La dame blanche de la famille de Brandebourg

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

ALASTER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans son numéro du 10 juillet, le journal L’Étoile belge emprunte aux Archives russes le curieux document qui suit et que nous reproduisons tel quel en regrettant que le correspondant de la feuille bruxelloise n’ait point signé son intéressant article :

 

 

Saint-Pétersbourg, 5 juillet.      

 

La dernière livraison de notre revue hautement considérée, les Archives russes, publie un fragment fort intéressant des Mémoires de l’aide de camp général comte de Nostitz. Il s’agit d’une histoire de revenant qui sert, à un certain point, à corroborer la légende bien connue de la « Dame Blanche. »

Le comte Grégoire de Nostitz, Prussien d’origine, avait commencé son service militaire sous les drapeaux de son pays, et il n’avait passé au service russe qu’en 1813. Il mourut en 1838, aide-de-camp général de l’empereur Nicolas, couvert de gloire au service de sa patrie d’adoption. Son fils a imité son exemple ; chevalier de St-Georges et major-général à la suite de feu l’Empereur, il fut chargé en 1869 d’une mission spéciale au roi Guillaume de Prusse auquel il devait remettre les insignes de grand cordon de l’Ordre de Saint-Georges.

C’est alors que le prince royal de Prusse, qui fut plus tard pendant cent jours l’empereur Frédéric III, ayant eu connaissance de ce qu’il se conservait dans la famille des comtes Nostitz des souvenirs sur une double apparition du spectre de la « Dame Blanche » (la comtesse Orlamande) au prince Louis-Ferdinand de Prusse, la veille et le jour même de sa mort tragique sur le champ de bataille de Saalfeld, insista auprès du général russe pour connaître la vérité sur cette affaire.

Le comte, qui possédait une relation française de feu son père, en fit part au prince, et ce dernier l’en remercia par la lettre suivante, dont le texte français est publié aujourd’hui par les Archives russes.

 

« Potsdam, 11 juin 1870.      

 

      « Mon cher Comte,

 

« Je vous remercie bien sincèrement de l’attention que vous avez eue de m’envoyer l’extrait des mémoires de feu votre père, l’aide-de-camp général Nostitz, que vous m’aviez promis lors de votre séjour à Berlin. Ce manuscrit sera inséré dans nos archives et sera toujours considéré comme un document intéressant ayant rapport à une époque remarquable de ma maison.

« Je suis, mon cher Comte, votre très affectionné

 

« FRÉDÉRIC-GUILLAUME,        

 

« Prince royal de Prusse. »      

 

Or, voici ce que raconte ce document, conservé depuis l’été de 1870 dans les archives de la maison des Hohenzollern :

En 1806, le comte Grégoire Nostitz, alors officier prussien, était attaché à la personne du prince Louis-Ferdinand de Prusse, un jeune et brillant général du corps d’armée commandé par le prince de Hohenlohe. À la veille de la bataille de Saalfeld, si funeste aux armes prussiennes, le prince se trouvait avec les officiers de son état-major au château du duc de Scharzburg-Rudolstadt. À la nuit on s’était réuni dans une des salles du château. Le prince Louis-Ferdinand exultait de joie à l’idée de la première rencontre sérieuse avec les troupes françaises de Napoléon qui se préparait pour le lendemain.

Sur le coup de minuit, s’adressant au comte Nostitz, il lui dit :

– Je me sens tout heureux aujourd’hui. Notre navire est enfin en pleine mer ; nous avons vent en poupe et nous sommes à nos places.

Il n’avait pas encore achevé sa phrase que le comte Nostitz vit avec une surprise indicible changer l’expression de son beau visage. Levé d’un bond, le prince se frotta les yeux, saisit un des flambeaux qui éclairaient la table et s’élança dans le couloir qui conduisait dans la salle de la veillée militaire.

Le comte Nostitz courut après lui et le vit poursuivre dans l’obscurité du couloir une figure vêtue de blanc, qui disparut subitement quand elle fut arrivée au mur sans la moindre issue auquel aboutissait ce couloir.

