Les enfants criminels

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Colette YVER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

EN feuilletant les liasses de la Gazette du Palais, on trouverait dans quelque numéro datant de 1912 ou 1913, si je ne me trompe, le document exact, comprenant lieu, date, circonstances de l’histoire judiciaire que je vais raconter. Je n’y recours pas avant de commencer ce récit, persuadée que la substance de ce fait-divers, sa nature singulière, la leçon qu’il donne, les lois constantes qu’on peut en dégager, condensées par l’action des années au fond d’une mémoire qui reçut du drame, sur le coup, une inoubliable impression, seront mieux garanties en vérité et en vie que le texte sèchement imprimé sur du papier.

 

 

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C’était une bonne vieille, habitant une maison isolée, dans un village de France.

On la voit assez bien sur cette seule donnée : il s’agit d’un type si généralement répandu dans nos campagnes ! Qui ne l’a connue ?

Voilà cinquante ans, elle fut une fraîche brunette sans timidité et de bon bec, c’est-à-dire de parler net et gai, sachant river son clou à qui le méritait et jeter en riant ces petites flèches françaises de l’esprit qui sortent droit de la race. Elle chantait, de sa jolie voix, à l’harmonium pour le mois de Marie. Elle ne manquait ni messe ni vêpres le dimanche, et son curé savait, par confession, que c’était une bonne fille, pure et droite. Travailleuse aussi, fanant et moissonnant à la saison ; l’hiver, cousant son trousseau sous la lampe à pétrole. Mais la vraie lampe qui éclairait la maison, c’était sa jeunesse.

La jeune fille a aimé. Judicieusement, elle a choisi son compagnon. Elle a joui de son affection, souffert de ses défauts, pleuré de ses rudesses d’homme, souri à sa force. Elle a mis au monde des enfants, connu l’épanouissement maternel, les angoisses des maladies, l’inexprimable douleur à la mort des petits, la fierté, puis les déchirements de l’adolescence des grands. Elle a fermé les yeux de son vieux mari gâté de violences, racheté par ce bon cœur dont elle regrette encore aujourd’hui les mouvements intermittents et seuls retenus. Elle a travaillé dans une médiocrité heureuse. Elle possède juste assez de bien pour vivre sans effroi. Ses enfants mariés, dispersés, elle habite seule sa maison propre, à l’entrée du village, et n’est pas dépourvue de petites rentes.

Et aujourd’hui, la voici presque tout à coup, – car siècles et demi-siècles ne sont point si longs qu’on pense, – cette vieille encore solide, à l’épaule épaisse sous le caraco, mais au visage travaillé par les stigmates des mille jeux de l’âme au cours d’une vie. Large visage plissé par l’habitude du rire, croirait-on à sa bonne humeur ; mais surtout par beaucoup de chagrins endurés, surmontés d’une bouche serrée, d’un front crispé, des joues creusées.

Quelle lumière pourtant dans cette figure ravagée ! La lampe de la jeunesse n’était rien : un feu follet ! Ici, il y a une source de sagesse, de bon conseil, de discrétion. Une irradiation du discernement juste. Un jaillissement de vérité. C’est son front vertical comme l’ont seules les femmes. Ce sont ses yeux dont le regard devenu tendre coule au fond de vous avec un goût maternel. C’est sa lèvre rentrée, reniant les sensualités, enseignant l’Esprit. Mais quel vain ouvrage de traduire un à un par les traits de la face les secrets de l’âme qui s’y inscrivent après une noble vie ! Il faut accepter, sans analyse, cette manifestation par la chair de la spiritualité humaine.

Qu’a-t-il fallu pour que la vivacité, la bonne tête, le goût bien formé de la petite paysanne d’antan donnent cet accomplissement et cette richesse ?

Il a fallu cinquante années du choc journalier des désirs humains contre l’épreuve. Renoncements, dévouements, résignation, constance. En résumé, fidélité. Fidélité à une règle malgré la joie ou la tristesse, la paix ou le trouble, la certitude ou l’incertitude. Voilà une belle vie et voilà son fruit.

 

 

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Elle s’appelle Marie. Tout le monde respecte et, à l’occasion, consulte la Marie. Sur les chemins, elle aborde volontiers jeunes gens et jeunes filles. Le bon bec d’autrefois ne l’a pas quittée. Ses propos cascadent et pétillent. Son vert langage réjouit cette jeunesse. On entend de loin ses éclats de rire, jusqu’au bout des champs. Elle manie la raillerie contre les mijaurées, l’ironie contre les gars trop ardents au plaisir, l’allusion contre les hypocrites. Elle fait des mots sans le savoir, soit contre les méchantes filles, soit à la louange des sages. Voilà tous ses sermons. Mais on aime bien sa vieille morale et l’on craint ses sentences, si légères qu’elles se montrent. Au surplus, sa compagnie plaît plus que celle d’une jeune femme. « On n’en fait plus comme ça », disent les garçons.

