Jean Aicard et la Provence
par
Antoine ALBALAT
Une des causes de la supériorité de la littérature grecque – on ne l’a pas assez remarqué – c’est qu’en général ses auteurs n’ont pas traité des sujets de fantaisie, des œuvres imaginées et voulues. Rien de plus limpide que leur art ni de moins compliqué que leur inspiration. Presque tous sont des artistes spontanés qui ont écrit, non pour montrer du talent, mais pour rendre ce qu’ils voyaient. La littérature grecque non seulement n’a pas de formule, mais on peut dire qu’elle n’a jamais cherché ses œuvres. C’est une littérature nationale, patriotique et de terroir. Homère, Hésiode, Aristophane, Théocrite se sont bornés à peindre ce qu’ils avaient sous les yeux, les choses vécues par eux ou familièrement apprises. De là leur charme ; profond jusqu’à l’inconscience, leur vigueur incisive, leur relief d’idées, leurs peintures inimitables, que nos productions ne surpasseront pas. Eschyle, Sophocle, Euripide même n’ont été que les traducteurs des légendes de leurs époques et n’ont mis dans leur théâtre que les traditions orales, ce qu’on racontait, ce qui était dans l’esprit de tous. Notre littérature française offre dans sa généralité un caractère complètement différent. Le XVIe et le XVIIe siècle n’ont vécu que de l'imitation grecque ou latine. Il faut arriver jusqu’à Chénier et au romantisme pour retrouver la poésie personnelle, écrasée par la férule de Malherbe après les tentatives de la Pléiade. On ne se représente pas ce qu’il a fallu d’efforts à nos deux grands siècles classiques pour avoir du talent en dépit de l’imitation et pour se créer un mérite sans vouloir être original.
Je crois que les poètes, quelle que soit leur école, sont un peu comme les littératures : il en est qui s’imposent des sujets tels que Jocelyn, la Légende des siècles, les Blasphèmes, les Fleurs du mal ; d’autres, au contraire, chantent ce qu’ils voient et ce qu’ils vivent, comme Mistral, Jean Aicard, Brizeux, Lamartine dans ses Méditations, Hugo dans ses Contemplations. La marque spéciale de M. Jean Aicard est d’être, lui aussi, un spontané et un sincère. Il a aimé la Provence et il l’a chantée ; voilà la signification générale de son œuvre, si touffue d’ailleurs et où abondent des impressions si diverses. Il incarne la Provence. Son inspiration ne s’est pas appliquée à un sujet déterminé ; elle lui est venue de sa vie même, de son enfance, de sa patrie, de ses regrets et de ses goûts. Dans son théâtre et dans ses romans, c’est toujours la terre des cigales et du soleil qui est en cause, qui est le thème et le milieu. M. Aicard peut être compté parmi ceux qui ont le plus contribué à donner à ce pays droit de cité littéraire. Aujourd’hui, c’est chose faite, la Provence est adoptée. La révélation de cette contrée lumineuse s’est victorieusement continuée depuis Mistral. On l’a imposée ; le félibrige n’a reculé devant rien ; on s’est acclimaté à son soleil ; sa séduction a conquis tout le monde. La terre provençale rayonne maintenant de toute la magie d’une contrée exotique, comme l’Orient de la France, comme un paradis délicieux de couleur et de lumière. M. Alphonse Daudet l’a décrite, M. Paul Arène l’a chantée, M. Mariéton en a été le guide passionné et entraînant. M. Montenard a magistralement peint ses paysages. Mais M. Jean Aicard est peut-être celui qui l’a le plus intelligemment aimée, en ce sens qu’il est demeuré Provençal d’idées, tout en restant Français de langue. Les autres écrivains ont quitté la Provence pour d’autres sujets. Lui, il y est toujours revenu. De là sa sincérité et sa saveur. Il a renouvelé la jeunesse de son talent dans le même éternel modèle et il a su conserver par là quelque chose de facile, de fluide, l’aisance et le charme d’un cœur toujours épris d’un seul amour.
Sauf dans un de ses livres très exalté, Don Juan, on ne doit pas chercher chez lui le grand lyrisme pindarique et philosophique. Jean Aicard ne chante pas sur un trépied les problèmes de la destinée humaine ; il est, au contraire, même dans ses vers sur la Hollande et l’Algérie, tout près de notre cœur, et il faut le bien écouter pour bien l’entendre. Ce sont les âmes silencieuses qui distingueront le mieux cette voix du dedans. À notre époque de réclame outrancière et de bruits épars, il faut avoir l’amour du recueillement pour savourer ces épanchements familiers. L’emphase et le maniérisme ont tourné vers la grandiloquence raffinée les dispositions très réelles de beaucoup de poètes contemporains. Les vers de M. Jean Aicard sont, au contraire, une fête du cœur qui ne se révèle qu’à ceux qui ont conservé le culte familial des choses douces et bonnes. La poésie a ses envolées et ses ascensions ; mais elle vit aussi de pénétrations et de confidences, de rêves tranquilles et de sérénité intérieure. Pour apprécier M. Jean Aicard, il faut non seulement aimer la solitude et en faire au dedans de soi, mais il faut avoir aussi le sens de la Provence, et cela est si vrai qu’un de ses romans, l’Ibis bleu, a pour sujet l’intoxication amoureuse exercée par la Provence sur une imagination de femme. Or ce sens spécial des pays du soleil, qui séduit son héroïne, ne vient pas tout seul ; on ne peut l’acquérir sans une certaine éducation artistique. Souvent, avant d’éclairer, la lumière aveugle. On sait avec quelle peine M. Montenard a fait accepter la couleur vraie de ses paysages provençaux : « C’est exagéré, disait-on. La mer n’est pas si bleue. Nous l’avons vue ! » C’est ainsi que Sainte-Beuve contestait à Flaubert la couleur nocturne des pierres d’Afrique...
