Le miracle de Petit-Paul

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François VEUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On l’appelait toujours Petit-Paul ; et pourtant il avait quinze ans bien sonnés. Mais on eût dit qu’il ne voulait pas grandir. Au temps de sa première communion, il avait été le plus petit de ses camarades ; aujourd’hui, on l’eût pris volontiers pour un premier communiant. Et puis, sur ce petit corps, sa figure était restée poupine, avec des joues grassouillettes et roses, avec de grands yeux clairs, illuminés de candeur. Et cette candeur ne mentait pas. C’était bien une âme d’enfant, une âme innocente et fraîche, qui se reflétait dans ces regards purs et naïfs. On l’appelait toujours Petit-Paul.

Voici quatre ans passés, sa mère était morte. Il vivait seul, avec son père, un très modeste menuisier de la rue du Mont-Cenis. L’atelier de Laheurtais occupait un coin du rez-de-chaussée, dans une vieille maison basse, un peu branlante ; il était fort étroit : quelques pieds carrés, se prolongeant par une petite courette et surmontés d’une soupente, où l’on couchait sur des paillasses. Autrefois, Laheurtais s’était vu plus à l’aise : alors, deux ouvriers travaillaient sous lui. Mais, depuis la mort de sa femme, il s’était mis à boire ; et les affaires avaient périclité. Maintenant, Petit-Paul était son unique apprenti.

D’ailleurs, malgré sa physionomie puérile et sa taille exiguë, Petit-Paul avait des bras solides ; et surtout du cœur à l’ouvrage. Un brave petit homme. Oh ! sans doute, il n’était point sans défauts. Sa naïveté ne le défendait pas contre les tentations qui tourbillonnaient autour de son âme adolescente, comme abeilles autour d’un parterre. D’autant plus que son père ne lui montrait pas le bon exemple. À force d’arpenter la route du cabaret, le menuisier de la rue du Mont-Cenis avait tout à fait perdu le chemin de l’église. En outre, comme il aimait beaucoup son Petit-Paul et le voulait divertir, il l’emmenait souvent, le soir ou le dimanche, au café-concert. Et je laisse à deviner les impressions que Petit-Paul en rapportait.

Mais, par compensation, Laheurtais, qui n’aurait pas voulu chagriner son gamin, lui donnait pleine liberté de pratiquer ses devoirs religieux. Or, l’enfant avait hérité de sa mère une vraie dévotion pour la Basilique du Sacré-Cœur, qui élevait son grand dôme à cent pas de la maison. La pauvre femme, avant de mourir, avait légué la direction de son fils à un pieux chapelain, le père Munster, qui suivait Petit-Paul avec une sollicitude quasi-maternelle.

Toutefois, depuis quelque temps, Petit-Paul était triste et troublé ; son père devenait sombre et de méchante humeur. Le menuisier, jusque-là si bon pour son fils, commençait à le rudoyer, de la voix et du geste. Et ce n’était rien encore que cela ; car l’enfant aurait bien supporté les rebuffades et les coups ; mais il sentait vaguement qu’une menace inconnue pesait sur la maison.

Un soir, il comprit tout. Son père ayant ouvert son porte-monnaie sur la table et compté quatre ou cinq fois sa pauvre fortune, lui déclara brusquement : « Mon garçon, nous sommes f...ichus. C’est après-demain le terme et le proprio m’a signifié l’autre fois qu’il ne me ferait plus crédit. Nous serons f...lanqués à la porte. » Et sur ce petit discours, Laheurtais se leva pour aller boire, au cabaret voisin, ses derniers sous !

Quant à Petit-Paul, il pleura bien longtemps avant de s’endormir. Hélas ! il allait pleurer, le lendemain, des larmes plus amères.

Ce jour-là, le menuisier devait faire un déménagement, rue Lamarck, chez Mlle Huchepinte, une excellente vieille fille. Il s’y rendit, le pas lourd et l’air renfrogné. Son fils l’accompagna le cœur gros.

Soudain, tandis qu’ils démontaient le buffet de la salle à manger, voilà que Petit-Paul aperçoit, froissés et bourrés dans une rainure, derrière un tiroir, quelques chiffons de papier bleu, qu’une épaisse couche de poussière engrisaille... Il les saisit, les déploie, pousse un cri... ce sont deux billets de cent francs.

