Gilbert Cesbron

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jacques ALÈGRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Gilbert Cesbron a vécu ses premières années dans ce XVIIe arrondissement de l’entre-deux-guerres où les iris poussaient encore sur les remblais du chemin de fer de ceinture ; il a joué sur les fortifications, au parc Monceau, sous la statue du Ballon des Ternes et celle des Pionniers de l’Automobile. Son premier roman, Les Innocents de Paris, emprunte ces lieux pour décor.

Celui qui pense avec Saint-Exupéry qu’on est de son enfance « comme d’un pays » est demeuré fidèle au souvenir d’une jeunesse dont il a fixé les principales étapes dans ses ouvrages : études au Lycée Condorcet (Notre prison est un royaume), à l’École des Sciences politiques où il prépara le Conseil d’État (La Tradition Fontquernie), expérience de la « drôle de guerre » (On croit rêver).

Nourris d’évocations et de sensibilité personnelles, ces romans auxquels il convient d’ajouter La Souveraine et Avoir été forment sans doute, sur le plan strictement littéraire, le meilleur de l’œuvre. Toujours Gilbert Cesbron saura retrouver, lorsqu’il peindra des enfants, et plus particulièrement ceux qui souffrent, les accents de poésie, l’inspiration frémissante et tendre qui font de l’auteur des Innocents de Paris un des meilleurs écrivains de l’enfance, le digne héritier de Léon Frapié.

À partir de 1950, Cesbron change de genre pour s’engager socialement et spirituellement. Les romans-témoignages (et parfois même les romans-reportages) qu’il donne alors, et qui deviennent tous des best-sellers, abordent des problèmes d’une brûlante actualité qui mettent en scène le prêtre-ouvrier (Les Saints vont en enfer), l’enfance délinquante (Chiens perdus sans collier), le cancer et l’euthanasie (Il est plus tard que tu ne penses), le drame algérien (Entre chiens et loups). Cesbron ne se peint plus lui-même mais cherche à dresser le tableau des principaux problèmes de son époque, et sa sensibilité s’applique aux misères du temps présent.

On n’a pas manqué d’accuser Cesbron de céder à la mode, de suivre son propre succès, bref d’écrire des œuvres de circonstance. On a reproché aussi à l’auteur de Chiens perdus sans collier d’avoir popularisé un genre bâtard qui se situe entre le roman et le documentaire. Contre ces reproches Cesbron répond volontiers que le premier de ses romans « nouveau style », Les Saints vont en enfer, lui fut inspiré par la lecture de La France, pays de mission ? de H. Godin et Y. Daniel. Si ce livre a infléchi l’œuvre dans une direction différente, c’est que le tournant était pris, depuis longtemps, dans la propre vie de l’auteur ; si Cesbron se penche désormais vers les autres, c’est que l’amour vient de se révéler à lui, l’amour des êtres, écho et reflet de l’amour de Dieu : « ... un monde à aimer, être par être, de tout son cœur, de toutes ses forces et jusqu’à la dernière minute ». Peu importe désormais l’art, s’il n’est alimenté par la source vive de la charité. L’œuvre vaut avant tout par l’intention qui l’inspire. Et la pureté de l’intention dépend de l’homme. Tout est lié. Et l’on ne sépare guère en effet, chez Cesbron, l’homme de l’œuvre. Lui-même se classe, à l’opposé des « écrivains fabricants », dans la catégorie des « écrivains-arbres-fruitiers » : si le fruit a un autre goût, c’est que l’arbre a changé...

Profondément engagé dans sa foi (remarquons qu’il a maintes fois précisé qu’il ne faut pas voir en lui un écrivain catholique mais un chrétien qui écrit des livres), militant mais non partisan « témoin du monde et témoin au monde » (Michel Barlow), Gilbert Cesbron se veut présent au siècle. Puisque Ce siècle appelle au secours, « il s’agit d’arriver à temps pour baptiser ce monde futur ou, simplement, le rendre vivable... » Être présent au siècle, c’est décrire, c’est peindre, c’est expliquer le mal même du siècle, et cela, non pas par des fictions où l’auteur finalement se dévoile seul, mais en rapportant, en romançant des histoires vécues, des faits divers, la matière à la fois brute et vive qui nourrit l’existence quotidienne des hommes dans une réalité tout ensemble banale et tragique. Un compte rendu de petits faits vrais, mais un compte rendu arrangé, aménagé, et qui, par sa clarté, sa précision, sera compris de tous, qui porte sa valeur d’exemple et sa valeur de réflexion, tel est l’objectif de l’écrivain. Si des œuvres de cette nature ne rencontrent pas l’indulgence d’une critique pour qui la littérature est avant tout un problème de langage, du moins exercent-elles une influence indéniable sur leur époque. Encore faut-il reconnaître que, dans un genre qui a suscité tant d’œuvres mort-nées à la fois détestables romans et mauvais documentaires Cesbron a tenu la gageure, grâce à son talent d’écrivain, d’écrire une œuvre personnelle qui conjugue le savoir-faire du romancier à la volonté du témoin.

