Le sabot de Noël

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile WAILLIEZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour Camille.

 

C’était la veille de Noël. Dans une misérable mansarde où râlait lugubrement la bise, une jeune femme, l’œil allumé par la fièvre, la face hâve et maigre, reposait, étendue sur un grabat.

De vieux vêtements en lambeaux lui servaient de couverture. À ses côtés une mignonne petite fille dormait du sommeil des anges, inconsciente de la misère qui l’entourait.

Rien de plus triste que le dénuement de la chambrette. Les murailles sales, grises, enfumées, d’une humidité froide et malsaine, paraissaient porter le deuil de la demeure. Dans l’armoire entrebâillée, on pouvait entrevoir deux ou trois assiettes ébréchées, mêlées à quelques rares ustensiles de ménage sauvés, sans doute, du désastre comme par miracle ; et, sur le parquet aux planches disjointes, un poêle gisait sur le flanc, sans feu, le ventre ouvert, lamentable, faisant songer, avec son fourneau lézardé et ses parois noircies, à quelque cratère égueulé, calciné par la dernière lave. Dans cette pièce étroite, on se sentait comme étouffé, écrasé ; et cette sombre détresse vous angoissait le cœur, vous poignait dans une vague peur de souffrance pareille.

Dans la rue, la foule passait joyeuse. Mais, voici que d’un groupe, un homme se détache et s’avance vers la masure ; il est rouge, l’œil est allumé et sa face se grimace d’un rire bête :

– C’est le mari qui rentre.

Il grimpe péniblement les six étages qui le séparent de sa demeure, s’accrochant désespérément à la rampe. Il s’arrête à chaque palier, essoufflé, titubant, puis reprend sa périlleuse ascension. Enfin, il arrive, et, à bout de forces, le regard hébété, il s’abat sur la porte disloquée qui s’ouvre toute grande.

– J’ai faim, grogna-t-il, écrasé sur le plancher.

Rien ne lui répond.

Il se lève, cherchant en titubant l’armoire.

Il ne trouva rien.

Il crut s’être trompé, et, dans son entêtement d’ivrogne, voulut poursuivre ses recherches. Mais, dès ses premiers pas, il trébucha de nouveau. Il s’affala lourdement sur le sol, et sa tête rebondit sur le foyer éteint.

– Cré mille tonnerres ! hurla-t-il.

La malade et l’enfant dormaient toujours.

L’ivrogne se redressa presque dégrisé. Il aperçut à ses pieds, éclairé par un pâle rayon de lune, un petit sabot d’enfant.

Furieux, il leva le pied pour écraser ce maudit sabot cause de sa chute.

Mais soudain, brusque, il s’arrête. Une pensée a traversé son esprit. N’est-ce pas Noël aujourd’hui ? Et, par un de ces retours du passé, des souvenirs d’enfance lui reviennent en foule, avec leur doux cortège de joies et d’espérances, avec leurs pleurs aussi.

Autrefois, il y a bien longtemps déjà, quand il était tout petit, lui aussi plaçait dans la cheminée son sabot de Noël.

Quelle joie, le matin, au réveil, de trouver ces belles coquilles dorées, ces brillants joujoux que, toujours prodigue et généreux, Petit Jésus distribuait aux enfants sages.

Puis, il avait grandi, oubliant peu à peu toute son enfance naïve, ses seuls instants de vrai bonheur.

Il s’était marié. D’abord, tout lui avait souri : un enfant lui était né ; ses affaires prospéraient. La forge, toute la journée, résonnait de chants joyeux. Puis, le soir, son travail terminé, quand il rentrait, harassé, un sourire de sa femme le récompensait de ses fatigues.

Mais, la capricieuse fortune l’avait abandonné. C’étaient des débiteurs insolvables, des pertes d’argent imprévues, des créanciers impitoyables. Plus d’une fois déjà, la ruine l’avait menacé, et il n’y avait échappé que par des prodiges d’énergie. Cependant, petit à petit, son faible pécule se dissipait. Un malheur n’arrive jamais seul. Par un dernier coup du sort, sa femme tomba dangereusement malade. En peu de temps s’évanouirent ses dernières ressources. Tout l’accablait à la fois. Alors, lui, l’homme courageux, rangé, économe, écrasé par ces malheurs successifs, prit le travail en dégoût et se mit à boire, pour oublier...