– Oh ! père, vois donc ce que je viens de trouver !

– Donne-moi ça tout de suite.

– Mais.....

– Donne donc !

Et Laheurtais, d’un mouvement fébrile, en coulant vers la porte un regard inquiet, arrache à son fils les deux billets de banque, en glisse un sous son tricot, enfouit l’autre au fond de sa poche.

Petit-Paul ouvrait de grands yeux, stupéfaits et craintifs. Laheurtais le fixa d’un regard dur et, le menaçant d’une voix étouffée :

– Toi, si tu souffles un mot, je te casse la figure !

L’enfant baissa la tête, et, silencieux, reprit son travail.

Deux minutes après, la porte s’ouvrit, la vieille fille entra :

– Eh bien, Laheurtais, ça marche ? Où en êtes-vous ?

– Ah ! mademoiselle, répliqua le menuisier d’une voix qui tremblait un peu, devinez ce que je viens de dénicher dans ce buffet.

– De la poussière probablement. Depuis quinze ans qu’on ne l’a pas démonté !

– De la poussière, oui. Mais autre chose avec. Et l’ouvrier, mettant la main dans sa poche, en tira le papier bleu.

– Cent francs ! s’exclama Mlle Huchepinte. Vous avez trouvé cent francs dans ce buffet ? Ce n’est pas, Dieu, possible !

– Les voilà, mademoiselle ! Pour sûr, ils ne sont pas à moi.

– Ah ! Laheurtais, c’est bien ce que vous faites là ; c’est très bien..... vous êtes un brave homme et je le dirai à tout le monde..... Hein, mon garçon, poursuivit-elle, en s’adressant à Petit-Paul, qui contemplait obstinément ses chaussures et rougissait jusqu’aux yeux, tâchez d’imiter votre père. Et, en attendant, prenez ceci pour votre livret de caisse d’épargne.....

« Ceci » était un beau louis d’or. Mais l’enfant resta les mains basses et hocha la tête en signe de refus.

– Il est si timide, expliqua Laheurtais. Allons, prends donc, petit, puisque mademoiselle a la bonté de te l’offrir. Allons, prends..... et remercie.

Et, joignant le geste à la voix, le menuisier saisit le bras de son fils, qu’il serra d’une pression menaçante.

Petit-Paul reçut les vingt francs dans sa main tremblante ; et un « merci » étranglé siffla entre ses lèvres.

Mais de quelles larmes cuisantes il arrosa son lit, le soir, et jusqu’au matin de cette nuit sans sommeil.

 

 

*

*     *

 

 

De ce jour-là, l’ouvrier se dérangea de plus en plus et bientôt la vie devint insupportable à Petit-Paul. Le pauvre gosse était rongé jusqu’au cœur par ce terrible secret, dont il n’aurait pu se délivrer sans condamner son père. Sa petite figure poupine fondait et s’allongeait. Lui-même, il commençait à négliger ses devoirs religieux. Il délaissait la basilique, d’où le père Munster venait d’être expulsé. D’ailleurs, un jour que Petit-Paul avait eu l’idée de fixer une image du Sacré-Cœur au seuil de l’atelier, Laheurtais, farouche et sans doute aviné ce soir-là, lui avait défendu d’y retourner jamais.

Et puis le souvenir lancinant du vol dont son père l’avait rendu complice n’était pas le seul poison qui minait le petit homme. Il s’y joignait des soupçons trop fondés.

Le menuisier se relâchait de plus en plus à la besogne ; et néanmoins il ne se trouvait jamais à court d’argent. En outre, il s’était lié avec des individus de mauvaise mine et Petit-Paul avait cru saisir, un soir, au cabaret, des paroles inquiétantes.

Brusquement, un matin, une terrible certitude éclaira les appréhensions de l’enfant.

Le père et le fils étaient occupés, depuis quelques jours, rue de la Bonne, dans une maisonnette encadrée d’un petit jardin ; c’était la villa de Mme Delarèche, une vieille femme originale, à demi-impotente et plus qu’à moitié sourde. Amie de Mlle Huchepinte, celle-ci lui avait recommandé Laheurtais comme un modèle de probité. Car Mme Delarèche tenait à n’introduire chez elle que des gens scrupuleusement honnêtes ; elle vivait seule, au fond de cette rue solitaire, en compagnie d’une femme de ménage, qui couchait au grenier.

