Citations et extraits
par
Piotr Ilitch TCHAÏKOVSKY
Extrait d’une lettre adressée à Modeste Moussorgski en 1876 :
J’ai beaucoup pensé à toi hier soir et aujourd’hui. Je suis très heureux de voir que tu es religieux. En théorie, je ne suis d’accord avec toi sur aucun point, mais si mes théories devaient ébranler ta foi, je me mettrais en colère contre toi. Je suis aussi passionné dans ma disposition à discuter avec toi de questions de foi que dans mon désir de te voir garder tes croyances religieuses. La religiosité dans la forme que je trouve en toi m’atteste l’excellence du métal dont tu es fait.
Recueilli dans Tchaïkovsky, par Vladimir VOLKOFF
(Julliard / L’Âge d’Homme, 1983).
*
Dans son journal en 1877 :
En réfléchissant à tout ce qui m’est arrivé, je me suis plusieurs fois demandé s’il y avait une Providence qui aurait pris soin de moi parmi d’autres. Non seulement je n’ai pas péri alors qu’il semblait ne pas y avoir d’autre issue, mais je vais bien maintenant, et, dans l’avenir, le succès et le bonheur me semblent promis. Je dois vous dire que, pour ce qui touche à la religion, ma nature est devenue double et que je n’ai toujours pas trouvé de compromis. D’un côté, ma raison s’obstine à refuser de reconnaître comme vrais les aspects dogmatiques de l’orthodoxie ou de toute autre confession chrétienne. Par exemple, bien que j’aie beaucoup pensé au dogme de la rétribution, je n’y trouve aucun sens. Comment peut-on séparer aussi distinctement les brebis des boucs ? Récompense pour quoi et même punition pour quoi ? Croire fermement à une vie éternelle est tout aussi difficile pour moi. À ce point de vue je suis tout à fait captivé par la conception panthéiste de la vie et de l’immortalité.
D’un autre côté, mon éducation, les habitudes de l’enfance, les images poétiques qu’on se fait du Christ et de Ses enseignements – tout cela fait que je me tourne vers Lui pour Le prier dans le chagrin et pour Le remercier dans le bonheur.
Recueilli dans Tchaïkovsky, par Vladimir VOLKOFF
(Julliard / L’Âge d’Homme, 1983).
*
Dans une lettre à Madame von Meck en 1877 :
Il est évident que, en théorie, vous vous êtes séparée de l’Église et de toute croyance dogmatique. Je vois qu’après des années de réflexion vous vous êtes fait une sorte de catéchisme philosophico-religieux. Mais ce qui me frappe, c’est que vous vous trompez en supposant que, parallèlement aux remparts de la vieille foi robuste que vous avez renversés, vous en avez élevé de nouveaux, si sûrs et fermes que vous puissiez vous permettre de vous passer entièrement de vos vieilles défenses. C’est là justement que se trouve la tragédie du sceptique : ayant une fois brisé les liens qui le reliaient aux croyances traditionnelles, il passe d’une série de spéculations philosophiques à une autre, imaginant toujours qu’il découvrira cette source inépuisable de force qui est si nécessaire pour lutter dans la vie et dont le croyant est si parfaitement pourvu. Vous pouvez dire ce que vous voulez, mais une foi – non pas celle qui procède d’un raisonnement déficient et n’est qu’affaire de routine – mais une foi basée sur la raison et capable de concilier tous les malentendus et toutes les contradictions qui naissent de la critique intellectuelle, une croyance de cet ordre, c’est le bonheur suprême. Un homme qui possède la foi et l’intelligence à la fois (et il y en a beaucoup) est revêtu, pour ainsi dire, d’une armure qui peut résister à toutes les atteintes du destin. Vous dites que vous vous êtes éloignée des formes reçues de la religion et que vous vous êtes composé un credo personnel. Mais la religion, c’est la réconciliation. Avez-vous ce sentiment d’être réconciliée ? Je ne le pense pas. Sinon vous n’auriez pas écrit cette lettre de Côme. Vous rappelez-vous ? Ces désirs, cette insatisfaction, cette aspiration vers quelque vague idéal, cet isolement de l’humanité, la confession que dans la musique seule – le plus idéal de tous les arts – vous pouviez trouver une solution à toutes les questions qui vous agitent, tout cela m’a montré que la religion que vous vous êtes faite ne vous donne pas cette paix absolue de l’esprit qui caractérise ceux qui ont trouvé dans leur foi une réponse toute prête aux mille doutes qui tourmentent une nature réfléchie et sensible. Et, savez-vous, il me semble que vous n’aimez tant ma musique que parce que je suis aussi plein que vous de cette nostalgie idéale. Nos souffrances sont les mêmes. Vos doutes sont plus forts que les miens. Nous sommes tous les deux à la dérive dans cette mer sans limites du scepticisme, cherchant un port et n’en trouvant point.
