Le retour

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raymonde VINCENT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lorsqu’elle eut atteint le sommet de cette côte, Thérèse laissa sa voiture redescendre doucement l’autre versant de la route. Elle eut même un instant la pensée de s’arrêter tout à fait, quand elle serait arrivée en bas, mais elle n’osait pas, parce qu’on l’attendait et qu’elle se savait déjà en retard.

Il venait de pleuvoir très fort, de sorte que, sur la surface lisse de la chaussée, le ciel et les arbres se reflétaient aussi nettement que dans un miroir. À gauche et à droite, de hauts peupliers peu à peu retrouvaient leur calme entre deux averses. Comme toujours, le printemps sembla à Thérèse renaître ici meilleur et plus beau que n’importe où ailleurs. Dans ces lieux, elle le découvrait tel que son imagination l’évoquait sans cesse, depuis qu’elle les avait quittés. Par-dessus le mur du parc, les branches des noisetiers, chargées de pluie, retombaient jusqu’à la haie taillée, et les oiseaux invisibles chantaient dans la verdure. La futaie était si épaisse qu’elle assombrissait la route, tout le long de la propriété. Parfois, un buisson d’aubépine rose ou une touffe de pluie d’or ressortaient, lumineux, sur la masse compacte des feuilles remplies d’eau. Rien n’avait changé, sauf que jadis deux rangées d’arbres se trouvaient de chaque côté de la grand’route, aujourd’hui goudronnée, et que maintenant il n’y en avait plus qu’une ; là où les autres avaient été coupés, l’herbe repoussait plus dense et plus haute autour des racines. Mais le même vieux mur isolait encore ce beau domaine du reste de la campagne, déjà si déserte en cette contrée.

Bientôt Thérèse atteignit les grilles, qui étaient grandes ouvertes, comme elle les avait toujours vues, et elle s’engagea sur l’allée qui menait au château en faisant une courbe autour de la pelouse. En passant, elle reconnaissait et saluait à mesure tout ce qui lui était cher à jamais dans ce parc tant admiré dans son enfance. Alors, elle y était venue souvent en cachette, pour y cueillir, à l’abri des massifs, les premières violettes, et aussi le muguet sous les chênes, quand c’était la saison. Déjà ces grands arbres solennels la fascinaient ; le rythme égal et lent de leur balancement, la mousse autour de leur tronc, la vie souterraine de leurs racines, l’odeur humide et toujours mêlée du lierre et de la terre dans le sous-bois, avaient rempli son âme d’enfant d’un sentiment mystique. Ainsi était né son amour pour cet endroit du monde, et rien depuis n’avait pu en avoir raison. Les plus vastes campagnes, les grands fleuves, la mer elle-même n’avaient point su vaincre tout à fait cette préférence originelle. Souvent, vers le soir, tandis qu’elle suivait les allées impeccables des parcs, à l’étranger, il arrivait à Thérèse de s’arrêter devant des parterres de fleurs magnifiques ; aussitôt son esprit se mettait à rêver à l’étroite plate-bande qui jadis, devant ce château, lui avait révélé le prestige des couleurs. Depuis ce temps-là, sitôt qu’il faisait grand chaud, des images de foin mûrissant, d’herbe rasée et fraîchement arrosée en bordure d’une terrasse, de fleurs rouges flambant sous le soleil possédaient son imagination. Que de transparence, de clarté il y avait dans ces fugitifs et tenaces souvenirs Non, réellement, aucune autre pelouse, dans l’univers tout entier, n’aurait eu autant de pouvoir sur l’esprit de la jeune femme ; c’était infaillible, aujourd’hui encore le charme opérait. Voici la mousse toujours humide le long de l’allée, voici les massifs de lilas, voici l’herbe nouvelle, voici les foins futurs. Ces choses la pénétraient, grandissaient en elle comme le flot monte de la mer et perpétuellement y retourne.

Non loin de là, les forêts recommençaient à s’agiter sous l’assaut d’une nouvelle averse. Thérèse reconnut le bruit merveilleux du vent dans les branches, tandis qu’elle rangeait sa voiture sur la terrasse, parmi beaucoup d’autres qui s’y trouvaient déjà.