La Provence est donc le sujet et la raison de l’œuvre de Jean Aicard. La force de son talent s’est maintenue parce qu’elle s’est toujours alimentée à la même source. Il ne s’est pas répété, il s’est agrandi ; il n’a pas recommencé, il s’est développé. De la pièce de vers, il est allé au poème, au roman et au théâtre. Ce que Mistral a fait en langue provençale, M. J. Aicard l’a fait en français. Pour celui qui suit les progrès de la poésie à notre siècle et qui note les éléments nouveaux dont s’augmente d’année en année le champ littéraire, c’est une date que la publication de Mireille, œuvre de premier ordre pour l’inspiration, la vie, la transfusion continuelle de la couleur locale. Mais l’œuvre de Mistral, si belle qu’elle soit (et je crois qu’elle vaut Théocrite), n’a pas été une assimilation française. Le public a besoin d’un effort de transposition pour goûter ce poème, qui n’a sa vraie saveur que dans la langue mère et dont la plus fidèle traduction ne fera jamais une œuvre française. L’assimilation complète du sujet provençal avec notre poésie française, c’est M. Jean Aicard qui l’a réalisée. C’est avec du sang français qu’il a infusé dans notre littérature l’exotisme provençal. Œuvre chère aux lettrés, infiniment vivante pour ceux qui devinent un chef-d’œuvre à travers une traduction, rien n’est, au fond, moins populaire que Mireille, au sens littéral du mot. Le peuple provençal, les paysans, les pêcheurs l’ignorent, parce qu’ils ne lisent pas ou qu’ils ne savent lire que du français. La langue provençale, qu’on n’écrit plus dans le Midi, n’est parlée que par des gens incapables d’épeler convenablement le texte de Mireille. M. Jean Aicard a le premier tenté de vulgariser des sujets familiers aux Provençaux en chantant les mêmes choses tout autrement dans de beaux vers français et de la belle prose française. Il a senti qu’en art, lorsque tout semble avoir été dit, tout reste encore à dire et que la vision personnelle peut toujours renouveler les choses. Comme Mistral, il portait en lui la Provence, et il l’a chantée dans une langue qui n’a plus besoin de clef.
Oui, Jean Aicard, c’est l’âme provençale. Elle perce déjà, cette âme, dans beaucoup de pièces de son premier livre, la Chanson de l’Enfant. Ses Poèmes de Provence en sont le prologue ; Miette et Noré élargit les cadres ; puis ses romans entrent dans la vie, les mœurs, les sites du pays des blancheurs et de la clarté. C’est en cela qu’il est lui et qu’il n très peu de points de contact avec nos poètes contemporains. Coppée a décrit les petites épopées à la Hugo, les aventures bourgeoises, les drames obscurs, les dévouements mélancoliques, les sentimentalités moyennes ; Leconte de Lisle a peint l’exotisme rutilant et grandiose et nous a donné d’admirables adaptations plastiques dans des vers sonores comme du bronze ; M. de Heredia a incarné l’âme antique. M. Sully-Prudhomme résume la sensibilité douloureuse et l’école philosophique lamartinienne ; Banville, c’est la fantaisie païenne et le dilettantisme artiste... M. Aicard, lui, a chanté beaucoup de choses ; mais il a surtout chanté la Provence avec l’enthousiasme et la simplicité d’un aède primitif. C’est de la poésie d’émotion et de résurrection exprimée avec une fluidité simple, une sincérité sans recherche, une originalité qui s’ignore.
Si nous voulions savoir d’où sort ce talent, étudier sa filiation, son engendrement, nous n’aurions pas de peine à reconnaître qu’il dérive en droite ligne d’Hugo. M. Jean Aicard a pris la langue poétique telle que nous l’a créée l’auteur des Contemplations ; il en a vu les ressources, il s’en est servi avec un tact parfait, il a encore assoupli cette forme, aujourd’hui définitive, dont Banville a publié le code dans un petit livre qui eût bien étonné Boileau.
La simplicité, voilà la marque de ce talent ; son vocabulaire ne dépasse pas le dictionnaire avec lequel on fait les chefs-d’œuvre. Sa sensibilité est droite ; il ne renchérit pas sur ce qu’il sent, il ne raffine pas ce qu’il éprouve. C’est un poète naïf qui ne parle pas pour se faire admirer, mais pour raconter sans emphase ce qu’il sent et ce qu’il voit. L’auteur des Poèmes de Provence n’a rien de commun avec l’école parnassienne, en quête d’intensité et toujours harcelée de perfection, qui a produit des œuvres, d’ailleurs admirables par la science plastique et la rigueur de la forme. C’est justement ce qui déroute les lecteurs de Miette et Noré. Ils ne sont pas habitués à voir un auteur se borner dans des sujets fertiles, tant il est de mode aujourd’hui d’épuiser l’inspiration, comme si tout l’arôme d’une liqueur était dans la lie. Hugo n’a que trop souvent donné occasion à Gustave Planche de lui faire ce reproche. On se dit, en lisant telle œuvre de M. Aicard, Miette et Noré, par exemple : « Ce n’est que cela ! » Mais prenez garde que c’est exquis et qu’il n’est pas besoin d’une coupe d’or pour boire de la belle eau limpide : les deux mains de Diogène suffisent. On ne comprend plus ces procédés, aujourd’hui qu’on a perdu l’habitude de ce qui est simple. Certaines gens n’aiment la littérature que si elle sent l’huile ; on veut, pour applaudir, qu’il y ait effort. Il semble qu’on n’accorde son suffrage qu’à ceux qui ont violenté notre attention, et la simplicité ne paraît louable que s’il est bien manifeste qu’elle a été cherchée. La simplicité qui n’est pas simple, voilà le mérite de beaucoup d’œuvres de notre époque. M. Jean Aicard, lui, est plus que simple : il est familier, il prend le ton du peuple pour raconter les amours de Miette, comme Hugo dans ses Pauvres gens. Mais la magie colorée, l’éloquence d’amour, la mélancolie des peintures, l’illusion des milieux, la vérité des caractères, l’intensité de la vie, tout cela abonde dans la poésie de M. Aicard, dans son théâtre, dans ses romans. Il est si près de la nature, qu’il se passe de préparation et de rhétorique. Les moyens d’aller au cœur ne se ressemblent pas tous. On se préoccupe peu d’embellissements quand le but vous absorbe. Le style consiste souvent à n’en pas avoir, et la condition de bien écrire est peut-être de ne pas écrire du tout. À chaque instant, d’ailleurs, M. Jean Aicard a des morceaux de maître. Au moment où on y songe le moins, la fleur de ce talent s’épanouit et vous enivre de tout son parfum. Il atteint alors un charme inexprimable.