Le menuisier travaillait, avec Petit-Paul, à remettre en état les meubles et les boiseries du salon, quand il prétexta, pour s’éloigner un instant, d’un outil oublié dans l’antichambre. Au même instant, la vieille femme entrait dans la pièce et demandait le menuisier. Petit-Paul courut chercher son père.....

Immobile et muet de saisissement, il resta cloué sur le seuil. Laheurtais, collé contre la porte, était en train d’appliquer sur la serrure un morceau de cire.

Au bruit, l’ouvrier se retourna, tout pâle et cacha précipitamment l’objet sous sa veste.

– Qu’est-ce que tu veux, toi ? lança-t-il à son fils, avec un juron, grommelé d’une voix sourde. Qu’est-ce qui t’a dit de m’espionner ?

– Mais, père, balbutia l’enfant, tremblant de tous ses membres et tendant la main du côté du salon, c’est Mme Delarèche.

– C’est bon, j’y vais. Mais, toi ; si tu parles..... Et le poing levé, tout contre les yeux de l’enfant, ponctua la menace.

Cette fois, c’en était trop. Le soir, Petit-Paul arpentait comme un fou les quelques pieds carrés de la soupente. Que faire ? Avertir la vieille femme, c’était presque traîner son père en prison. Se taire encore une fois, c’était devenir complice, à nouveau, d’un cambriolage et peut-être..... Il n’osait pas même achever sa pensée ! Non ! jamais il ne pourrait garder un tel poids sur la conscience ; il mourrait à la peine où bien l’affreux secret lui sortirait par les yeux, sinon par la bouche..... Tant pis ! Résolu à tout affronter de son père, les injures, les coups, les blessures même, Petit-Paul se décida ; il irait trouver Laheurtais, il lui parlerait, il le supplierait, il le menacerait au besoin..... Courageux, comme le sont toujours les timides enhardis, le fils du menuisier ouvrit la porte et s’engagea dans le petit escalier, rapide comme une échelle, qui faisait communiquer la soupente et l’établi.

Mais, quelques marches à peine franchies, Petit-Paul entendit deux hommes entrer, qui parlaient à voix basse. Angoissé de frayeur et d’émotion, n’osant plus ni remonter ni descendre, il demeura tapi sur les degrés.

L’une des voix était celle de son père ; dans l’autre il reconnut le timbre éraillé d’un certain Caroche, un des nouveaux amis de Laheurtais.

– Voici la clef de la serrure et voici celle du verrou de sûreté.

– Bon !

– Et, je te répète, rien à craindre ; une rue solitaire, une maison isolée, la vieille infirme et sourde, pas de chien, la bonne au grenier. C’est de la belle ouvrage, et toute faite.

– Et tu sais où niche le magot ?

– Dame ! Ça, je n’en suis pas très sûr ; mais j’ai mon idée.

– C’est bien ! Alors, dans une heure, au cabaret de la Treille.

– Entendu !

Un silence. Puis au bout d’un instant, le pas de Caroche s’éloigna dans la rue.

Petit-Paul avait senti comme un grand froid lui traverser le cœur ; mais, en même temps, sa petite âme timide s’était remplie d’une mâle intrépidité.

Très pâle, mais très ferme, il poussa la porte. Son père, une lanterne à la main, s’apprêtait à monter. À la vue de l’enfant, dont les grands yeux clairs se dilataient d’horreur, il recula, posa sa lampe et fixa son fils.

– Qu’est-ce que tu fais là ? Tu m’espionnes encore ?

– Je n’ai pas voulu écouter ; mais j’ai tout entendu ; j’étais sur les marches.

Laheurtais serra les poings, prêt à foncer en avant, comme une bête. Petit-Paul s’accota au mur et ne broncha point.

– Père, supplia-t-il, à voix basse, il ne faut pas y aller ! Vous ne pouvez pas y aller !

– Veux-tu te taire !

– Je ne peux pas me taire.

– Veux-tu te taire !

– Père, je vous en prie. Songez à maman !

–Te tairas-tu à la fin, polisson !

– Père, je vous en conjure à genoux.

Et l’enfant, les yeux secs, mais la gorge raclée d’un sanglot, se précipita aux pieds de Laheurtais, l’empoigna par les jambes.