C’est son esprit. C’est aussi son cœur. Les confitures qu’elle fabrique l’été, ce sont les petits enfants du pays qui les mangent, ou les femmes en couches, ou les malades. Quand une mère de famille est conduite à l’hôpital de la ville, c’est Marie qui garde la marmaille. Elle ne donne pas d’argent, ce serait contraire à l’usage ; mais c’est de sa peine qu’elle fait cadeau. Ou bien ce sont des aumônes en nature. Une poule au pot. Un pain de six livres. Les mauvaises gens la disent avare. À la vérité, elle a l’économie dans le sang. Serait-elle, autrement, la vieille Gauloise qu’elle apparaît, si typique avec sa langue hardie, sa bonne sagesse et son bas de laine ? Avare, point. Mais épargneuse ; l’esprit volontiers tourné vers le magot que ses enfants trouveront à sa mort ; grattant, pour le grossir, ici trois sous de fromage, là douze de bifteck, – sauf quand il s’agit de les porter à la ferme des Trois Pipes où gît un tuberculeux.

Marie en tout cas passe pour riche. Elle ne l’est pas, mais fait partie de ceux à qui l’on prête, à cause du beau linge dont crève son armoire de chêne, du fin mérinos de sa robe des dimanches, d’un air d’abondance qu’on respire chez elle.

C’est une petite maison cubique, la première du bourg, sur la grand-route. Il faut parcourir ensuite quarante mètres avant de trouver le maréchal ferrant. Au rez-de-chaussée, il y a la salle-cuisine et à droite la resserre pour les oignons et les haricots secs, dont la porte ouvre sur le potager. Entre les deux se branche, au fond du couloir, l’escalier de sapin, toujours blanc comme neuf, qui mène à la chambre de la Marie. Une belle chambre, vous savez, percée de quatre fenêtres, deux sur la route et deux sur le potager, avec l’armoire de chêne, dans le trumeau côté jardin, le lit gonflé de matelas, haut comme un catafalque sous son édredon d’andrinople rouge, et, au centre de la pièce, la table ronde que drape un tapis à sujets, venu de la Samaritaine de Paris.

Au-dessus n’est qu’un grenier.

Marie ne monte dans sa chambre que pour dormir. Tout le jour, elle se tient dans sa cuisine où elle coud, postée au carreau de la fenêtre, un oeil sur son ouvrage et l’autre sur la route, contrôleur de tout ce qui entre dans le village ou qui en sort. Parfois, elle s’arrête, l’aiguille en l’air ; ses yeux plissés s’allument de malice sous les lunettes : une remarque bouffonne qui vient de lui traverser l’esprit au sujet d’une telle ramenant ses vaches de l’abreuvoir, ou du maire, lourdaud et cossu, qui rentre après avoir visité ses terres. Pas une auto qui, au passage, ne reçoive son épigramme ; pas un touriste qui ne soit dépeint d’un mot formé en éclair dans l’esprit endiablé de la vieille femme.

En face, de l’autre côté de la route, elle voit la grange neuve, vaste comme une église, de maître Mathieu, l’équarrisseur.

La soupe du soir couronnée d’un coup de vin, à huit heures et demie, été comme hiver, Marie monte se coucher, après avoir assujetti d’une barre de fer la porte du couloir ouvrant sur la route et les auvents de toutes les fenêtres ; verrouillé aussi la porte de la resserre qui commande le jardin.

Voici d’abord allumée l’électricité. L’ampoule épuisée par l’usage est, en outre, si ternie de souillures qu’elle ne donne plus qu’une lueur charbonneuse. Ensuite, les genoux de Marie, rouillés de rhumatismes, ploient péniblement le temps d’un Pater et aussi d’un De Profundis pour ses défunts. Et la nette bonne femme, en règle avec Dieu par cette politesse et avec ses morts par ce souvenir, s’agrippe à sa chaise pour se remettre debout. Dieu, elle n’a pas besoin de longues formules pour le saluer le soir. Familière avec lui, ce n’est pas souvent que, dans sa solitude, elle perd le sentiment de sa présence. Elle s’écrie à tout moment : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! »

Du point de vue de la syntaxe même, il y a dans son idée non pas interjection, mais vocatif, c’est-à-dire prière, demande de secours, ou respectueux reproche : « Est-ce que je n’ai pas assez souffert toute ma vie pour que ces rhumatismes me tiraillent encore ! » Ou bien : « Mon Dieu ! que mes reins me font mal ! » Les gens de la ville souriraient. « Qu’est-ce que cette vieille peut bien concevoir de l’infini de Dieu ! »

Mais, gens de la ville, qu’est-ce que vous en concevez vous-mêmes ?

À ce moment, il s’agit moins pour la Marie de se dévêtir que de s’habiller en vue de la nuit. Elle se couvre de lainages et de linge bien frais. Un bonnet blanc enserre ses cheveux, une camisole à petits plis cache son gros gilet quand, péniblement, par ce soir d’hiver elle se hisse sur le catafalque où elle va s’étendre. Il n’est que de s’y prendre bien : la pointe du pied au rebord du lit, un genou plié sur la rondeur du matelas – aïe, mes rhumatismes ! – et la voilà déjà qui s’allonge en riant toute seule de son tour de force.

