V.-V. ou Sancta sanctis

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Colette YVER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SŒUR Rosalie était pour les malades pauvres soignés à domicile.

Cinquante ans, une sérénité à la Philippe de Champagne, des yeux d’orante, un brin de moustache, des lèvres prêtes pour le baiser au lépreux sous son grand oiseau blanc aux ailes empesées. On ne voyait qu’elle dans le sixième arrondissement, de la rue Vavin à la rue du Vieux-Colombier, purifiant le trottoir de ses souliers plats, traînant au bras son grand panier noir chargé de ventouses et de clystères.

Tous les médecins du quartier, tous les pharmaciens la connaissaient, tous les bouchers et les épiciers qu’elle rançonnait, tous les appartements riches qu’elle taxait – percepteur de Dieu près de qui ceux de la République semblaient discrets. On parlait d’elle dans les salons. Ces messieurs de la conférence Saint-Vincent de Paul, dont le président était le bon M. Février, ne niaient pas qu’elle eût guéri miraculeusement des malades. Des journalistes l’avaient interviewée. Son portrait avait paru dans le Matin. Souvent, en son couvent où elle vivait avec cinq religieuses anodines, des visites venaient contrarier sa passion, retarder ses rendez-vous avec les cancers, les lupus, avec les tuberculoses du quartier. Elle était alors sur les charbons, recevait les gens comme une femme du monde qui sait qu’un homme, pendant ce temps, se meurt de l’attendre. Mais, pour sœur Rosalie, ils étaient vingt, ils étaient trente. Et ceux-là aussi attendaient le passage de l’amour.

 

 

*

*   *

 

 

Un après-midi, le panier déjà au bras où brinqueballaient sa seringue de Pravaz, ses thermomètres, une verroterie barbare, elle allait franchir le seuil du couvent quand se trouva devant elle une jeune dame en peau de panthère, des souliers beiges constellés de perles, la bouche écarlate, les yeux un peu violets, qui lui parut une princesse bien jolie. Sa voiture, devant la porte, bouchait toute la rue. Elle s’arrêta, fixa sur la religieuse un regard anxieux, craintif. Une voix suave prononça :

– Vous êtes certainement sœur Rosalie...

On la fit entrer dans le parloir. Elle s’assit parcimonieusement sur la moitié de la chaise de paille, au-dessous du portrait de Sa Sainteté. Sœur Rosalie, nerveuse, coupa sans onction le silence :

– Vous avez désiré me voir, madame ? Je suis assez pressée.

– Pressée d’aller visiter des malheureux ? dit la jeune dame, dont le regard était ravissant. Mais, ma sœur, qui vous dit si ce n’est pas une malheureuse qui vous retient en ce moment ? Un cœur plus malade que les corps près de qui vous couriez ?

Dans le parloir, grâce aux rideaux blancs, elle prenait une beauté angélique. Ses pleurs coulaient avec une infinie distinction, retenus, aurait-on dit, par un fil ainsi que les perles du collier. Sœur Rosalie se sentit en présence d’une personne de la haute société.

– Vous avez peut-être perdu quelqu’un de cher ? demanda-t-elle.

– Justement, dit la jeune dame affligée.

– Nous retrouverons au ciel ceux que nous avons perdus, dit sœur Rosalie.

– Je l’espère, soupira la jeune dame, mais je ne suis pas encore au ciel et je souffre.

Sœur Rosalie observa, là-dessus, judicieusement que la jeune dame n’était pas en deuil.

– Ce n’est pas un enfant ?

La jeune dame secoua la tête.

Elle paraissait si jeune que la religieuse en conclut à un fiancé mort, pour lequel on ne se met pas en noir. Aussi décida-t-elle de l’appeler, désormais, mademoiselle.

Cependant, sur ce ton que sœur Rosalie connaissait bien, quoique cette fois, avec des termes choisis et des notations raffinées que suggèrent la naissance et l’éducation, la jeune désolée expliqua ses états d’âme. La vie lui était à charge. Aucun plaisir ne la tentait plus. Elle était incapable de travailler.

– Vous travaillez donc, mademoiselle ? dit sœur Rosalie, stupéfaite.

– Je suis artiste, ma sœur.

Sœur Rosalie l’évoqua dans un hôtel du quartier de l’Étoile, ses pinceaux à la main, sous l’oeil d’un père et d’une mère éblouis.