Son premier livre, la Chanson de l’Enfant, couronnée par l’Académie française, devrait être le bréviaire des mères ; car c’est pour elles qu’il n été fait. Ce n’est pas une chose aisée que de parler des enfants en poésie. Pour que la grâce soit complète, il y faut de la grandeur, ce qui n’est pas facile dans de si petits sujets. Il est regrettable que si peu d’écrivains aient étudié l’enfant. Locke et Rousseau, malgré leur traité d’éducation, ne l’aimaient pas. Nous ne voyons vivre l’enfant que chez Hugo, Tolstoï et l’incomparable Eliot. Comme l’auteur de l’Art d’être grand-père, mais bien supérieur à lui cette fois, M. Jean Aicard a consacré un volume entier à l’enfant, et il l’a chanté avec une âme toute jeune, tout attendrie, éprise de sentiments simples et de joies naïves. Le succès de cet ouvrage ne diminuera pas, parce qu’en dehors de son attrait littéraire, il a cette supériorité de pouvoir être mis entre les mains de chacun et qu’on le dirait écrit par une femme, tant l’inspiration y est caressante et maternelle. Oui, il y a une nature féminine dans ce poète, qui, au lieu de chanter l’amour comme ils font tous, a voulu chanter l’enfant, né de l’amour, plus beau que l’amour et qui remplace l’amour. C’est là que M. Jean Aicard est à l’aise et qu’on peut lire dans leur variété les délicatesses et les divinations de sa muse. L’originalité de ce livre, c’est que l’âme de l’enfant a passé dans l’âme du poète, redevenu enfant lui-même, tant il se souvient bien de l’avoir été. C’est du fond de ses propres rêves que nous viennent ces jolies sensations de berceaux, ces peurs d’être seuls, ce besoin qu’ils ont de serrer une main amie. Il y a, sur l’amour des enfants pour le rythme et la musique, des trouvailles d’une vérité exquise. Je connais, pour ma part, un bébé de vingt mois, à qui sa mère chante souvent de la musique, du Wagner, du Lecocq, de l’Auber. J’ai vu cet enfant caresser sa mère pour qu’elle chante, et se fâcher, regimber, interrompre, jusqu’à ce qu’on lui recommence le morceau préféré : l’air du Graal. Alors l’adorable bébé se met à écouter de toute son âme cette musique qu’il a peut-être déjà entendue dans le ciel idéal d’où nous arrivent ces anges. Comme Jean Aicard a compris tout cela ! Comme il sait lire dans ces âmes neuves et pourtant si compliquées ! Beaux chérubins d’or, têtes d’anges, monde enchanteur de l’enfance, grâce divine des fillettes, haleines pures des petites bouches qui ravissaient Montaigne, tout cela est dans le livre de M. Aicard, en strophes parfaites, exécutées avec un élan et une éloquence directe qui font de ce volume quelque chose de tout à fait à part dans notre littérature. Encore une fois il est regrettable que l’enfant n’ait pas été plus souvent le sujet des inspirations poétiques. Je suis sûr qu’on ne peut pas mieux dire que M. Aicard ; mais je crois qu’il y a encore des choses à dire ; et, s’il est difficile de l’égaler, on peut du moins le continuer, car le champ est infini : la vie quotidienne de l’enfant, ses larmes, ses jeux, son sourire, tout cela est un poème inépuisable d’observations. Je connais une mère qui a rédigé elle-même le journal de son premier-né jusqu’à l’âge de trois ans, ses gestes, ses amusements, ses mots, son sommeil, la gaucherie de ses petits pieds qui marchent, l’extase étonnée de ses grands yeux admirants, le bon rire des heures heureuses, ses interrogations intriguées, ses maladies, sa croissance. Ce livre d’or est illustré de croquis à la plume, dessinés par le mari, qui est’ artiste de talent. Il y a là des merveilles, comme dans toutes les œuvres de littérature inconnue, des pages qu’il est vraiment dommage de ne pas publier. Voilà un peu ce qu’a fait M. Jean Aicard et avant lui Victor Hugo.
Cette tendresse, cette connaissance particulière de l’enfant, nous la constaterons partout dans l’œuvre d’Aicard. Nous verrons les enfants grandir dans ses pièces et dans ses romans. Le poète revendiquera leur part de bonheur dans la vie sociale, et l’auteur de la Chanson sera le défenseur ému de leurs droits, après avoir été le peintre éloquent de leur grâce.
La terre provençale, dont on entrevoit déjà la lumière à travers certains récits de la Chanson de l’Enfant, M. Jean Aicard n’a pas tardé à la mettre en scène dans les Poèmes si connus qui portent ce nom. Nous l’avons dit, la Provence est aujourd’hui littérairement adoptée et fait en quelque sorte partie du domaine de l’art. Le goût qu’elle inspire et la nostalgie qu’on en garde s’expliquent d’un mot : « L’Orient commence à Marseille », écrivait Flaubert au moment de s’embarquer pour l’Égypte. Oui, on ne l’a pas assez dit, et tout est là : la Provence, c’est l’Orient avec ses palmiers, ses eucalyptus et ses citronniers. Elle a son Sahara et ses mirages africains au désert de la Crau. Elle a son Delta d’Égypte avec le Rhône débordant et les alluvions de la Camargue ; elle a son Constantinople dans ce Marseille clapotant de tentes, aux accents étrangers sonnant sous la chéchia ou le turban cosmopolite ; elle a ses forêts vierges à la Sainte-Baume, son coin pur de Palestine à Septèmes, ses côtes du Péloponnèse le long de la mer d’azur où tremblent les collines roses, son ciel d’Afrique éternellement bleu, sa flore exotique à Nice. La Provence, on la retrouve entière dans la poésie de Jean Aicard : l’enchantement de ses saisons ; ses nuits d’été chaudes de moissons faites et tout odorantes de foin coupé ; la tiédeur de son ciel assoupissant la mer infinie sous les larges étoiles qui scintillent comme des diamants à la lumière ; les beaux soleils d’hiver chauffant les routes du littoral sous les pins parasols, dans le parfum du genêt d’or et l’odeur saline des algues ; les collines craquantes, les terres fendillées de chaleur, les torrides midis bouillonnants de cigales, les sauterelles qui sautent sur les vignes, les chaumes blancs de poussière ; pays de rêve, où les troncs d’arbre sont roses, et les pierres, bleues de lumière ; pays du romarin en fleur et des abeilles sonores ; jolies Arlésiennes au profil grec ; Phocéennes de Marseille ; Sarrasines de Grimaud ; villages endormis sous les platanes dans la lourdeur du soleil ; pays des étés secs où chante Mignon ; pays du marbre rose et des villas blanches, où l’ombre n’est jamais noire ; où toute couleur est dorée, lilas, bleue, aérienne ; où la lumière est une folie des yeux ; où l’air a l’odeur du figuier et des résines ; ouragans de mistral qui sablent les vitres ; millions de rossignols chantant le long des rivières dans les verdures de mai ; brousses d’Afrique ; grandes herbes ; calanques de cassis ; bastidons blancs comme des marabouts ; voiles latines ; golfes rayonnants, plages d’or ; cabanes de pêcheurs où les paysannes dansent pieds nus, sur les terrasses en pierres sèches, à l’ombre odorante des treilles et au ronflement sourd de la mer contre les galets. Voilà dans quel exotique milieu M. Jean Aicard a placé ses romans, ses pièces et surtout ces Poèmes de Provence, qui sont en quelque sorte les premiers dessins de sa grande toile méridionale. Il y a dans ce livre, qui eut, comme la Chanson de l’Enfant, l’honneur d’être couronné par l’Académie française, des pastels infiniment nuancés, des aquarelles étincelantes. La magie provençale éclate à chaque page. Un charme natal vivifie ces courtes descriptions : les pins, les canisses, la grande route, les oliviers, le puits, les genêts. Invinciblement ces pages évocatrices appellent l’illustration du grand peintre de la vraie couleur provençale, M. Montenard, un nom qui vient naturellement sous la plume à propos de Jean Aicard. Très liés, vivant côte à côte, ils ont tous deux le sens intime de l’homme et du paysage méridional. J’espère publier quelque jour ici l’étude qu’il reste à écrire sur les procédés et l’art nouveau qui ont fait de M. Montenard le plus original paysagiste de notre école contemporaine. Après Decamps, Barilhat et Fromentin, en osant peindre la Provence telle qu'elle est, M. Montenard est devenu notre premier peintre orientalisle, car c’est l’Orient qu’il a vu et qu’il a rendu en nous montrant la Provence, un Orient dont les anciens maîtres n’ont pas osé copier le ton quand ils ont peint même l’Orient. Les tableaux de Montenard m’apparaissent comme le cadre naturel de la poésie de M. Jean Aicard. M. Montenard nous peint des champs, des collines, des plaines, peu de personnages, peu de drame, une halte, la moisson, la vendange, un villageois au puits, un paysan qui mange. N’est-ce pas les Poèmes de Provence ? N’est-ce pas Miette et Noré ?