Elle ressemble ce soir à la mère-grand du Petit Chaperon Rouge, sur ce vaste lit de parade blanc et cramoisi, avec sa bonne figure fripée et ses joues bien rondes dans l’oreiller. C’est l’heure où le passé lui revient : la mort de son pauvre mari, le mariage de ses filles : sa bouche édentée décoche un sourire malin à l’aîné de ses gendres qui avait l’air si benêt, le jour des noces. Est-ce quatorze ou dix-sept cents francs qu’avait coûté le repas chez la mère Albert ? Et sa mémoire travaille à reconstituer le menu. L’entrée lui manque. Ce n’était pas du lapin, non...

Neuf heures sonnent à la paroisse. On dit que la bonne de M. le curé est somnambule, qu’elle va au puits tout endormie. Que doit dire M. le curé quand il entend grincer la chaîne ?

Les idées de la bonne vieille commencent à s’embrouiller. Voici que, dans son assoupissement, elle croit reconnaître ce bruit de chaîne. Puis elle remonte un instant à la surface de la connaissance : « Mais non, ce sont les rats dans le grenier. Ils s’en donnent à cœur joie depuis que la minette a fait son petit au cellier. » Et ses yeux se referment.

Le bois craque dans la maison. Signe qu’il faut prier pour les défunts, pense Marie mal éveillée et qui n’en a plus le courage. Elle glisse enfin au profond sommeil. Onze heures sonnent sans qu’elle le sache. Alors, c’est le grand silence, dans le village. Majesté du silence, solennité que nulle musique n’égale !

Il y a un long, très long cliquetis dans la serrure, grignotement du fer par une bête hésitante. Pendant un siècle, Marie l’entend dans ses ténèbres mentales, l’interprète, l’impute à des causes fantaisistes : la machine à coudre de sa bru ; la faux de son fils Jules, un beau matin, abattant la masse des trèfles rouges dans un champ. Mais le cliquetis finit par limer les liens ténus du sommeil qui emprisonnent Marie. Elle s’en échappe : avec la connaissance lui vient le discernement net du travail qu’on fait à sa porte. Elle dresse un peu la tête, tend l’oreille :

– Bon sang ! les serrures ne grincent pourtant pas toutes seules !

Mais la peur, la froide peur qui désagrège l’ordre physiologique et la volonté ne l’atteint pas, ne coule pas en elle pour la paralyser. Alarmée, voilà simplement ce qu’elle paraît. Soit que le spécial équilibre de ses nerfs et de tout son corps sain repousse les ravages de l’épouvante, soit que sa vieille force, à cause de la race dont elle est une figure si représentative, ait encore un peu le goût du danger, Marie a pu connaître que quelqu’un forçait sa porte en pleine nuit, sans ressentir d’autre mouvement qu’un emportement secret de braver le péril et de le contraindre. Aucun trouble ne la défait de sa coutumière sagacité. Seulement, elle voit qu’il faut se hâter de donner l’alerte – le maréchal ferrant l’entendra-t-il ? – et elle recouvre une précipitation de jeunesse pour sortir de son catafalque, bondir à terre, et, jambes nues, aller ouvrir la fenêtre. Dans la serrure, le travail s’est arrêté. La voici penchée au dehors qui, d’une voix puissante encore, comme les femmes habituées à se faire entendre de loin dans le grand vent des champs, s’écrie :

– Hé, là, Bertrand, au secours ! Hé, là, Bertrand, au secours ! Au secours !

Son dernier appel s’enfle, s’amplifie de tout son souffle et de toute sa volonté enragée de se faire entendre.

Mais elle ne va pas demeurer là, debout et grotesque pour attendre son brigand. La fenêtre demeure ouverte ; l’électricité allumée. Marie sent que sa seule défense est maintenant son lit, place fortifiée et, de par sa hauteur, inexpugnable. Ni rhumatisme, ni ankylose cette fois ne s’oppose à ses mouvements. Leste et souple, elle a tout fait en moins d’une minute, excitée par ce qu’elle entend à présent. En effet, derrière la porte, on parle. Soudain, un formidable bruit ; l’assaut contre la menuiserie qui cède avec un craquement de planches déchirées. Et la mère-grand du Petit Chaperon Rouge n’est pas plutôt dressée en bon ordre sur son grand catafalque, avec son bonnet de lingerie, sa camisole bien repassée et son air de vieille Gauloise qui défie le danger que les deux mauvais garçons qui depuis une heure s’essayaient à démonter sans bruit la serrure pour surprendre leur victime en son sommeil, brusquant l’attaque, le couteau à la main, sont devant elle, éblouis par la lumière, plus affolés que leur proie.

– La vieille, tu vas nous dire...

Mais elle qui les domine du haut de ce lit majestueux, les reconnaît. C’est Crozant et Lereduc, du bourg voisin, deux gamins qui n’ont pas encore fini de grandir. Elle les regarde, les interrompt :

– Qui c’est, mes pauvres enfants, qui vous a dit de venir me tuer ? Vous avez donc point de grand-mère ?