N’est-ce pas là pourquoi ma musique vous touche si profondément ? Je crois que vous vous trompez en vous traitant vous-même de réaliste. Si nous définissons le réalisme comme le mépris de tout ce qui est faux et insincère dans la vie et dans l’art, alors sans doute vous êtes réaliste. Mais si l’on considère qu’un véritable réaliste ne chercherait jamais comme vous le faites de consolation dans la musique, alors il devient évident que vous êtes surtout idéaliste. Vous n’êtes réaliste qu’en ce sens que vous n’aimez pas perdre votre temps en songes sentimentaux, communs et creux, comme tant d’autres femmes. Vous n’aimez ni les phrases ni les mots vides, mais cela ne fait pas encore de vous une réaliste. Impossible ! Être réaliste, c’est avoir des vues limitées, une soif de vérité trop rapidement, trop facilement étanchée. Un réaliste ne désire pas vraiment comprendre les problèmes essentiels de la vie ; il nie même le besoin de rechercher la vérité, et il ne croit pas ceux qui cherchent la réconciliation, la religion, la philosophie, l’art. Les arts, la musique surtout, n’existent pas pour le réaliste, parce qu’ils apportent des réponses à des questions que son intelligence étroite est incapable de poser. C’est pourquoi je pense que vous avez tort de déclarer que vous vous êtes enrôlée sous la bannière du réalisme. Vous dites que la musique ne produit rien en vous qu’une sensation agréable, purement phynique. Je m’élève vivement là contre. Vous vous trompez vous-même. Vraiment, n’aimez-vous pas la musique autrement que je n’aime une bouteille de vin ou un concombre mariné ? Non, vous aimez la musique comme elle doit être aimée : c’est-à-dire que vous vous donnez à elle de toute votre âme, et que vous la laissez exercer ses charmes magiques, tout inconscients, sur votre esprit.
Peut-être vous paraîtra-t-il étrange que je doute de votre connaissance de vous-même. Mais, pour moi, vous êtes, avant tout, une femme très bonne, et vous l’avez été depuis votre naissance. Vous honorez ce qui est bon parce que l’aspiration à la justice aussi bien que la haine du mensonge et du mal sont innées en vous. Vous êtes intelligente et par conséquent sceptique. Un homme intelligent ne peut pas ne pas être sceptique ; du moins, à telle ou telle période de sa vie, doit-il avoir éprouvé les tourments du scepticisme. Lorsque votre scepticisme inné vous a conduite à nier la tradition et le dogme, vous avez naturellement cherché quelque moyen d’échapper à vos doutes. Vous l’avez trouvé en partie dans une conception panthéiste, et en partie dans la musique, mais vous n’avez pas trouvé de réconciliation parfaite avec votre foi. Détestant tout mal, toute fausseté, vous vous enfermez dans le cercle étroit de votre famille pour ne pas avoir à être consciente de la méchanceté humaine. Vous avez fait beaucoup de bien parce que, de même que l’amour de l’art et de la nature est inné en vous, le bien est pour vous un invincible besoin de l’âme. Vous aidez les autres non pas pour acheter ce bonheur éternel auquel vous ne croyez pas tout à fait et que vous ne reniez pas entièrement non plus, mais parce que vous êtes faite de telle manière que vous ne pouvez vous empêcher de faire le bien.
