Citations et extraits

 

 

par

 

 

Simone WEIL

 

 

 

 

 

 

LA BEAUTÉ

La beauté du monde n’est pas un attribut de la matière en elle-même. C’est un rapport du monde à notre sensibilité, cette sensibilité qui tient à la structure de notre corps et de notre âme. Le Micromégas de Voltaire, un infusoire pensant n’auraient aucun accès à la beauté dont nous nous nourrissons dans l’univers. Au cas où de tels êtres existeraient, il faut avoir foi que le monde serait beau aussi pour eux, mais ce serait une autre beauté. De toute manière, il faut avoir foi que l’univers est beau à toutes les échelles et, plus généralement, qu’il a la plénitude de la beauté par rapport à la structure corporelle et psychique de chacun des êtres pensants qui existent en fait et de tous les êtres pensants possibles. C’est même cette concordance d’une infinité de beautés parfaites qui fait le caractère transcendant de la beauté du monde. Néanmoins, ce que nous éprouvons de cette beauté a été destiné à notre sensibilité humaine.

La beauté du monde est la coopération de la Sagesse divine à la création. « Zeus a achevé toutes choses, dit un vers orphique, et Bacchus les a parachevées. »  Le parachèvement, c’est la création de la beauté. Dieu a créé l’univers, et son Fils, notre frère premier-né, en a créé la beauté pour nous. La beauté du monde, c’est le sourire de tendresse du Christ pour nous à travers la matière. Il est réellement présent dans la beauté universelle. L’amour de cette beauté procède de Dieu descendu dans notre âme et va vers Dieu présent dans l’univers. C’est aussi quelque chose comme un sacrement.

Il n’en est ainsi que de la beauté universelle. Mais, excepté Dieu, seul l’univers tout entier peut avec une entière propriété de termes être nommé beau. Tout ce qui est dans l’univers et moindre que l’univers peut être nommé beau seulement en étendant ce mot au delà de sa signification rigoureuse, aux choses qui ont indirectement part à la beauté, qui en sont des imitations.

Toutes ces beautés secondaires sont d’un prix infini comme ouvertures sur la beauté universelle. Mais si on s’arrête à elles, elles sont au contraire des voiles  elles sont alors corruptrices. Toutes enferment plus ou moins cette tentation, mais à des degrés très divers.

Il y a aussi quantité de facteurs de séduction qui sont tout à fait étrangers à la beauté, mais à cause desquels, par manque de discernement, on nomme belles les choses où ils résident. Car ils attirent l’amour par fraude, et tous les hommes nomment beau tout ce qu’ils aiment. Tous les hommes, même les plus ignorants, même les plus vils, savent que la beauté seule a droit à notre amour. Les plus authentiquement grands le savent aussi. Aucun homme n’est au-dessous ni au-dessus de la beauté. Les mots qui expriment la beauté viennent aux lèvres de tous dès qu’ils veulent louer ce qu’ils aiment. Ils savent seulement plus ou moins bien la discerner.

La beauté est la seule finalité ici-bas. Comme Kant a très bien dit, c’est une finalité qui ne contient aucune fin. Une chose belle ne contient aucun bien, sinon elle-même, dans sa totalité, telle qu’elle nous apparaît. Nous allons vers elle sans savoir quoi lui demander. Elle nous offre sa propre existence. Nous ne désirons pas autre chose, nous possédons cela, et pourtant nous désirons encore. Nous ignorons tout à fait quoi. Nous voudrions aller derrière la beauté, mais elle n’est que surface. Elle est comme un miroir qui nous renvoie notre propre désir du bien. Elle est un sphinx, une énigme, un mystère douloureusement irritant. Nous voudrions nous en nourrir, mais elle n’est qu’objet de regard, elle n’apparaît qu’à une certaine distance. La grande douleur de la vie humaine, c’est que regarder et manger soient deux opérations différentes. De l’autre côté du ciel seulement, dans le pays habité par Dieu, c’est une seule et même opération. Déjà les enfants, quand ils regardent longtemps un gâteau et le prennent presque à regret pour le manger, sans pouvoir pourtant s’en empêcher, éprouvent cette douleur. Peut-être les vices, les dépravations et les crimes sont-ils presque toujours ou même toujours dans leur essence des tentatives pour manger la beauté, manger ce qu’il faut seulement regarder. Ève avait commencé. Si elle a perdu l’humanité en mangeant un fruit, l’attitude inverse, regarder un fruit sans le manger, doit être ce qui sauve. « Deux compagnons ailés, dit une Upanishad, deux oiseaux sont sur une branche d’arbre. L’un mange les fruits, l’autre les regarde. »  Ces deux oiseaux sont les deux parties de notre âme.

C’est parce que la beauté ne contient aucune fin qu’elle constitue ici-bas l’unique finalité. Car ici-bas il n’y a pas du tout de fins. Toutes ces choses que nous prenons pour des fins sont des moyens. C’est là une vérité évidente. L’argent est un moyen d’acheter, le pouvoir est un moyen de commander. Il en est ainsi, plus ou moins visiblement, de tout ce que nous nommons des biens.

La beauté seule n’est pas un moyen pour autre chose. Seule elle est bonne en elle-même, mais sans que nous trouvions en elle aucun bien. Elle semble être elle-même une promesse et non un bien. Mais elle ne donne qu’elle-même, elle ne donne jamais autre chose.

Néanmoins, comme elle est l’unique finalité, elle est présente dans toutes les poursuites humaines. Bien que toutes pourchassent seulement des moyens, car tout ce qui existe ici-bas est seulement moyen, la beauté leur donne un éclat qui les colore de finalité. Autrement il ne pourrait pas y avoir désir, ni par conséquent énergie dans la poursuite.

Pour l’avare du genre Harpagon, toute la beauté du monde est enfermée dans l’or. Et réellement l’or, matière pure et brillante, a quelque chose de beau. La disparition de l’or comme monnaie semble avoir fait disparaître aussi ce genre d’avarice. Aujourd’hui, ceux qui amassent sans dépenser cherchent du pouvoir.

La plupart de ceux qui recherchent la richesse y joignent la pensée du luxe. Le luxe est la finalité de la richesse. Et le luxe est la beauté elle-même pour toute une espèce d’hommes. Il constitue l’entourage dans lequel seulement ils peuvent sentir vaguement que l’univers est beau  de même que saint François, pour sentir que l’univers est beau, avait besoin d’être vagabond et mendiant. L’un et l’autre moyen seraient également légitimes si dans l’un et l’autre cas la beauté du monde était éprouvée d’une manière aussi directe, aussi pure, aussi pleine, mais heureusement Dieu a voulu qu’il n’en fût pas ainsi. La pauvreté a un privilège. C’est là une disposition providentielle sans laquelle l’amour de la beauté du monde serait facilement en contradiction avec l’amour du prochain. Néanmoins l’horreur de la pauvreté - et toute diminution de richesse peut être ressentie comme pauvreté, ou même le non-accroissement - est essentiellement l’horreur de la laideur. L’âme que les circonstances empêchent de rien sentir, même confusément, même à travers le mensonge, de la beauté du monde, est envahie jusqu’au centre par une espèce d’horreur.

