut sauvé que grâce à l’humble dévouement d’une voisine.

Quelque temps après, le cambrioleur, ayant purgé sa peine, avait repris son fils et, par une contradiction bien humaine, il s’était efforcé d’en faire un honnête homme. Inconsciemment, il sentait que, mieux élevé lui-même, il eût été plus heureux, et, sans pouvoir préciser son rêve, il rêvait pour son enfant d’un autre idéal de bonheur que la jouissance grossière où il s’était vautré sans pouvoir s’assouvir. Anarchiste implacable au dehors, il était chez lui père attentif et tendre.

Survint le deuxième emprisonnement. Pierre, alors âgé de six ans, fut remis à l’Assistance publique et confié par elle à des paysans du Berry. Mais, quand Romain Gailloux, de nouveau rendu à la liberté, voulut revoir son fils, on lui répondit crûment que l’enfant avait disparu. Tombé dans la rivière ? Enlevé par des saltimbanques ? On ne savait ! Les recherches tardives, mal conduites et mollement poussées, – car on n ‘avait pas eu grand souci de ce rejeton d ‘anarchiste, – étaient demeurées vaines.

De ce jour-là, Romain Gailloux devint fou de haine et jura une guerre mortelle à la société, qui lui avait volé son enfant. Dans cette lutte inégale, il fut bientôt brisé. Sans logis, sans pain, sans ressources, en guenilles et désespérant de retrouver jamais son petit Pierre, il se vit, un matin d’hiver glacial, acculé à ce dilemme : ou commettre un crime, ou périr au coin d’une borne, ou se tuer. Dégoûté de la vie, Romain Gailloux préféra le suicide. Cependant, avant de mourir, il voulut se venger.

Se venger, c’est bientôt dit ; mais par quel moyen ? Le misérable, enragé de sa faiblesse et dévoré de haine, essayait d’inventer quelque vengeance effroyable, – et dont l’exécution ne lui fût pas impossible. Un cri d’enfant l’arracha de son rêve ; un garçonnet, glissant sur la neige, était tombé à la renverse et son père ému le relevait avec une tendresse effrayée. Mais, Dieu merci, le petit n ‘avait aucun mal !... Un instant, l’œil de Romain Gailloux s’alluma, se fixa au loin comme pour suivre une idée, puis une atroce expression de joie brilla dans son regard. Il avait trouvé sa vengeance. La société bourgeoise avait pris son enfant ; lui, l’anarchiste, il tuerait l’enfant d’un bourgeois ; il plongerait le poignard avec volupté, dans le cœur d’un petit être innocent et faible ; il réduirait au deuil, avec délices, un père et une mère...

Dans l’après-midi, Romain Gailloux réussit à voler un couteau sur l’étal d’un boucher ; le soir, ayant ouï parler de la part des pauvres et des vieux hôtels de la rue Saint-Mathieu, le père du petit Pierre alla se poster dans la ruelle obscure.

 

 

III

 

Très gaiement, on fêtait les rois, chez le marquis de Saint-Laurent, qui, pour la circonstance, avait réuni une table joyeuse autour de son petit Paul.

Ce petit Paul était un enfant trouvé.

Le marquis de Saint-Laurent, généreux jusqu’à l’imprudence, avait la réputation d’un homme de cœur et d’un original. On admirait sa bienfaisance, on aimait son caractère, et l’on se moquait un peu de ses charités excentriques.

Il n’avait jamais voulu prendre femme et il adorait les enfants. Aussi, bien qu’il n’eût pas encore atteint la cinquantaine, il était déjà dans la ville un grand-père universel.

Or, dix-huit mois plus tôt, M. de Saint-Laurent, se promenant dans la campagne, aux portes de la ville, avait découvert, au bord d’un tossé, un garçonnet de sept à huit ans, demi-nu, qui délirait. Enlever dans ses bras ce petit corps chétif et le porter chez lui, ce fut immédiatement la pensée du gentilhomme et, comme il obéissait toujours à la première impulsion de son cœur, un instant plus tard, le vagabond malade était couché dans l’hôtel du marquis.

Mise au courant, la police essaya de découvrir d’où venait cet abandonné. Enquête infructueuse ! Un appel, inséré dans plusieurs journaux, ne fut suivi d’aucune réponse. On en conclut que le malheureux devait être un orphelin, sans famille et sans amis.

Quant à l’enfant lui-même, il était dans l’impuissance absolue de renseigner ses protecteurs. Après une fièvre intense, on put arracher son corps au tombeau, mais on ne put réveiller sa mémoire anéantie par la secousse violente où il avait failli succomber. De sa vie antérieure, il avait oublié jusqu’à son nom. La raison, peu à peu, reprit conscience d’elle-même, en ce petit cerveau bouleversé ; mais le souvenir ne s’y ralluma point. La maladie semblait avoir brisé cette jeune existence en deux tronçons, qui ne pouvaient plus se rejoindre.

