Le dévouement des Decius

 

339 ANS AVANT J.-C.

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charlotte Mary YONGE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’INSTINCT du dévouement est quelque chose de si élevé, que lors même qu’il est inspiré par l’obéissance aux principes d’une religion fausse, il est impossible de n’être pas frappé d’admiration et presque de respect pour les types involontaires du grand sacrifice qui a sanctifié tous les autres. C’est ainsi que Codrus, le roi d’Athènes, a toujours été vénéré par la tradition, depuis qu’il a donné sa propre vie pour assurer le salut de son peuple. Il y a également une touchante histoire, sans nom de personne ni de lieu, d’un roi païen qui reçut de ses prêtres l’ordre d’apaiser la colère supposée de ses dieux, en sacrifiant la créature qui lui était la plus chère. On venait de s’emparer de son jeune fils comme de ce qu’il possédait de plus précieux, lorsque sa femme s’élança à sa place, en disant que son fils devait vivre ; en mourant il la privait de succomber comme la créature la plus chère à son mari. Le prêtre regarda le père ; ses traits, jusqu’alors imperturbables, se contractèrent dans une horrible angoisse, lorsqu’il bondit en avant pour sauver sa femme plutôt que son fils. Cet instinct était une réponse, comme la supplication de la mère devant Salomon ; le prêtre porta le coup fatal avant que le bras du roi pût le retenir, et la mère mourut avec l’expression d’une joie suprême en voyant l’amour de son mari et le salut de son fils. Les sacrifices humains sont naturellement maudits, et les païens éclairés les avaient en horreur. Mais pour affronter volontairement la mort, même à la voix du présage mal compris d’une expiation future, il fallait être doué des qualités les plus nobles que pussent pratiquer les païens dépourvus de la lumière de la vérité.

Dans l’année 339 survint un remarquable exemple de ce genre de dévouement. Les Romains étaient en guerre avec les Latins, nation fixée au sud de Rome, et dont le langage, les habitudes, le gouvernement, comme la manière de combattre, ne différaient presque point des leurs. La ville de Rome n’était même qu’un rejeton du vieux royaume latin, et les deux peuples possédaient à peu près le même courage et la même persévérance. Les deux consuls de l’armée étaient Titus Manlius Torquatus et Publius Decius Mus. Tous deux étaient des hommes très distingués. Manlius était un patricien, de l’une des anciennes familles nobles de Rome, et dans sa jeunesse il avait soutenu un combat singulier contre un Gaulois gigantesque, champion de sa tribu. Comme Goliath, il l’avait tué et lui avait enlevé son collier d’or, ce qui lui avait valu le surnom de Torquatus. Decius était plébéien, c’est-à-dire qu’il était du nombre des citoyens libres et en droit de voter, sans être nobles. Depuis quelques années seulement, ils avaient été admis à briguer les charges les plus élevées de l’État, et toutes les fois que l’un d’eux était nommé consul, c’était pour l’ordre entier une victoire. Trois ans auparavant, Decius, commandant une légion en qualité de tribun, avait sauvé le consul Cornelius Cossus dans une situation périlleuse et l’avait aidé à remporter une grande victoire ; on n’avait pas oublié cet exploit, qui avait amené le choix de ce militaire expérimenté comme collègue de Manlius.

Les deux consuls partirent ensemble à la tête des forces, commandant chacun une armée distincte, mais dans l’intention d’agir de concert. Ils s’avancèrent vers le beau pays au pied du mont Vésuve, qui était alors une montagne inoffensive recouverte de forêts de châtaigniers, avec des espaces entr’ouverts dans l’intervalle ; des sources et des vignes s’étendaient au soleil sous les fraîches brises de la baie aux vagues bleues qui scintillait au-dessous. Ceux qui montaient jusqu’au sommet pouvaient bien trouver des couches de cendre, et les bords déchirés d’un vaste bassin ou gouffre ; les maisons et les murailles étaient construites de matériaux noirs et rouges, qui avaient jadis coulé du cratère en torrents bouillonnants de lave, mais tout cela était refroidi depuis longtemps, et il y avait tant d’années qu’on n’avait vu une colonne de fumée s’élever du sommet de la montagne, qu’il ne restait plus que la tradition du feu mystérieux qui brûlait naguère dans cette région. On croyait que le lac glacé de l’Averne, au pied de la montagne, servait d’entrée aux sombres royaumes souterrains habités, supposait-on, par les âmes des morts.