Elle les regarde toujours. Elle voit les deux ovales tout blancs de ces visages où brillent des yeux dilatés par l’alcool, l’alcool dont les garnements se sont allumés avant le « coup ». L’aîné a dix-sept ans ; ils sont en veste de semaine, le foulard au cou. Ils s’excitent à la sauvagerie, qui ne les a pas encore envahis autant qu’ils n’en grimacent pour terroriser la vieille femme, sur laquelle ils auraient déjà sauté si elle ne les eût en quelque sorte commandés du haut de ses matelas.

C’est le plus jeune, Lereduc, – car Crozant en entendant cette voix est devenu comme un somnambule qu’on réveille, – qui reprend :

– On ne te tuera pas, la vieille, si tu...

– Tais-toi, interrompt de nouveau la Marie. Parle point. Bouge point. Garde ton couteau. Ça que vous voulez faire, vous le ferez t’à l’heure. Premier, il faut qu’on cause, méchants garçons, vermine, petites vipères ! Vous n’avez point honte ? Venir tuer une vieille dans son lit ? J’ai point de tranchelard, moi ; j’ai point de fusil croché au mur ; et regardez mes mains que les rhumatismes ils ont mises de traviole. Je peux-t’y me défendre, dites, mes petits gars ? Allez, allez, vous risquez rien d’attendre un moment. Mon argent, que vous venez voler, il est là, dans l’armoire de chêne, – que je ne vous en donnerai pas la clef, que vous la défoncerez plutôt à coups de talon ! – il ne s’envolera pas. Bertrand, le maréchal, il ne m’a point entendue quand j’ai crié. Vous pouvez être bien tranquilles. Restez point là plantés comme des idiots. Approchez. C’est-y moi qui vous fais peur à cette heure ? Je vous connais bien. Toi, Crozant, t’a travaillé en face, chez maître Mathieu, l’année dernière. T’as-t-y oublié que j’allais te porter du vin dans un pot, au plus fort de la chaleur ? Et ta mère, qu’est défunte, elle était camarade avec ma plus jeune. Une bonne mère que t’avais là, mon petit gars, si douce quand elle te tartinait des confitures, quand elle te regardait de ses beaux grands yeux, comme si qu’elle avait su qu’elle te regarderait pas longtemps, et comme si qu’elle avait deviné que son petit moutard, qu’était pas méchant à l’époque, il tournerait si mal. Pauvre chère femme qu’est au ciel et qui te regarde encore... Crois-tu qu’elle pleure point en ce moment à te voir là, avec ton couteau, prêt à couper la gorge à la vieille Marie ? C’est comme toi, mon Lereduc, que ton père est pompier et que c’est un si fier bonhomme ! Lereduc, je l’ai vu s’en aller dans le feu comme moi j’entre dans mon potager, le jour que brûlait la vieille grange à Mathieu, là, en face. « Vive Lereduc ! » que les gens criaient. Tout le village en était électrisé. Un homme net comme l’or, ton père ; juste comme la balance du pharmacien ; qu’a jamais fait tort à personne et que le sous-préfet lui tire son chapeau quand il vient au Comice. D’où, mon Dieu ! d’où qu’ils ont eu, ces parents-là, une vermine comme vous, que demain à cette heure-ci, vous serez à vous dire : « Qui que nous avons fait de tuer cette pauvre bonne femme ! »

Un phénomène s’est passé. Les deux jeunes gaillards qui arrivaient ivres de leur férocité, emportés par le mouvement propulseur d’une résolution péniblement prise, d’abord, mais douée maintenant de tout l’élan acquis, ont reçu un choc. L’effort mis en œuvre pour enfoncer la porte devait normalement les conduire jusqu’à l’accomplissement immédiat du meurtre, en un seul temps. Une autre force est intervenue là, dès l’entrée, quand la vieille a dit : « Vous avez donc point de grand-mère ? » Avant même : quand elle les a regardés de ses larges prunelles chaudes, si chargées du fluide de son âme.

Seize ans ! Dix-sept ans ! Ils ont cet âge où l’homme adolescent n’est qu’un chaos. Il y a, dans cet âge, un instant fatidique où le jeune être en formation est moins une personne qu’un prélèvement sur l’espèce, un gabarit où apparaissent toutes les possibilités de l’homme dans le mal comme dans le bien. C’est une coupe plongée dans le bouillonnant fleuve humain et qu’on retire pleine en même temps de sa vase et de sa fraîcheur. Et nul ne sait ce qui va émerger dans la coupe.

Crozant et Lereduc en sont à ce stade angoissant. C’est là que le désir de l’argent les a mordus : Crozant, grand, efflanqué, et Lereduc, gringalet, l’ont ressenti vers le même temps. Journaliers agricoles, ils travaillaient souvent en équipe. Isolément, ils auraient pu refouler la boue montante. C’est la défense de l’adolescent intellectuel, à cet âge difficile, de s’enfermer en soi, d’abriter sa coupe tumultueuse des curiosités, des contacts, des influences. Taciturne, farouche, son âme accomplit solitaire le travail de décantation. Mais l’enfant du peuple cède à l’instinct de s’épancher, et, chez ces deux jeunes criminels, c’est par le limon même que les âmes avaient communiqué.

