Citations et extraits

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Félix LECLERC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Extraits choisis du Calepin d’un flâneur (1961)

 

 

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Les œuvres se font dans des cachettes.

On ne voit pas les oiseaux pondre sur les terrasses.

 

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Depuis qu’il est devenu important, il se conduit mal. Sa place était subalterne.

 

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Suis pas un dur, suis pas un mou, suis un doux.

 

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Le genre humain a une grande blessure qui n’arrive pas à se cicatriser.

 

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Sois aux aguets, sois en alerte. C’est peut-être aujourd’hui que tu rencontreras la mort, ou la chance de ta vie, ou l’inestimable fortune que tu caches dans un tube d’or au fond de ton âme pour les mauvais jours, l’amour.

 

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Je suis sûr qu’il sait à peine lire.

Je m’en vais avec ma grosse tête pleine de culture, de lectures et de mensonges, je la secoue et elle sonne creux. Je mourrai demain, on dira « tiens » et c’est tout ; un vide pas plus gros que si on déplaçait un petit caillou de grève, mais lui le forgeron quand il mourra, douze, quinze vieux seront désemparés, perdus. Dans ce coin de village, il y aura un trou immense comme celui dans une cathédrale bombardée. Viennent là un jardinier, un soigneur de chevaux, un vidangeur, un traversier en retraite, un rentier bavard qui parle d’une petite voix claire en balançant ses petites pattes, un garçon à méchante tête vêtu de blanc comme une fille et sur le plancher : deux petits chiens et des enfants.

– Bonjour.

Et la porte du forgeron s’ouvre et se ferme. Chacun vient s’y chauffer. On donne à l’ancien luthier la meilleure place de la forge, près de la fournaise, un siège d’auto, parce qu’il est le plus vieux et le plus grand.

Vient-on entendre la parole du forgeron ? Il ne dit mot. Un clou à la bouche, penché sous le cheval, il cogne et chausse, lime et souffle le feu et pousse les lunettes sur son nez tout en regardant l’assemblée.

Ce n’est pas le Christ et pourtant... me dis-je. Tous et chacun des hommes venus ici ont un foyer propre sans crottin sur le tapis, ni odeur de cuir et sueur de cheval dans la cuisine, ni grossiers outils appuyés au mur. Pourquoi venir ici ? Y couler des heures à parler de la tempête de neige qui durera jusqu’à demain au moins, de l’auto enlisée près du lac, du pendu du troisième rang et du salaire des institutrices ?

Pan, pan, ding, zim, zim, et le forgeron s’affaire. Son travail est plus intéressant à observer que si on écoutait une voix raconter une histoire des Mille et une nuits.

Les deux grandes portes s’ouvrent. Une buée d’air roule dans la forge comme la vapeur d’un chaudron sur le poêle s’échappe quand on entrebâille le couvercle. Deux chevaux sortent, deux autres entrent et puis une sleigh dont il faut réparer le patin et voilà trois clous neufs, longs, à tête plate, bien forgés, qui remplaceront les vieux clous du patin. Toi, voilà ton manche de pelle et toi cette griffe pour tenir la chaîne de ton bacul. Moi rien.

Je n’ai ni chevaux, ni outils. Il ne peut rien faire d’utile ou de bon pour moi.

Je m’en vais avec ma grosse tête pleine de culture, que parfois je lancerais dans le lac...

 

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Mettez-le dans l’embarras : demandez-lui son opinion avant que les faiseurs d’opinion aient émis la leur.

 

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On reconnaît l’artiste à ses œuvres, non à ses projets.

 

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Il portait la connaissance et l’instruction dans sa tête comme un poteau de téléphone. Mais mort aussi comme un poteau de téléphone.

 

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On aime mieux voir des artistes que des salles. (Lire : faites des artistes et non des salles.)

 

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Puise à la source et non dans le petit lac que vient de faire la pluie. (Comprendre : l’éternité de préférence à l’actualité.)

 

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Tout est soleil, tout est poli,

ainsi commence la tragédie.

 

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Condamné à être heureux, j’en suis bien malheureux.

 

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À la douceur d’aimer, le mauvais pauvre préfère de mille fois celle de haïr.

 

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« J’ai mûri mon âme », pour « j’ai réfléchi ». (Mon père)

 

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Combien minable est le bel habit du pauvre et comme peuvent être élégants les haillons du riche !

 

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Il est maigre, il gueule. On l’engraisse, il se tait.

 

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Un savant place cette annonce dans le journal : « Échangerais tout ce que je sais pour ignorance. » Un ignorant se présente, ils échangent leur place. Le savant meurt d’ennui et l’ignorant de peur.

 

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La première dit : « J’ai besoin d’eau », elle va à la rivière.