Peut-être le voisinage de ce lac, avec les sinistres idées qu’y attachait l’esprit des païens, ne fut-il pas sans influence sur le ferme cœur des consuls, car la nuit qui suivit leur arrivée en présence de l’ennemi, ils firent tous deux le même rêve ; tous deux virent un être d’une taille et d’une stature gigantesques, qui leur annonça que la victoire appartiendrait à celle des deux armées dont le chef se dévouerait aux dieux mânes, « c’est-à-dire aux divinités chargées de veiller sur les ombres des morts ». Il est probable que ces vieux Romains croyaient, comme les anciens Étrusques, que les divinités des régions inférieures étaient des êtres ailés, qui emportaient l’âme au moment de la mort, pesaient ses mérites et ses fautes, et la plaçaient, suivant qu’elle en était digne, dans une région heureuse ou malheureuse. C’était une partie de la foi grave et sincère qui donnait aux premiers Romains tant de fidélité et de résolution ; mais ils finirent par la mélanger avec des mythes grecs, si bien que, par la suite, ils ne savaient même plus ce qu’étaient les dieux de Decius.

À l’aube du jour, les deux consuls se rejoignirent et se racontèrent leur rêve. Ils convinrent d’unir leurs armées, Decius commandant l’aile droite, et Manlius l’aile gauche, et que celui des deux qui verrait faiblir ses troupes s’élancerait à l’instant au sein des colonnes ennemies, pour mourir et assurer ainsi la victoire à son collègue. En même temps, on défendit formellement à tout Romain de sortir des rangs pour attaquer un ennemi en combat singulier ; mesure nécessaire, car les Latins ressemblaient tellement aux Romains sous tous les rapports, qu’une confusion funeste aurait pu s’ensuivre si l’on s’était mélangé avant la bataille. Au moment où l’on venait de donner cet ordre, le jeune Titus Manlius, fils du consul, rencontra un des chefs latins, qui l’appela par son nom et l’engagea à venir le combattre seul à seul. Le jeune homme ambitionnait l’honneur qu’avait valu à son père, au même âge, son combat contre le Gaulois ; il oublia l’édit qu’on venait de proclamer et la précaution qu’avait jadis prise son père de demander la permission de se battre. Il avança sur-le-champ ; après une lutte acharnée, il tua son ennemi et, le dépouillant de son armure, se rendit à la tente de son père pour déposer son trophée à ses pieds.

 

Mais le vieux Manlius se détourna tristement, et faisant assembler ses troupes pour l’entendre, il dit à son fils : t Vous avez violé la discipline, qui est la sauvegarde du peuple romain, et vous m’avez réduit à la dure nécessité d’oublier moi et les miens ou les égards que je dois à la sûreté publique. Rome ne doit pas souffrir de notre faute ; il faut l’expier nous-mêmes. Nous donnerons un douloureux exemple, mais qui sera utile à la jeunesse romaine. Pour moi, l’affection naturelle d’un père et l’échantillon que tu viens de donner de ta valeur m’émeuvent excessivement ; mais puisque l’autorité consulaire va être établie par ta mort, ou détruite par ton impunité, tu ne serais pas, j’en suis sûr, un vrai Manlius, si tu reculais devant la réparation que tu dois à la discipline militaire en portant la juste peine de ta faute. » Il plaça alors sur la tête de son fils la guirlande verte, récompense du vainqueur, et ordonna au licteur d’attacher le jeune homme à un poteau pour lui trancher la tête. Les troupes restaient autour de la tente, comme des hommes frappés de stupeur. Le fils se soumit sans une plainte, puisque sa mort était pour le bien de Rome, et le père, espérant que la sentence des dieux mânes allait l’atteindre, regarda tomber cette brave et imprudente tête, puis laissa couvrir le corps des trophées conquis sur les Latins et ne mit aucun obstacle aux obsèques magnifiques dont toute l’armée voulut honorer cette mort prématurée. La plus stricte discipline était en effet établie, personne n’osait rompre les rangs, mais les jeunes soldats détestaient Manlius à cause de sa sévérité, et ne lui tenaient aucun compte de l’angoisse qu’il avait su cacher en sacrifiant son fils au bien de Rome.

Quelques jours après, la bataille eut lieu, et au bout d’un certain temps Decius vit le premier rang de ses soldats commencer à reculer sur ceux qui étaient derrière. C’était le signe qu’il attendait. Il demanda aussitôt à Valerius, le grand prêtre, de le consacrer aux dieux mânes, et reçut l’ordre de se revêtir de sa robe de cérémonie, la belle robe de pourpre appelée toge prétexte, de se couvrir la tête, et, en s’appuyant sur sa javeline, de conjurer tout haut les « neuf dieux » d’accepter son dévouement, de sauver les légions romaines et de frapper les ennemis de terreur. Cela fait, il ordonna aux licteurs d’aller dire à son collègue que le sacrifice était accompli, puis ceignant sa robe, comme c’était la coutume pour sacrifier aux dieux, il monta sur son cheval blanc et s’élança comme la foudre à l’endroit où les rangs des Latins étaient le plus épais. Au premier abord, ils reculèrent de toutes parts comme s’ils voyaient une apparition céleste, puis quelques-uns l’ayant reconnu, ils s’élancèrent sur lui et lui percèrent le sein de leurs lances. Mais au moment même où il tombait, la superstition qui disait que le chef en se dévouant assurait la victoire à ses troupes leur revint tout d’un coup à l’esprit ; ils se débandèrent et prirent la fuite. Cependant Manlius avait reçu le message en fondant en larmes ; il n’avait point pleuré sur la mort de son fils, mais, cette fois, il perdait l’espoir de subir la sentence et de mettre ainsi un terme à son chagrin. Cependant il fit effort pour profiter de l’avantage remporté par la mort de Decius. Une aile des Latins avait seulement pris la fuite, l’autre combattit longtemps avec valeur, et lorsqu’elle fut enfin battue et couchée sur le champ de bataille, les vainqueurs et les vaincus déclarèrent également que si Manlius avait été le général des Latins, ceux-ci eussent remporté la victoire. Manlius finit par triompher complètement des Latins, qui furent incorporés aux Romains, mais, quelque courage qu’il eût pu montrer, sa santé succomba sous ses chagrins, et avant la fin de l’année il était hors d’état d’entrer en campagne.

