La légende de Port-Salut
Qui n’a pas rencontré de ces esprits moroses,
De ces esprits frondeurs, superbes, dédaigneux,
Dont le triste plaisir est d’effeuiller les roses
Qui paraient la légende au temps de nos aïeux ?
Pour eux le vrai seul est aimable,
Ils le disent du moins ; et pourtant savent-ils
Dans ce qui fut jadis, ces critiques subtils,
Où l’histoire finit, où commence la fable ?
Quand tout est débattu, contesté, démenti
Même dans l’action qui devant nous se passe,
Rirai-je d’un récit dès lors qu’il m’embarrasse ?
Non, je prends un autre parti.
Rien n’est beau que le vrai ? C’cst bien ! je le demande
Comme un autre à l’histoire, à ses sanglants débats ;
Seulement, je le dis tout bas,
Je crois le voir aussi dans la simple légende.
Peu m’importe le fait, ou la date, ou le lieu,
Si la pensée émeut, encourage, pénètre
D’un saint amour du bien, je ne puis méconnaître
La vérité, cette fille de Dieu.
Jésus, le doux Sauveur, aimait les paraboles ;
Il parlait du prodigue et du talent caché.
Gardons, gardons au cœur malade, desséché,
Tous ces pieux récits, faits réels ou symboles.
J’en veux rappeler un qui me fut raconté
Aux grèves de Crozon, la presqu’île bretonne :
On ne me l’orna point ; moi-même je le donne
Dans toute sa simplicité.
Un Crozonnais, qui n’avait en partage
Qu’un champ maigre, chétif, un bateau bien petit
Et sept enfants d’un féroce appétit,
Se lamentait un jour dans son pauvre ménage.
Le pain de la famille avait pris tout son grain ;
Vide était le grenier, et vide aussi la bourse ;
Et, les sillons tout prêts, l’homme était sans ressource
Pour ensemencer son terrain.
Que faire ? Il l’ignorait. Sa femme, plus habile,
L’assista d’un avis : – « Quand nous étions heureux,
Te souvient-il, Mikel, qu’un ami généreux
Nous offrit mainte fois un service inutile ?
Va le trouver ; réclame aujourd’hui ce secours. »
– « Soit ! » dit Mikel, sans trop de confiance ;
Car il savait déjà d’expérience
Qu’entre offrir et donner il est bien des détours.
La rougeur au visage et la honte à la gorge,
Le voilà, néanmoins, chez son ami Vincent :
– « Pour les semailles d’à présent,
Voisin, j’aurais besoin... besoin d’un boisseau d’orge.
La pêche ne va plus, vous savez... le poisson... » –
Il s’arrêta tout court, voyant que sa harangue
Déplaisait au voisin, lui donnait le frisson :
Tant d’amis ont au cœur une pierre, un glaçon,
Avec un brasier sur la langue !
Vincent en était là : – a Tu me vois désolé,
Murmura-t-il ; hier j’avais du grain sans doute.
Impossible aujourd’hui ! Pas d’argent, pas de blé !
Dans deux ans, dans un an... » – Mikel reprit sa route
Et s’éloigna sans être rappelé.
Éconduit par l’ami si rempli d’obligeance
Quand de son zèle on pouvait se passer,
Mikel, en s’en allant, promit de s’adresser
À de moins empressés pour trouver allégeance.
L’officieux Vincent mentit à ses discours ;
Le pêcheur cette fois frappera chez Maurice :
Puisqu’on trompe partout, mieux vaut avoir recours,
Dans la détresse, à l’homme accusé d’avarice.
L’idée était nouvelle ; elle eût pu réussir
Chez un faux Harpagon, en secret charitable ;
Mais celui-ci, disons sans le noircir,
Qu’il était Harpagon, Harpagon véritable.
Aussi d’un ton bourru : – « Je te prends en défaut,
Mikel ; tu veux pour toi qu’un autre se dépouille !
N’as-tu pas un bateau ? ta femme une quenouille ?
Travaillez ; vous aurez alors ce qu’il vous faut.
Quand on est dans la gêne, au lieu d’aller en quête,
Il faut vivre de peu, l’ami, sache-le bien.
– Vivre de peu ? dit l’autre en secouant la tête,
Je l’ai fait ; cependant on ne vit pas de rien. » –
Il sortit là-dessus, la tristesse dans l’âme,
Le cœur gonflé de soupirs étouffants.
