Georges Bernanos
par
Jacques ALÈGRE
Georges Bernanos appartint-il à cette espèce d’hommes que lui-même soupçonnait de goûter « une joie féroce aux complications du malheur » ?
À son lot de difficultés quotidiennes – pauvreté, famille nombreuse, infirmité... – il ajouta, comme à plaisir, les aléas d’une vie aventureuse. Plongé tôt dans l’action, d’un caractère tourmenté, passionné, anxieux, il accumula les outrances, les erreurs, mais demeura fidèle aux options de son enfance, en particulier à une foi ardente, jaillie du christianisme le plus exigeant et le plus pur. Et, sans doute, ce portrait qu’il traça de Léon Daudet le représente-t-il mieux que son modèle : « On ne saurait faire le compte de ses injustices ; du moins les porte-t-il sur sa figure ; elles s’y inscrivent ainsi que des cicatrices au torse d’un vieux gladiateur. » Si l’auteur du Journal d’un curé de campagne demeure, vingt ans après sa mort, si proche de nous, s’il a pu échapper au purgatoire des Lettres, c’est parce que Georges Bernanos est non seulement un des plus grands écrivains du XXe siècle, mais aussi un visage, une voix, une présence.
Tard commencée, son œuvre est tout entière consacrée à la recherche du divin et marquée par l’ambiguïté des voies qui mènent à la sainteté, car « le monde du péché fait face au monde de la grâce ainsi que l’image reflétée d’un paysage au bord d’une eau noire et profonde ». Chaque personnage de l’univers bernanosien avance en creusant son sillage d’ombre et de lumière, mais les itinéraires se coupent et la créature doit se frayer sa route vers Dieu dans les remous de la réversibilité des fautes et des mérites. C’est ainsi que, dans L’Imposture, l’on voit l’abbé Cénabre perdre la foi et se donner au Mal, tandis que, dans La Joie, Chantal de Clergerie s’ouvre au contraire à l’amour et à l’offrande de soi. Dans le Journal d’un curé de campagne il est affirmé que « tout est grâce » malgré les ténèbres, le silence, l’injustice du monde, alors que dans la Nouvelle Histoire de Mouchette Bernanos ne nous montre plus que la solitude presque absolue d’une enfant victime de l’avilissement des autres, et dans Monsieur Ouine le mystérieux et terrible empire du non-être sur l’être qui s’affrontent et se mêlent en nous, quand l’homme refuse de se tourner vers la lumière. À cette lutte sans merci, comme celle que livre l’abbé Donissan à Satan dans la nuit des Flandres, à cette lutte entre la grâce et le péché, la foi et le néant, l’héroïsme et la lâcheté, l’artiste a su donner une force tragique, presque surnaturelle, qui étonne d’autant plus que les romanciers français ne sont guère habiles à traduire les états mystiques !
Enracinée au plus profond du surnaturel, l’œuvre n’en garde pas moins un réalisme qui doit certes plus à Dostoïevski qu’au Balzac ou au Zola dont Bernanos nourrit ses lectures de jeunesse. Car le drame se déroule à la fois ici, au cœur des réalités les plus humbles et les plus quotidiennes, et ailleurs, dans l’invisible, dans le mystère des réalités spirituelles. C’est le salut de l’homme qui en est cause, dans un combat entre la présence et l’absence de Dieu, entre un refus ou une acceptation qui engage l’existence et la signification même de l’homme.
Du Soleil de Satan, paru en 1926, à Monsieur Ouine, publié vingt ans plus tard, les qualités du romancier sont éclatantes : solidité de la trame, style nerveux et souple, images fulgurantes lancées par « escadrons » serrés, acuité de la vision, intensité de l’imagination et surtout force intérieure qui emporte l’adhésion, même dans les situations les plus invraisemblables. Si Bernanos demeure le seul romancier auquel son lecteur reconnaisse le droit de mener un récit à un niveau si élevé, dans un clair-obscur de fantastique et de réel, c’est sans doute parce qu’il possède plus que tout autre le don de sympathie et cette puissance explosive qu’il dispute à Céline dans les lettres contemporaines.