... Mes sentiments sur l’Église diffèrent totalement des vôtres. Pour moi elle possède toujours bien des charmes poétiques. J’assiste souvent aux offices. Je tiens la liturgie de saint Jean Chrysostome pour un des plus grands chefs-d’œuvre artistiques. Si l’on suit le service très soigneusement, et si l’on se pénètre du sens de chaque rite, il est impossible de ne pas être profondément ému par la liturgie de notre Église orthodoxe. J’aime aussi les vigiles. Me tenir le samedi soir dans le crépuscule de quelque vieille petite église de campagne remplie des fumées de l’encens ; me perdre dans les questions éternelles : d’où ? pourquoi ? et vers où ? – être tiré de cette transe par les accents du chœur ; me laisser entraîner par la poésie de cette musique ; être plongé dans un doux ravissement lorsque les portes royales de l’iconostase s’ouvrent et que ces mots retentissent : « Louez le nom du Seigneur », tout cela m’est infiniment précieux ! C’est l’une de mes joies les plus profondes !
Si bien que, d’un certain point de vue, je suis profondément uni à notre Église. À d’autres points de vue, comme vous-même, j’ai depuis longtemps pendu toute foi dans le dogme. La doctrine de la rétribution par exemple me paraît monstrueuse dans son injustice et sa déraison. Comme vous, je suis convaincu que, s’il existe une vie future quelle qu’elle soit, elle ne peut se concevoir que sous la forme de l’indestructibilité de la matière, dans une perspective panthéiste de l’éternité de la nature, dont je ne suis qu’un atome microscopique. Je ne peux croire à une immortalité personnelle, individuelle.
Comment nous représenterions-nous la vie éternelle après la mort ? Comme une félicité sans fin ? Mais des joies sans fin ne peuvent se concevoir sans leur contraire des douleurs éternelles. Je refuse entièrement de croire à celles-ci. Finalement, je ne suis pas sûr que la vie après la mort soit désirable, car elle perdrait tout charme si la joie n’y alternait pas avec la peine, si le bien et le mal, l’obscurité et la lumière n’y luttaient plus. Comment peut-on imaginer l’immortalité comme un état de béatitude éternelle ? D’après nos conceptions terrestres, la béatitude elle-même devient ennuyeuse si elle n’est jamais rompue ni interrompue. J’en arrive donc à la conclusion, après avoir beaucoup pensé, qu’il n’y a pas de vie future. Mais la conviction est une chose, le sentiment et l’instinct en sont une autre. Ce refus de l’immortalité m’amène face à face avec la pensée terrible que je ne verrai jamais, jamais plus certains de mes chers défunts. Malgré toute la force de mes convictions, je ne me ferai jamais à l’idée que ma chère mère, que j’aimais tant, n’existe réellement plus ; que je n’aurai jamais l’occasion de lui dire que, après vingt-trois ans de séparation, elle m’est aussi chère que jamais.
Vous voyez, ma chère amie, je suis fait de contradictions ; et j’ai atteint un âge très mur sans m’être arrêté à rien de positif, sans avoir calmé l’agitation de mon esprit par la religion ou la philosophie. Sans le moindre doute je serais devenu fou sans musique. La musique, c’est en vérité le plus beau des dons qu’ait fait le ciel à une humanité qui erre dans les ténèbres. Elle seule calme, éclaire et apaise nos âmes. Ce n’est pas le fétu de paille auquel se raccroche un homme qui se noie ; c’est une amie véritable, un refuge, une consolatrice, qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Peut-être n’y aura-t-il pas de musique au ciel. Alors, consacrons-lui notre vie mortelle aussi longtemps qu’elle durera.