Aux fins de journées, dans leurs causeries amères, après leurs premiers contacts rudes avec la vie, empreints de cette tristesse profonde inhérente à la jeunesse, ils avaient consolidé leurs raisons de révolte, leurs théories journalistiques, leur secret désir de braver l’ordre. Comme deux tisons au feu incertain se ravivent l’un l’autre, leur sauvagerie aussi s’était allumée. Il s’en était fallu d’une circonstance – leur rencontre – qu’ils ne fussent demeurés normaux. Aujourd’hui, ni l’un, ni l’autre ne savait plus lequel avait eu le premier « l’idée ».

Et les voici arrêtés, immobiles, devant leur proie. Ont-ils été atteints, – car la chair de leur âme est encore tendre quoiqu’il paraisse, – par des arguments directs et qu’il ne sert pas de mettre en question, comme le souvenir d’une mère disparue, d’un père héroïque ! Se sont-ils souvenus, dès les premiers propos de la Marie, d’aïeules ayant choyé leur petite enfance ? Il est certaines douceurs de la vieillesse capables d’une emprise irrésistible sur l’enfant.

Ou bien seul l’aspect soudain de Marie a-t-il eu raison de leur délire criminel ? Ce n’est pas en vain qu’une vieille femme a respiré soixante années dans la paix de l’ordre et du bien, ne cessant de tenir la main au fourmillement secret des pensées méchantes, au désir des mauvaises paroles, à tout instinct suspect. Il ne se peut qu’une majesté spirituelle n’irradie sa figure. De plus, n’y a-t-il pas dans le délire même du meurtre un état de réceptivité, amplificateur de toutes les impressions, et ne peut-on croire que cette sorte de grâce qui avait jailli là d’une vieille âme claire, ait rencontré chez ces jeunes âmes sauvages la nappe des eaux souterraines et pures ? Il est aussi en psychologie une physique aux lois inéluctables.

Car ils se sont arrêtés. Le fait est là. Tous les journaux de l’époque l’ont consigné : « Les garnements avaient été retournés par les discours de la vieille dame », expliquèrent-ils seulement. Celle qui, à cette minute, devait logiquement agoniser dans son sang, tranquillement assise sur son lit, un peu penchée vers les deux bêtes féroces domptées, les considérant avec pitié, désormais les gouvernait. Mais elle ignorait encore jusqu’à quel degré elle possédait leurs âmes. Leurs mains élargies, mais toujours enfantines, n’avaient pas lâché les couteaux de boucher dont ils s’étaient munis comme pour saigner un animal. Marie ne doutait toujours pas qu’elle n’allât mourir. Seulement, elle avait eu cette suprême charité de soigner ces pauvres âmes damnées avant la sienne. Le mal, voilà ce qui l’avait terrorisée, l’esprit du mal chez des enfants et l’innocence corrompue, contraste affreux pour son vieux cœur noble. Elle avait cédé à sa tendance de conseillère, de prêcheuse, surtout d’amie de la jeunesse. Après tout, il y avait encore une conscience endormie derrière ces yeux glacés et ce regard horizontal d’enfants butés.

– Allons, reprit-elle en levant les mains, comme pour les repousser. Donnez-moi deux minutes, petits misérables, que je fasse devant Dieu mon acte de contrition, car s’il faut que je le voie t’à l’heure, j’ai besoin, premier, qu’il me pardonne toutes mes fautes.

Ils la virent se remettre droite sur son lit, tracer sur sa camisole le signe de la croix et prendre à deux mains son visage. Lereduc, le fils du pompier, le gringalet, le plus jeune, fixait les yeux sur ces vieilles mains cordées de veines, gonflées de nœuds comme du bois de chêne ; la pointe des longs doigts atteignait les tuyaux du bonnet blanc quand la paume s’appliquait au menton. À la fin, il se détourna, sa lèvre inférieure se mit à trembler, il murmura :

– Fais comme tu voudras, moi je peux plus... Et l’on entendit le bruit que fit son couteau jeté à terre. Mais Crozant était homme déjà, plus lent à se défaire de cette rage affreuse qui le possédait ; plus pénétré aussi de cet absurde sentiment d’honneur qui vous assujettit dans une méchanceté dont on rougirait de démordre. Il hésitait par honte du bien. Lereduc pleurait dans un coin de la chambre, mais lui restait immobile, à lutter contre la pitié. Lorsque les mains de la vieille tombèrent, il vit ses yeux bruns tout luisants et quelque chose d’irrésistible sur ses bonnes lèvres qui murmurèrent :

– Je vous pardonne, mes pauvres gars.

Et elle se tut, les doigts joints, les yeux fermés, comme morte déjà. Crozant s’en fut ramasser le couteau de Lereduc et le posa avec le sien sur le tapis de la table ronde, au milieu de la chambre.

– On ne vous fera pas de mal, dit-il, enfin dégrisé.