La deuxième dit : « J’ai besoin de courage », elle va chez les malades qui réapprennent à marcher.

 

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Peut-on vivre sans chansons ? Certainement si vous pouvez vivre sans enfants.

 

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La calomnie est une guêpe. Pour t’en défaire, laisse-toi piquer.

 

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Les idéalistes ne sont pas allés à la guerre.

 

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Quand violemment viendront les grandes marées d’amour, toi le brave, tu couleras comme un billot.

 

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L’oiseau de dehors et l’oiseau dans la cage ; les deux changent de place. Non, ils ont changé de cage.

 

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Le lierre comme l’ennui enveloppe doucement ce qui ne bouge pas.

 

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Il y a ceux qui demandent sans cesse.

Il y a ceux qui ne demandent rien.

Il y a ceux qui apportent.

 

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Elle lit beaucoup, elle écoute beaucoup, elle étudie beaucoup, elle pardonne beaucoup. Si vous lui dites qu’elle est cultivée, elle est toute surprise, elle ne le savait pas.

 

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Il y a des pays où l’État paie l’étudiant et lui dit merci.

 

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Chaque pomme est une fleur qui a connu l’amour.

 

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Si je n’étais pas si lâche, je serais pauvre.

 

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Depuis le temps que l’égoïsme mange la charité. Quel mystère qu’elle soit encore vivante.

 

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Il crie qu’il est libre. On l’est tous à peu près comme le cerf-volant...

 

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L’enfer ne lui fait pas peur. Ce qu’il ignore, c’est qu’il ira et il n’est pas préparé.

 

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Être heureux, c’est-à-dire avoir une tête qui ne pense pas.

 

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Même si tu recules, tu avances vers la mort.

 

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La vie. On se lève, on part au pas, puis au trot, puis au galop, puis au trot, puis au pas, puis on se recouche.

 

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Sur ce qui nous arrive, il ne faut blâmer que soi-même. Oui, c’est désagréable.

 

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À soixante ans, héros de trois guerres, il marche les yeux baissés, quand il est chaperonné par sa femme.

 

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J’ai vu le diable cette nuit. En pleine forme. Et je lui plais. Ça m’inquiète.

 

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« Pauvre enfant », dit la mère à son fils qui a gagné le prix de poésie au collège.

 

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« À qui ce château ? » On ne sait plus. Mais on sait que tous ceux qui l’ont habité l’habitaient comme ne devant jamais mourir.

 

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Le rêve de la petite fille seule : aller vers la mère qui en a déjà onze.

 

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Le large sourire épanoui de ceux chez qui tout va mal.

 

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Faire semblant d’avoir perdu son chemin, aller saluer une famille dans le malheur, laisser aux enfants quelques oranges et aux parents quelque argent, tu n’as pas perdu ta journée. Même le roi se souvient de celui qui lui a donné une orange.

 

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Bardé de fer et de morgue, l’homme est fait pour l’amour.

 

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Une feuille c’est rien du tout. Il y en a des milliards dans les arbres. « C’est un organe végétal parcouru de nervures fixé à une tige qui porte le limbe vert », dit le dictionnaire. « Et les stomates de l’épiderme des feuilles font des échanges d’oxygène, de gaz carbonique, de vapeur d’eau entre le végétal et l’atmosphère. »

Un rien, quoi ! Mais il faut le faire. Qui l’a fait ? Qui a fixé ces lois ?

 

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Le simple soldat qui va communier prouve deux choses : son doute sur le royaume d’ici-bas, sa croyance en l’existence d’un autre. Son geste gêne ceux qui ont trouvé le bonheur sur terre.

 

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Il ne prie plus mais rôde dans les églises ; comme le pêcheur qui ne pêche plus rôde sur les quais de son enfance.

 

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On parle de l’angoisse des auteurs devant la page blanche. Si on parlait de celle de la page blanche quand les auteurs dévissent leur plume !

 

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Comment se fait-il que le sage soit devant sur son âne, et nous, loin derrière sur nos pur-sang ?

 

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Sous le projecteur, on ne voit pas les autres.

 

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Son discours contre l’argent lui a rapporté une somme folle.

 

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Pour garder les moutons, un chien est mieux qu’un aigle. Ceux qui planent devraient-ils gouverner ?

 

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Les vieillards, les mystiques, les amoureux ont des rendez-vous hors de la terre.

 

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Beaucoup de choses m’enragent, m’effraient, me chagrinent, m’amusent, me transportent. Aucune ne m’étonne.

 

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Le sage ne veut être l’obligé que des humbles. C’est pourquoi il s’assoit peu à la table des orgueilleux.

 

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Si tu veux savoir si tu as des amis, arrange-toi pour faire de la prison.