Tandis qu’elle gravissait les marches du perron, elle se dit que la vie réalise parfois ceux de nos rêves qui nous paraissent d’abord les plus impossibles. Lorsque, petite fille, elle habitait la ferme à côté et qu’on lui interdisait sévèrement d’approcher du château, ce perron, elle le regardait de loin et, en ce temps-là, rien ne lui -eût paru plus beau que de pouvoir l’escalader librement. Thérèse sourit tendrement à ce souvenir enfantin, et elle pensa aussi à l’homme sombre qu’avait été son père. Elle le revoyait suivant ces allées, le râteau sur l’épaule, et passant à longue distance des terrasses, autant par déférence pour les maîtres que par besoin d’être seul. “ Silence, mes enfants ! ” faisait-il toujours, dès que l’on s’agitait autour de lui ; et aussitôt les jeux cessaient.

 

– Chère enfant, comme je suis contente de vous revoir ! disait la maîtresse de maison, en poussant la nouvelle venue dans un grand salon déjà rempli de monde.

Bien qu’elle ne les eût pas revus depuis de longues années, Thérèse reconnut aussitôt tous ceux qui étaient là et ce fut pour elle un étrange sentiment de se trouver tout à coup parmi les témoins, pourtant indifférents, de son enfance fantastique. Ainsi, ces hommes et ces femmes étaient les mêmes qu’autrefois, et c’étaient eux qui, jusqu’à ce jour, avaient peuplé son souvenir d’un monde de poésie. À force d’avoir nourri sa pensée, ils étaient devenus pour elle plus que des êtres vivants ; et Thérèse, en les regardant, s’émouvait, comme si toutes ses anciennes nostalgies, ses regrets, s’apprêtaient à prendre enfin la forme d’un chant libérateur. Ni les gestes ni les paroles de ceux qui entouraient la jeune femme n’avaient rien de particulier, et cependant leur présence gardait à ses yeux plus de réalité et de poids qu’une présence ordinaire. Pour être aimables, pour lui faire plaisir, ils lui disaient ce que tant d’autres lui avaient dit déjà, mais cette fois Thérèse ne chercha pas de réponse. À peine les écoutait-elle, car elle savait que ce qui comptait, entre elle et eux, était ailleurs. Ils n’y pensaient certainement pas, et de toute façon cela leur était indifférent, mais elle, pour le moment, n’eût pas été capable de s’intéresser à autre chose. Elle se tut donc et, peu à peu, le trouble qu’avait causé son arrivée se dissipa, les gens se remirent à parler entre eux, et ils retrouvèrent ainsi leur sécurité.

Les très hautes fenêtres du salon étaient sans rideaux, de sorte que le paysage que l’on avait devant soi se voyait très nettement ; personne n’y faisait attention, tant ils le connaissaient bien tous. Mais Thérèse, elle, le regardait, car elle le voyait de ces fenêtres pour la première fois. La pelouse qu’elle découvrait maintenant n’était pas celle, large et rase, de la façade ; ici, le foin poussait librement dans les coulées, jusqu’aux forêts derrière le château. La jeune femme contempla longuement ce décor autrefois si familier, et son attention finit par se fixer sur un vieux chêne, seul au milieu de la prairie. Il était énorme et, ainsi isolé, il prenait quelque chose d’extraordinaire. Thérèse n’y avait d’abord attaché que machinalement son regard, mais bientôt la vue de cet arbre la remplit d’une sensation inconnue. Elle dut attendre un bon moment avant de comprendre pourquoi, mais soudain, comme si une porte invisible se fût ouverte sur ce même paysage, il changea imperceptiblement, et elle le revit tel qu’elle l’avait surpris, une après-midi d’été, vingt ans plus tôt.

 

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C’était en plein mois de juin, et il faisait une très grande chaleur ; à l’heure de mener les bêtes aux champs, son frère Georges ne s’était point trouvé là, prêt à partir, comme de coutume, de sorte qu’à l’instant l’inquiétude avait gagné la maison entière. Leur père était sorti de l’écurie où il faisait la sieste. Durant un moment, on le vit avancer, incertain, dans la cour que l’excès de lumière faisait paraître plus vaste et plus vide. Puis il s’immobilisa et dit  :

– Mais voyons, il ne peut pas être allé bien loin, cet enfant.

Ces mots si simples créèrent pourtant l’ambiance du danger. Thérèse revoyait son père, les manches de sa chemise pendant le long de ses bras maigres, disparaître du côté de la mare, autour de laquelle personne n’osa l’aider dans ses recherches. Elle seule aurait pu le suivre, car il y avait beaucoup de tendresse entre le maître et ses deux enfants ; mais elle n’osa pas, tant le regard terrible du vieil homme, tout à l’heure dans la cour, avait mis de distance entre lui et les autres. Debout en plein soleil, avec sa figure toute plissée et ses membres tordus de fatigue, il incarnait l’inquiétude à ce point douloureuse qu’elle devient presque de la colère.