L’amour du pouvoir revient au désir d’établir un ordre parmi les hommes et les choses autour de soi, dans un ordre grand ou petit, et cet ordre est désirable par l’effet du sentiment du beau. Dans ce cas comme dans celui du luxe, il s’agit d’imprimer à un certain milieu fini, mais que souvent on désire continuellement accroître, un arrangement qui donne l’impression de la beauté universelle. L’insatisfaction, le désir d’accroissement, a précisément pour cause qu’on désire le contact de la beauté universelle, alors que le milieu qu’on organise n’est pas l’univers. Il n’est pas l’univers et il le cache. L’univers tout autour est comme un décor de théâtre.

Valéry, dans le poème intitulé Sémiramis, fait très bien sentir le lien entre l’exercice de la tyrannie et l’amour du beau. Louis XIV, en dehors de la guerre, instrument d’accroissement du pouvoir, ne s’intéressait qu’aux fêtes et à l’architecture. La guerre elle-même d’ailleurs, surtout telle qu’elle était autrefois, touche d’une manière vive et poignante la sensibilité au beau.

L’art est une tentative pour transporter dans une quantité finie de matière modelée par l’homme une image de la beauté infinie de l’univers entier. Si la tentative est réussie, cette portion de matière ne doit pas cacher l’univers, mais au contraire en révéler la réalité tout autour.

Les oeuvres d’art qui ne sont pas des reflets justes et purs de la beauté du monde, des ouvertures directes pratiquées sur elle, ne sont pas à proprement parler belles  elles ne sont pas de premier ordre  leurs auteurs peuvent avoir beaucoup de talent, mais non pas authentiquement du génie. C’est le cas de beaucoup d’oeuvres d’art parmi les plus célèbres et les plus vantées. Tout véritable artiste a eu un contact réel, direct, immédiat avec la beauté du monde, ce contact qui est quelque chose comme un sacrement. Dieu a inspiré toute oeuvre d’art de premier ordre, le sujet en fût-il mille fois profane  il n’a inspiré aucune des autres. En revanche, parmi les autres, l’éclat de la beauté qui recouvre certaines pourrait bien être un éclat diabolique.

La science a pour objet l’étude et la reconstruction théorique de l’ordre du monde. L’ordre du monde par rapport à la structure mentale, psychique et corporelle de l’homme  contrairement aux illusions naïves de certains savants, ni l’emploi des télescopes et des microscopes, ni l’usage des formules algébriques les plus singulières, ni même le mépris du principe de non-contradiction ne permettent de sortir des limites de cette structure. Ce n’est d’ailleurs pas désirable. L’objet de la science, c’est la présence dans l’univers de la Sagesse dont nous sommes les frères, la présence du Christ au travers de la matière qui constitue le monde.

Nous reconstruisons nous-mêmes l’ordre du monde en image, à partir de données limitées, dénombrables, rigoureusement définies. Entre ces termes abstraits et par là maniables pour nous, nous nouons nous-mêmes des liens en concevant des rapports. Nous pouvons ainsi contempler dans une image, image dont l’existence même est suspendue à l’acte de notre attention, la nécessité qui est la substance même de l’univers, mais qui comme telle ne se manifeste à nous que par des coups.

On ne contemple pas sans quelque amour. La contemplation de cette image de l’ordre du monde constitue un certain contact avec la beauté du monde. La beauté du monde, c’est l’ordre du monde aimé.

Le travail physique constitue un contact spécifique avec la beauté du monde, et même, dans les meilleurs moments, un contact d’une plénitude telle que nul équivalent ne peut s’en trouver ailleurs. L’artiste, le savant, le penseur, le contemplatif doivent admirer réellement l’univers, percer cette pellicule d’irréalité qui le voile et en fait pour presque tous les hommes, à presque tous les moments de leur vie, un rêve ou un décor de théâtre. Ils le doivent, mais le plus souvent ne le peuvent pas. Celui qui a les membres rompus par l’effort d’une journée de travail, c’est-à-dire d’une journée où il a été soumis à la matière, porte dans sa chair comme une épine la réalité de l’univers. La difficulté pour lui est de regarder et d’aimer  s’il y arrive, il aime le réel.

C’est l’immense privilège que Dieu a réservé à ses pauvres. Mais ils ne le savent presque jamais. On ne le leur dit pas. L’excès de fatigue, le souci harcelant de l’argent et le manque de vraie culture les empêchent de s’en apercevoir. Il suffirait de changer peu de chose à leur condition pour leur ouvrir l’accès d’un trésor. Il est déchirant de voir combien il serait facile aux hommes dans bien des cas de procurer à leurs semblables un trésor, et comment ils laissent passer les siècles sans en prendre la peine.

à l’époque où il y avait une civilisation populaire dont nous collectionnons aujourd’hui les miettes comme pièces de musée sous le nom de folklore, le peuple avait sans doute accès à ce trésor. La mythologie aussi, qui est très proche parente du folklore, en est un témoignage, si on en déchiffre la poésie.

L’amour charnel sous toutes ses formes, de la plus haute, véritable mariage ou amour platonique, jusqu’à la plus basse, jusqu’à la débauche, a pour objet la beauté du monde. L’amour qui s’adresse au spectacle des cieux, des plaines, de la mer, des montagnes, au silence de la nature rendu sensible par ses mille bruits légers, aux souffles des vents, à la chaleur du soleil, cet amour que tout être humain pressent tout au moins vaguement un moment, c’est un amour incomplet, douloureux, parce qu’il s’adresse à des choses incapables de répondre, à de la matière. Les hommes désirent reporter ce même amour sur un être qui soit leur semblable, capable de répondre à l’amour, de dire oui, de se livrer. Le sentiment de beauté parfois lié à l’aspect d’un être humain rend ce transfert possible tout au moins d’une manière illusoire. Mais c’est la beauté du monde, la beauté universelle vers laquelle se dirige le désir.

 

Simone WEIL, Attente de Dieu, 1950.

 

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LA BEAUTÉ

Quand on voit un être humain véritablement beau, ce qui est très rare, ou quand on entend le chant d’une voix vraiment belle, on ne peut pas se défendre de la croyance que derrière cette beauté sensible il y a une âme faite du plus pur amour. Très souvent c’est faux, et de telles erreurs causent souvent de grands malheurs. Mais pour l’univers, c’est vrai. La beauté du monde nous parle de l’Amour qui en est l’âme comme pourraient faire les traits d’un visage humain qui serait parfaitement beau et qui ne mentirait pas.