En entendant des pas derrière lui, le prince se retourna et dit au comte :

– Tu as vu, Nostitz ?

– Oui, Votre Altesse, j’ai vu.

– Alors ce n’est pas un rêve, un accès de délire ! s’écria Louis-Ferdinand.

Toutes les recherches d’une porte secrète à travers laquelle la figure blanche aurait pu s’échapper furent vaines, et cependant il y avait eu encore un troisième témoin du passage du spectre par le couloir. Le planton placé à la porte, questionné par le comte, déclara avoir laissé passer un individu, couvert d’un manteau blanc, qu’il avait pris à cet indice pour un officier de cavalerie saxonne. Or, le couloir n’avait que deux issues, la porte gardée par la sentinelle et la porte donnant accès dans la salle où se trouvaient le prince et ses officiers.

Très impressionné, Louis-Ferdinand ne cacha pas au comte Nostitz qu’il considérait cette apparition comme de mauvais augure, le spectre de la « Dame Blanche » apparaissant, selon la légende, aux membres de la famille de Hohenzollern, la veille de leur mort violente.

Le lendemain eut lieu la bataille de Saalfeld.

Au fort de la déroute des troupes allemandes, le prince Louis-Ferdinand et le comte Nostitz aperçurent une seconde fois, sur un promontoire voisin de l’endroit où ils se trouvaient, une femme vêtue de blanc qui pleurait et se tordait les mains. Le comte s’élança de tout le galop de son cheval vers ce promontoire, mais quand il y arriva, la femme en blanc avait disparu. Des soldats prussiens postés tout près l’avaient vue aussi, mais ignoraient complètement ce qu’elle était devenue.

Quelques moments après, le prince Louis-Ferdinand fut blessé mortellement dans une charge furieuse de la cavalerie française. Le comte essaya de l’emporter du champ de bataille, mais, blessé lui-même et ayant perdu connaissance, il n’apprit que plus tard que son général avait été achevé par un hussard alsacien de l’armée française.

De son vivant, le comte Grégoire ne parla de cette aventure qu’à son fils, et cela sous le sceau du plus grand secret. Son fils déclare que le comte Grégoire n’était rien moins que superstitieux ni prédisposé au mysticisme.

Le récit de ce dernier se termine par le passage suivant :

« J’écris tout ce qui est arrivé en prévision de l’avenir. Il se peut qu’après ma mort, quand viendra l’époque de l’histoire pour mes contemporains, mon fils, feuilletant dans mes papiers, trouvera ce récit et le fera connaître au public. »

Ici il ne s’agit point d’une de ces histoires de revenant dans lesquelles la simple hallucination peut jouer le rôle principal. La figure vêtue de blanc a été vue au château de Rudolstadt et sur le champ de bataille de Saalfeld, non seulement par le prince Louis-Ferdinand et son dévoué compagnon d’armes, mais par plusieurs soldats, complètement ignorants de la légende de la comtesse Orlamande.

Le fait doit donc être classé dans la catégorie de tant d’autres du même genre, conservés dans l’histoire et demeurant sans explication plausible jusqu’à nos jours.

Le comte Nostitz a donc bien raison de rappeler, à propos de la publication qu’il vient de faire, la réflexion célèbre et éternellement juste d’Hamlet :

 

        There are more things in heaven and earth, Horatio,

        Than are dreamt of in your philosophy.

 

Cette tradition de l’apparition d’une Dame Blanche annonçant la mort prochaine d’un des membres d’une grande famille n’est point particulière à celle des descendants des margraves de Brandebourg. Elle a cours, également, chez les Habsbourg, chez les Lusignan, chez les Chimay. Malheureusement, les documents de la nature de celui que nous venons de reproduire sont des plus rares, et nous ne pouvons que regretter l’ignorance où nous sommes de ce qui s’est passé au moment de la mort de l’Empereur Guillaume Ier, et bientôt après de son fils Frédéric III. La Dame Blanche aurait-elle abandonné les Hohenzollern à la suite de leur suprême élévation ?

 

 

ALASTER.

 

Paru dans La Haute Science en 1893.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net