La réussite, il est vrai, n’est pas toujours complète. En fait, aucun roman de Bernanos n’échappe entièrement aux excès du lyrisme, à l’abus des digressions, aux négligences de la charpente, à l’empâtement de la phrase et aux outrances du vocabulaire et, parfois, aux errements d’une intrigue policière que l’auteur de Un crime ne saura jamais mener avec la maîtrise d’un Graham Greene. Il n’est pas jusqu’à son dernier roman – cet extraordinaire Monsieur Ouine dans lequel l’auteur reprend presque tous les personnages et toutes les situations de son univers romanesque pour montrer à quel néant conduit l’absence de Dieu – qui ne sombre dans l’obscurité, voire l’inintelligible. Écrivain de la démesure, Bernanos évoluait difficilement dans un cadre romanesque précis : roman ou nouvelle. La réussite du Journal d’un curé de campagne – où, pour la première fois, Bernanos peut traiter librement et complètement sa trinité spirituelle : enfance, pauvreté et amour – s’explique par le fait que l’ouvrage ne relève d’aucun genre littéraire défini. Quant à Dialogues des carmélites, la force jamais égalée de la pensée, la perfection de l’art, la souveraine harmonie donnent à croire que, dans le théâtre, Bernanos se fût peut-être mieux accompli que dans l’essai ou le roman. Libre au lecteur de penser, avec certains critiques, que le meilleur de l’écrivain se situe dans ses œuvres les plus touffues, que son génie ne s’exprime vraiment que par le paroxysme, qu’il soit celui de la sainteté, et, plus encore, celui du péché...
Les outrances du romancier ne servent-elles d’ailleurs pas le polémiste ainsi que le biographe de Saint Dominique et de Jeanne relapse et sainte, qui, après Maistre et Bloy, estimait que l’histoire ne peut être que prophétique et lyrique ?
Plus qu’aucun autre, Bernanos a connu « cette disgrâce de loger en sa personne un organe assez indiscret pour pousser un cri à chaque canaillerie qui passe ». Croisé des temps modernes, ayant pris pour devise « La Charité ou l’Enfer », celui qui épousa la descendante du frère de Jeanne ne cessa de défendre ses valeurs – pureté, honneur, amour de la patrie – contre les effets du matérialisme, les maléfices des robots, la lâcheté d’une société qui n’attend plus rien que de la technique et qui, sans remords, s’abandonne à une indifférence dans laquelle l’écrivain voyait l’incarnation moderne du Mal.
Bernanos attaque aussi, et avec quelle joyeuse férocité ! Malheur aux adversaires qui subiront sa hargne, sa verve endiablée et son humour au vitriol... Parmi ses « têtes de Turc » : Renan, Gide et, surtout, Anatole France, déjà fustigé en la personne de l’académicien Saint-Marin, représentant de cet aimable scepticisme que l’auteur de Monsieur Ouine tient en abomination.
Caricaturiste de la trempe d’un Daumier, d’un Forain ou d’un Bernard Naudin – avec, sous la férocité, toutes les tendresses d’un Steinlen – le polémiste des Grands Cimetières sous la lune, de La France contre les robots ou de La Grande Peur des bien-pensants irrite bien souvent par ses partis pris dans la haine ou dans la louange, par ses injustices envers une société que Ramuz, Saint-Exupéry ou Duhamel jugèrent avec beaucoup plus de justesse et de raison. Mais, si jamais Bernanos ne nous révolte, c’est qu’on sent toujours, dans ses écrits, brûler la passion de l’authenticité, frémir la conviction d’un homme et d’un écrivain – comment les dissocier ? – engagés corps et âme dans un combat démesuré et prophétique. C’est pourquoi, alors que les œuvres des polémistes, comme les fleurs sauvages, fanent vite, chez Bernanos, la gloire du pamphlétaire ne le cède en rien à celle du romancier. Le père des Enfants humiliés laisse, dans ce genre ingrat entre tous, des pages qui résisteront à l’épreuve du temps : celles surtout où il reprend son thème privilégié – avec celui du prêtre tenté – de l’enfance oubliée mais jamais définitivement perdue.