Les artistes intéressaient la religieuse qui n’en comptait point parmi ses contribuables. Curieuse et subjuguée, elle la trouvait, de minute en minute, plus convenable, plus recommandable, plus comme il faut. Surtout quand cette pauvre jeune fille eut dit son dégoût de la vie, et sa tentative de s’y raccrocher par le contentement qu’on prétend que procure le bien accompli – cependant qu’elle glissait dans les doigts de sœur Rosalie deux billets de la plus haute valeur.

– Si vous découvriez quelque grande misère, ajouta-t-elle, écrivez-moi. Je suis Viette Valenzia, V.-V., comme on dit à Paris...

Sœur Rosalie fit un geste d’ignorance.

– V.-V., reprit la charmante jeune fille, V.-V. des Folies-Bergère. On voit bien que vous ne regardez pas les affiches, ma sœur.

Sœur Rosalie eut à son tour les larmes aux yeux, en serrant les billets de banque.

– Que Dieu vous rende un jour celui que vous avez perdu, murmura-t-elle, oraison jaculatoire, cri d’une reconnaissance intraduisible.

Et elle pressait les mains généreuses aux ongles extraordinaires.

– Ah ! soupira la jeune artiste, qu’il fasse le plus vite possible !

 

 

*

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Le président de la conférence Saint-Vincent de Paul, le vieux M. Février, cet avocat bien connu au Palais, pour ce que, empêché par sa conscience, il n’avait jamais accepté de plaider un divorce, vit arriver un matin, dans son cabinet, sœur Rosalie, les yeux plissés d’un bon rire. Lui, rappelait assez M. Thiers avec ses lunettes. Soixante années d’une vie parfaite ne lui avaient guère laissé les loisirs de la gaîté. Il lui demanda ce qu’il y avait. Elle lui montra ses billets de mille francs et lui dit qu’elle en aurait désormais à discrétion pour ses pauvres.

– C’est, dit-elle, une ravissante petite danseuse des Folies-Bergère qui va me ravitailler à partir d’aujourd’hui.

Et même, d’un air très « vie parisienne », elle ajouta :

– Vous savez bien, V.-V....

M. Février eut l’impression que toute l’existence de la vénérable religieuse croulait dans la fange. Des affiches artistiques où les longues jambes célèbres de Viette Valenzia n’étaient hélas ! que trop bien représentées, surgirent des ombres de son cabinet. On la voyait en plein mouvement, vêtue seulement d’un arc-en-ciel.

– Ma sœur, murmura-t-il d’une voix sourde, comment avez-vous accepté ?

– Ah ! répliqua la religieuse, on raconte tant de choses ! Ce n’est pas écouter, c’est voir qu’il faut. Cette jeune fille-là est aussi décente, aussi modeste, aussi bien élevée que nos paroissiennes. Elle se peint un peu le visage ? La belle affaire ! Madame la vicomtesse de Badiane a, je vous le garantis, plus de rouge et plus de bleu – et qui se voient davantage. Celle-là, on lit la pureté dans ses yeux, à telles enseignes qu’elle n’aspire qu’à mourir pour aller retrouver au ciel celui qu’elle a perdu.

– Qui a-t-elle perdu ? s’enquit le vieil avocat sèchement.

Sœur Rosalie baissa les yeux ; sous sa lèvre ombreuse flotta un sourire de femme avertie :

– Assurément, pas un frère, monsieur le président. Je connais assez la vie pour discerner un chagrin d’amour. Mais je sens que cette petite pleure l’homme auquel elle allait donner sa vie. Il s’agissait certainement d’un mariage.

M. Février soupira :

– Sancta sanctis, ma sœur. Tout devient pur aux yeux des saints ! Mais moi, dans ma carrière, j’ai remué assez de boue...

– Et moi, renchérit orgueilleusement sœur Rosalie, piquée au jeu, pensez-vous que je n’aie jamais soigné des femmes de mauvaise vie ?

Ainsi se renvoyaient la balle de l’innocence ces âmes candides qui se flattaient à qui mieux mieux d’avoir frôlé Satan.

Néanmoins le président des messieurs de saint Vincent de Paul décida que cet argent, étant une aumône, ne devait pas, quelle qu’en fût l’origine, être repoussé.

