Le thème de la joie

dans l’œuvre de Pascal

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Michel ADAM

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Joie, joie, joie, pleurs de joie. » Ces mots ont certainement une très grande importance et méritent une place privilégiée dans les exégèses pascaliennes. On reconnaîtra facilement cette importance si on accorde toute la place qu’elle mérite, dans la vie de Pascal, à son « expérience » du 23 novembre 1654, et lorsqu’on aura définitivement abandonné le Pascal anxieux qu’ont voulu nous livrer ceux qui s’arrêtaient aux textes décrivant la misère de l’homme sans Dieu, sans montrer en même temps les textes exaltant le bonheur de celui qui a trouvé Dieu. Pascal a parlé de la joie, c’est cette joie que nous voudrions analyser rapidement, et confronter avec quelques textes classiques de philosophes ou de psychologues sur la joie.

Pascal ne se contente pas de subir la joie, il la réclame, il veut en être envahi à jamais : « éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre. » Nous avons la certitude de ne pas trahir Pascal en cherchant la permanence du thème de la joie dans son œuvre. La joie du Mémorial se présente comme une explosion. Mais c’est parce qu’elle est l’aboutissement d’une recherche, d’une quête de Dieu. Il n’est pour s’en rendre compte que de consulter les lettres de Jacqueline Pascal à Gilberte Périer. D’ailleurs le dynamisme de cette joie n’est pas désordonné, car dans un autre passage du Mémorial joie est associée au calme de l’âme. « Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix. » Lajoie est ici l’accompagnement d’une connaissance et c’est celle-là qui est le gage de l’évidence de celle-ci. En septembre 1654, Pascal disait à sa sœur Jacqueline son inquiétude de ne pas sentir le mouvement de Dieu en lui. Mais au terme de deux mois d’efforts, son inquiétude a disparu et il a trouvé la paix. La vie qu’il va mener maintenant sera vidée de toute inquiétude démesurée ; elle sera éclairée par une « renonciation totale et douce ». Ainsi la joie ressentie par Pascal ne sera pas une joie qui entrave l’action, c’est au contraire une joie qui l’inspire. Cela permet de repousser toutes les sottises qui ont été dites sur le Mémorial. Ce papier cousu dans chaque habit neuf était un procédé matériel pour conserver « éternellement » le souvenir de ce « jour d’exercice sur la terre ». On peut abandonner sans regret les remarques ironiques de Voltaire et de Condorcet pour qui c’était seulement une « amulette mystique », Barrés avait certainement raison d’y voir « quelque chose d’analogue au nœud que l’on fait à son mouchoir 1. »

Mais si la joie de Pascal est une joie active, il faut, pour le montrer, chercher comment le Mémorial a pu servir l’activité de Pascal. Il faut y voir l’aboutissement d’une recherche. Pascal s’était éloigné de Dieu, mais il vient de le retrouver. « Je m’en suis séparé. Je l’ai fui, renoncé, crucifié. » Il y a là une attitude authentique de repentir. Et ce repentir sera complété par des résolutions. « Que je n’en sois jamais séparé. » Tout ceci peut se vérifier en analysant les textes bibliques utilisés par Pascal dans le Mémorial. Pascal trouve une révélation de la présence de Dieu par l’évocation de l’épisode du buisson ardent et celui de l’apparition à Marie-Madeleine après la Résurrection. Mais maintenant Pascal a connu Dieu, alors que le monde ne l’a pas connu, ainsi qu’il est dit dans saint Jean (XVII. 25). Il avait délaissé la fontaine d’eau vive, selon l’expression de Jérémie. Mais Dieu est retrouvé et il ne faut plus le quitter ; c’est ainsi que l’on doit éclairer le « Mon Dieu me quitterez-vous ? » qui fait l’écho à l’appel du Christ à son Père. La décision de Pascal est d’obtenir la vie éternelle en servant le vrai Dieu, auquel il veut se soumettre totalement. La fin du Mémorial fait appel à un passage du Psaume 118 dont on a dit que la lecture donnait des battements de cœur à Pascal. Ce psaume lui faisait revivre sa propre expérience : il avait vu Dieu, il était sorti de la nuit, il allait obéir avec joie et ne voulait plus oublier la leçon divine 2.