Tout autre que le marquis de Saint-Laurent eût été fort gêné, après la guérison, d’avoir assumé le fardeau de cet orphelin. Lui, n’hésita pas. Il fit baptiser l’enfant sous condition, lui donna le prénom de Paul et l’adopta pour son fils.

Tant qu’il s’était borné à soigner le vagabond dans son hôtel, on avait admiré son dévouement. Quand le bruit de l’adoption se répandit, on s’emporta contre une aussi folle excentricité. Le marquis tint bon.

Un soir, après dîner, chez M. Bonnassin, le notaire, on lui dit son fait.

La vicomtesse de Mélardy déclara qu’elle n’enverrait plus ses fils aux célèbres goûters du dimanche, où l’hôtel de Saint-Laurent se transformait en un vrai patronage.

Le vieux chevalier d’Alain, qui avait gardé de son éducation voltairienne un goût pour les théories libres-penseurs, observa, d’un air entendu : « Prenez garde, marquis, l’hérédité l’emportera sur l’éducation. Cet enfant, né probablement du crime et de la débauche, deviendra, par une fatalité sans remède, un misérable. »

– Et que faites-vous de la grâce et de la volonté ? répliqua le curé de Saint-Mathieu. Bien dirigé, cet enfant, d’où qu’il sorte et quel que soit son caractère, peut devenir un saint.

– Je tâcherai du moins d’en faire un chrétien solide et un honnête homme, affirma le marquis. Dieu l’a mis sur ma route et m’a chargé de guérir son corps. Est-ce qu’il ne m’a pas donné le devoir, en même temps, de guérir son âme ? Avec vos conseils, monsieur le curé, je l’essaierai. Vous tous, y compris notre aimable vicomtesse, ajouta-t-il en souriant, vous m’y aiderez. »

Et bientôt, en effet, chacun l’y aida. Ne devait-on pas lui passer toutes les hardiesses, à ce bienfaisant original ?

D’ailleurs, l’enfant lui-même attirait.

Très pâle et très mince, il avait des yeux noirs où régnait une inguérissable mélancolie, comme si le souvenir d ‘un pays de misère, exilé de son cerveau, s’était réfugié dans ses regards. Il portait sur son visage une de ces beautés maladives que l’on plaint plutôt qu’on ne les admire : assez charmant pour conquérir la sympathie des femmes, il était trop délicat pour exciter la jalousie des mères.

Et, peu à peu, sous la chaleur de cette affection, dont il était comme enveloppé, le petit Paul, qui avait montré d’abord une sauvagerie défiante et sournoise, laissa voir un naturel plus tendre et plus franc. Bientôt la mémoire de l’enfant perdu fut traversée de lueurs fugitives, avant-courrières d’un réveil peut-être encore éloigné, mais certain. Le père adoptif en suivait la trace avec une vigilance inquiète et presque jalouse. Il craignait de voir tout à coup surgir un passé qui lui ravirait son cher orphelin. Déjà, l’on croyait deviner que le petit Paul avait passé tour à tour de la ville à la campagne ; on croyait apercevoir, dans la demi-obscurité de ses souvenirs, une ou plusieurs fugues à travers champs ; le vagabond avait, sans doute, aimé quelqu’un ; mais surtout il avait dû craindre !

Maintenant, le garçonnet chétif et doux, choyé par tout le monde, ouvrait son cœur à la tendresse et n’avait plus personne à redouter. Ce soir d’Épiphanie, il était ravissant, trop ravissant même, en son costume de velours bleu marine, où la pâleur de ses joues tranchait comme un lis sur un drap funèbre. Et cependant, joyeux, excité par la fête, entraîné par ses camarades, il se prenait à babiller étourdiment.

La turbulente Andrée de Mélardy que les hasards de la galette avaient gratifié de la couronne, avait choisi pour roi l’ancien vagabond. Lui, très amusé, simulait une grande soif, afin d’entendre crier : « Le roi boit ! » et d’avoir le plaisir infini de s’éclabousser jusqu’aux yeux en riant dans son verre.

– Et la part des pauvres ?

On n’y pensait plus. Mais le charitable marquis ne l’avait pas oubliée. Bien vite, on remit au petit roi, pétulant encore et tout barbouillé, le présent des miséreux qui devaient attendre. Un soyeux foulard autour du cou, un manteau fourré sur le dos, l’enfant se dirigea gaîment vers la porte.