Le menuisier avait déjà bu plus que son compte. Il voyait rouge.

– Paul, prends garde à toi ! Si tu ajoutes un mot de plus.....

– Non ! non ! je ne me tairai pas, je ne peux pas me taire..... Ah ! vous me faites mal.

Laheurtais, pour se dégager de l’étreinte, avait saisi son fils par les épaules, et le renversait en arrière, le ployait en deux, lui heurtait la tête au mur.

L’enfant lâcha prise et se releva silencieux. Puis, tout à coup, d’une voix saccadée, frémissante.

– Non ! ça ne se peut pas ! Ça ne se peut pas. J’irai plutôt prévenir Mme Dela.....

La dernière syllabe expira dans sa gorge. Affolé de fureur et de vin, le menuisier brandissait un lourd marteau..... Mais avant que le fer eût effleuré le front du petit Paul, Laheurtais, d’un mouvement brusque, avait jeté l’outil par terre et reculait titubant.

– Tiens ! va-t’en, s’écria-t-il étranglé, va-t’en ! va-t’en ! Remonte là-haut. Je te tuerais.....

Terrorisé, Petit-Paul obéit. Du haut de la soupente, il entendit son père fermer la porte à double tour et s’enfuir au dehors.

Pendant quelques instants, l’enfant demeura comme hébété..... Puis saisi d’une inspiration soudaine et se raidissant de nouveau contre lui-même, il coiffa sa casquette, endossa son caban, ouvrit la fenêtre et regarda. Personne. La nuit était très noire et la rue mal éclairée. D’un coup d’œil, il mesura la hauteur qui le séparait du trottoir. Trois mètres à peine. Aussitôt, Petit-Paul enjamba la barre d’appui et sauta.

Cinq minutes plus tard, il était au chevet du Sacré-Cœur et poussait la petite porte encastrée dans la palissade.

Le veilleur de nuit le reconnut.

– Comment, vous ? Il y a bien longtemps qu’on ne vous a vu ici. Vous voulez faire l’adoration nocturne ?

– Oui.

– Mais vous n’avez pas de carte ; et puis, si jeune !

– Je vous en prie ; j’ai une grande grâce, très urgente, à demander.

– Allons, entrez donc ; on vous connaît bien, on peut faire une exception pour vous.

Petit-Paul franchit le seuil et se dirigea vers l’église.

Le Saint Sacrement était exposé dans la chapelle de la Sainte Vierge. L’ostensoir resplendissait parmi les lumières, au fond de l’immense basilique endormie. L’hostie rayonnait comme un sourire divin.

Dans le chœur et sur le premier rang des chaises, une demi-douzaine d’adorateurs agenouillés récitaient l’office de Nocturnes.

L’entant se glissa timidement derrière eux, se prosterna, plongea le front dans ses mains. Deux larmes silencieuses filtrèrent entre ses doigts.

Il priait dans un admirable élan de repentir et de confiance. À défaut de ses lèvres, impuissantes à murmurer des paroles, tout son cœur s’envolait vers le ciel en supplications éperdues. Pardonnez-moi, Jésus, de vous avoir oublié, implorait son âme, et arrêtez mon père sur le chemin du crime. Et si, pour le retenir, il faut un vrai miracle, eh bien, faites-le, ô Sacré-Cœur de Jésus, faites-le ! « Oui, répéta-t-il encore une fois, presque à haute voix, en redressant la tête et en fixant l’autel, oui, Sacré-Cœur de Jésus, je vous en demande un miracle. Il faut que vous m’accordiez un miracle. »

 

 

*

*     *

 

 

Laheurtais, en quittant son fils, encore tout hors de lui, s’était dirigé vers le cabaret de la Treille, un méchant caboulot, bâti de planches, sur un des terrains vagues avoisinant la rue Caulaincourt. L’air assez vif et le pas de course avaient un peu refroidi sa colère, dégagé son cerveau. Il se sentait troublé au fond du cœur et les cris de son fils, encore vibrants à son oreille, éveillaient un écho lointain dans sa conscience.