Il y a malheureusement beaucoup de moments, et même de longues périodes de temps où nous ne sommes pas sensibles à la beauté du monde parce qu’un écran se met entre elle et nous, soit les hommes et leurs misérables fabrications, soit les laideurs de notre propre âme. Mais nous pouvons toujours savoir qu’elle existe. Et savoir que tout ce que nous touchons, voyons et entendons est la chair même et la voix même de l’Amour absolu.

Encore une fois, il n’y a dans cette conception aucun panthéisme  car cette âme n’est pas dans ce corps, elle le contient, le pénètre et l’enveloppe de toutes parts, étant elle-même hors de l’espace et du temps  elle en est tout à fait distincte et elle le gouverne. Mais elle se laisse apercevoir par nous à travers la beauté sensible comme un enfant trouve dans un sourire de sa mère, dans une inflexion de sa voix, la révélation de l’amour dont il est l’objet.

Ce serait une erreur de croire que la sensibilité à la beauté est le privilège d’un petit nombre de gens cultivés. Au contraire, la beauté est la seule valeur universellement reconnue. Dans le peuple, on emploie constamment le terme de beau ou des termes synonymes pour louer non seulement une ville, un pays, une contrée, mais encore les choses les plus imprévues, par exemple une machine. Le mauvais goût général fait que les hommes, cultivés ou non, appliquent souvent très mal ces termes  mais c’est une autre question. L’essentiel, c’est que le mot de beauté parle à tous les coeurs.

Simone WEIL, Intuitions pré-chrétiennes, 1951.

 

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LA BEAUTÉ

La beauté est un mystère  elle est ce qu’il y a de plus mystérieux ici-bas. Mais elle est un fait. Tous les êtres en reconnaissent le pouvoir, y compris les plus frustes ou les plus vils, quoique fort peu en possèdent le discernement et l’usage. Elle est invoquée dans la plus basse débauche. D’une manière générale, tous les êtres humains emploient les mots qui se rapportent à elle pour désigner tout ce à quoi ils attachent à tort ou à raison une valeur, quelle que soit la nature de cette valeur. On croirait qu’ils regardent la beauté comme la valeur unique.

Il n’y a ici-bas, à proprement parler, qu’une seule beauté, c’est la beauté du monde. Les autres beautés sont des reflets de celle-là, soit fidèles et purs, soit déformés et souillés, soit même diaboliquement pervertis.

En fait, le monde est beau. Quand nous sommes seuls en pleine nature et disposés à l’attention, quelque chose nous porte à aimer ce qui nous entoure, et qui n’est fait pourtant que de matière brutale, inerte, muette et sourde. Et la beauté nous touche d’autant plus vivement que la nécessité apparaît d’une manière plus manifeste, par exemple dans les plis que la pesanteur imprime aux montagnes ou aux flots de la mer, dans le cours des astres. Dans la mathématique pure aussi, la nécessité resplendit de beauté.

Sans doute l’essence même du sentiment de la beauté est-elle le sentiment que cette nécessité dont une des faces est contrainte brutale a pour autre face l’obéissance à Dieu. Par l’effet d’une miséricorde providentielle, cette vérité est rendue sensible à la partie charnelle de notre âme et même en quelque sorte à notre corps.

Cet ensemble de merveilles est parachevé par la présence, dans les connexions nécessaires qui composent l’ordre universel, des vérités divines exprimées symboliquement. C’est la merveille des merveilles, et comme la signature secrète de l’artiste.

Simone WEIL, Intuitions pré-chrétiennes, 1951.

 

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LA BEAUTÉ

Nous devons reproduire en nous l’ordre du monde. Là est la source de l’idée de microcosme et de macrocosme qui a tellement hanté le Moyen Âge. Elle est d’une profondeur presque impénétrable. La clef en est le symbole du mouvement circulaire. Ce désir insatiable en nous qui est toujours tourné vers le dehors et qui a pour domaine un avenir imaginaire, nous devons le forcer à se boucler sur soi-même et à porter sa pointe sur le présent. Les mouvements des corps célestes qui partagent notre vie en jours, en mois et en années sont notre modèle à cet égard, parce que les retours y sont tellement réguliers que pour les astres l’avenir ne diffère en rien du passé. Si nous contemplons en eux cette équivalence de l’avenir et du passé, nous perçons à travers le temps jusque dans l’éternité, et, étant délivrés du désir tourné vers l’avenir, nous le sommes aussi de l’imagination qui l’accompagne et qui est l’unique source de l’erreur et du mensonge. Nous avons part à la rectitude des proportions, où il n’y a aucun arbitraire, par suite aucun jeu pour l’imagination. Mais ce mot de proportion évoque sans doute aussi l’Incarnation.

Simone WEIL, Intuitions pré-chrétiennes, 1951.

 

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L'AMOUR

En parlant des mouvements circulaires de l’univers, Platon ne pense pas seulement aux cycles du jour, du mois et de l’année, mais aussi aux notions qu’il leur unit dans son système de symboles, à savoir le Même et l’Autre  c’est-à-dire identité et diversité, unité et multiplicité, absolu et relatif, bien pur et bien mélangé de mal, spirituel et sensible, surnaturel et naturel. Les étoiles tournent seulement parallèlement à l’équateur, le soleil tourne parallèlement à la fois à l’équateur et à l’écliptique  de même dans ces couples de contraires, qui n’en font qu’un, le second terme n’est pas symétrique au premier, mais lui est soumis tout en lui étant opposé. Tous les événements possibles viennent s’insérer dans le cadre que constituent les deux mouvements combinés du ciel et du soleil, le cadre des jours distribués en saisons le long de l’année sans jamais pouvoir aucunement le troubler. Un tel trouble n’est même pas pensable. De même les plaisirs et les douleurs, les peurs et les désirs les plus violents doivent en nous s’insérer, sans y apporter aucun trouble, dans la relation établie en notre âme entre la partie tournée vers ce monde et la partie tournée vers l’autre. Cette relation doit être telle qu’elle mette perpétuellement sur l’écoulement des minutes un éclairage d’éternité, quels que soient les événements qui viennent remplir les minutes.

L’image de l’homme comme plante dont la racine plonge dans le ciel est liée dans le Timée à une théorie de la chasteté, que Platon a dissimulée en la séparant en plusieurs morceaux, de sorte que je ne sais pas si on l’y a vue. Cette plante est arrosée par une eau céleste, une semence divine, qui entre dans la tête. Chez celui qui exerce continuellement la partie spirituelle et la partie intellectuelle de lui-même en contemplant et en imitant l’ordre du monde, tout ce qui est dans la tête, y compris cette semence divine, est entraîné par des mouvements circulaires semblables à ceux qui font tourner le ciel, les étoiles et le soleil. Cette semence divine est ce que Platon nomme un être divin qui loge avec nous, en nous, et que nous devons servir. Mais chez l’homme ou la femme qui laisse inertes les facultés les plus hautes de l’âme, les mouvements circulaires dans la tête se troublent, s’arrêtent. La semence divine alors descend le long de la colonne vertébrale et devient désir charnel. C’est encore un être indépendant à l’intérieur de cet homme, mais à présent un être démoniaque, qui n’écoute pas la raison et veut tout maîtriser par violence. C’est ainsi qu’en parle Platon à la fin du Timée.