 

 

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*   *

 

 

Viette Valenzia qu’avait quittée désespérée, voilà six semaines, le jeune chef de cabinet des Beaux-Arts, malgré ses bonnes œuvres ne le voyait pas revenir. Aucune consolation possible, aucun succès savoureux. Seule la sainteté de sœur Rosalie l’attirait. Elle retourna la voir. Comme on fait un voyage après un chagrin d’amour, elle débarquait là dans des parages inconnus qui trompaient, par leur nouveauté, son ennui. Elle aima le parloir aux chaises de paille, les portraits du Pape et de la jeune sainte Thérèse, les semelles de feutre, si symboliques, pour glisser sans le souiller sur le parquet reluisant. Elle savait cet art. Un commerce charmant s’établit entre elle et la sainte religieuse. On ne parlait que des malheureux, des malades. À chaque histoire contée par sœur Rosalie, la tendre V.-V. ouvrait son petit portefeuille embaumé.

Un jour, elle arriva sans collier de perles et supplia la religieuse de la conduire chez les pauvres. Elle avait mis une simple robe de drap noir, un feutre noir qui épousait avec si peu de détours son visage rond, qu’elle n’avait jamais paru si ingénue. On ne lui aurait pas donné vingt-cinq ans. Les billets de cent francs ce jour-là plurent sur les grabats. Elle décida sur-le-champ d’envoyer à la campagne deux jeunes poitrinaires, se chargeant de tous les frais. Sœur Rosalie en était effarée.

– C’est trop, c’est trop ! disait-elle.

V.-V. riait de bon cœur. Il y avait longtemps ! Elle disait :

– Mais puisque j’ai vendu mon collier !

Sœur Rosalie rapporta le fait à M. Février et elle ajoutait, les yeux agrandis et d’un air d’exagérer :

– Un collier de trois ou quatre mille francs, je suis sûre !

 

 

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M. Février avait les oreilles rebattues de Viette Valenzia. La diabolique apparition de l’affiche aux longues jambes avait fait place à une figure mystérieuse, étrange, qu’il cherchait à fixer. Quand on lui conta l’affaire du collier, derrière ses lunettes on crut voir ses yeux humides. Il n’était pas de repas, dans la grande salle à manger de la rue d’Assas, où il ne parlât à sa femme de cette jeune danseuse.

– Laissez-moi tranquille avec la jeunesse de cette créature, disait madame Février. Avant la guerre, elle dansait déjà.

Ou bien encore :

– Sœur Rosalie est d’une inconséquence !

– Mais, reprenait M. Février, il y a chez les femmes de théâtre d’heureuses exceptions. Plus que vous ne croyez, ma chère amie, plus que vous ne croyez ont su préserver leur innocence dans des milieux abominables.

Et M. Février rapportait chez lui tous les traits touchants de V.-V. Il les collectionnait comme les pièces d’un dossier pour une de ses plaidoiries. Il ne manqua pas d’informer madame Février de l’histoire du collier vendu. Il défendait affectueusement la jeune artiste, la protégeait de loin, prenait un secret plaisir à lui constituer une petite dot de vertus.

Cependant, il ne l’avait jamais rencontrée.

On le voyait aller plus souvent que de coutume au couvent de sœur Rosalie pour lui signaler une pneumonie rue de Vaugirard, une naissance rue Cassette. Et il disait incidemment :

– Vous n’attendez pas mademoiselle Valenzia, aujourd’hui ?

À force de jouer, il gagna. Un après-midi qu’il s’attardait au parloir, elle arriva.

Avec sa subtilité bien connue, elle avait pris déjà le ton de la maison. Elle faisait dame d’œuvres, jeune fille sociale, congréganiste. Pour un peu, elle se serait parfumée à l’encens. Elle était habillée d’un tailleur beige, qui descendait sa taille de Grecque, coupait ses admirables jambes. Le vieillard était aussi ému que si on l’eût présenté à une souveraine. C’était la première fois qu’il approchait de si près une personne vouée à Apollon. Cette femme si douce et si réservée était aussi éloignée qu’une madame Février des spécimens de la galanterie que le président de la Conférence de Saint-Vincent de Paul avait connus, étant stagiaire, sous la forme de ses clientes de Saint-Lazare. Il s’effondrait de respect devant elle, demandant tout bas pardon à cette noble créature d’avoir naguère douté de son innocence.

– Mademoiselle, dit-il, au nom de la Conférence de Saint-Vincent de Paul et de tous ces messieurs dont je vous apporte ici les hommages, laissez-moi vous remercier. Vos bienfaits sont tombés sur les malheureux comme une rosée céleste !