À moitié route, il s’aperçut qu’il avait oublié les clefs sur un établi. Quelques minutes plus tard ; il était de retour à l’atelier. Mais là, un désir fou, tenaillant comme un remords, le prit jusqu’à la moelle. Il voulait revoir son Petit-Paul ; il craignait qu’il ne fût malade, évanoui, de l’émotion de cette terrible scène ; il avait envie de lui parler, de l’embrasser, de lui demander pardon presque. En quelques enjambées, il grimpa dans la soupente. Elle était vide et la fenêtre ouverte. Du premier coup d’œil, le menuisier devine tout ; une sueur froide le baigne tandis qu’un frisson lui courait de la nuque aux reins.

– Parti !... Il est parti... Où est-il !... A-t-il voulu me dénoncer à la police,... avertir Mme Delarèche,... ou simplement me fuir... ou même, oh ! ce serait épouvantable, ou même se tuer !... Reviendra-t-il jamais ! Le reverrais-je ? Oh ! mon Petit-Paul, mon Petit-Paul !

Une angoisse inexprimable étreignait sa gorge. Comme en un coup de sang, tout son amour paternel, étouffé par le vin, étouffé par l’alcool, étouffé par le crime, lui remontait au cœur et au cerveau. Et, il restait là, dans cette chambre immobile et se répétant toujours, interminablement, les mêmes questions.

Un coup vigoureux qui secoua la porte de la rue le fit tressaillir. Était-ce l’enfant qui rentrait ? D’un bond, il fut en bas. C’était Caroche.

– Eh bien, tu ne viens donc pas, grogna le louche individu.

– Oh ! va-t’en ; je n’ai pas le cœur à te suivre aujourd’hui ; mon fils, mon Petit-Paul, s’est sauvé. Je l’ai perdu, perdu par ma faute.

– Eh ! laisse-moi tranquille avec ton gosse. On le retrouvera. Nous n’allons pas rater ce beau coup pour ton mioche.

– Non ! vraiment, je ne peux pas ; je veux rester ici. Vas-y tout seul.

– Mais tu sais bien que j’ai besoin de toi.

– Alors, ce sera pour demain ; mais pas cette nuit, non, pas cette nuit, c’est impossible.

– Oui, je te vois venir, tu flanches, eh bien bonsoir, tu n’es qu’un feignant !

Laheurtais referma violemment la porte.

– Oui, bonsoir, ronchonna-t-il entre ses dents ; et va-t’en au diable !.....

Il se sentait soulagé par cette rupture. Petit-Paul en serait si content. Si content ? Hélas ! oui, s’il le savait ; mais quand le saurait-il ? Où le chercher ? De quel côté le poursuivre en pleine nuit ? Et le malheureux père se butait aux murs, piétinait le sol, donnait furieusement du poing sur l’établi.

Mais un nouveau pas sonne dans la rue muette. On approche, on s’arrête..... Ah ! cette fois, c’est bien lui. Laheurtais ouvre la porte, toute grande. Petit-Paul demeure interdit sur le seuil. Comme tout à l’heure, il se raidit bravement dans son air de timidité résolue.

– D’où viens-tu ?

– Du Sacré-Cœur.

Demande et réponse se sont croisées comme un engagement de fer. Un silence. L’enfant se tient sur ses gardes. Il est prêt à parer les coups. Mais voici qu’au lieu de le frapper, son père étend les bras, sourit et, d’une voix émue :

– Embrasse-moi, Petit-Paul.

Cependant, Petit-Paul hésite. Un éclair de crainte et de soupçon traverse sa prunelle. Laheurtais a compris.

– Tu peux m’embrasser, Petit-Paul ; je n’y suis pas allé.

Alors, tout d’un coup, la figure de l’enfant se détire et s’épanouit ; les gaies couleurs d’antan remontent à ses joues ; des larmes chaudes, mais cette fois très douces, inondent son visage. Et se précipitant sur la poitrine de son père :

– Ah ! s’écrie-t-il, j’en étais bien sûr !

– Tu en étais sûr ? Pourquoi ?

– J’avais demandé au Sacré-Cœur de faire un miracle.

– Ah ! tu avais demandé un miracle ? Eh bien, mon petit, continue l’ouvrier d’un ton grave et lent, je crois que tu l’as, ton miracle, et plus grand encore que tu ne l’espérais

 

 

 

 

François VEUILLOT,

Humbles victimes, 1907.

 

 

 

 

 

 

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