M. Jean Aicard s’est contenté d’abord de crayonner les sites de Provence. Il va maintenant reprendre et varier ses sujets dans son Miette et Noré, une idylle simple comme la nature, où il ne se passe point d’événements : – les travaux des champs, les saisons, les monotones journées de campagne, – quelque chose de patriarcal et d’antique, l’éternel rustique milieu où se déroule un amour sans incident, un drame de cœur entre deux jeunes gens qui finissent par s’épouser, comme l’Hermann et Dorothée de Goethe. C’est là que l’auteur de la Chanson de l’Enfant a résumé d’un pinceau rapide la synthèse de la Provence. Ceux qui connaissent ce pays de langueur et d’enchantement goûteront la complète saveur de ces évocations. Les mœurs populaires défilent devant nous dans leur jolie candeur sauvage : le ruisseau à laver le linge, la Saint-Éloi, les tambourinaires, la moisson aveuglante sur les terres fendillées, la farandole fouettée de mistral, les vendanges avec leurs grappes qu’on écrase sur les joues des filles, les champignons poussant sous les feuilles mortes, les pressoirs à raisin poisseux de lie, les châtaigniers de la Verne, les moulins à huile, les semailles, la Camargue, les Saintes-Maries. Voilà le vaste thème d’où un auteur ordinaire eût tiré d’interminables peintures ; M. Aicard l’a traité avec une discrétion et un tact consommés : quelques pages à peine pour chaque morceau. Là où un autre eût empâté, il se contente d’effleurer ; il pouvait montrer du talent, même en restant diffus ; il en fallait davantage pour se borner et se concentrer ; il nous donne ainsi plus de choses et sa vision est aussi intense, quoique plus élargie.
Le mérite de cette œuvre, c’est l’émotion par la sobriété, l’effet par l’abstention, le choix des détails incisifs, une compréhension profonde de la poésie et une sûreté d’exécution qui arrive aux grands effets sans efforts. Quelle délicate histoire d’amour vrai et toujours humaine ! Les principaux personnages sont des types de premier ordre, comme exactitude psychologique : cette paysanne amoureuse et triste, ce garçon volage qui s’imagine ne pas aimer celle qu’il adore, et ce père qui se lève, prêt à chasser et à maudire son enfant, si celui-ci n’épouse pas la fille qu’il a séduite ! La vivacité de facture, un ton de familiarité voulue, la mise à point admirablement vivante des détails révèlent dans ce poème la griffe du maître qui, haussant la voix et le geste, nous donnera bientôt cet épique Roi de Camargue, lu de tout le monde. Mistral, ce grand poète simple, n’a rien écrit qui dépasse certains tableaux de Miette et Noré, les Saintes-Maries, la chute d’amour à la Verne. Ce poème s’impose par quelque chose de grave qui émeut, comme si l’on voyait souffrir des âmes honnêtes qu’on aurait connues. Pas un détail dans ce récit, pas une comparaison qui ne relève de la couleur locale, qui ne soit tiré du terroir, conforme à la donnée et au milieu ; et c’est une supériorité d’être toujours demeuré fidèle à son sujet, quand il eût été si facile d’y mêler de la fantaisie. Ce mérite, Virgile lui-même ne l’a pas toujours eu dans ses Bucoliques, pleines de bergers raisonneurs et prophétiseurs. Seul, Théocrite est parvenu à complètement disparaître de son œuvre. Ses imitateurs, Ronsard en tête, n’ont d’autre valeur que de rappeler quelquefois le chantre immortel de Sicile. Ces qualités de vie, la permanence de la couleur, la vérité presque inconsciente des caractères produisent un enchantement dans Miette et Noré et le Roi de Camargue, parce qu’on sent un auteur qui a matériellement vécu ce qu'il décrit. Son interprétation de la nature est essentiellement choisie et à fleur d’âme. Il la voit comme il voit l’amour : avec des pudeurs sans brutalité, de la grâce sans violence, des nuances bien plus que de la passion. C’est de la réalité et c’est aussi de la tendresse. Le cœur du poète s’est transfusé dans l’œuvre et c’est lui qui vous subjugue à travers l’œuvre.
Mais ce serait oublier la moitié du talent de M. Jean Aicard que de borner ses titres à la Chanson de l’Enfant, à Miette et Noré et aux Poèmes de Provence, ses ouvrages les plus connus. Après avoir chanté son pays, il a repris la lyre pour nous donner cette fois de l’humanité plus générale et chanter ses propres souffrances, ses angoisses de penseur. Il y a donc un autre poète chez M. Aicard : c’est le poète lyrique, d’envergure superbe, créateur d’un dilettantisme hautain, penseur fiévreux, remueur de problèmes, inquiétant auteur d'un Don Juan trop peu loué.