Oh ! s’il eût été seul à souffrir ! Mais sa femme,
Sa femme et ses petits enfants !...
Dans un coin de la péninsule,
Tout près de Port Salut vivait, en ce temps-là,
Une vieille appelée Ursule,
Qui se croyait très-sainte, et passait pour cela.
Mikel connaissait sa demeure,
Où l’aisance régnait et souriait aux yeux ;
Il y courut, et peignit de son mieux
Son embarras raconté tout à l’heure.
– « De l’orge ? dit Ursule ! oh ! ne parlons jamais
De terrestres besoins, de mondaines affaires !
Que le ciel nous châtie, à tout je me soumets !
Imitez-moi, mon fils. Adieu, je vous promets
Une neuvaine et trois rosaires. » –
Le refus était dur : la vieille cependant,
En comptant sur ses doigts ses vertus angéliques,
Était prête à léguer à quelques basiliques
Ses cheveux gris et sa dernière dent
Pour en faire, à sa mort, de dévotes reliques.
Revenons au pêcheur. Le pauvre homme voulut,
N’espérant plus rien de personne,
Prier pour ses enfants la céleste patronne
De l’autel vénéré qu’on voit à Port-Salut.
Le voilà seul dans la chapelle
Commençant un Ave, puis, tout à son chagrin,
Reprenant sa pensée affligeante, cruelle :
– « J’ai tracé mes sillons, et je n’ai pas de grain. » –
Marie, ô Mère secourable !
Vos yeux comme les siens ont pleuré bien des fois ;
Heureuse maintenant, soyez lui favorable :
Pour un boisseau prêté, Mikel en promet trois.
Vous pouvez tout, Vierge bénie !
Il ledit et le croit ; d’autres l’ont éprouvé ;
Et lui-même, le front collé sur le pavé,
Sa prière n’est pas finie,
Qu’il sent au fond du cœur que vous l’avez sauvé !
Il était nuit ; soudain la lampe, presque éteinte,
Brille, éclaire la nef, les coins les plus obscurs.
Ô prodige ! voyez, dans la pieuse enceinte
Des sacs de blé garnissent tous les murs :
Seigle, avoine, froment, blé noir, de chaque sorte,
Se trouvent sous la main ; mais l’honnête Mikel
Ne veut qu’un boisseau d’orge ; il le prend, il l’emporte,
Et bientôt les enfants qui pleuraient à sa porte,
Avec lui rendent grâce à la Reine du ciel.
Poursuivons. La moisson venue,
Riche de cent boisseaux pour un qu’il avait mis
Dans sa terre indigente et nue,
L’emprunteur apportait les sacs de blé promis
À la chapelle bien connue.
La croix, le chapelet en main,
Pieds nus, la tête découverte,
Il s’avance ; il arrive au terme du chemin
Où devant lui la porte est toute grande ouverte.
– « La Vierge m’attendait, » dit-il, et sur son dos
Chargeant le premier sac des trois qu’il devait rendre,
Devant la sainte image il le place, et va prendre
Le second des autres fardeaux.
Heureux sous le boisseau qui courbe son échine
Et lui semble, à coup sûr, digne d’un bon accueil,
Il revient vers l’autel ; mais, à vingt pas du seuil,
L’écarté, le repousse une force divine.
La porte se ferme. Un moment
Le pèlerin surpris se trouble dans son âme ;
Puis, un généreux mouvement
L’éclairant tout à coup, lui découvre comment
Son vœu, qu’il croyait pur, offensait Notre-Dame.
– « Mère, s’écria-t-il, en tombant à genoux,
Vous n’avez pas voulu que ma reconnaissance
Ajoutât quelque chose au don reçu de vous :
Je pensais à l’usure, et vous à l’assistance. » –
Terminons ce récit. Au pays de Crozon,
Je l’ai dit, on se le rappelle,
Et de Port-Salut la chapelle
Ravive tous les jours la touchante leçon.
Dans la contrée encor, s’il est quelque Maurice,
Quelque Ursule, quelque Vincent,
La naïve croyance, à l’indigent propice,
Gêne le cœur étroit, le fait compatissant,
Le dispose à rendre service.
Ce résultat connu, concluons désormais
Que pour la charité, vertu que rien n’égale,
La légende a fait plus que ne fera jamais
Le plus beau traité de morale.
Hippolyte VIOLEAU, Paraboles et légendes,
poésies dédiées à la jeunesse, 1856.