Quarante-cinq ans plus tard, en 294, un autre Decius était consul. Il était le fils du premier Decius et il était digne de son nom comme citoyen et comme militaire. Il avait été consul pour la première fois en compagnie de l’un des nobles romains les plus illustres et les plus vertueux, Quintus Fabius, surnommé Maximus ou le plus grand, et trois ans après on le nomma de nouveau, parce que les Romains étaient en grand danger par une alliance entre les Gaulois et les Samnites, leurs principaux ennemis en Italie.

L’un des deux consuls était patricien et l’autre plébéien ; on fit de grands efforts à Rome pour exciter entre eux des jalousies et des discussions, mais ils avaient tous deux le cœur trop noble et trop élevé pour se laisser ainsi aigrir l’un contre l’autre, et lorsque Fabius reconnut le sérieux état des affaires en Étrurie, il écrivit à Rome pour demander que Decius vînt le rejoindre et agir de concert avec lui. « Avec lui je ne manquerai jamais de forces, dit-il, et je n’aurai jamais trop d’ennemis à combattre. »

Depuis le temps de Brennus, les Gaulois s’étaient si bien établis dans l’Italie septentrionale, qu’elle avait pris le nom de Gaule cisalpine. Ils étaient restés aussi guerriers que par le passé, mais ils étaient mieux armés et mieux disciplinés. Les armées alliées des Gaulois, des Samnites et des autres confédérés se montaient, dit-on, à 143 000 fantassins et à 46 000 troupes à cheval, tandis que l’armée romaine ne comptait que quatre légions, 24 000 hommes en tout, et un certain nombre de troupes à cheval. La bataille se livra à Sentinum ; ce fut là que les Gaulois se servirent pour la première fois de chariots armés de faux ; probablement les mêmes chariots d’osier, avec des faux entre les grossières roues de bois, que les Celtes introduisirent deux cents ans plus tard en Bretagne. C’était la première fois que les Romains rencontraient ces barbares machines ; ils furent pris par surprise, les chevaux se cabrèrent et refusèrent de charger, pendant que les légions tombaient comme les épis sous les coups de la faux des Gaulois furieux. Decius rappelait en vain ses soldats, cherchant à les rassembler pour les ramener au combat ; la terreur que leur causait ce nouveau système d’attaque les avait égarés, et ils ne faisaient aucune attention à sa voix. Enfin, moitié par politique, moitié par superstition, il résolut d’imiter la mort de son père. Il appela le grand prêtre, Marcus Livius, et, s’appuyant sur sa javeline, il prononça la même formule de consécration personnelle, et puis il se jeta, seul et sans armes, au milieu des ennemis, au milieu desquels il tomba bientôt, accablé de coups. Le prêtre, qui était aussi un bon soldat, cria aux troupes que leur victoire était maintenant assurée, et pleins de confiance dans ses paroles, ils se laissèrent ramener à la charge et mirent les Gaulois en déroute, pendant que Fabius exécutait si bien sa tâche à l’égard des autres nations, que la victoire fut complète et 25 000 ennemis massacrés. Le corps de Decius était tellement enterré sous les cadavres de ses ennemis, qu’on ne put le retrouver de tout le jour, mais le lendemain on le découvrit, et Fabius, le cœur plein, prononça l’oraison funèbre du second Decius qui se fût volontairement offert pour décider en la faveur de son pays le sort des armes. Ce fut le dernier acte de dévouement de ce genre ; les Romains devinrent plus savants et plus philosophiques, peut-être aussi plus raisonnables ; et cependant quelque erronée que fût leur foi, on a le sentiment d’une décadence lorsque, deux cents ans après, Cicéron ne sait pas qui sont les « neuf dieux » de Decius, et qu’il regarde leur sacrifice comme « un acte héroïque à la vérité, mais indigne d’hommes intelligents ».

 

 

 

Charlotte Mary YONGE,

Le livre d’or des bonnes actions, s. d.

 

 

 

 

 

 

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