Recueilli dans Tchaïkovsky, par Vladimir VOLKOFF
(Julliard / L’Âge d’Homme, 1983).
*
En 1881, dans une lettre à Madame von Meck :
On peut être chrétien dans la vie et dans l’action sans s’attacher trop étroitement au dogme, et je suis persuadé que des sentiments non chrétiens ne pourraient vous habiter que pour un bref instant, comme une protestation involontaire contre la méchanceté humaine. Les personnes aussi réellement bonnes que vous ne peuvent savoir ce que c’est que la haine, dans le vrai sens de ce mot. Que peut-il y avoir de plus inutile, de moins profitable que la haine ? D’après les mots du Christ, nos ennemis ne nous font du mal que par ignorance. Oh ! si seulement les hommes pouvaient être chrétiens en réalité aussi bien que dans la forme ! Si seulement chacun se pénétrait des simples vérités de la morale chrétienne ! Cela ne peut jamais arriver, car alors un bonheur éternel et parfait régnerait sur terre ; or, nous sommes des créatures imparfaites, qui ne comprennent la bonté et le bonheur que comme les contraires du mal. Nous sommes, pour ainsi dire, spécialement créés pour retourner perpétuellement au mal, pour chercher indéfiniment l’idéal ou pour aspirer à une vérité permanente – et pour ne jamais atteindre ce but. Du moins devrions-nous nous montrer indulgents envers ceux qui, dans leur aveuglement, sont attirés vers le mal par quelque instinct inné. Faut-il les blâmer parce qu’ils n’existent que pour donner plus de relief aux élus ? Non, nous pouvons seulement dire avec le Christ : « Seigneur, pardonne-leur, ils ne savent ce qu’ils font. » Je sens bien que j’exprime vaguement des pensées vagues, des pensées qui ne font que me traverser l’esprit, parce qu’un homme qui était bon et qui m’était cher vient de disparaître de la terre. Mais si je pense et parle vaguement, je ressens tout cela bien clairement. Mon esprit est obscurci aujourd’hui. Comment pourrait-il en être autrement en face de ces énigmes : la mort, le but et la signification de la vie, son achèvement ou l’immortalité ? Par conséquent, la lumière de la foi pénètre mon âme de plus en plus, ma chère amie, je me sens de plus en plus attiré vers ce qui est le seul et l’unique bouclier contre toute calamité. J’apprends à aimer Dieu, comme, naguère, je ne savais pas le faire. De temps en temps les doutes me reviennent ; il m’arrive encore d’essayer de concevoir l’inconcevable avec ma pauvre intelligence ; mais la voix de la vérité divine parle de plus en plus fort en moi. Quelquefois je trouve une joie indescriptible à m’incliner devant un Dieu indéchiffrable, omniscient. Je Le prie souvent avec des larmes dans les yeux (où est-Il ? Qu’est-Il ? je l’ignore ; mais je sais qu’Il existe), je L’implore de me donner l’amour et le pardon, de me pardonner et de m’éclairer ; et il m’est doux de Lui dire : « Seigneur, que Ta volonté soit faite », parce que je sais que Sa volonté est sainte. Laissez-moi vous dire aussi que je vois clairement le doigt de Dieu dans ma propre vie qui me montre le chemin, qui me soutient dans tous les périls. Pourquoi Dieu a-t-Il voulu me protéger, je ne peux le dire. Je désire être humble et ne pas me considérer comme l’un des élus, car Dieu aime toutes ses créatures également. Je sais seulement qu’Il se soucie véritablement de moi, et je verse des larmes de gratitude pour Son éternelle bonté. Cela n’est pas suffisant. Je veux m’habituer à la pensée que toutes les épreuves sont en fin de compte bonnes. Je veux aimer Dieu toujours, non seulement lorsqu’Il m’envoie de bonnes choses, mais aussi lorsqu’Il m’éprouve ; car il doit bien exister quelque part, ce royaume de l’éternel bonheur, que nous cherchons si vainement sur la terre. Le temps viendra où toutes les questions que posent nos intelligences trouveront leur réponse, et où nous comprendrons pourquoi Dieu nous envoie ces épreuves. Je veux croire qu’il existe une autre vie. Lorsque ce désir deviendra un fait, je serai heureux, pour autant que le bonheur soit possible dans ce monde.