 

 

IV

 

Après avoir longtemps arpenté la rue Saint-Mathieu, Romain Gailloux venait de choisir un hôtel où, malgré la muraille épaisse, on entendait fuser des rires enfantins... Comme il allait bien se venger !

Un porche étroit et surbaissé couvrait le seuil, élevé de quelques marches. Un réverbère, allumé de l’autre côté de la rue, éclairait les degrés de pierre tapissés de neige ; mais la porte, elle-même, abritée sous la voûte, était repoussée dans l’ombre. À l’angle du mur, près d’un bouton de cuivre, on pouvait déchiffrer cette simple inscription : « Mis de S.-L. » Ces initiales étaient indifférentes à Romain Gailloux, pour qui le nom tout entier, du reste, eût été non moins inconnu. L’anarchiste endurci, le père affolé de haine et de vengeance allait tuer un enfant de riche, un enfant de l’aristocrate, il n ‘en demandait pas davantage ; et ses doigts, crispés de fièvre, égratignaient la poignée de son arme... Soudain, dans la serrure, un grincement de clef ; la porte s’ouvre, un enfant descend le perron. En un clin d’œil, le misérable a lancé son poignard en avant ; il a senti la lame aiguë pénétrer dans les chairs... Mais au même instant, un cri de détresse et de supplication, suivi d’un hurlement de douleur et de rage ont déchiré la nuit : « Papa !... Mon petit Pierre !... »

Le fils du criminel avait immédiatement reconnu son père et, maintenant, le père, en voyant le petit corps rouler sur les marches, a reconnu son fils. Il le voit couché devant lui, dans la neige empourprée de sang, la figure affreusement pâle et les yeux fixes, un couteau tout droit dans la poitrine, il le voit, ce même enfant qu’il a cru mort et qu’il a voulu venger par un meurtre abominable !...

 

 

V

 

Deux mois ont passé. D’un jour à l’autre, on attend l’exécution de Romain Gailloux.

Les bras immobilisés dans la camisole de force et gardé à vue, le condamné à mort s’est étendu sur sa couchette, impassible et muet.

Après un premier moment de stupeur, l’anarchiste avait voulu arracher le poignard du corps inanimé de son petit Pierre et l’enfoncer, tout fumant, dans son cœur. Il n’avait pas eu le temps. Déjà, le marquis de Saint-Laurent le prenait à la gorge. Accourus aux cris de la victime et du meurtrier, les mendiants qui traînaient dans la ruelle et quelques voisins courageux s’emparaient promptement de l’assassin, tandis que le père adoptif emportait l’enfant.

Le lendemain, dans sa prison, Romain Gailloux avait été saisi d’une crise épouvantable. Il se tordait sur le sol, en rugissant ; il s’arrachait les ongles, en se labourant la poitrine ; il écumait. On l’avait cru frappé de folie furieuse.

Puis, le corps brisé, l’âme anéantie, l’anarchiste était tombé soudain dans un silence obstiné, bestial, effrayant, – ce silence où il se renfermait encore, en attendant l’échafaud. Rien n ‘avait pu l’arracher à cette attitude. On eût dit qu’il n ‘entendait rien, ne voyait rien, ne sentait rien, ne comprenait rien. Seuls, le juge instructeur et le président des assises avaient pu tirer de lui quelques monosyllabes.

Un jour, pourtant, cette face immobile avait tressailli. On avait annoncé à Romain Gailloux que son fils n’était pas mort. Le couteau avait fouillé profondément les chairs, mais n’avait rencontré aucun organe essentiel. Évidemment, la terrible émotion qu’il avait éprouvée, les flots de sang qu’il avait perdus, mettaient la vie du petit Pierre en danger ; mais la blessure était en voie de guérison.

À cette nouvelle inattendue, le criminel avait pâli, son regard avait brillé ; tout son visage, un moment, s’était tendu sous la crispation des pleurs retenus, sa gorge avait rendu le son rauque du sanglot qu’on étouffe... Et, malgré tous ses efforts, une larme avait coulé lentement, sur sa joue creuse.

Devant les jurés, son défenseur, exploitant l’étrange horreur du forfait, la crise de rage insensée qui avait suivi le meurtre et le mutisme entêté du prévenu, avait plaidé la folie. Mais le jury était peu disposé à l’indulgence envers un anarchiste. Romain Gailloux avait été condamné à mort. Il avait écouté la sentence avec un inaltérable sang-froid, refusé de se pourvoir en cassation, refusé d’implorer sa grâce.

Maintenant, l’exécution approche, et le criminel est toujours raidi dans la même indifférence.

Cependant, l’aumônier de la prison vient d’entrer dans la cellule, il a fait un signe au geôlier ; le voici seul avec l’assassin. Romain Gailloux lève la tête.