 

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Un orgelet, une écharde, une engelure, une pelure de banane déséquilibrent le grand homme.

 

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La fameuse poire pour la soif qu’il se gardait pour ses vieux jours, c’est des héritiers inconnus qui l’ont mangée.

 

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L’imbécile est celui qui vous rabâche une chose que vous savez déjà. L’idiot, une chose qui n’a ni queue ni tête. Le stupide, rien du tout, parce qu’il ne pense pas. Mais le simple vous apprend une chose à laquelle vous n’aviez jamais pensé.

 

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Que faire de cet homme qui n’accepte pas d’argent, qui prend le chemin de la prison, à qui les plaisirs de la table ne disent rien, qui donne tout ce qu’il possède et qui mène ses frères à l’indépendance ? On arme un de ses anciens élèves (à qui il a fait du bien) pour qu’il le fasse disparaître. Pourquoi ? Parce qu’en ce bas monde, toute personne qui se met contre les intérêts d’argent détraque le rouage éternel. La loi humaine dit : tue-le. La divine : ne le tue pas. Au dernier comptage, les humains sont fort en avance.

 

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La lumière n’est pas une privation pour la taupe.

 

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Rêve d’être l’archange de neuf pieds de haut, non pour châtier les autres, mais toi-même.

 

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Pour l’homme qui commence sa vingtième heure dans un train d’Europe à la recherche de sa femme, pour l’innocent qui a payé un crime commis il y a cinq siècles, pour le garde-côte qui fait sa ronde, pour l’étudiant qu’on interroge, la perdrix qui saigne, la jolie femme qui prépare le repas de la brute, les petits chats qui naissent, le canard qui fuit la balle, pour la fille qui travaille de nuit, le pianiste devenu fou, pour le malade, pour celui qui va tomber de l’échelle, pour le petit vieux qui ne sait pas où mourir, pour l’enfant qui naît quand rôde l’incendiaire, pour les amours impossibles, que votre règne arrive...

 

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Celle qui a passé presque toute sa vie en prison au pain et à l’eau : la liberté.

 

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Il est pauvre celui qui crie : « Un tel a volé mon idée, ou mon manteau, ou ma bourse. » Le riche, lui, ne dit rien. Il est assez riche pour se faire voler.

 

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Précédés de motards, les gros passent en trombe, éclaboussant la plèbe ; ils se rendent au parlement signer l’abolition des privilèges.

 

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On lui bâtit des palais qu’elle n’habite pas, la justice.

 

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Pour tant chercher depuis sa création, l’homme a sûrement perdu quelque chose.

 

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La souffrance n’oublie personne. Elle a des adorateurs qui l’appellent sainte. Elle a ses ennemis où elle s’attarde.

 

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Veux-tu détraquer la balance ? Contre cent mille tonnes d’égoïsme, trouve une once de charité.

 

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La coupable aimée est bientôt innocente.

 

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Si vous continuez, madame, vous serez la plus riche du cimetière.

 

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Se séparer d’avec les hommes, descendre dans la terre et ressortir par les vallées lumineuses !

 

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Si tu appartiens à une secte, tu te coupes d’avec les neuf dixièmes de l’humanité. Dieu est venu pour tous.

 

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Satan ne manque pas un pèlerinage.

 

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Il se sanctifie en pensant à qui ? À lui.

 

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La maison pleine d’enfants où l’on n’entend le tic-tac de l’horloge que la nuit !

 

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Ses arbres favoris, le soleil les tire à lui ; c’est sur eux que vise le tonnerre.

 

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Quand il tombe, l’arbre fait deux trous. Celui dans le ciel est le plus grand.

 

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Même gradé, le sage restera les pieds sur la terre. Il laissera les juchoirs à la volaille.

 

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On rencontre partout des gens qui se sont trompés de siècle, de continent, de parents. Ils sont là sur la mauvaise voie avec leurs paquets et le train les emporte dans la direction inconnue.

 

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Tant que je serai mauvais agriculteur, l’agriculture sera un fiasco. Ainsi de la chrétienté.

 

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Hélas, trois fois hélas ! Un fils ne peut pas vivre toute sa vie avec sa mère. Un jour, il la laisse seule et s’en va et leurs cœurs à tous les deux sont déchirés.

L’Église sait cela.

 

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Ta religion n’est pas une référence, mais ta conduite.

 

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Elle n’est pas manquée ta vie, si tu aides les autres à réussir la leur.

 

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Pour ceux qui se détestent, la terre est trop petite.

La terre est grande pour ceux qui s’aiment, le même air et le même toit leur suffisent.

 

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Accepter le cadeau du pauvre, c’est lui en faire un.

 

 

 

Félix LECLERC, Le calepin d’un flâneur, Fides, 1961.

 

 

 

 

 

 

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