Autrement dit, au lieu de regarder l’amour de Dieu comme une forme sublimée du désir charnel, ainsi que font tant de gens dans notre misérable époque, Platon pensait que le désir charnel est une corruption, une dégradation de l’amour de Dieu. Et, quoiqu’il soit très difficile d’interpréter certaines de ses images, il est certain qu’il concevait ce rapport comme une vérité non seulement spirituelle mais aussi biologique. Il pensait évidemment que chez ceux qui aiment Dieu les glandes ne fonctionnent pas de la même manière que chez les autres  l’amour de Dieu étant, bien entendu, la cause et non l’effet de cette différence.

Cette conception est inspirée par la religion des Mystères car le lien entre la chasteté et l’amour de Dieu est l’idée centrale de l’Hippolyte d’Euripide, tragédie d’inspiration éleusinienne et orphique. (Soit dit en passant, il n’y a pas, à ma connaissance, au cours des vingt derniers siècles, dans le théâtre des différents pays d’Europe, une autre tragédie qui ait cette idée pour thème central.)

Pour comprendre tout ce que Platon attache au symbole du mouvement circulaire, il faut remarquer que ce mouvement est l’union parfaite du nombre et du continu. Le mobile passe d’un point au point immédiatement voisin, sans aucune discontinuité, comme s’il allait le long d’une droite. En même temps, si on fixe l’attention sur un point du cercle, le mobile y passe nécessairement un nombre entier de fois. Ainsi le mouvement circulaire est l’image de cette union de la limite et de l’illimité dont Platon dit dans le Philèbe qu’elle est la clef de toute connaissance et le don de Prométhée aux mortels. Il est d’ailleurs rigoureusement vrai que cette union constitue notre pensée du temps, et que le temps reflète le mouvement circulaire des astres. Le temps est continu, mais on compte les jours et les années par nombres entiers. Pour comprendre qu’il ne s’agit pas là d’un thème de méditation pour intellectuels, mais d’une chose absolument essentielle pour tout homme, il suffit de se rappeler qu’un des supplices les plus affreux consiste à mettre un homme dans un cachot toujours complètement noir, ou au contraire dans une cellule toujours éclairée à l’électricité sans jamais lui dire la date ni l’heure. Si on y pensait assez, on trouverait une joie profonde dans la simple succession des jours. Ces pensées étaient sûrement encore vivantes au temps de saint Benoît  les règles monastiques ont entre autres destinations celle de rendre plus sensible le caractère circulaire du temps. C’est là aussi le secret de la vertu de la musique.

Les Pythagoriciens disaient, non pas union de la limite et de l’illimité, mais, ce qui est beaucoup plus beau, union de ce qui limite et de l’illimité. Ce qui limite, c’est Dieu. Dieu qui dit à la mer : Tu n’iras pas plus loin, etc. Ce qui est illimité n’a d’existence qu’en recevant du dehors une limite. Tout ce qui existe ici-bas est constitué ainsi, non seulement toutes les réalités matérielles, mais aussi toutes les réalités psychologiques en nous et en autrui. Dès lors il n’y a ici-bas que des biens et des maux finis. Les biens et les maux infinis que nous supposons exister en ce monde, et que nous plaçons d’ailleurs nécessairement dans l’avenir, sont absolument imaginaires. Le désir de bien infini qui habite à tout moment dans tous les hommes, même les plus dégradés, n’a d’objet que hors de ce monde, et la privation de ce bien est le seul mal qui ne soit pas limité. Placer la connaissance de cette vérité au centre de l’âme, de manière que tous les mouvements de l’âme s’ordonnent par rapport à elle, c’est imiter l’ordre du monde. Car alors ce qui dans l’âme est illimité, c’est-à-dire absolument tout ce que contient sa partie naturelle, reçoit une limite imprimée du dehors par Dieu présent en elle. Elle reste pleine des mêmes affections naturellement désordonnées, plaisirs et douleurs, peurs et désirs, de même qu’il y a dans le monde des étés très chauds et des hivers glacés, des tempêtes, des sécheresses, mais tout cela continuellement relié et soumis à un ordre absolument inaltérable.

La contemplation des rapports de quantités arithmétique et géométrique est très utile à cet effet, comme montrant que tout ce qui a part d’une manière quelconque à la quantité, c’est-à-dire non seulement la matière, l’espace, mais aussi tout ce qui est dans le temps et tout ce qui est susceptible de degré, est impitoyablement soumis à la limite par les chaînes de la nécessité.

Cette contemplation atteint tout son fruit quand l’ordonnance incompréhensible de ces rapports et les concordances merveilleuses qu’on y trouve font sentir que le même enchaînement qui est nécessité sur le plan de l’intelligence est beauté sur le plan immédiatement au-dessus et obéissance par rapport à Dieu.

Quand on a compris jusqu’au fond de l’âme que la nécessité est seulement une des faces de la beauté, l’autre face étant le bien, alors tout ce qui rend la nécessité sensible, contrariétés, douleurs, peines, obstacles, devient une raison supplémentaire d’aimer. Dans le peuple on dit, quand un apprenti s’est blessé, c’est le métier qui lui rentre dans le corps. De même quand on a compris cela, on peut penser de toute douleur que c’est la beauté elle-même qui rentre dans le corps.

Simone WEIL, Intuitions pré-chrétiennes, 1951.

 

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L'AMOUR DE DIEU

Platon, en donnant à Dieu le nom de bien, exprime aussi fortement qu’on peut le faire que Dieu est pour l’homme ce vers quoi va l’amour.

« Le bien est ce que cherche toute âme, ce pourquoi elle agit, pressentant qu’il est quelque chose, mais ignorant ce qu’il est. »

Cf. saint Augustin : Dieu est un bien qui n’est autre chose que bien. C’est du Platon.

Deux idées :

1o Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’autre rapport de l’homme à Dieu que l’amour, ce qui n’est pas amour n’est pas rapport avec Dieu.

L’objet qui convient à l’amour, c’est Dieu, et tout homme qui aime autre chose que Dieu se trompe, fait erreur, comme si on courait vers un inconnu dans la rue parce qu’on l’a pris pour un ami.

Ensuite c’est seulement en tant que l’âme s’oriente vers ce qu’il faut aimer, c’est-à-dire en tant qu’elle aime Dieu, qu’elle est apte à savoir et à connaître. Il est impossible à l’homme d’exercer pleinement son intelligence sans la charité, parce qu’il n’y a pas d’autre source de lumière que Dieu. Ainsi la faculté d’amour surnaturel est au-dessus de l’intelligence et en est la condition. L’amour de Dieu est l’unique source de toutes les certitudes. (La philosophie de Platon n’est pas autre chose qu’un acte d’amour envers Dieu.)