V.-V. connaissait là entre Sa Sainteté et la petite sœur Thérèse, entre sœur Rosalie et M. Février, une apothéose de sa vertu. Vertueuse, elle l’était rigoureusement depuis trois mois. Implacable, inexorable. Aujourd’hui, elle se sentait baigner ineffablement dans la suavité et son visage exprimait cette paix spirituelle.

– Je n’y ai aucun mérite, monsieur, dit-elle. J’ai goûté à faire un peu de bien plus de joie qu’aucun applaudissement ne m’en a jamais donné.

Et ils parlèrent de leurs pauvres.

 

 

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Du jour qu’il eut entrevu mademoiselle Valenzia, M. Février fut aussi transformé que s’il avait été favorisé d’une apparition. Il ne parlait que de rendre la vertu aimable, séduisante. Il devait la voir en tailleur beige avec des yeux un peu violets. Que de fois ne s’écria-t-il pas auprès de madame Février :

– Ah ! ma chère amie ! si vous connaissiez cette jeune fille !

Madame Février finit par en être importunée. Elle s’en ouvrit à l’archiprêtre, M. l’abbé de Bréault, lui démontrant le pied que cette créature prenait dans les œuvres de la paroisse. L’archiprêtre savait que sœur Rosalie jetait à présent l’argent par les fenêtres et qu’elle le tenait d’une actrice. Il n’y voyait pas de péché. Néanmoins, il ne fut pas fâché de se renseigner sur cette femme près du président de la Conférence, homme du siècle, homme d’expérience et qui avait eu le privilège de la voir. À la première occasion, dans la sacristie, il l’interrogea.

– Cette demoiselle Valenzia, qui donne beaucoup ici, est-elle, malgré son état, suffisamment... recommandable ?

– Ah ! mon cher archiprêtre, répéta encore M. Février, transfiguré, que ne connaissez-vous cette jeune fille ! Moi-même, qui ai remué tant de misères morales, je n’aurais pas cru que l’on pût trouver là une âme si pure. C’est une de ces femmes de théâtre mûres pour le Carmel.

– Vraiment, dit l’archiprêtre, intéressé. Et vous la voyez souvent ?

– J’ai eu l’honneur de la rencontrer trois fois chez sœur Rosalie, lorsqu’elle lui apportait ses largesses...

– C’est une âme à suivre, dit M. de Bréault.

 

 

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M. l’archiprêtre de Bréault, à soixante-six ans, n’avait, de sa vie, contemplé de ses yeux une actrice. Leurs noms frappaient sans cesse ses oreilles de vieux Parisien. Les théâtres hantaient sa vue comme de mauvais lieux, mais il avait souvent regretté de ne pouvoir entendre Polyeucte à la Comédie-Française, ni, à l’Opéra, le Trouvère, dont il adorait l’ouverture. Quand il tournait autour de ces édifices, il essayait de s’en représenter l’intérieur. Puis, il offrait à Dieu le sacrifice de ces belles œuvres classiques, dont il était privé. À vrai dire, les actrices, bataillon satanique, étaient la vraie raison d’une telle prohibition. Sans la femme tentatrice, qui eût empêché les hommes consacrés à Dieu d’aller voir leurs frères représenter de beaux drames sur la scène ? Il se l’était dit maintes fois.

Aujourd’hui, voici que l’une d’elles, et qui dansait, sans doute, dans un costume indécent, comme Hérodiade, s’était insinuée au cœur de sa paroisse, animée des plus pures et des plus rénovatrices intentions. Il pensa que, malgré l’étrangeté du cas, il n’y aurait pas de mal à la voir et qu’il saurait, au contraire, lui dire quelque bonne parole. Et un jour qu’il passait devant le couvent de sœur Rosalie, le démon de la curiosité le pressa d’y entrer avec l’espoir que mademoiselle Valenzia y serait peut-être. Mais V.-V., qui permutait alors des Folies-Bergère au Moulin-Rouge, et se trouvait fort occupée de contrats et de créations, négligeait un peu sœur Rosalie. Une fois, deux fois, M. de Bréault fut déçu.

Lorsqu’il croisait M. Février, dans l’église, après la messe de sept heures, il lui demandait parfois :

– Et cette pauvre âme ?