Ainsi, Thérèse s’en était allée de son côté à la recherche de son frère et, comme si elle avait été amenée malgré elle, elle avait franchi l’enceinte de ce parc, où il était pourtant défendu d’entrer, On eût dit que la mousse moelleuse des allées, qui jamais ne retenait l’empreinte d’un pas, gardait pourtant celles de Georges. Le foin mûr était si haut partout, l’allée si exceptionnellement tranquille, qu’aucune présence humaine ne semblait possible en cet endroit. Ce fut, à un certain moment, une trace légère dans l’herbe qui trahit le passage discret de l’enfant. Thérèse l’avait trouvé sous ce chêne : il était étendu de tout son long, et dormait profondément dans la fraîcheur souterraine.

Pourquoi cet événement avait-il pris tout de suite tant d’importance dans l’esprit de Thérèse ? L’air était sans un souffle et la chaleur tombait pesamment sur la campagne ; les insectes alourdis bourdonnaient dans le parfum qui montait opaque au-dessus de la prairie, et l’on entendait les abeilles partir en flèche dans l’espace blanc. Ce fut ce jour-là que Thérèse découvrit vraiment pour la première fois combien le monde était beau. Ce qu’elle voyait autour d’elle et qu’elle connaissait depuis longtemps se transformait, se révélait autre et infiniment parfait. La lumière devenait plus que de la lumière, elle était à la fois de l’or, de la couleur, du fluide, et tout en elle se fondait et s’exaltait : le chêne énorme, l’obscurité entre ses branches, le bruissement presque silencieux de son noir feuillage, la lisière proche des forêts et enfin, plus encore que le reste, le corps inerte de l’enfant endormi au pied de l’arbre. Jamais Thérèse n’avait contemplé d’aussi près le mystère du sommeil : il semblait avoir gagné tout le paysage maintenant immobilisé sous le charme. Le château lui-même, malgré ses fenêtres grandes ouvertes, perdait son aspect naturel. Sa blancheur éclatait, et il paraissait immatériel, comme si la main d’un génie venait de le faire surgir d’un monde idéal.

 

Vingt ans ! Il y a vingt ans de cela, songeait Thérèse, tandis que, malgré elle, ses yeux se remplissaient de larmes. Elle n’aurait su dire exactement ce qui lui faisait de la peine dans ce passé, mais en cette minute elle sentit de quel poids pesait encore dans son âme la masse informe de ses anciens élans, de ses échecs, de ses souffrances. Ces vingt années écoulées, c’était l’avenir qu’elle avait eu devant elle, le jour où elle avait découvert son petit frère endormi dans le parc. Et l’avenir, à ce moment-là, c’était le monde incommensurable, un miracle sans cesse renouvelé, l’accomplissement dans le merveilleux des aspirations qui s’élevaient en elle. Déjà, sans l’avoir jamais entendu nommer par personne, elle connaissait la nature particulière de ce qui l’émouvait en secret. Le cœur battant, elle s’élançait vers l’inconnu, d’une poussée si naturelle, si invincible, qu’elle en était bouleversée comme d’une étreinte vivante. La destinée était là, toute proche, devant Thérèse, et c’était un grand personnage presque divin avec lequel elle était à la veille d’accomplir une union extraordinaire.

Comme elle avait vu juste en ce temps-là ! Tout était vrai, sauf qu’un peu de souffrance en était le prix, et qu’il fallait beaucoup de force pour surmonter l’amertume dont le cœur pour un rien se remplit. Il fallait accepter que beaucoup de choses restassent en arrière, comme par exemple ce petit frère, qui était mort depuis. C’eût été bon, pourtant, de le retrouver ici, car lui seul partageait avec elle le secret de leurs enfances étroitement liées l’une à l’autre. Georges aussi avait su le prix de cette époque lumineuse. La mort de son frère laissait Thérèse seule à connaître ce passé, à pouvoir l’évoquer, et cette idée rendait sa solitude plus douloureuse.