Cet être (réalité) qui procède du bien, ce n’est pas le monde matériel, car celui-ci n’est pas être, mais mélange perpétuel de devenir et d’anéantissement, il est changement. L’être qui procède du bien, ce ne sont pas non plus les conceptions que notre intelligence a la capacité de manier et de définir. Car, plus loin, Platon compare les plus précises de ces notions à des ombres, à des reflets et des images dans l’eau.

Cet être est transcendant par rapport à la nature et à l’intelligence humaine. La lumière qui l’éclaire n’est pas non plus de la même nature que l’intelligibilité dans les sciences qui sont à notre portée. C’est aussi une lumière transcendante.

Dès lors il semble difficile de ne pas regarder cet être comme étant Dieu. Et cette lumière comme étant Dieu. Il semble difficile d’interpréter ces trois notions du bien, de la vérité et de l’être autrement que comme une conception de la Trinité. (Le Bien correspondant au Père, l’être au Fils et la vérité à l’Esprit.)

Cf. Parménide, 143, e. Si l’un est, il y a l’un, l’être et le lien des deux (et de là tous les nombres). Mais c’est purement abstrait. (Si l’un est vraiment un, il n’est pas du tout.)

Nous savons par Aristote que l’Un était un des noms que Platon donnait à Dieu.

Il est évident que Platon regarde la véritable sagesse comme étant une chose surnaturelle. On ne peut pas exprimer plus nettement qu’il ne fait l’opposition entre les deux conceptions possibles de la sagesse. Ceux qui regardent la sagesse comme une acquisition possible de la nature humaine pensent que, lorsque quelqu’un est devenu sage, un travail humain a mis en lui quelque chose qui n’y était pas auparavant.

Platon pense que celui qui est parvenu à la sagesse véritable n’a rien de plus en lui qu’auparavant, parce que la sagesse n’est pas en lui, mais lui vient perpétuellement d’ailleurs, à savoir de Dieu. Lui n’a rien eu à faire sinon à se tourner vers la source de la sagesse, à se convertir.

Ce que l’homme peut faire pour l’homme, ce n’est pas lui ajouter quelque chose, mais le tourner vers la lumière qui vient d’ailleurs, d’en haut.

Cette lumière de la vérité, c’est donc l’inspiration.

L’intelligence réside dans tout homme. L’usage de l’intelligence a pour condition l’amour surnaturel (nullement une doctrine intellectualiste, au contraire).

Mais au lieu que nous pouvons changer nos regards de direction en laissant le corps immobile ou presque, il n’en est pas ainsi de l’âme. L’âme ne peut pas donner à son regard une direction nouvelle sans se tourner tout entière.

L’âme, pour tourner son regard vers Dieu, doit donc se détourner tout entière des choses qui naissent et périssent, qui changent, des choses temporelles (équivalence exacte). Tout entière  donc y compris la partie sensible, charnelle de l’âme qui est enracinée dans les choses sensibles et y puise la vie. Il faut la déraciner. C’est une mort. La conversion est cette mort.

La perte d’une chose ou d’un être à quoi nous tenons nous est immédiatement sensible par un abattement qui correspond à une perte d’énergie. Or il faut perdre toute l’énergie vitale qui nous est fournie par la totalité des choses et des êtres auxquels nous tenons. C’est donc bien une mort.

Ainsi le détachement total est la condition de l’amour de Dieu, et lorsque l’âme a accompli le mouvement de se détacher totalement de ce monde pour se tourner tout entière vers Dieu, elle est illuminée par la vérité qui descend de Dieu en elle.

C’est la notion même qui est au centre de la mystique chrétienne.

Remarquer toute l’âme. (Cf. saint Jean de la Croix.) Le moindre attachement empêche la transformation de l’âme. Comme un seul degré de chaleur de moins que ce qu’il faut empêche que le bois ne s’allume  comme le fil le plus ténu empêche, tant qu’il n’est pas rompu, que l’oiseau ne s’envole. C’est ce que Platon exprime avec ce seul mot : toute l’âme. (Cf. stoïciens.)

Comment s’opère la conversion ? Et d’abord, qu’est l’homme avant la conversion ? Image de la caverne. Image terrible de la misère humaine. Nous sommes ainsi (non pas avons été...)... Nous naissons et vivons dans le mensonge. Il ne nous est donné que des mensonges. Même nous-mêmes  nous croyons nous voir nous-mêmes, et nous ne voyons que l’ombre de nous-mêmes. Connais-toi toi-même : précepte impraticable dans la caverne. Nous ne voyons que de l’ombre de fabriqué. Ce monde où nous sommes et dont nous ne voyons que des ombres (des apparences) est une chose artificielle, un jeu, un simulacre. Opposition à bien considérer. L’être qui est vraiment être, le monde intelligible, est produit par le Bien suprême, il en émane. Le monde matériel est fabriqué.

Il est impossible de mettre une plus grande distance entre notre univers et Dieu.

(Ce monde matériel, soit dit en passant, est dans le monde intelligible, lequel est infiniment plus vaste. On ne peut pas être plus éloigné que Platon du panthéisme, de mettre Dieu dans le monde.)

Nous naissons et vivons dans la passivité. Nous ne bougeons pas. Les images passent devant nous et nous les vivons. Nous ne choisissons rien. Ce que nous vivons, à chaque instant, c’est ce qui nous est donné par le montreur de marionnettes. (On ne nous dit rien sur lui... Prince de ce monde ?) Nous n’avons absolument aucune liberté. On est libre après la conversion (pendant déjà), non pas avant. Comme disait Maine de Biran, nous sommes modifiés.

Les cinémas parlants ressemblent assez à cette caverne. Cela montre combien nous aimons notre dégradation.

Nous naissons et vivons dans l’inconscience. Nous ne connaissons pas notre misère. Nous ne savons pas que nous sommes châtiés, que nous sommes dans le mensonge, que nous sommes passifs, ni, bien entendu, que nous sommes inconscients. Exactement ce qui se produirait si l’histoire était littéralement vraie. De tels captifs s’attacheraient de toute leur âme à leur captivité. C’est toujours l’effet de la dégradation du malheur : l’âme y colle au point de ne plus pouvoir s’en détacher (ersatz de résignation). Et c’est l’effet de ce malheur général, commun à tous, d’être des êtres humains.

Si des ombres aux formes effrayantes passent sur la paroi, les captifs enchaînés en souffrent. Mais l’essence même de leur misère, qui est leur dépendance totale à l’égard des ombres qui passent, et l’erreur qui leur fait croire que ces ombres sont réelles, ils n’en ont pas la moindre idée.

La conversion dès lors n’est pas une petite affaire. La disparition des chaînes n’est encore rien.

On peut considérer que les chaînes sont tombées dès qu’un être humain a reçu par inspiration ou plus souvent par l’instruction d’autrui, orale ou écrite (souvent c’est un livre), l’idée que ce monde n’est pas tout, qu’il y a autre chose de meilleur et qu’il faut chercher.