Dans l’univers bernanosien peuplé, aux côtés de saints jamais sûrs de l’être, de tant de fous, de criminels et de sadiques, la petite fille espérance, chère à Péguy, a toujours eu sa place.
Et l’espérance de Georges Bernanos ne fut-elle pas précisément de contribuer par son œuvre à tenter d’arracher les hommes à L’Imposture, au malheur et à la catastrophe, à l’angoisse et à la solitude, en leur rendant le sens de la liberté, la force de « faire face », la volonté de vivre, pour les acheminer vers La Joie ?
Jacques ALÈGRE.
Georges Bernanos possédait, comme l’écrivit Paul Claudel, « cette qualité royale, la force, cette domination magistrale des événements et des figures, et ce don spécial du romancier qui est ce que j’appellerai le don des ensembles indéchirables et des masses en mouvement ».
Œuvres essentielles
SOUS LE SOLEIL DE SATAN. – L’abbé Donissan, pauvre vicaire de campagne, parvient à délivrer Mouchette de la possession. Dès lors, il ne cessera d’expier, dans les affres du doute, une faute qu’il n’a pas commise. Dans cette œuvre à la fois réaliste et fantastique, Bernanos développe le thème spirituel du mal et de la sainteté.
JOURNAL D’UN CURÉ DE CAMPAGNE. – Un jeune prêtre tient son journal avec un soin méticuleux pour se consoler de l’indifférence et de la vulgarité qui l’entourent. De cette œuvre (la plus émouvante et la plus accessible de celles de Bernanos) Robert Bresson a tiré un film en 1950.
LES GRANDS CIMETIÈRES SOUS LA LUNE. – À travers le violent pamphlet antifranquiste, Bernanos prononce un réquisitoire acerbe contre les vices et les défaillances de son époque : la veulerie, la bêtise, la souveraineté de l’argent.
DIALOGUES DES CARMÉLITES. – Dans cette œuvre inspirée par une nouvelle de Gertrude von Le Fort et destinée au cinéma, Bernanos a situé son drame au cœur de la doctrine évangélique en traitant le thème de la communion des saints et de la réversibilité des mérites.
Études sur Georges Bernanos
BÉGUIN (Albert), Bernanos par lui-même, Paris, Le Seuil (coll. « Écrivains de toujours »).
CHAIGNE (Louis), Georges Bernanos, Paris, Éditions universitaires (coll. « Classiques du XXe siècle »).
HALDA (Bernard), Bernanos, le scandale de croire, Paris, Éditions du Centurion (coll. « Humanisme et Religion »).
Biographie
1888 Naissance de Georges Bernanos, le 20 février, à Paris (rue Joubert). Le père, tapissier décorateur, est originaire de Lorraine ; la mère, Hermance Moreau, du Berry.
1888-1898 Enfance à Fressin (Artois).
1898-1901 Chez les Jésuites (rue de Vaugirard). Événement marquant : la première communion (11 mai 1899).
1901-1906 Petit Séminaire de N.-D. des Champs, puis de Bourges. Collège Sainte-Marie, à Aire-sur-la-Lys. Lectures : Balzac, Zola, Barbey, Drumont, les écrivains de l’Action française. S’affirme monarchiste. Premiers démêlés avec la police.
1906-1913 Études à la Sorbonne et à l’Institut catholique. Licence de lettres et de droit. Militant de l’Action française. Incarcération à la Santé en 1909 (affaire Thalamas).
1913-1914 Directeur de l’hebdomadaire royaliste L’Avant-garde de Normandie. Polémique avec Alain. Publie ses premiers essais romanesques dans son hebdomadaire.
1914-1918 Réformé, il s’engage. Fera toute la guerre (plusieurs blessures et citations). Épouse en 1917 Jeanne Talbert d’Arc (qui descend d’un frère de Jeanne d’Arc), et dont il aura six enfants.