Le drame, à l’action toute spirituelle, à peine soulignée de quelques gestes, drame immobile, en somme, n’avait pas duré en tout plus de cinq à six minutes. Il s’achevait dans ce silence qui régna un instant parmi les trois êtres entre qui un si extraordinaire rapport venait de s’établir. Enchifrené par les larmes, ayant encore sa figure de petit garçon en pleurs, Lereduc revint vers le lit de Marie. Crozant en fit autant. Tous deux cédaient au besoin de se rapprocher d’elle. Cette vieille femme tutélaire les attirait, les envoûtait. Ils étaient là, collés à ses matelas, les yeux levés sur elle, attendant d’elle une manne quelconque.

Pour Marie, elle avait peine à se défaire du cauchemar, à l’abolir complètement. Elle considérait les mains des enfants, puis leurs couteaux posés là-bas sur le tapis de la Samaritaine de Paris. Enfin, elle répéta sa question du début :

– Mais qui c’est qui vous avait dit de faire ça ?

Ils s’entre-regardèrent avec une douceur d’agneaux. La décantation accomplie, il ne restait plus en eux – tout le limon tassé, pressé, introuvable au fond de leurs âmes – que le meilleur de l’homme, et par-dessus le meilleur, l’excellent, c’est-à-dire l’amour. Lereduc ne dit pas que Crozant avait parlé le premier « d’un coup à essayer ». Ni Crozant que Lereduc avait indiqué la mère Marie comme « intéressante ». D’ailleurs, le savaient-ils encore ? Ils prononcèrent presque ensemble la phrase qui sort, et avec sincérité, de toutes les bouches criminelles, une fois l’exorcisme du mal achevé, cette phrase que tous les avocats et les casuistes judiciaires connaissent bien :

– Nous ne savions pas ce que nous faisions. C’était plus fort que nous.

Car presque tous les coupables dégagent ainsi leur moi véritable, leur « personne » au sens absolu, du personnage qu’ils ont joué dans la période du crime, comme s’ils dénonçaient une complicité nouée un temps, dénouée ensuite, avec un partenaire maudit. Singulière attestation de l’esprit du mal et de ses mariages avec l’âme de l’homme !

Qu’ils eussent été fous, un moment donné, la simple et lucide bonne femme ne le mettait pas en doute. Et, assez forte pour avoir pardonné dans ce temps-là, et sous le couteau même, que devait-elle ressentir maintenant, après une telle conversion, pour les mauvais garçons qu’elle venait de rendre à l’ordre, d’enfanter au bien ! Elle lisait dans leurs yeux agrandis par l’angoisse, la confiance éperdue, une supplication. Tous deux étaient là, blottis, accrochés à sa grande puissance, à sa domination. Elle saisit leurs mains, les pressa :

– Oh ! mes pauvres petits gars, faut me promettre de changer. Moi, je ne me plaindrai pas, c’est dit. Je ne soufflerai mot à quiconque du coup que vous aviez ourdi.

Et déjà sa bonne humeur renaissant, elle riait :

– Une bouche cousue, la vieille Marie ! Mais vous, les enfants, tâchez de ne pas lui faire affront. Si vous retourniez au vice à cette heure, c’est sur elle que serait la honte, elle qui a cru en vous. Soyez plus méchants. On n’est point heureux d’être méchants. À grand hasard que vous vouliez mon argent. J’en ai point tant que vous croyez. Puis encore... dites-moi ; qui que vous en auriez fait ?

– C’était pour aller à Paris, dirent les deux pénitents.

Elle répéta :

– Aller à Paris ! Aller à Paris ! Ou à la guillotine. Mais, une supposition que vous auriez point été arrêtés, croyez-vous pas que, l’assassin, il lui reste dans lui une guillotine invisible qui le tue à petits coups ?

Et elle parlait du remords, puis de l’autre joie contraire qui vient avec la poignée de main des honnêtes gens. Eux l’auraient écoutée jusqu’à l’aube. La grâce ruisselait en eux. Et ils se défaisaient de leur fardeau, racontaient le noir travail de leur préméditation et comment depuis cinq soirs ils rôdaient autour de la maison, étudiant les habitudes de la vieille femme, ses fermetures inattaquables, et pourquoi ils avaient résolu de s’introduire chez elle durant le jour en profitant d’une absence, car ils s’étaient assurés qu’elle laissait dans ce cas ouverte la porte de la resserre donnant sur le potager.

C’est derrière les rames des haricots qu’ils avaient trouvé une cache, au crépuscule, en attendant qu’elle allât au lait chez l’équarrisseur. Rapidement alors, ils s’étaient glissés jusqu’à la resserre avec l’idée de s’y dissimuler. Mais l’endroit n’était pas sûr. Rien ne disait que la mère Marie ne viendrait pas aussi aux oignons pour la soupe. Et ils étaient montés au grenier pour s’y blottir dans la paille jusqu’à onze heures du soir.

« Ainsi, pensait à présent Marie, tandis que je dormais si tranquille, ils étaient au-dessus de ma tête à me guetter, ces mauvais garçons ! »

Et la vieille femme frissonnait maintenant comme si, après sa magnifique bravoure, la peur prenait enfin sa revanche dans une alerte à retardement.

Mais le drame qui semblait terminé allait rebondir à l’instant même en un nouvel acte.