Aujourd’hui j’ai assisté au service funèbre à l’église, et ensuite j’ai accompagné la dépouille jusqu’à la gare du Nord et j’ai vu que le cercueil de plomb était enfermé dans une boîte de bois et placé dans un wagon à bagages. Il était pénible de penser que c’était ainsi que notre pauvre Nicolas Grigorievitch rentrerait à Moscou. Oui, c’était intensément pénible. Mais il y a des germes de foi en moi, et j’ai trouvé quelque consolation à penser que c’était la volonté indéchiffrable et sainte de Dieu.
…
Quant à prier Dieu, je vous dirai, ma chère, mon incomparable amie, que c’est mon plus grand bonheur et mon plaisir que de prier Dieu pour vous et d’appeler Ses bénédictions sur vous.
Recueilli dans Tchaïkovsky, par Vladimir VOLKOFF
(Julliard / L’Âge d’Homme, 1983).
*
En 1883 à Madame von Meck :
Dans ma jeunesse je m’indignais souvent contre l’injustice apparente avec laquelle la Providence distribue le bonheur et le malheur à l’humanité. Peu à peu j’en suis arrivé à la conviction que, de notre point de vue terrestre, limité, nous ne pouvons absolument pas comprendre les objectifs et les buts vers lesquels Dieu nous guide à Sa façon au cours de notre vie. Nos souffrances et nos privations ne nous sont pas envoyées à l’aveuglette, au hasard ; elles sont nécessaires pour notre bien, et quoique le bien puisse nous paraître fort éloigné, le jour viendra où nous comprendrons. L’expérience m’a appris que la souffrance et l’amertume sont souvent bonnes pour nous, même dans cette vie. Mais, après cette vie, peut-être y en a-t-il une autre, et – bien que mon intelligence ne puisse concevoir quelle forme elle prendra – mon cœur et mon instinct qui se révoltent contre la mort en tant qu’anéantissement complet, me forcent à y croire. Peut-être alors comprendrons-nous les choses qui maintenant nous paraissent dures et injustes. En attendant nous ne pouvons que prier, que remercier Dieu lorsqu’Il nous envoie du bonheur, ou nous soumettre lorsque le malheur nous atteint, nous ou ceux qui nous sont proches et chers. Je remercie Dieu qui m’a donné cette conviction. Sans elle la vie serait un fardeau bien lourd. Si je ne savais pas que vous, le meilleur des êtres, vous qui méritez le bonheur plus que toute autre, vous souffrez tant, non pas à cause d’un coup absurde porté par une destinée aveugle, mais pour quelque fin divine que ma raison limitée ne peut pas distinguer, alors, en vérité, rien ne resterait plus pour moi dans la vie que la haine et le désespoir. J’ai appris à ne pas murmurer contre Dieu, mais à Le prier pour tous ceux qui me sont chers.
Recueilli dans Tchaïkovsky, par Vladimir VOLKOFF
(Julliard / L’Âge d’Homme, 1983).