Tout alla de mal en pis. L’un après l’autre, ses clients l’abandonnèrent, ne le trouvant jamais plus chez lui. De patron, il dut se faire ouvrier. Bientôt, l’existence devint un enfer pour sa pauvre femme, toujours souffrante. Ni les prières ni les pleurs n’avaient pu l’arrêter sur la pente fatale où il glissait. Quelquefois, cependant, un remords venait l’assaillir. Il se remettait au travail ; mais entraîné par le démon de l’ivrognerie, ne songeant plus alors à sa famille, il dépensait bien vite au cabaret les quelques sous qu’il avait gagnés.

Et pendant qu’il s’enivrait, sa femme et son enfant se mouraient de froid, de faim...

Toutes ces réflexions, maintenant, l’assiégeaient, nombreuses, torturant plus que jamais son cerveau. Implacable, sa conscience lui criait : – Misérable, qu’as-tu fait de ta femme ? qu’as-tu fait de ton enfant ?

Et des larmes brûlantes lui montaient aux yeux, de vraies larmes, celles du repentir.....

 

*

 

Dans la mansarde, on n’entend plus que la respiration calme de l’enfant qui dort et le souffle oppressé de la malade.

Un pâle rayon de lune se jouait, maintenant, sur le mur sale.

Le malheureux jette les yeux sur son œuvre. Il voit sa femme, agonisante presque, sans feu dans une chambre ouverte à tous les vents.

Il s’approche du lit.

Sur les lèvres de la petite fille, un doux sourire voltige, sourire de bonheur et d’angélique innocence. L’enfant, sans doute, rêve à ses cadeaux de Noël, et demain, – ô cruelle déception, – elle trouvera le sabot vide.

À cette pensée, un frisson glacé fit tressaillir son cœur de père. Il fouilla ses poches, et, transporté d’y trouver encore quelques sous, bondit par la porte entr’ouverte et s’élança dans l’escalier.

Il reparut bientôt, serrant précieusement dans ses bras des joujoux ; et joyeux, il les déposa près du sabot, dans l’âtre.

Puis, accablé de fatigue, mais l’âme radieuse, il tomba sur l’escabeau et s’assoupit.

 

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L’aube pointait à peine, effleurant d’une fugitive caresse la crête grise des toits.

L’homme, le premier, s’est éveillé. Il jette un retard d’indicible tendresse sur le lit où reposent la malade et l’enfant. Il se reprend à aimer cette mansarde misérable dont le seul aspect auparavant le faisait fuir chaque matin. Il a honte de cette misère, la sienne, misère qu’il a créée.

Comme tout à l’heure, un bruit sourd monte des artères de la grande ville, mais ce n’est plus le murmure d’une foule joyeuse se rendant au plaisir, c’est le bourdonnement de la ruche à l’aurore.

Il va, tout le jour, cherchant du travail sans se décourager par des refus successifs. Enfin, il trouve de la besogne, puis, ayant bien peiné, le cœur joyeux, il reprend le chemin de la mansarde.

Cette fois, il grimpe lestement les six étages, mais il s’arrête à la porte de la chambre. Il a peur d’y pénétrer. Il est tout confus de sa conduite nouvelle, de son retour spontané vers le bien. Et puis, sa femme lui pardonnera-t-elle ? Pourra-t-elle oublier tous les chagrins subis, toutes les douleurs supportées en silence ? Il se décide, cependant, ouvre doucement la porte, avec des précautions infinies, – comme un voleur – et jette un regard furtif dans la mansarde.

Il voit, près du foyer pétillant, sa femme souriante, le visage comme transfiguré par une joie indéfinissable ; non loin d’elle, la petite fille, radieuse, poussait des cris d’admiration enfantine en jouant avec ses cadeaux de Noël.

Il s’approche lentement, sans bruit. La malade l’aperçoit ; mais, déjà, il est à ses genoux, suppliant, osant à peine implorer son pardon.

Le mystère que, depuis le matin, la jeune femme avait vainement essayé de pénétrer se dévoilait complètement à ses yeux.

À présent, elle comprenait tout. Mais sans pouvoir encore, dans le trouble de ses facultés, deviner les causes de ce miracle inespéré – pareille au malheureux naufragé, sur le point de succomber, qui, sentant tout à coup la terre ferme sous ses pieds, ne sait à quelle Providence attribuer son salut.

Un instant de bonheur suffit pour effacer bien des douleurs. La jeune femme miséricordieuse oubliait : elle pardonna.

L’enfant, surprise, avait cessé ses jeux, regardant avec curiosité cette scène étrange pour elle. Mais sa mère, le regard attendri, rempli maintenant de douce confiance, d’un geste lui montra son père qui lui tendait les bras :

– Embrasse-le, dit-elle !

 

Émile WAILLIEZ.

 

Paru dans La Sylphide en 1897.

 

 

 

 

 

 

 

 

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