Mais dès qu’on commence à bouger, l’inertie et l’ankylose font obstacle, et le moindre mouvement est une douleur intolérable. La comparaison est ici d’une précision merveilleuse.

Il y a alors un moyen pour rendre les choses très faciles. Si celui qui a fait tomber les chaînes a raconté les merveilles du monde du dehors, les plantes, les arbres, le ciel, le soleil, on n’a qu’à rester immobile, fermer les yeux, et imaginer en soi-même qu’on sort, qu’on grimpe hors de la caverne et qu’on voit toutes ces choses. Pour rendre l’imagination plus colorée, on peut aussi imaginer qu’on éprouve quelques-unes des souffrances attachées à ce voyage.

Ce procédé procure une vie très agréable, de grandes satisfactions d’amour-propre, et le tout sans qu’il en coûte rien.

Toutes les fois qu’on pense qu’il y a eu conversion sans une certaine quantité minimum de violence et de douleur, c’est que la conversion n’a pas encore vraiment eu lieu. Les chaînes sont tombées, mais l’être est resté immobile et n’a bougé que fictivement. Mais où est le critérium ? Le sentiment d’effort et de souffrance n’en est pas un  il y a des souffrances, des efforts imaginaires. Le sentiment intérieur, rien n’est plus trompeur. Il doit y avoir un autre critère.

L’image de Platon indique que la conversion est une opération violente et douloureuse, un arrachement, et elle comporte une quantité irréductible de violence et de douleur à laquelle il est impossible de rien retrancher. Si on ne veut pas payer tout le prix, on ne parvient pas au but, même si on en retranche très peu. Dans tout ce qui est réel il y a quelque chose d’irréductible.

La comparaison de Platon indique des étapes dans cette opération.

Le captif dont les chaînes sont tombées traverse la caverne. Il ne discerne rien  d’ailleurs il est vraiment dans la pénombre. Il ne lui servirait à rien de s’arrêter et d’examiner ce qui l’entoure. Il faut qu’il marche, quoique ce soit au prix de mille douleurs et sans savoir où il va. La volonté ici est seule en cause  l’intelligence ne joue aucun rôle. Il faut faire un nouvel effort à chaque pas, et si on cesse de faire effort avant d’être sorti, quand même il ne manquerait qu’un seul pas, on ne sortira jamais. Les derniers pas sont les plus durs.

C’est la part de la volonté dans le salut. Effort à vide, effort de la volonté malheureuse et aveugle, car elle est sans lumière. (Bien remarquer que tant qu’on est dans la caverne, et même si on a déjà beaucoup marché vers la sortie, à un pas de la sortie, on n’a aucune idée de Dieu.)

Une fois sorti, on souffre plus encore du fait de l’éblouissement, mais on est en sécurité. (à moins, bien entendu, que l’on ne commette la folie de rentrer dans la caverne, auquel cas tout est à recommencer.) Il n’y a plus à faire des efforts de volonté, il faut seulement se maintenir en état d’attente et regarder ce dont l’éclat est à peu près supportable. Dès lors qu’on attend et qu’on regarde, le temps lui-même produira une capacité de plus en plus grande à recevoir la lumière.

Il y a deux périodes de désarroi où on ne sait plus du tout où on est, où on se croit perdu. L’une dans la caverne, quand, délié, on s’est retourné et on a commencé à marcher. L’autre, bien plus aiguë  encore, au sortir de la caverne, quand on reçoit le choc de la lumière.

Ces deux périodes correspondent exactement aux deux « nuits obscures »  que distingue saint Jean de la Croix, la nuit obscure de la sensibilité et la nuit obscure de l’esprit.

(Il est bien difficile de ne pas penser que cette comparaison si précise condense une expérience mystique accumulée pendant des générations.)

Le moment final, celui où l’être délivré regarde le soleil lui-même, le bien lui-même, c’est-à-dire Dieu lui-même, tel qu’il est, correspond à ce que saint Jean de la Croix appelle le mariage spirituel.

Mais dans Platon ce n’est pas la fin. Encore une étape (indiquée aussi d’ailleurs par saint Jean de la Croix)... Il faut se rappeler que cette cité est une fiction, un pur symbole qui représente l’âme. Platon le dit : « C’est dans le ciel peut-être qu’il y a un modèle de cette cité pour quiconque veut le voir, et, le voyant, fonder la cité de son propre moi. »  (Commentaire du texte : République, VII, 5196-520 a.) Les différentes catégories de citoyens représentent les différentes parties de l’âme. Les philosophes, ceux qui sortent de la caverne, c’est la partie surnaturelle de l’âme. L’âme tout entière doit se détacher de ce monde-ci, mais c’est seulement la partie surnaturelle qui entre en rapport avec l’autre. Quand la partie surnaturelle a vu Dieu face à face, il faut qu’elle se tourne vers l’âme pour la régir, afin que l’âme entière soit en état de veille, au lieu qu’elle est en état de rêve chez tous ceux chez qui la délivrance n’a pas été accomplie. La partie naturelle de l’âme, détachée d’un monde, hors d’état d’atteindre l’autre, est à vide pendant l’opération de la délivrance. Il faut lui rendre le contact avec ce monde qui est le sien, mais un contact légitime, qui ne soit pas attachement.

En somme, après avoir arraché l’âme au corps, après avoir traversé la mort pour aller à Dieu, le saint doit en quelque sorte s’incarner dans son propre corps afin de répandre sur ce monde, sur cette vie terrestre, le reflet de la lumière surnaturelle. Afin de faire de cette vie terrestre et de ce monde une réalité, car jusque-là ce ne sont que des songes. Il lui incombe d’achever ainsi la création. Le parfait imitateur de Dieu d’abord se désincarne, puis s’incarne.

Simone WEIL, Cahiers, III.

 

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LA VÉRITÉ

Le besoin de vérité est plus sacré qu’aucun autre. Il n’en est pourtant jamais fait mention. On a peur de lire quand on s’est une fois rendu compte de la quantité et de l’énormité des faussetés matérielles étalées sans honte, même dans les livres des auteurs les plus réputés. On lit alors comme on boirait l’eau d’un puits douteux.

Il y a des hommes qui travaillent huit heures par jour et font le grand effort de lire le soir pour s’instruire. Ils ne peuvent pas se livrer à des vérifications dans les grandes bibliothèques. Ils croient le livre sur parole. On n’a pas le droit de leur donner à manger du faux. Quel sens cela a-t-il d’alléguer que les auteurs sont de bonne foi ? Eux ne travaillent pas physiquement huit heures par jour. La société les nourrit pour qu’ils aient le loisir et se donnent la peine d’éviter l’erreur. Un aiguilleur cause d’un déraillement serait mal accueilli en alléguant qu’il est de bonne foi.

à plus forte raison est-il honteux de tolérer l’existence de journaux dont tout le monde sait qu’aucun collaborateur ne pourrait y demeurer s’il ne consentait parfois à altérer sciemment la vérité.