Je ne sais pourquoi ce Don Juan, un drame en 400 pages, a presque passé inaperçu de la critique. C’est un livre d’un puissant souffle, qui fascine, qui trouble, et qui tient largement sa place dans l’œuvre de M. Aicard. Comme tous les grands écrivains, l’auteur de Miette et Noré a été séduit par cette énigmatique figure qui, depuis Tirso de Molina au XVIIe siècle et Zorrilla à notre époque, a tenté tour à tour Molière, Byron et Flaubert. Molière n’a vu que le fanfaron ; Byron, la fantaisie sensuelle ; Flaubert, lui, nous a laissé sur ce sujet le plan d’une nouvelle où l’envie de la femme est fouillée avec une divination déconcertante. Don Juan hantera éternellement les amoureux de l’amour et les psychologues de la passion, parce qu’il incarne l’impérissable désir que nous portons en nous comme un vautour qui nous ronge. C’est avec l’âme de tout le monde que ce personnage a été créé ; il n’a d’autre réalité que celle que lui donnent nos rêves, et toutes nos passions sont contenues dans ses convoitises. Chose bizarre, cette création voluptueuse a inspiré à quelques-uns du lyrisme très pur. Nous lui ressemblons si bien tous par quelque côté, qu’au lieu de le déshonorer, on l’a transfiguré. Don Juan, c’est l’insatiabilité humaine, l’universelle concupiscence, loi fatale du monde, base de la société et du mariage. Songerait-on à choisir une femme, si on ne les convoitait toutes ? Le mariage n’est peut-être que la limitation particulière d’une tentation générale, puisque, s’il borne la possession, il n’éteint pas le désir. Quel insondable mystère que cette sensualité toujours éveillée en nous, bonne à cause du mariage, mauvaise à cause du vice ! La volupté semble parfois aussi infinie que l’idéal. Ses recherches éperdues, ses intarissables raffinements, sa soif de sentir ne sont peut-être qu’une forme de cette soif de connaître qui pousse l’esprit humain vers ce que Spencer appelle l’Inconnaissable, cette soif qui fait les artistes, les savants et les mystiques.
Voilà les idées que soulève l’évocation de ce Don Juan cherchant, d’après Paul de Saint-Victor, des étoiles dans la boue, lorsqu’il était si facile de lever les yeux au ciel pour les voir. M. Jean Aicard, dans son poème, a élargi le cadre purement féminin de cet immense sujet, en plaçant son héros dans notre siècle, en 1889. Il nous montre les épuisements d’une âme tarie à l’amour engendrant les dégoûts et les révoltes, le scepticisme social, l’incrédulité provocante, l’improbité blasphématoire. Dans cette récente incarnation de l’aristocratique don Juan, qui brave, non plus cette fois le commandeur, mais la mort en personne, s’agitent et défilent devant nous tous les problèmes de notre époque : le matérialisme scientifique, le néant des consciences, la prostitution souriante, l’anarchisme raisonneur, la lutte darwinienne, le surmenage des races. Ce n’est plus exclusivement l’amour qui est en cause, c’est la société tout entière. Ce Don Juan est un livre grandiose, un effrayant troisième Faust, écrit par un poète philosophe, avec du réalisme lyrique, des audaces qui défient l’analyse, une verve inattendue, un satanisme dissolvant et de bon ton, œuvre d’un talent sûr de lui-même, tout à fait nouvelle chez l’auteur familial de la Chanson de l’Enfant. Ce poème s’achève sur une situation terrible où dona Inès, l’angélique et diabolique amoureuse, finit par nous faire peur. Les longs chœurs des prologues sont certainement ce que M. Jean Aicard a fait de plus profond et de plus haut, morceaux de premier ordre, d’allure antique, simples de langue, fourmillants d’idées et d’images. Et dans ce livre échevelé, dans cette tempête d’âme en dérive, dans cet ouragan de beaux vers circulent un souffle de bonté tendre, une pitié confuse, un élan ravi de nature et de cœur. C’est une satire sociale digne de Byron, non plus écrite avec l’artistisme plastique des Poèmes de Provence, mais avec le vers précis du Sully-Prudhomme de la Justice et du Banville des Exilées. M. Aicard a prouvé cette fois qu’il n’était pas seulement un chaud coloriste, mais un penseur lyrique dont la voix d’airain sonne haut et s’entend de loin.
En résumé, ce qui se dégage de l’œuvre poétique de M. Jean Aicard, en y comprenant Au bord du désert, le Dieu dans l’homme, Rébellions et Apaisements, sur lesquels je ne puis m’étendre longuement, c’est une poésie humaine, directe, active, simple, qui fait corps avec l’auteur et le lecteur ; qui n’a d’autre but que d’interpréter les éternels sentiments de notre nature : l’enfance, la maternité, les humbles, les tendresses, les souffrances, les misères sociales, les liens de sympathie et de charité qui forment l’union humaine. Oui, le poète chez lui, c’est l’homme même, et l’homme, c’est la bonté, le sourire, une âme attirante et séductrice. Voilà, si je ne me trompe, ce qui constitue sa très grande originalité. L’art, pour lui, doit se mêler à la vie, atteindre la foule et n’exalter que le bon et le vrai.
Ce rôle pacificateur du poète, cette conception d’une littérature humanitaire expliquent l’influence exercée par la poésie de M. Jean Aicard, chaque fois qu’il l’a lue devant un auditoire, avec son talent d’incomparable diseur. L’auteur des Poèmes de Provence a ainsi semé lui-même ses vers comme des germes féconds, en France, en Hollande, en Suisse, appelé par des étudiants ou des sociétés avides de sa parole, chaque fois entouré, applaudi, remercié par d’enthousiastes acclamations. Tous ont aimé son œuvre ; tous ont compris ces appels de pitié, ces élans d’espoir, ces affirmations loyales, ces réclamations passionnées en faveur du progrès et de l’idéal. En dehors du talent qui méritait d’imposer l’œuvre, il faut donc, on le voit, compter parmi les causes de la popularité de M. Jean Aicard la qualité sociale de l’œuvre, la sincérité de l’accent, l’identification absolue de l’homme et de l’écrivain – fait rare, fait unique peut-être, à notre époque de dilettantisme superficiel.