Thérèse eut une fois de plus, comme cela lui arrivait aussitôt que son esprit retournait aux choses profondes, la nostalgie de la mort. Soudain, elle la souhaitait, elle se tendait vers elle, comme jadis elle s’était tendue vers l’avenir ; c’était la même chose, le même désir qui renaissait. Il en allait ainsi toujours davantage, à mesure qu’elle avançait dans la vie, comme si l’écoulement du temps avait fait reculer le but jusque par delà les limites de l’existence : une fois cette dernière étape franchie, l’ancien rêve reprenait toute sa splendeur. La foi de Thérèse était née de cette façon, et en cette foi se résumaient maintenant les aspirations les meilleures de la jeune femme. Elle avait fini par comprendre ainsi la mort de son frère : ce n’était point une grande peine ni un grand éloignement ni une vraie rupture, mais simplement une épreuve de plus. Il fallait cela, sans doute, pour bien sentir tout ce qui existe, et Thérèse se demandait quelle mesure parfaite aurait enfin l’amour dans l’autre monde. D’abord, elle n’avait ressenti que de l’angoisse mais, par cette nouvelle voie soudain ouverte devant elle, son âme s’était acheminée vers Dieu.

 

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Maintenant, debout près de cette fenêtre où on l’oubliait, la jeune femme continuait à regarder le chêne au milieu de la pelouse. Sa force, son immobilité semblaient prodigieuses, et son feuillage à peine déployé mettait de la lumière dorée entre ses longues branches. De tout temps, en toute saison, cette partie-ci du parc avait baigné dans un calme particulier. Parce que Georges était mort, l’idée qu’un moment exceptionnel de sa vie s’était écoulé sous cet arbre bouleversait Thérèse. Personne ne s’en souvenait plus, sauf elle, et ce souvenir avait tant de poids qu’il lui remplissait entièrement le cœur et l’esprit. Elle ressentait cette espèce d’émotion qui naît de la souffrance et qui, mieux que tout le reste, vous ouvre le monde. Thérèse se mit à penser aux choses qu’elle aimait le plus, aux œuvres qui avaient su grandir son âme par moments et qui ressemblaient tant à ce qu’elle éprouvait maintenant, en évoquant la mort de son frère. Les plus beaux poèmes, les plus beaux chants surgissaient de sa mémoire pour élever ce souvenir. Elle s’émerveillait qu’un peu d’une petite vie, rien qu’un peu d’une humble vie, parmi la multitude des vies humbles, pût renfermer en elle-même cette part impérissable. Quel miracle de retrouver vivant, et même plus que vivant, ce qui n’était plus ! Personne, parmi ceux qui l’avaient connu, n’eût rien pu rappeler de frappant sur Georges, tandis qu’elle, elle le pouvait, parce qu’il avait été son frère, et qu’elle avait de son existence, aussi bien que de sa mort, un sentiment intime et profond. Cela, c’était sans doute la part de Dieu entre les êtres.

Devant les yeux de Thérèse, le passé devenait plus grand que nature et prenait malgré elle des proportions extraordinaires. Les paroles et les gestes de Georges se détachaient dans une sorte de solitude, comme si à eux seuls ils avaient contenu le monde. Elle revoyait son frère s’en revenant d’une assemblée de village, un dimanche au crépuscule et, à la façon dont il lui disait bonsoir, elle se rappelait combien il avait été fin et délicat de cœur. Quelquefois la joie gagnait tout son être et il en devenait resplendissant. “ Oh qu’on est bien quand même, ce soir, Thérèse ! ” faisait-il, lorsque la nuit était douce sur la campagne et qu’accroupis tous les deux au bord du chemin, ils regardaient l’ombre s’étendre sur la terre chaude. Ils tenaient leurs yeux pleins d’enfance tournés vers la forêt dont ils voyaient la ligne inégale se dessiner sur le ciel plus clair. Cela faisait un vallonnement immobile, et les deux enfants étaient impressionnés du mystère insondable de la nature. Ils la sentaient se mouvoir, se déployer, vivre d’une vie immense et pourtant en accord avec la leur.