L’abbé Ménage est le seul être au monde à qui le condamné témoigne un peu d’intérêt. Il ne lui dit rien, mais il le regarde et l’écoute ; car l’aumônier lui parle de son fils. Hier encore, le prêtre a déclaré que l’enfant reprenait des forces et que les médecins commençaient à donner de l’espoir ; après quoi, le doux ·apôtre a essayé, comme à chaque entretien, de glisser un bon sentiment dans ce cœur farouche. Romain Gailloux comprend-il, est-il ému ? Comment le savoir ? La physionomie de cet homme est un livre fermé.

Aujourd’hui, l’aumônier, très grave et les traits bouleversés, vient au meurtrier sans ouvrir la bouche, et, longuement, le regarde. Étonné, puis inquiet, Romain Gailloux tressaille. Au lieu de parler, l’abbé Ménage secoue tristement la tête et son regard se noie de larmes. Alors, le condamné se lève, il veut parler, mais sa gorge serrée tient sa voix prisonnière : ses yeux seuls, ouverts démesurément, effrayants d’angoisse, interrogent le prêtre avec une muette et poignante éloquence.

–  Oui, mon pauvre ami, prononce enfin l’aumônier, d’une voix très basse, il est mort !

–  Comment ?... Pourquoi ?...

–  Pourquoi ?... Hélas ! répond le prêtre en levant les regards au ciel !...

Et, en quelques mots rapides, entrecoupés de soupirs, il conte au malheureux le coup brusque et foudroyant qui a terrassé le petit Pierre, à l’heure même où la blessure achevait de guérir, où la maladie semblait vaincue. Oui, la maladie était bien vaincue, mais le malade était brisé, brisé comme un ressort détendu par un effort trop rude et trop prolongé. L’enfant n’avait pu résister au premier choc. Un refroidissement soudain, pris l’on ne sait comment, l’avait emporté en quelques heures.

–  Je l’ai su, ce matin, à l’église. On venait de chercher le bon Dieu pour un malade. Un sacristain, m’apercevant, m’apprit que c’était à votre enfant qu’on allait le porter. Bien qu’il n’eût pas encore l’âge, il était assez préparé, le pauvre innocent martyr, pour faire sa première communion au lit de mort. Je suivis le prêtre et j’entrai avec lui. Je n’oublierai jamais cette première communion-là ! Le petit Pierre haletant, livide, abattu, la respiration courbe et sifflante, était couché dans son lit très blanc, ses mains transparentes et déjà presque froides étendues sur le drap, le dos soutenu par trois oreillers, la tête inclinée sur l’épaule, les paupières appesanties. Quand on lui présenta la sainte Hostie, votre fils ouvrit les yeux tout grands ... Vous m’écoutez bien, n’est-ce pas ? demanda l’abbé Ménage en s’interrompant ; car Romain Cailloux, écrasé de désespoir, avait le front penché, les regards à terre et ne bougeait plus.

D’un signe, il montra qu’il entendait. L’aumônier continua, d’une voix plus sourde et plus lente, où l’on sentait trembler une poignante émotion, mais qui, pourtant, prenait un caractère presque solennel.

– Quand on lui présenta la sainte Hostie, votre fils ouvrit les yeux tout grands : il fixa le corps de Notre-Seigneur avec la gravité d’un homme et, spontanément, sans que nul, hormis Dieu, ne l’eût inspiré, – car on n’osait pas lui parler de vous, – il prononça ces mots : « Mon bon Jésus, j’offre ma vie pour la conversion de papa. »

De nouveau, l’aumônier se tut. Le condamné resta quelques secondes encore immobile et muet. Puis, tout à coup, poussé par cet instinct de la douleur qui cherche un appui, Romain Gailloux, empêché par ses liens de bouger les bras, s’écroula aux pieds du prêtre, en sanglotant.

L’aumônier tendit les mains au criminel, il pressa tendrement sur son cœur cette poitrine où battait un cœur d’assassin. Avec amour, il baisa ce front, souillé de vice et qui avait conçu le meurtre. Enfin, relevant le misérable avec une douceur maternelle et une souveraine autorité : « Debout, lui dit-il en lui montrant le crucifix, debout, mon fils, et ne doutez pas de la miséricorde infinie de Jésus ! »

 

 

VI

 

Deux jours après, l’anarchiste, après avoir communié, marcha d’un pas ferme à la guillotine. On ne lisait pas dans ses yeux la forfanterie de l’assassin qui ne veut pas trembler devant l’échafaud ; on y voyait la sérénité du repenti qui espère en Dieu et accepte l’expiation. Romain Gailloux n’allait pas à la mort ; il allait, près de Dieu, revoir son petit Pierre.

 

 

François VEUILLOT, Humbles victimes, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

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