1918-1925 Rupture avec l’Action française. Inspecteur dans une compagnie d’assurances. Vie errante et difficile. Entre en relations avec Robert Vallery-Radot qui fait publier Madame Dargent dans la « Revue hebdomadaire » (1922).
1926 Publication de Sous le soleil de Satan. Succès considérable. Bernanos se consacre aux Lettres.
1929 Publication de La Joie. Bernanos reçoit le Prix Fémina.
1933 Accident de motocyclette, à Montbéliard, qui laisse Bernanos infirme d’une jambe. Grandes difficultés matérielles.
1934-1937 Pour essayer de les résoudre, il gagne les Baléares et s’installe à Majorque.
1936 Publication du Journal d’un curé de campagne. Succès retentissant. Bernanos reçoit le Grand Prix du Roman.
1937 Deuxième accident de motocyclette. Bernanos se fixe à Toulon.
1938 Publication d’un pamphlet antifranquiste : Les Grands Cimetières sous la lune.
1938-1945 Bernanos part, avec sa famille, en Amérique latine. Exploitation agricole au Brésil (la Fazenda San Antonio), puis petite ferme (La Croix des Âmes). Romans, essais, articles dans la presse du Brésil et de la France libre. Bernanos est l’un des premiers à exalter l’esprit de résistance. (Ses fils s’enrôlent dans la France libre.)
1945-1947 Retour en France sur un appel du général de Gaulle. Vie nomade. Collabore à la presse de la Libération. Déçu par les débuts de la IVe République.
1947-1948 Séjour en Tunisie où il écrit les Dialogues.
1948 Transporté à l’hôpital américain de Neuilly (grave maladie de foie), Bernanos y meurt le 5 juillet.
1949 Publication des Dialogues des carmélites.
Bibliographie
(principaux ouvrages)
Romans. Essais. Divers.
Madame Dargent, Revue hebdomadaire, 1922 (Cahiers libres, 1928).
Sous le soleil de Satan, Paris, Plon, 1926.
Saint Dominique, Revue universelle, 1926 (Paris, Gallimard, 1939).
L’Imposture, Paris, Plon, 1927.
Dialogues d’ombres, Paris, Gallimard, 1928.
Une nuit, Paris, Cité des livres, 1928.
La Joie, Paris, Plon, 1929.
Noël à la maison de France, Cité des livres, 1931.
La Grande Peur des bien-pensants, Paris, Grasset, 1931.
Jeanne relapse et sainte, Paris, Plon, 1934.
Un crime, Paris, Plon, 1935.
Journal d’un curé de campagne, Paris, Plon, 1936.
Nouvelle Histoire de Mouchette, Paris, Plon, 1937.
Les Grands Cimetières sous la lune, Paris, Plon, 1938.
Scandale de la vérité, Paris, Gallimard, 1939.
Nous autres Français, Paris, Gallimard, 1939.
Lettre aux Anglais, Rio, 1942 (Paris, Gallimard, 1948).
Le Chemin de la croix des âmes, Rio, 1942 (Paris, Gallimard, 1948).
Monsieur Ouine, Rio, 1943 (Paris, Plon, 1946).
Écrits de combat, Beyrouth, 1944, Annemasse, 1944.
La France contre les robots, Rio, 1944 (Paris, Laffont, 1947).
Œuvres posthumes.
Les Enfants humiliés, Paris, Gallimard, 1949.
Dialogues des carmélites, Paris, Le Seuil, 1949.
Un mauvais rêve, Paris, Plon, 1950.
La Liberté pour quoi faire ?, Paris, Gallimard, 1953.
Lettres à Jorge de Lima, Rio, 1953.
Dialogue d’ombres, et premiers essais romanesques, Paris, Plon, 1955.
Le Crépuscule des vieux, Paris, Gallimard, 1956.
Littérature de notre temps, Casterman, 1966,
par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat
et Charles Géronimi.