Thérèse pensait souvent à ces nuits anciennes, dont le flot lui semblait aujourd’hui s’être écoulé dans une prodigieuse continuité. En glissant sur les champs moissonnés, l’ombre en chassait les troupeaux puis la poussière jaune retombait sur les petits chemins, entre les haies flétries ; d’un reste de fraîcheur, au bord des fossés à sec, l’odeur de menthe s’élevait ; la laine des moutons, accrochée aux ronces, brillait faiblement, les chiens fatigués venaient vous ouvrir le creux de la main pour y enfouir leur museau froid, tandis qu’à ras de terre, çà et là, des vers luisants s’allumaient. C’était la nuit. Le dos appuyé à un ormeau, au bord de la mare, Thérèse et son frère se sentaient comme assis à l’orée du destin. Ils étaient, l’un et l’autre, purs d’inquiétude ; seuls des pressentiments heureux les agitaient et soulevaient leur âme. Quelquefois, une joie très forte les projetait hors d’eux-mêmes ; alors ils se mettaient à courir entre les arbres et, le cœur battant, ils organisaient autour de la maison, où les autres achevaient leur repas du soir, une merveilleuse poursuite. Ils couraient le long de la mare endormie ; de derrière les troncs noueux, qu’ils entouraient de leurs bras, ils faisaient leur voix méconnaissable pour s’appeler. Au-dessus d’eux, brusquement, la lune apparaissait et, à mesure qu’elle montait, la voûte sombre du ciel s’éclairait et s’éloignait.

En ce temps-là, rien ne leur était compté ni mesuré ; tout, au contraire, leur était offert, et ils sentaient en eux le bonheur prêt à s’accroître infiniment. Comment étaient-ils sortis de tant d’innocence ? Comment tout s’était-il éteint, un beau jour, sans qu’ils en éprouvassent ni regrets ni remords ? Georges le premier s’était trouvé absent, et bientôt Thérèse à son tour n’eut plus autour d’elle qu’un va-et-vient régulier. La vie reprit une lenteur incompréhensible, s’affaiblit et perdit son relief. Georges rejoignit la foule anonyme des autres jeunes garçons ; et elle-même ne fut plus qu’une grande fille, que pour s’amuser on commençait à traiter en demoiselle.

Pourtant il vint un jour où se fit un autre changement, mais cette fois chacun entendit l’appel et le suivit de son côté. Sans doute l’âge de la séparation était-il arrivé, cet âge de l’amour qui rend les frères étrangers entre eux. Avant que Georges ne disparût tout à fait, Thérèse avait encore eu le temps d’apercevoir chez lui cette transformation. En devenant un homme, il semblait surpris, déconcerté que la vie fût encore autre chose que ce qu’il en connaissait. Il s’émerveillait qu’elle le prît particulièrement à partie et le séparât du reste pour le lier plus étroitement à elle. Il sentait naître quelque chose qui n’était fait que pour lui, que lui seul pouvait connaître, pouvait réaliser, et il se découvrait dans une solitude exceptionnelle, si totale, que rien de défavorable à son destin ne pouvait l’atteindre. Il était à la fois effrayé et ravi que l’amour fût une si grande chose, et d’avance, avec fierté, il étreignait éperdument contre son coeur agrandi une richesse, une douceur encore inconnues au reste du monde.

Ainsi s’étaient-ils éloignés l’un de l’autre sans y faire attention, sans souffrir, sans soupçonner le danger, sans méfiance envers l’inconnu.

– Adieu, petite soeur, je pars pour un grand voyage au pays du soleil, écrivait Georges ; c’était une carte postale où l’on voyait, sur la mer bleue, un grand bateau prendre le large.

Là s’arrêtait pour Thérèse l’histoire de Georges ; jamais il ne lui avait écrit, et elle ne l’avait pas fait non plus de son côté, car ni l’un ni l’autre ne pensaient qu’ils ne se reverraient jamais. Comment eussent-ils imaginé que ce qui avait commencé par eux dans l’espoir glorieux pût leur être retranché brusquement ? La vie ne se renie point ainsi elle-même ; elle se maintient et se renforce, au contraire, à mesure que dans notre cœur son essor grandit. Pourtant, la brisure inconcevable s’était faite, et Georges était mort.

 

Il n’y avait pas très longtemps de cela, mais maintenant qu’elle y pensait, Thérèse mesurait combien cette étape avait été difficile à franchir pour elle. À peine avait-elle fait quelques pas vers la réalité entrevue que déjà celle-ci s’obscurcissait. Ces années meurtrières, qui avaient estropié son propre élan, qui l’avaient arrêté, sans doute avaient-elles été douloureuses et décevantes pour Georges aussi. Heureusement, il n’avait pas eu le temps de souffrir autant qu’elle ; c’était consolant de se le dire. Au moins, elle, elle savait qu’à la fin la meilleure part de nous-mêmes se retrouve et redonne à l’âme sa vraie place. Georges était mort bien avant cette victoire, et tout ce qu’elle savait de lui, c’est qu’il reposait en terre bénie, dans une tombe chrétienne.