Cherchons maintenant dans l’œuvre de Pascal cette joie que nous venons de rencontrer dans sa vie. Nous verrons sans doute, tant était grande l’imprégnation du réel sur ses écrits, que la joie y gardera les mêmes caractères.

« Lajoie est une agréable émotion de l’âme, en laquelle consiste la jouissance qu’elle a du bien », dit Descartes 3. Il y a une réalité qui fait naître cette joie. Le bien, pour Pascal, ç’a été Dieu. L’austère Jacqueline ne comprenait pas que son frère n’expiât pas ses fautes par des larmes continuelles et montrât encore de la joie qui n’avait pour elle que d’être un peu plus raisonnable que celle qu’il étalait dans le « monde ». Ignorant tout de ce que son frère venait de ressentir, Jacqueline ne savait pas qu’il avait trouvé la vraie joie. Elle aurait pu alors relire son Saint-Augustin :

 

« Loin de mon cœur, loin du cœur de votre serviteur qui se confesse à vous, Seigneur, l’idée que n’importe quelle joie puisse me rendre heureux ! car il y a une joie qui n’est pas donnée aux impies, mais à ceux qui vous servent pour l’amour de vous, et c’est vous-même qui êtes cette joie 4. »

 

C’est bien cela qui correspond à la joie telle que Pascal a pu la ressentir. Elle est la prise de possession de l’homme par celui à qui cette possession revient, le Créateur a envahi la créature.

On trouve alors dans l’âme envahie une tranquillité parfaite : plus de trouble, plus de faille. Tout s’ordonne autour de la Réalité centrale. La joie en effet s’étend à tout le contenu de la conscience ; Gabriel Marcel a noté cela dans son Journal Métaphysique. Il y a là comme une certitude, plus ou moins explicite, d’après laquelle l’esprit juge avoir atteint son état idéal. Pascal redira cela dans le fragment 544 :

 

« Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l’âme qu’il est son unique bien ; que tout son repos est en lui, qu’elle n’aura de joie qu’à l’aimer. »

 

Et le fragment 556 fait écho. La joie est l’épanouissement de l’être, grâce à laquelle on a l’impression, comme l’a noté M. Jean Lacroix, de passer du temps à l’éternité.

Mais cette évolution temporelle va d’abord du passé au futur immédiat. Il y reste bien un peu de tristesse. Pascal expose cela dans une lettre à Mlle de Roannez, deux ans après la veillée célèbre :

 

« C’est la joie d’avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tristesse de l’avoir offensé et de tout le changement de vie. »

 

Mais on pourrait dire aussi que la joie d’avoir trouvé Dieu est d’autant plus grande qu’on a été longtemps loin de lui. Et la caractéristique majeure de cette joie, qui « suppose le sentiment confus ou la connaissance claire qu’on possède ou qu’on possédera ce qu’on aime », ainsi que le dira Malebranche 5, est d’être conservée : « Éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre. » Cette joie, Pascal l’a trouvée au terme de l’effort qu’il a fait de septembre à novembre 1654, effort par lequel il s’est retrouvé lui-même, après avoir abandonné ses errements. Par son effort, il s’est créé lui-même et on retrouve ici une joie dont la nature était, pour Bergson, d’accompagner la création. Pascal s’est modelé lui-même, il est arrivé au terme de ses ambitions : connaître vraiment Dieu et ne plus simplement croire en lui. Cette connaissance a retenti sur sa vie entière et a marqué, il ne faut pas en douter, la fin de sa vie, même à travers les souffrances physiques ou sociales qu’il a pu endurer. Qu’on se reporte au fragment 737 :

 

« Et je vis cependant avec joie, soit dans les biens qu’il lui (mon Libérateur) plaît de me donner, soit dans les maux qu’il m’envoie pour mon bien, et qu’il m’a appris à souffrir par son exemple. »

 

Ne vivant plus dans le plaisir quotidien, mais voyant dans la joie vécue les prémices d’une joie éternelle, il avait retrouvé la vertu de l’espérance. « Il y a joie, dit M. Jankélévitch, quand un futur est rendu à une âme désolée » ; et opposant gaudium à laetitia, il montre que la vraie joie qui est laetitia réclame toujours davantage, puisque c’est elle qui nous a manifesté « la surprenante modulation du désespoir en espérance 6 ».