*
En 1884, dans son journal, à propos de la Confession de Tolstoï :
Elle m’a fait une profonde impression, parce que, moi aussi, je connais les tourments du doute et la perplexité tragique que Tolstoï a ressenti et si merveilleusement décrit dans sa Confession. Mais j’ai été éclairé plus tôt que Tolstoï ; peut-être parce que mon esprit est organisé plus simplement que le sien ; et peut-être la nécessité où je me trouvais de travailler en permanence a-t-elle fait que j’ai moins souffert que Tolstoï. Chaque jour, chaque heure, je remercie Dieu de m’avoir donné cette foi en Lui. Que me serait-il arrivé avec ma lâcheté, ma tendance à la dépression, et, au moindre manque de courage, mon désir de ne plus exister, si je n’avais pu croire en Dieu et me soumettre à Sa volonté ?
Recueilli dans Tchaïkovsky, par Vladimir VOLKOFF
(Julliard / L’Âge d’Homme, 1983).
*
Toujours en 1884, dans son journal :
Je ne désire pas mourir et j’aimerais même atteindre la grande vieillesse, mais je ne voudrais pas redevenir jeune et revivre toute ma vie depuis le commencement. Une fois suffit. Bien entendu... on regrette le passé, et personne n’aime à se plonger dans les souvenirs plus que moi ; personne ne ressent la vanité et la fuite de la vie plus que moi, et pourtant, je n’ai pas le désir d’être jeune. À chaque âge son charme et ses côtés agréables. Il ne s’agit pas d’être éternellement jeune, mais de souffrir le moins possible physiquement et moralement. Je ne sais quel vieillard je serai mais, pour le moment, je ne peux ne pas voir que la quantité de bonnes choses dont je profite maintenant est bien supérieure à celle qui se trouvait à ma disposition lorsque j’étais jeune. Par conséquent je ne vois pas de raison de m’inquiéter sous prétexte que j’ai quarante-quatre ans ; je pourrais en avoir soixante-dix ou quatre-vingts : qu’importe, tant que le corps et l’esprit restent sains ? Il ne faut pas non plus avoir peur de la mort. De ce point de vue, je n’ai pas de quoi me vanter. Je ne suis pas si imprégné de religion que je considère la mort comme le commencement certain d’une autre vie, et je ne suis pas assez philosophe pour me résigner à l’abîme du non-être dans lequel j’aurai peut-être à plonger. Il n’y a personne que j’envie autant que les personnes parfaitement religieuses.
Recueilli dans Tchaïkovsky, par Vladimir VOLKOFF
(Julliard / L’Âge d’Homme, 1983).
*
Dans son journal en 1887 :
Comme la vie est courte ! Comme il me reste beaucoup à faire, à penser et à dire ! Nous ne cessons de remettre les choses à plus tard, et cependant la mort nous attend au tournant. Cela fait juste une année que j’ai touché à ce livre, et combien de choses ont changé depuis lors. Comme c’est étrange ! Il y a à peine trois cent soixante-cinq jours je craignais de confesser que, malgré la lueur d’un sentiment sympathique que le Christ éveillait en moi, j’osais douter de Sa divinité. Depuis lors, ma religion s’est définie beaucoup plus clairement car durant ce temps j’ai beaucoup pensé à Dieu, à la vie et à la mort. À Aix en particulier j’ai médité sur ces questions fatales : pourquoi, comment, à quelle fin ? J’aimerais définir ma religion en détail si seulement je pouvais m’exprimer clairement une fois pour toutes, au sujet de ma foi et des limites qui la séparent de mes spéculations. Et la vie passe, avec ses vanités, et je ne sais pas si je réussirai jamais à exprimer le symbole de cette foi qui s’est récemment cristallisée en moi. Elle a des formes très définies, mais je ne m’en sers pas lorsque je prie. Je prie comme jadis, comme on m’a appris à le faire. De plus, Dieu n’a guère besoin de savoir comment et pourquoi nous prions. Dieu n’a pas besoin de prières. C’est nous qui en avons besoin.
Recueilli dans Tchaïkovsky, par Vladimir VOLKOFF
(Julliard / L’Âge d’Homme, 1983).