– Seigneur, recevez avec son âme l’hommage de sa jeunesse, et aussi celui de sa souffrance. Pardonnez-nous, à tous les deux, d’avoir dès le commencement ignoré que chaque heure de la vie est une heure en plus, que Vous auriez pu ne pas accorder à l’amour de ceux qui s’aiment. Faites aussi, Seigneur, que cette séparation maintenant accomplie, nous en sentions tout le poids, et que ce sacrifice nous soit enfin une espérance, une délivrance. Faites, Dieu tout-puissant, que les pensées vaines et tristes, que les doutes et les fatigues nous laissent encore libres de Vous rejoindre. Faites que ma prière s’élève jusqu’à Vous, et que la joie suprême de Vous sentir proche ne me quitte point.

Comme si cette prière eût mis une fin naturelle à sa longue méditation, Thérèse sentit s’éloigner d’elle ce monde du souvenir. Peu à peu son intensité diminua, sembla se consumer elle-même, et tout s’aplanit à nouveau. Dehors, la lumière capricieuse du printemps s’assombrit une fois de plus ; il se remit à pleuvoir à verse, jusqu’à ce que très vite, dans le ciel redevenu pur, le soleil resplendît. Le paysage se fit extraordinairement calme, et l’on entendit plus distinctement chanter les oiseaux dans l’air léger. Leur chant se détachait si net dans le soir qu’on avait l’impression de le voir monter tout droit, comme irrésistiblement aspiré par les puretés liquides des lointaines hauteurs. Tout devint musical, presque surnaturel ; la journée, qui avait été si changeante, si agitée, s’achevait dans la paix. À travers le rideau encore léger des forêts renouvelées, le soleil prêt à rentrer dans la terre illuminait d’or très doux le sous-bois. À l’horizon, des nuées roses, impalpables, s’étendirent au-dessus du paysage, et toute pesanteur en un instant s’évanouit.

 

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– Vous ne dites plus rien, Thérèse, fit tout à coup la maîtresse de maison.

La jeune femme sursauta et, se retournant, elle vit que tout le monde la regardait en silence. Ils restaient suspendus -à ce qu’elle allait dire, comme s’ils avaient attendu d’elle la révélation d’un secret salutaire. Ils semblaient lui faire confiance, être sûrs d’avance qu’elle saurait leur parler avec des mots familiers, des mots qui pourraient être aussi les leurs, ceux dont ils se servaient dans le silence de leur âme, quand la vie les serrait un peu fort sur son coeur. Tous, ils pensaient à ce vieux conte merveilleux de notre existence, dont nous sommes les héros déconcertés.

– Écrivez-vous encore de belles choses, disaient-ils, mais cela signifiait : trouvez et suivez le plus loin possible le fil magique du cœur, redites-nous notre belle histoire.

Soudain, Thérèse comprit que ce souhait mettait entre eux beaucoup de fraternité, qu’il les unissait étroitement les uns aux autres, et qu’elle-même, grâce à Dieu, faisait partie de cette communauté. Elle était dans ce salon doré, comme eux tous, un être voué originellement à la beauté et à l’amour. Elle ne se demanda même pas s’ils y pensaient beaucoup ni si cela comptait pour eux. Simplement, elle savait que personne ne peut rien changer au sens profond de la vie : qu’on l’accepte ou non, tout le monde s’achemine vers le même but. Thérèse eut conscience que, tous, ils savaient ces choses aussi bien qu’elle-même, et elle en éprouva un grand soulagement, une sorte de bonheur, de sécurité.

Comme ils la regardaient toujours, elle dit :

– Il fait une soirée magnifique dehors ; demain sera sans doute une très belle journée.

Alors, tout à coup, ils s’animèrent, ils se réjouirent, ils furent reconnaissants à la vie d’être ce qu’elle est, de redonner inlassablement des êtres jeunes, de garder notre confiance, notre amour pour elle intarissable. Chacun, en s’en allant, vit la lumière du soir illuminer les meubles, brouiller d’une poudre aveuglante les glaces, glisser doucement en taches d’or d’un objet à l’autre.

Thérèse partit la dernière et, une fois sur la route, en regardant derrière elle, elle fut heureuse de sentir la paix s’agrandir encore sur le parc dont elle venait de passer la grille.

 

 

 

Raymonde VINCENT.

 

Les Cahiers du Rhône, avril 1942.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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