Bien que l’auteur de Don Juan soit surtout connu comme poète, il mérite une réputation au moins égale comme romancier. Cherchant sa voie après les malentendus dramatiques provoqués par ses pièces audacieuses, M. Jean Aicard a montré dès son premier roman des qualités supérieures d’observation et de style. Le Roi de Camargue, l’Ibis bleu, Fleur d’abîme, Pavé d’amour, sont des ouvrages d’une rare clarté expressive, où la passion est saisie sans effort, rendue sans raffinement, avec une verve fiévreuse et une simplicité très naïve. Le Roi de Camargue est, à ce point de vue, un ouvrage de premier ordre, un beau livre, profond à la manière de Notre cœur de Maupassant, pittoresque à chaque page, plein de tableaux d’une monotonie saisissante. Le désert de Camargue, les fêtes des Saintes-Maries, les combats de taureaux, la curieuse existence des bouviers, l’amour errant du gardian Renaud avec la mignonne Livette et l’ensorceleuse gitana, les libres pâturages des cavales, les courses dans les marécages, tout cela dégage un bouquet d’exotisme étrangement séducteur. La scène des miraculés dans l’église des Saintes est une chose inoubliable ; certains rendez-vous sataniques sont dignes de Shakespeare ; il y a partout une énergie de style qui tord et qui fouette, du très bon style de race, sans excès et sans maniérisme, tirant sa force de sa propre sève, et sur tout cela une perpétuelle plainte apitoyée où l’on reconnaît les battements d’un cœur de poète. M. Jean Aicard n’est ni un descriptif ni un réaliste ; il voit aigu et il voit rapide ; ce n’est pas pour accumuler qu’il insiste, c’est pour emporter le morceau. Il transfigure ses descriptions par l’imagination et la poésie, et c’est à travers ce crible que ses sujets nous arrivent, dégrossis, épurés, débrutalisés, c’est-à-dire définitivement exquis. Poésie et sensibilité, voilà la marque de ce talent. M. Jean Aicard est, dans ses livres, notamment dans le Roi de Camargue, un prosateur remarquable. C’est du fond de son âme, sans procédés et sans parti pris, que sort ce style vibrant et cursif, si vigoureusement familier, qui rêve, s’arrête, buissonne et repart avec des éclairs de flèche, jetant à chaque page des morceaux enlevés qui étonnent et secouent comme un galop de cavales. Nulle part l’auteur des Poèmes de Provence n’a déployé plus de ressources, un don d’écrire plus spontané. Une chose surtout surprenante, c’est qu’il reste partout spiritualiste, sans cesser d’être exact. Un idéaliste vrai, voilà ce qu’il est, un idéaliste qui tient la balance entre le sentiment et la vérité, le dessin et la couleur, la vie et l’exaltation. Les trois héros du Roi de Camargue sont des types d’une réalité absolue. Grâce à la mise à point vivante des êtres et des choses, qui est chez lui d’une justesse parfaite, sa bohémienne devient une création neuve et Renaud autrement véritable et autrement fouillé que les faux paysans de M. Zola. Un soulignement lyrique rappelle dans deux ou trois passages l’auteur de Don Juan ; mais M. Aicard ne perd jamais pied ; le sens de la vie le domine. Ce passionné ne sort pas de la raison. Ce rêveur est un observateur rigoureux. Si ses yeux regardent au ciel, son oreille écoute les cœurs. Il est ainsi fidèle, malgré lui, à une sorte de réalisme sans lequel il n’y a pas d’œuvre viable, de sorte que son sujet tire justement sa profondeur d’un mélange persistant de qualités qui se complètent. Voilà, je crois, l’idée qu’on peut se faire de M. Jean Aicard romancier, tel qu’il apparaît dans son meilleur livre, le Roi de Camargue.
Dans tous ses romans, d’ailleurs, M. Jean Aicard conserve cette faculté d’observation qui ne dévie pas, un don de recul imperturbable, malgré des tendances poétiques très embellisseuses. Parfois son imagination artiste se détend et sa puissance se concentre sur le principal personnage. Marie Duperrier, par exemple, l’héroïne de Fleur d’abîme, est un caractère magistral, implacablement fouillé, digne de Balzac, aussi vivant que l’héroïne de Fumée, de Tourgueniev, un caractère inflexible comme les dessinait Maupassant et comme ils plaisaient à Flaubert. Cette jeune fille ultramoderne, produit décadent de nos serres chaudes parisiennes, vaut à elle seule la lecture du livre. De pareils types ne se rencontrent que chez les maîtres. C’est Renée Mauperin pervertie et Paul Astier femme. Là encore nous retrouvons l’énergie de facture et l’audace de vie si frappantes dans le portrait de la gitana du Roi de Camargue. Oui, décidément, ce rêveur est un violent, ce contemplatif est un satirique, ce poète flagelle ; il tient la lyre et le scalpel ; il chante la bonté humaine, mais aussi ses plaies, ses bassesses, ses lâchetés, le vice passionnel et social. Voilà ce qu’on ne dit pas assez, lorsqu’on parle de M. Aicard, qui n’est resté, pour trop de gens, que l’auteur de la Chanson de l’Enfant comme M. Sully-Prudhomme est celui du Vase brisé. Lorsqu’on a créé Fleur d’abîme, la Camargue, Renaud et la Zingara, on peut être compté parmi les écrivains de très grand talent.
Mais il suffit que l’on soit poète pour qu’on vous refuse le droit d’être romancier, de même qu’on vous juge incapable de tourner un vers si vous écrivez des romans. M. Jean Aicard, lui, a la fécondité variée dans la poésie comme dans le roman. Lisez son Pavé d’amour, un livre d’émotion. Là encore, il est à l’aise comme un maître, avec un art consommé de psychologue et de narrateur. Je ne crois pas qu’on lise ce livre sans avoir les larmes aux yeux. L’exquise nature de l’auteur s’y transfuse à toutes les pages, car c’est presque uniquement de l’enfant qu’il s’agit ici. M. Jean Aicard a, dans cette œuvre, rajeuni jusqu’à l’angoisse l’éternelle et banale séduction, les questions de maternité et d’enfant naturel. À la façon du chirurgien débridant la plaie, il a courageusement étalé un côté terrible du problème social, les anxiétés de la passion, les agonies de l’amour, l’insoluble problème des liaisons inférieures aux prises avec la paternité, et il a rendu tout cela saisissant par une éloquence convaincue, par des situations extrêmes, par la quantité de réalité et de vie qu’il a donnée à ses personnages. C’est un roman admirablement traité, d’une psychologie bien supérieure à celle de certains livres qui se sont imposés à force de solennité axiomatique et d’alinéas prudhommesques.