Le public se défie des journaux, mais sa défiance ne le protège pas. Sachant en gros qu’un journal contient des vérités et des mensonges, il répartit les nouvelles annoncées entre ces deux rubriques, mais au hasard, au gré de ses préférences. Il est ainsi livré à l’erreur.

Tout le monde sait que, lorsque le journalisme se confond avec l’organisation du mensonge, il constitue un crime. Mais on croit que c’est un crime impunissable. Qu’est-ce qui peut bien empêcher de punir une activité une fois qu’elle a été reconnue comme criminelle ? D’où peut bien venir cette étrange conception de crimes non punissables ? C’est une des plus monstrueuses déformations de l’esprit juridique.

Ne serait-il pas temps de proclamer que tout crime discernable est punissable, et qu’on est résolu, si on en a l’occasion, à punir tous les crimes ?

Quelques mesures faciles de salubrité publique protégeraient la population contre les atteintes à la vérité.

La première serait l’institution, pour cette protection, de tribunaux spéciaux, hautement honorés, composés de magistrats spécialement choisis et formés. Ils seraient tenus de punir de réprobation publique toute erreur évitable, et pourraient infliger la prison et le bagne en cas de récidive fréquente, aggravée par une mauvaise foi démontrée.

Par exemple, un amant de la Grèce antique, lisant dans le dernier livre de Maritain : « Les plus grands penseurs de l’Antiquité n’avaient pas songé à condamner l’esclavage », traduirait Maritain devant un de ces tribunaux. Il y apporterait le seul texte important qui nous soit parvenu sur l’esclavage, celui d’Aristote. Il y ferait lire aux magistrats la phrase : « Quelques-uns affirment que l’esclavage est absolument contraire à la nature et à la raison ». Il ferait observer que rien ne permet de supposer que ces quelques-uns n’aient pas été au nombre des plus grands penseurs de l’Antiquité. Le tribunal blâmerait Maritain pour avoir imprimé, alors qu’il lui était facile d’éviter l’erreur, une affirmation fausse et constituant, bien qu’involontairement, une calomnie atroce contre une civilisation tout entière. Tous les journaux quotidiens, hebdomadaires et autres, toutes les revues et la radio seraient dans l’obligation de porter à la connaissance du public le blâme du tribunal, et, le cas échéant, la réponse de Maritain. Dans ce cas précis, il pourrait difficilement y en avoir une.

Le jour où Gringoire publia in extenso un discours attribué à un anarchiste espagnol qui avait été annoncé comme orateur dans une réunion parisienne, mais qui, en fait, au dernier moment, n’avait pu quitter l’Espagne, un pareil tribunal n’aurait pas été superflu. La mauvaise foi étant dans un tel cas plus évidente que deux et deux font quatre, la prison ou le bagne n’auraient peut-être pas été trop sévères.

Dans ce système, il serait permis à n’importe qui, ayant reconnu une erreur évitable dans un texte imprimé ou dans une émission de la radio, de porter une accusation devant ces tribunaux.

La deuxième mesure serait d’interdire absolument toute propagande de toute espèce par la radio ou par la presse quotidienne. On ne permettrait à ces deux instruments de servir qu’à l’information non tendancieuse.

Les tribunaux dont il vient d’être question veilleraient à ce que l’information ne soit pas tendancieuse.

Pour les organes d’information ils pourraient avoir à juger, non seulement les affirmations erronées, mais encore les omissions volontaires et tendancieuses.

Les milieux où circulent des idées et qui désirent les faire connaître auraient droit seulement à des organes hebdomadaires, bi-mensuels ou mensuels. Il n’est nullement besoin d’une fréquence plus grande si l’on veut faire penser et non abrutir.

La correction des moyens de persuasion serait assurée par la surveillance des mêmes tribunaux, qui pourraient supprimer un organe en cas d’altération trop fréquente de la vérité. Mais ses rédacteurs pourraient le faire reparaître sous un autre nom.

Dans tout cela il n’y aurait pas la moindre atteinte aux libertés publiques. Il y aurait satisfaction du besoin le plus sacré de l’âme humaine, le besoin de protection contre la suggestion et l’erreur.

Mais qui garantit l’impartialité des juges ? objectera-t-on. La seule garantie, en dehors de leur indépendance totale, c’est qu’ils soient issus de milieux sociaux très différents, qu’ils soient naturellement doués d’une intelligence étendue, claire et précise, et qu’ils soient formés dans une école où ils reçoivent une éducation non pas juridique, mais avant tout spirituelle, et intellectuelle en second lieu. Il faut qu’ils s’y accoutument à aimer la vérité.

Il n’y a aucune possibilité de satisfaire chez un peuple le besoin de vérité si l’on ne peut trouver à cet effet des hommes qui aiment la vérité.

Simone WEIL, L’enracinement, 1950.

 

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LA JUSTICE

Les Grecs définissaient admirablement la justice par le consentement mutuel.

« L’Amour, dit Platon, ne fait ni ne souffre d’injustice, ni parmi les dieux ni parmi les hommes. Car il ne souffre pas par force, lorsqu’il souffre quelque chose  car la force ne s’empare pas de l’Amour. Et il n’agit pas par force, lorsqu’il agit  car chacun consent à obéir en toute chose à l’Amour. Là où il y a accord par consentement mutuel, il y a justice, disent les lois de la cité royale. »

Par là l’opposition du juste et du possible dans les paroles citées par Thucydide est très claire. Lorsque de deux côtés il y a force égale, on cherche les conditions d’un consentement mutuel. Quand quelqu’un n’a pas la faculté de refuser, on ne va pas chercher une méthode pour obtenir son consentement. Les conditions répondant aux nécessités objectives sont alors seules examinées  on ne cherche que le consentement de la matière.

Autrement dit, l’action humaine n’a pas d’autre règle ou limite que les obstacles. Elle n’a pas contact avec d’autres réalités qu’eux. La matière impose des obstacles qui sont déterminés par son mécanisme. Un homme est susceptible d’imposer des obstacles par un pouvoir de refus que parfois il possède et parfois non. Quand il ne le possède pas, il ne constitue pas un obstacle, ni par suite une limite. Relativement à l’action et à celui qui l’accomplit, il n’a pas d’existence.

Toutes les fois qu’il y a action, la pensée se porte au but. Sans les obstacles, le but serait atteint aussitôt que pensé. Parfois il en est ainsi. Un enfant voit sa mère au loin après une absence, et il est dans ses bras presque avant de savoir qu’il l’a vue. Mais quand l’accomplissement immédiat est impossible, la pensée, d’abord fixée sur le but, est inévitablement sollicitée par les obstacles.

Elle est sollicitée par eux seuls. Là où il n’y en a pas, elle ne s’arrête pas. Ce qui dans la matière de son action ne constitue pas un obstacle - par exemple les hommes privés de la faculté du refus - est transparent pour elle comme le verre tout à fait limpide pour le regard. Il ne dépend pas d’elle de s’y arrêter, de même qu’il ne dépend pas du regard de voir le verre.