Que devient alors ce Pascal pessimiste qu’on s’est plu à nous peindre pendant bien longtemps ? Ce Pascal qui n’avait de compassion que pour ceux qui gémissaient dans le doute (fragment 194), ce Pascal qui voit l’aveuglement et la misère de l’homme, l’univers muet, l’homme égaré dans un coin de l’univers et qui entre en effroi (fragment 693) ? Remarquons d’abord ceci, qui est maintenant accepté par la plus grande partie des pascalisants : Puisque Pascal se préparait à écrire une Apologie, son plus grand désir était d’amener le libertin à la conversion. Il y a donc toute une propédeutique qui doit amener le libertin à un état d’esprit tel qu’il devra se convertir. En gros, on peut dire qu’il s’agit de transformer l’homme devant le monde en un homme devant Dieu. Ce n’est pas Pascal qui doute en gémissant, c’est le libertin qui doit gémir dans son doute pour désirer en sortir. Quant à l’effroi, il suffit de lire le fragment auquel nous venons de renvoyer pour constater qu’il doit amener l’homme à chercher si Dieu n’a pas « laissé quelque marque de soi » dans la nature. Mais ce qu’on n’a pas suffisamment remarqué, c’est qu’on accorde difficilement ce pessimisme de Pascal avec son activité débordante au service de Port-Royal. Il ne semble pas qu’un être angoissé aurait écrit les Provinciales avec tant de fougue et d’ironie. Les Écrits sur la Grâce reprennent le thème augustinien de la Sainte Concupiscence. Les huit dernières années de la vie de Pascal, ses écrits nous permettent de le dire, paraissent bien vécues sous le signe de la joie.

Enfin, cette joie pascalienne nous semble authentifiée par la découverte du portrait peint par Philippe de Champaigne 7, en 1656 ou 1657. Ce tableau n’est pas vain, car il « attire l’admiration par la ressemblance », ainsi que le dit le fragment 134, mais on admirait déjà l’original. Ce portrait nous montre la physionomie de Pascal, la façon dont le voyaient ses contemporains. Et le regard n’est nullement inquiet, il montre la calme sérénité d’un homme en qui demeure la joie.

On serait alors tenté de repousser, pour Pascal, la définition que donne M. Sartre de la joie 8 quand il veut en faire une « conduite magique » qui cherche à anticiper sur la possession de l’objet désiré. La joie de Pascal est une authentique joie humaine, parce qu’il connaît vraiment Dieu. « Certitude, Certitude, Sentiment, Joie, Paix 9. »

 

 

Michel ADAM.

 

Paru dans le Bulletin de l’Association Guillaume Budé en juin 1956.

 

 

 

 



1  Maurice Barrès, Les Maîtres, p. 121.

2  Nous utilisons ici, avec son autorisation, un thème et des références exposés par M. Gouhier à un de ses cours de Sorbonne consacrés à Pascal. M. Gouhier a repris cette idée lors des entretiens consacrés à Pascal en 1954, à Royaumont, entretiens qui doivent être édités.

3  Traité des passions, article 91.

4  Confessions, X, 32, cité dans la traduction P. de LABRIOLLE. Éditions « Les Belles Lettres », t. II, p. 265.

5  Recherche de la Vérité, 14e éclaircissement, édition Lewis, t. III, p. 120.

6  La mauvaise conscience, p. 191, 195-196.

7  Voir à ce sujet Ulysse MOUSSALI, Le vrai visage de Pascal (Plon, éditeur, 1952).

8  Esquisse d’une théorie des émotions, p. 38.

9  On pourra aisément compléter ces quelques pages en se reportant à l’œuvre de Pascal, notamment aux premières lignes et au dernier alinéa de l’Entretien avec M. de Saci, à la septième lettre à Mlle de Roannez, et retrouver une joie profonde pour laquelle Pascal accepterait peut-être la formule de M. Sartre, dans la Prière pour le bon usage des maladies et dans la quatrième provinciale (p. 612 et 696 de la récente édition CHEVALIER dans la Bibliothèque de la Pléiade).

 

 

 

 

 

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