L’auteur n’est pas seulement un artiste, c’est un philosophe apitoyé, un penseur qui a souffert, un très pur moraliste que le mensonge social n’a pas dupé et qui ne perd pas de vue l’âme et le cœur à travers les passions et les égoïsmes. De là des pages sur la prostitution et la jeunesse française, où réapparaît encore le chantre exalté de Don Juan. M. Aicard a eu le courage de dire de cruelles vérités à son temps, dont il flétrit à chaque instant le scepticisme jouisseur. Le doux poète des berceaux et des mères nous remet devant les yeux encore un berceau et encore une mère. L’absence de l’enfant dans les œuvres littéraires qui ont discuté les problèmes passionnels permet trop souvent aux auteurs de proposer des solutions toutes faites et de supprimer une large part des difficultés que l’on rencontre dans la vie. La présence de l’enfant changerait, par exemple, de fond en comble la Denise, de M. Dumas fils. Il est certain qu’on ne doit pas épouser sa maîtresse ; mais si on en a un enfant, où est le devoir ? et où serait le devoir si Denise avait conservé le sien ? Voilà les situations que M. Jean Aicard a abordées de front dans ce Pavé d’amour qui pourrait porter comme épigraphe : « De l’influence de l’enfant dans une liaison d’amour. » C’est pour cela, je le répète, qu'on aurait tort de prendre M. Jean Aicard pour un poète d’académie et de salon, qui a écrit du roman pour se délasser. Non, il a réfléchi et il connaît son temps. Les préoccupations qu’il apporte dans ses livres, il les a aussi dans la vie réelle, où il n’est pas seulement un passif, mais un remuant et un initiateur. « J’assiste », disait Sainte-Beuve. « J’agis », pourrait dire M. Jean Aicard. On le voit à la tête de toutes les œuvres de patriotisme et de philanthropie, présidant réunions et banquets, encourageant la jeunesse ou défendant Jeanne d’Arc. Et voilà pourquoi ses romans ne sont après tout que des cris d’impatience, des satires désolées, des étonnements honnêtes ou des clameurs de pitié. Le Roi de Camargue, c’est l’énigme de la passion sensuelle aux prises avec l’amour pur. Fleur d’abîme, c’est la jeune fille darwinienne, le struggle for life par l’amour. Le Pavé d’amour, c’est la séduction. L’Ibis bleu, c’est l’adultère. Romans à thèses ? Non. La thèse y est en effet ; mais ce qu’il y a surtout, c’est l’effet artiste, l’exécution littéraire, l’évocation directe, la faculté profonde de voir la vie et de la rendre. Ce n’est pas pour la thèse que M. Aicard écrit ses livres, elle s’en dégage parce que, si les choses ont leurs larmes, elles ont aussi leurs leçons, et c’est ce qui fait la grande, l’éternelle justice de ce monde.
Dans Pavé d’amour, M. Jean Aicard nous a donné le drame de la séduction vu du côté de l’enfant ; dans l’Ibis bleu, il nous a peint le drame de l’adultère vu encore du côté de l’enfant. C’est un de ses beaux livres, cet Ibis bleu, la féerique vision du littoral provençal, le paradis d’azur contagieux où il a placé le douloureux calvaire d’une maternité coupable, l’expiation infinie d’une faute d’un moment. Son talent d’écouteur d’âme est parvenu à vivifier un aussi vieux sujet que l’adultère. L’émotion déborde à chaque page, non pas par la mise en œuvre des moyens ordinaires : douleur du mari ou repentir de la femme, mais par la maternité, par la paternité seules, c’est-à-dire par l’intervention de l’enfant. La Chanson de l’Enfant a été le début de M. Aicard, et, comme on le voit, on retrouve l’enfant partout dans son œuvre. Une âme d’artiste ému se dégage de ces quatre romans, où l’auteur explique ce qu’il pense, tout en décrivant ce qu’il voit, où il nous passionne sans nous distraire, tant il reste narrateur fidèle au récit. Comme il voit clair dans l’amour et comme il a raison de se plaindre qu’on ne prenne plus au sérieux ce sentiment qui doit être la base de la société et du mariage ! Oui, la civilisation a déshonoré l’amour, en le reléguant au second plan dans le mariage, en faisant de lui un moyen d’argent et d’ambition, et c’est ainsi qu’aujourd’hui le lien social se dénoue, parce que le lien d’amour et de la famille n’existe plus. Si les critiques amoureux de profondeur relisaient attentivement l’Ibis bleu et Pavé d’amour, ils verraient que la vraie psychologie est là, la psychologie vivifiée par les faits, invisible à force d’être serrée. Dans l’Ibis bleu, notamment, après le beau rêve de lumière et de soleil de la première partie, le drame de l’expiation est fidèlement et minutieusement observé. Les de Goncourt, par des procédés plastiques différents, ont peint l’intoxication dévote d’une honnête femme par la Rome catholique et chrétienne. Ici, c’est l’intoxication amoureuse d’une honnête femme par l’influence de la Provence, la contrée douce du perpétuel soleil, le pays énervant de l’azur et des citronniers, auquel, on le voit ; M. Jean Aicard revient sans cesse. Cette femme qui succombe un jour, une minute, aux bras d’un homme et qui retourne affolée au domicile conjugal où l’attendent le père et l’enfant, ce n’est pas Frou-frou, – un abîme les sépare. Frou-frou n’est pas une enivrée, c’est une emballée ; elle cède à un coup de tête ; elle n’est pas éblouie par le rêve ; elle rentre chez elle comme le pigeon du fabuliste, désillusionnée, déçue, ayant épuisé les désenchantements. L’héroïne de M. Jean Aicard n’a faibli qu’un instant, et, après la chute, elle se réveille, elle se retrouve, elle s’arrache elle-même à sa passion ; le remords la prend en plein bonheur ; elle n’a plus qu'une pensée : retrouver son mari, revoir son enfant. Ce superbe caractère de femme contient un côté nouveau d’honnêteté et de passion, rendu avec un charme descriptif délicieux dans la demi-teinte.