 

 

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À l’heure où dans la nuit taciturne du village, l’appel de la vieille Marie avait retenti, Bertrand le maréchal, couché dans son lit avec sa femme, était tenu éveillé par des douleurs rhumatismales. Il eut de ses cris une perception très indistincte. Ce furent de ces sons que les sens obscurcis par le léger assoupissement nocturne n’identifient pas sur-le-champ, bien qu’en état de veille. Mais lentement, en reformant ces sons dans sa mémoire, l’homme s’alarma. Cependant, la tiédeur du lit qui engourdissait son mal le rendait paresseux. Il finit par éveiller sa femme pour savoir si elle n’avait rien entendu. Éberluée, celle-ci ne comprit pas du premier coup sa question. Il y fallut une ou deux minutes. Plus nerveuse, elle sauta du lit et s’en fut ouvrir la fenêtre. En se penchant, elle dit qu’elle voyait de la lumière chez la mère Marie et qu’elle entendait qu’on parlait dans sa chambre. Là-dessus, ils décidèrent qu’ils devaient s’y rendre. Le mari ne s’habillait qu’en mouvements ralentis. La femme partit devant disant qu’elle allait réveiller aussi le père Mathieu l’équarrisseur. Le cœur lui battait. En passant devant les fenêtres de Marie, dont l’une était demeurée ouverte, elle vit une ombre passer et crut entendre un faible gémissement. (C’était l’instant où la vieille femme, de sa bonne voix douce, faisait aux jeunes bandits sa sublime réprimande et l’on aurait dit un râle affaibli, ce débit régulier qui coulait de ses lèvres plaintivement, tout chargé de reproche.) La femme Bertrand affolée se précipita sur la porte de l’équarrisseur et l’ébranla à coups de sabots.

– Hé ! Mathieu ! on assomme la Marie !

Avant que l’équarrisseur ne fût levé et descendu, Bertrand arriva. Il dit qu’il n’avait entendu aucun bruit en passant devant la maison de Marie, mais qu’il croyait avoir vu un homme dans la chambre, bien que cependant aucune ouverture n’eût été pratiquée dans les entrées du rez-de-chaussée, tout étant demeuré clos et cadenassé.

– Prends une échelle, dit-il à l’équarrisseur, et l’on ira jeter un coup d’œil par la fenêtre.

Ce fut Mathieu, plus âgé, mais moins alourdi, qui monta. C’est ce large buste de bonhomme qui émergea soudain de la nuit et s’encadra dans la fenêtre aux yeux de ceux qu’on pouvait appeler désormais les trois amis. L’arme qu’il portait, une serpe, lui tomba des mains, quant il vit la bonne femme tranquillement assise sur son lit et catéchisant les jeunes gens, alors que les deux lames luisaient immobiles sur la table.

Mathieu sauta dans la pièce, bientôt suivi du maréchal ferrant qui achevait péniblement l’escalade. Tous deux connaissaient Lereduc et Crozant, surtout ce dernier qui travaillait plus souvent au village. Et ici, le cours naturel des choses humaines, un instant interrompu par l’inspiration miraculeuse d’une vieille femme des champs, reprit son mouvement normal. Les deux coupables, brutalisés, molestés, furent bientôt à terre sous le genou des bonshommes, en dépit des protestations de la Marie qui gémissait :

– Mais ils ne m’ont fait aucun mal, mon père Mathieu !

Jamais elle ne put faire entendre à ses rustiques chevaliers, enragés à la défendre malgré elle, le divin exorcisme qu’elle avait accompli, ni que désormais, les jeunes meurtriers, n’étaient pas plus à craindre que des anges. Pour eux, Crozant et Lereduc n’avaient que suspendu leur crime ; d’une minute à l’autre, ils pouvaient bondir sur leurs couteaux, et la voisine tomber sous leurs coups. Il ne s’en était fallu que de cette irruption du maréchal et de l’équarrisseur...

Elle eut beau faire, les deux enfants furent emmenés et conduits aux gendarmes.

De quoi la vieille Marie pleura longtemps dans son lit.

 

 

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Ici, je ne peux expliquer très clairement pourquoi les deux garnements furent traduits en justice. Il ne semble pas, en effet, que l’article 2 du Code pénal : « Tentative (de meurtre) manifestée par un commencement d’exécution, n’a été suspendue ou n’a manqué son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur », pût leur être appliqué. Il y avait bien eu dans la tentative de Crozant et Lereduc commencement d’exécution. La préméditation, les arrangements de complicité, la préparation, l’effraction, étaient réellement accomplis. Mais peut-on dénier la participation de leur volonté propre à la circonstance qui a arrêté le crime ? Sans doute furent-ils déclarés punissables pour les faits qui avaient précédé leur désistement volontaire. Quoi qu’il en fût, cette histoire se termina effectivement, dans la réalité, devant le Tribunal pour enfants.

Les principaux témoins cités furent Bertrand, Mathieu et la vieille Marie.

Lorsqu’elle fut appelée au prétoire, l’on vit dans sa belle robe de mérinos noir la grande paysanne aux larges épaules, la tête droite sous le bonnet à rubans, qui s’avançait d’un pas ferme, d’un air recueilli. L’appareil de la justice, la figure des juges, la hauteur du plafond, lui donnaient du respect et point de trouble.