Celui qui ne voit pas une vitre ne sait pas qu’il ne la voit pas. Celui qui, étant situé autrement, la voit, ne sait pas que le premier ne la voit pas.

Quand notre vouloir se trouve être traduit hors de nous à travers des actions exécutées par d’autres, nous ne dépensons pas notre temps et notre force d’attention à examiner s’ils y ont consenti. Cela est vrai pour nous tous. Notre attention, dépensée tout entière pour le succès de l’entreprise, n’est pas sollicitée par eux tant qu’ils sont dociles.

Cela est nécessaire. S’il en était autrement, les choses ne se feraient pas, et si les choses ne se faisaient pas nous péririons.

Mais de ce fait l’action est souillée de sacrilège. Car le consentement humain est chose sacrée. Il est ce que l’homme accorde à Dieu. Il est ce que Dieu vient chercher comme un mendiant auprès des hommes.

Ce que Dieu supplie continuellement chaque homme d’accorder, c’est cela même que les autres hommes méprisent...

Simone WEIL, Écrits de Londres, 1957.

 

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LA JUSTICE

Il faut être aveugle pour opposer justice à charité  pour croire que leur domaine est différent, que l’une est plus large, qu’il y a une charité au delà de la justice, ou une justice en deçà de la charité.

Quand les deux notions sont opposées, la charité n’est plus qu’un caprice d’origine souvent basse, et la justice n’est que de la contrainte sociale. Ceux qui l’ignorent ou bien ne se sont jamais trouvés dans une de ces situations où il y a toute licence pour l’injustice, ou bien étaient installés dans le mensonge au point d’avoir cru y pratiquer facilement la justice.

Il est juste de ne pas voler aux étalages. Il est charitable de faire l’aumône. Mais le boutiquier peut m’envoyer en prison. Le mendiant, quand même sa vie dépendrait de mon secours, si je le lui refuse, ne me dénoncera pas à la police.

Beaucoup de controverses entre la droite et la gauche se réduisent à l’opposition entre le goût du caprice individuel et le goût de la contrainte sociale  ou plus exactement peut-être, entre l’horreur de la contrainte sociale et l’horreur du caprice individuel. La charité ni la justice n’y sont intéressées.

La justice a pour objet l’exercice terrestre de la faculté de consentement. Le préserver religieusement partout où il existe, essayer d’en faire apparaître les conditions là où il manque, c’est aimer la justice.

Le mot unique et si beau de justice enferme toute la signification des trois mots de la devise française. La liberté, c’est la possibilité réelle d’accorder un consentement. Les hommes n’ont besoin d’égalité que par rapport à elle. L’esprit de fraternité consiste à la souhaiter à tous.

La possibilité du consentement est fournie par une vie qui contienne des mobiles pour le consentement. Le dénuement, les privations de l’âme et du corps empêchent que le consentement puisse s’opérer dans le secret du coeur.

L’expression du consentement n’est indispensable qu’en second lieu. Une pensée non exprimée est imparfaite, mais si elle est réelle elle peut se frayer des chemins indirects vers l’expression. L’expression à laquelle ne correspond aucune pensée est un mensonge, et il y a toujours, partout, possibilité de mensonge.

L’obéissance étant en fait la loi imprescriptible de la vie humaine, il n’y a à établir de différence qu’entre l’obéissance consentie et l’obéissance non consentie. Là où il y a obéissance consentie, il y a liberté, et nulle part ailleurs.

Simone WEIL, Écrits de Londres, 1957.

 

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LA JUSTICE

Il n’est pas facile de combattre pour la justice. Il ne suffit pas de discerner quel camp est celui de la moindre injustice, et, y étant allé, de prendre les armes et de s’exposer aux armes ennemies. Certes cela est beau, plus que les paroles ne peuvent dire. Mais, en face, on fait exactement de même.

Il faut en plus être habité par l’esprit de justice. L’esprit de justice n’est pas autre chose que la fleur suprême et parfaite de la folie d’amour.

La folie d’amour fait de la compassion un mobile bien plus puissant que la grandeur, la gloire et même l’honneur, pour toute espèce d’action, y compris le combat.

Elle contraint à abandonner toute chose pour la compassion, et, comme dit saint Paul du Christ, à se vider.

Au milieu même de la souffrance injustement infligée, elle fait consentir à subir la loi universelle qui expose toute créature de ce monde à l’injustice. Ce consentement soustrait l’âme au mal  il a la vertu miraculeuse de transformer, dans l’âme où il a lieu, le mal en bien, l’injustice en justice  par lui la souffrance, accueillie avec respect, sans bassesse ni révolte, devient chose divine.

La folie d’amour incline à discerner et à chérir également, dans tous les milieux humains sans exception, en tous lieux du globe, les fragiles possibilités terrestres de beauté, de bonheur et de plénitude  à souhaiter les préserver toutes avec un soin également religieux  là où elles manquent, à souhaiter réchauffer tendrement les moindres traces de celles qui ont existé, les moindres germes de celles qui peuvent naître.

La folie d’amour fait pénétrer dans un endroit du coeur plus profond que l’indignation et le courage, dans le lieu où l’indignation et le courage puisent leur vigueur, une tendre compassion pour l’ennemi.

La folie d’amour ne cherche pas à s’exprimer. Mais elle rayonne irrésistiblement par l’accent, le ton et la manière, à travers toutes les pensées, toutes les paroles et tous les actes, en toute circonstance et sans aucune exception. Elle rend impossibles les pensées, les paroles et les actes au travers desquels elle ne peut pas rayonner.

C’est vraiment une folie. Elle précipite dans des risques qu’on ne peut pas courir si on a accordé son coeur à quoi que ce soit en ce monde, fût-ce une grande cause, ou une Église, ou une patrie.

Le résultat auquel la folie d’amour a conduit le Christ n’est pas, après tout, une référence pour elle.

Mais nous n’avons pas à craindre ses périls. Elle n’habite pas en nous. Si elle y habitait, cela se sentirait. Nous sommes des gens raisonnables, comme il semble certain qu’il convient de l’être à ceux qui s’occupent des grandes affaires de ce monde.

Mais si l’ordre de l’univers est un ordre sage, il doit y avoir quelquefois des moments où, du point de vue de la raison terrestre, la folie d’amour seule est raisonnable. Ces moments ne peuvent être que ceux où, comme aujourd’hui, l’humanité est devenue folle à force de manquer d’amour.

Est-il sûr qu’aujourd’hui la folie d’amour ne soit pas susceptible de fournir aux foules malheureuses, dont le corps et l’âme ont faim, une nourriture bien plus facile à digérer pour elles que des inspirations d’une source moins élevée ?

Et puis, tels que nous sommes, est-il sûr que nous soyons à notre place dans le camp de la justice ?

Simone WEIL, Écrits de Londres, 1957.

 

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