Ce qui frappe dans les romans de M. Aicard, ce n’est pas la description, sur laquelle il appuie sans languir, c’est le don d’émotion, le son de la vie et de l’âme, l’aptitude à traiter les scènes capitales et à enlever les situations tendues. Le dialogue de théâtre perce à chaque instant sous sa narration et, tout en constatant chez lui un rêveur qui se complaît et un poète qui s’attarde, on le devine auteur dramatique et essentiellement homme de théâtre. M. Aicard, en effet, a écrit de très belles pièces. Comment se fait-il donc que la critique lui ait contesté ses succès et qu’elle garde envers lui des réticences et des réserves ? J’aborde ici, je le sais, une question brûlante qui divise les opinions littéraires et qui est peut-être irréductible. Qu’est-ce qui est du théâtre ? qu’est-ce qui n’est pas du théâtre ? Quelle est la part d’illusion et de facticité qui doit entrer dans l’art dramatique ? Si l’art dramatique n’est qu’une convention, comment faire vivant sans quitter le convenu ? M. Becque a-t-il raison ? M. Sarcey a-t-il tort ? Malgré toutes nos disputes, nous en sommes encore à nous poser ces interrogations irritantes. Une étude entière ne suffirait pas à exposer seulement la question. Ce qu’il y a de certain, c’est que le Théâtre-Libre nous a révélé des noms nouveaux, des pièces de valeur, qui n’ont pas encore suffi à fonder une nouvelle littérature dramatique. Nous avons applaudi des efforts isolés, sans pouvoir constater un mouvement d’ensemble vers une école définitive. Nous avons beaucoup discuté, mais nous n’avons pas encore trouvé de conclusion. De très bons romanciers, Flaubert, Goncourt, Balzac, Zola, n’ont jamais pu réussir au théâtre, parce qu’ils ont observé de trop près et vu la vie trop vivante, quand il fallait la regarder à travers une lentille de spectacle ; mais ce qui s’explique chez des romanciers exclusivement descriptifs se comprend moins chez l’auteur du Père Lebonnard, qui a précisément le dialogue, l’effet, l’antithèse, l’énergie, le don de la scène. Son drame Smilis, d’une exécution littéraire si difficile, est une œuvre d’art remarquable par la quantité d’idéal qu’elle résume. Il faut être infiniment artiste pour savoir qu’il existe en réalité des créatures idéales comme Smilis et pour oser nous les montrer sur la scène. Or ces sortes de créations ont précisément le don de dérouter le public des premières, ce public spécial qui, pour se croire l’arbitre du goût, n’en est souvent que le bourreau. Théodore Barrière les connaissait bien, ces esprits forts rebelles aux émotions et aux larmes, qui affectent de rire aux passages émus, lorsqu’il disait qu’avec ce système de persiflage le théâtre serait mort dans vingt ans. L’art dramatique contemporain ne vous semble-t-il pas déjà frappé de cette caducité dont parlait Barrière ? Que veut-il donc, ce public indocile aux réalités et dédaigneux d’idéal ? Que Smilis soit épineux, qu’on s’étonne de n’y pas trouver la psychologie du répertoire ordinaire, c’est possible ; mais qu’est-ce que cela nous fait, à nous qui lisons l’ouvrage imprimé ? Les plus fortes œuvres dramatiques sont devenues des volumes de bibliothèque et c’est le livre qui consacre la valeur d’une pièce. Pour M. Jean Aicard, comme pour beaucoup d’auteurs de talent doués d’assimilation dramatique, la question du succès est au fond bien simple. L’auteur de Smilis a effarouché le public, parce qu’il est un oseur, et il est un oseur parce qu’il a une âme de poète qui ne voit pas seulement humain, mais qui voit grand. L’élan d’enthousiasme, les entraînements de sensibilité, l’idéalisation transcendante, un je ne sais quoi d’au-delà et d’infini dans la vision, voilà les qualités qui emportent ces natures exceptionnelles, toujours à l’étroit dans les procédés et les formules. Mais ces qualités ont beau constituer leur force, le public s’essouffle à vouloir monter si haut, et tombe en route quand il n’apprend pas à les suivre.
L’auteur de Smilis a clairement expliqué ses principes dramatiques dans une préface, à laquelle son excellente introduction d’Othello peut servir de complément. Fidèle au parti pris de vouloir imposer sa conception d’un idéal transposé dans le réel, il n’a pas craint, dans le Père Lebonnard, de mettre en scène un père qui aime l’enfant adultérin de sa femme, dont il connaît l’infidélité, une épouse humiliée avouant sa faute devant ce fils, et l’oubli, le pardon, arrivant là-dessus par le seul fait de l’union familiale et d’un attachement plus fort que les préjugés.
Le Père Lebonnard obtint beaucoup de succès au Théâtre-Libre et en Italie, en dépit des attaques déconcertées de la critique classique, qui se résigne de jour en jour à abandonner ses positions, sans pouvoir consentir à se rendre. Il faudrait pourtant en finir. Puisque tout le monde reconnaît la monotonie, la pauvreté, l’éternel recommencement des situations dramatiques dont a vécu l’ancienne école, d’ailleurs admirable dans ses derniers représentants, Sardou, Pailleron, Feuillet, Augier et Dumas, pourquoi se montre-t-on choqué des audaces qui tentent de transformer la scène française ? Si la convention vous pèse, pourquoi n’admettez-vous pas la réalité toute simple, l’impitoyable vie des Corbeaux ou la grandiose vérité d’Ibsen ? Les situations arriérées vous excèdent, et vous n’encouragez pas ceux qui veulent s’en affranchir, ou du moins ceux qui tâchent de les dépasser ! Adopter la vie prosaïque ou renouveler les situations construites, il n’y a pourtant pas d’autre moyen de rajeunir l’art dramatique. Si le public ne se décide pas, nous en serons toujours au même point. Shakespeare mettait moins de façons pour nous faire entendre sur la scène des dialogues d’amour adultère devant un cercueil. Si M. Jean Aicard, qui a fréquenté Shakespeare et admirablement traduit Othello, eût choisi pour thème le drame bourgeois, l’émotion d’épiderme, la sensiblerie de salon, les dénouements prévus et heureux, le souriant répertoire des flirts mondains, il se serait certainement créé au théâtre une grande réputation. Voilà ce que la critique a le devoir de dire hautement, en attendant que le public acclame tôt ou tard ces oseurs de talent, ces ennemis de la routine, ces transfigurateurs du vrai.
Telle est la physionomie littéraire de M. Jean Aicard, considéré comme poète, romancier et auteur dramatique. Son œuvre est si touffue, que nous avons dû, dans cette étude, renoncer aux détails anecdotiques et personnels, pour écrire uniquement un portrait de critique générale. Ce qu’on pourrait dire de l’homme peut d’ailleurs se résumer en deux mots qui confirmeraient ce que nous avons déjà dit sur la signification de son œuvre. L’auteur des Poèmes de Provence, le liseur applaudi de tant de morceaux enchanteurs, est un poète vivant de la vie active, mêlé au mouvement et aux aspirations de son siècle. On ne peut le connaître sans souhaiter de le lire. C’est une âme passionnément éprise d’idées généreuses, une nature d’un spiritualisme intraitable, qui a toujours répudié le réalisme et la production facile...
Écrivain de haut vol, romancier de talent, auteur dramatique idéal, poète exquis et populaire, le nom de M. Jean Aicard est un de ceux qui honorent les lettres françaises. Ses ouvrages ont été officiellement couronnés par des juges au milieu desquels il mérite enfin de s’asseoir. Sa place est à l’Académie française.
Antoine ALBALAT.
Paru dans La Nouvelle Revue
en septembre-octobre 1894.