Mais lorsque ses yeux qui cherchaient découvrirent à droite, dans leur box, Crozant et Lereduc entre les gendarmes, il y eut dans toute sa personne un inexprimable redressement comme en ont les mères qui voient incriminer leur enfant. Elle jeta un regard de défiance au jeune stagiaire qui allait dans un instant les défendre. Qu’allait-il dire, bon sang ! Qu’allait-il imaginer de comparable à ce qui bouillonnait dans sa poitrine à la vue de ces enfants pitoyables ! Elle les avait mis au monde des honnêtes gens ; elle y suivait toute tremblante de joie leurs premiers pas. Que ne les avait-elle entendus, lors de l’interrogatoire, à l’instant même, répondre à l’accusation par des propos de repentir et une humilité qui avaient secoué d’émotion secrète les magistrats impassibles !

Ceux-ci furent étonnés devant cette campagnarde qui prêtait serment avec tant d’aisance, dépouillée de toute gaucherie et pleinement assurée en usage : même, disons le mot, en noblesse. On lui demanda ce qu’elle savait sur les inculpés.

– Ce que je sais, monsieur le juge, ce que je sais sur eux ? Plus long que les gendarmes, et plus long que tout mon village, certes, car je les ai vus arriver sur moi comme des loups furieux ; oui, à quinze ans et demi et à dix-sept ans, ils en étaient à venir tuer une vieille femme afin d’avoir un peu d’argent. Et pour quelques bonnes paroles qui me sont sorties toutes seules du gosier devant tant de jeunesse et tant de méchanceté, j’ai eu aussitôt sous les yeux des agneaux. Fallait-il donc que jamais il n’en soit parvenu à leurs oreilles, que la première venue comme moi, pauvre bonne femme ignorante et imbécile, qui ne connaît pas deux mots de raison, les ait retournés à la minute ! Monsieur le juge, moi je dis que, jusque-là, il leur avait manqué d’être bien appris et de savoir que le mal est le mal, car vous le voyez, en a pas fallu beaucoup pour les remettre dans le bon chemin. Et maintenant qu’ils y sont, c’est pour toujours, je veux bien le jurer encore la main en l’air s’il le faut. Plus d’un coup je suis été leur rendre visite à la prison, où rien que d’apercevoir la mère Marie ils pleuraient comme des nigauds. Ils veulent bien être condamnés parce qu’ils l’ont mérité, mais moi, à votre place, monsieur le juge, je ne les condamnerais pas, car c’est pas demain, c’est aujourd’hui qu’ils doivent montrer au monde combien qu’ils sont changés. La prison, elle leur apprendra rien de bon, tandis que s’ils restent près de la vieille Marie, ils ne voudront pas qu’il soit dit qu’elle leur a pardonné pour rien. Je supplie ces messieurs du tribunal qu’ils soient assez bons pour les remettre en liberté. J’aurai l’œil sur eux. Je réponds d’eux. Je veux bien avoir le cou coupé à leur place s’ils recommencent.

Blêmes, immobiles, mais avec une dignité récupérée qui donnait un charme étrange à leur attitude triste, les enfants criminels, sans affectation de remords, simplement, avec la grande humilité de leur repentir, inclinaient silencieusement la tête, à plusieurs coups. On sentait qu’ils s’engageaient. Et le président vit leur regard pur.

Les journaux, en leur temps, signalèrent spécialement dans ce fait divers l’impression produite par cette plaidoirie inattendue de la victime en faveur de ses agresseurs. Tous mentionnèrent que la vieille femme était venue à l’audience pour les innocenter et que cette défense éloquente eut sur le tribunal une action considérable. Mais il est probable que le mot « éloquent » fut bien fort et bien faible à la fois pour dépeindre le pouvoir spirituel qui avait passé sur ces lèvres usées par la vie, et qui distillaient de la justice absolue dans ce prétoire de justice humaine. L’éloquence consiste en des mots habilement disposés pour produire un fluide actif sur les esprits. Mais dans le mauvais français de la mère Marie, c’était une âme de femme qui s’imposait, une vieille âme, pétrie par soixante années de vertu, de noblesse et de charité véritable.

Les deux enfants furent acquittés et remis à sa surveillance.

Voici vingt ans que ce drame moral s’est passé. La vieille Marie n’est certainement plus, et si la guerre les a épargnés, ceux que j’appelle ici Crozant et Lereduc sont actuellement des hommes presque mûrs. Je ne suis pas informée de ce qu’ils sont devenus, ni de leur persévérance sur la route où nous les avons vus s’engager après leur crime manqué. Mais cette persévérance, je l’affirme en toute ignorance de cause. Car il ne se peut qu’un terrain humain assez sensible à la grâce pour manifester sous son action un pareil amendement, ait pu la dissiper complètement, ni que l’enfantement de cette fière vieille femme de notre race ait pu donner en fin de compte deux cadavres.

 

 

Colette YVER, Cher cœur humain !,

Calmann-Lévy, 1932.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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