– Toujours bienfaisante, disait le président de la Conférence ; toujours édifiante. Les deux jeunes tuberculeuses, ses protégées, sont installées à Viroflay. Elles n’ont déjà plus de température.

– C’est miraculeux ! disait l’archiprêtre, sans qu’on sût de quel miracle il voulait parler.

Cependant sa curiosité psychologique croissait et aussi l’impression qu’il allait perdre l’occasion d’une expérience d’âme extraordinaire. Enfin, il dit un matin :

– J’aimerais bien la connaître, cette pauvre âme.

Le visage de M. Thiers, qu’avait M. Février, s’irradia :

– Je n’aurais pas osé, mon cher archiprêtre ; mais puisque vous ne dédaignez pas de descendre jusqu’à elle, j’arrangerai une rencontre.

 

 

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*   *

 

 

Ce fut un soir d’avril, aux environs de Pâques, dans la grande salle à manger de la rue d’Assas. Sur la nappe damassée, un surtout d’argent portait du lilas blanc et des pâquerettes ingénues. M. l’abbé de Bréault, à droite de madame Février, faisait vis-à-vis à une jeune femme en noir, à peine poudrée, comme une veuve, qui était mademoiselle Valenzia. Après le benedicite, il y eut le silence du potage ; puis la conversation s’éleva discrète, chuchotante, entre haut et bas, comme il convenait dans une telle maison, la fleur du sixième ! Mademoiselle Valenzia parla tout naturellement de sœur Rosalie. Madame Février dit qu’il était bien regrettable que les religieuses ne pussent assister à un repas. Effectivement, elle manquait ici, et chacun renchérit. Madame Février, la tête droite, soutenue par un haut faux col blanc, comme en 1900, s’appliquait à garder également les distances du rang et les attaches de la plus spontanée sympathie. Malgré les appréhensions de son mari, elle ne s’était pas refusée à ce dîner sensationnel. Elle y avait souscrit en opposant à peine quelque objections de convenance, tant son esprit se trouvait lui aussi démangé de curiosité vis-à-vis de cette danseuse convertie : mademoiselle Valenzia n’avait point paru, qu’elle aussi était tombée sous le charme.

Dieux ! cette femme que son esprit ne pouvait évoquer que dans la posture d’un affreux cancan, ainsi qu’au siècle dernier, elle se montrait aujourd’hui semblable à une jeune fille de la rue Madame ou de la rue de Varenne. N’ignorant pas, au fond, que V.-V. eût passé quarante ans, madame Février la traita comme une enfant qu’on accueille affectueusement.

Viette Valenzia, animée d’une sincérité absolue vis-à-vis d’elle-même, vivait ineffablement une heure de la vie qu’elle aurait pu connaître si elle était née de monsieur et madame Février plutôt que d’un bistro de Ménilmontant. Mimétisme admirable ! elle fut vraiment à ce dîner la femme hypothétique qu’elle avait manqué à devenir. Elle ne trompait personne, ne jouait aucune comédie. Elle fut celle que l’on croyait lorsqu’elle parla des religieuses, de la vie monacale, et qu’elle soupira :

– J’ai eu souvent la nostalgie du cloître !

M. l’archiprêtre parla des Carmélites. Elle haussa la conversation jusqu’à la jeune sœur Thérèse, dont elle avait une photographie dans son livre de messe.

Elle ne but pas de vin, mangea comme un oiseau. Madame Février eut l’impression d’avoir traité un ange.

Malheureusement, dès neuf heures et demie, mademoiselle Valenzia regarda son poignet et dut se retirer. Par politesse, M. l’archiprêtre en fit autant.

– Monsieur le curé, dit-elle, j’ai ma voiture, je vous remettrai chez vous en passant.

L’archiprêtre se sentit comblé. Quand, après les adieux, il pénétra dans la monumentale auto où il mirait aux panneaux ses cheveux blancs, il éprouva un mouvement de fierté qu’il dut réprimer. Puis, mollement assis auprès de Viette Valenzia, il parla de la grâce de Dieu qui travaille insidieusement dans les âmes, et il vit la jeune femme essuyer un pleur. Quand ils furent devant le presbytère, il s’inclina respectueusement devant elle, remercia et disparut.

Alors, V.-V. se pencha et dit au chauffeur :

– Vivement au Moulin-Rouge, mon vieux, je passe au 3 après l’entracte !

 

 

 

Colette YVER, Cher cœur humain !,

Calmann-Lévy, 1932.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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