L’esprit de témoignage apparaît, à l’état pur cette fois, dans les essais. Comme Saint-Exupéry et Bernanos, son « grand frère coléreux », Cesbron vilipende notre siècle de guerre « et son ignoble folklore de fer, de cuir et de sang », critique une civilisation qui fait que l’homme devient la matière première de l’homme. De Chasseur maudit à Une sentinelle attend l’aurore en passant par Ce siècle appelle au secours et Libérez Barabbas, l’écrivain, en partant le plus souvent de faits précis, explore avec lucidité les problèmes et les drames de ce temps. Il souligne les dangers de la technocratie (le siècle de l’atome serait plutôt celui du papier !), de la presse du cœur, de l’impérialisme de l’argent, de l’hypertrophie des grandes villes, du culte de l’efficacité : « Jamais, écrit-il, le fossé ne fut plus profond qui sépare notre science de notre morale, notre confort de notre absence de joie, notre puissance de notre fragilité. » Au « je paye, donc je suis », il essaie d’opposer le « j’aime, donc je suis » ; contre la civilisation des graphiques et du « tout-à-l’égout », il propose celle des visages. Il ne s’agit pas de se replier sur soi-même, de vivre en marge (« débrayer » reste la plus grave des tentations de notre époque), mais de demeurer vigilant, de mêler à la pâte sociale cet irremplaçable levain : le respect de chaque individu.

L’art de la mise en scène, le sens du dialogue que l’écrivain a toujours montrés dans ses romans, son désir de trouver le plus étroit contact avec le public, devaient nécessairement le porter vers le théâtre : Schweitzer, Thérèse de Lisieux, Bernadette, le Père de Foucauld et même Philippe Pétain, tels sont les héros qu’il a choisis de mettre en scène, afin de les placer sous leur véritable éclairage.

Dans quelle direction s’orientera l’œuvre de cet écrivain jeune encore ? Cesbron va-t-il rester fidèle au roman-témoignage ? se consacrer à l’essai ? revenir au roman d’imagination ? se tourner vers le théâtre ou le cinéma, genre qu’il a récemment abordé en écrivant le scénario et les dialogues de Il suffit d’aimer ?

Quelle que soit la réponse, c’est sans doute dans ce titre même qu’il faut voir la ligne de force à partir de laquelle s’organisera l’œuvre future. Une œuvre qui restera de présence et d’amour. Car Gilbert Cesbron, parmi les écrivains contemporains avant tout préoccupés d’eux-mêmes, est l’un des rares à posséder un sens aussi aigu de la solidarité humaine. Non sans raison, Jacques de Bourbon-Busset le rapproche d’Albert Camus. Comme l’auteur de La Peste, celui des Saints vont en enfer est plus préoccupé par le rôle qu’il doit assumer au sein de la communauté humaine que par le souci de briller ou de durer.

Fraternel aux autres, à tous les autres, à quelque parti ou à quelque confession qu’ils appartiennent Cesbron est l’apôtre de l’amitié entre les hommes. Cependant, ce qu’il faut bien nommer sa tendresse envers ses frères de chair n’est ni puérile ni larmoyante, mais lucide jusqu’à l’amertume. D’autre part, cet homme de foi a moins le désir de porter, par quelque artifice, les incrédules au ciel, ou de pleurer tristement sur leurs péchés, que d’aider et de soutenir, dans le rude exercice que leur imposent l’existence et les conditions actuelles de vie, tous ceux, fidèles ou infidèles, qui cherchent appui pour accomplir leur tâche. La générosité qu’il prêche n’est pas faiblesse et la charité qu’il loue doit connaître à la fois ses seuils et ses contraintes. Récemment, Cesbron avouait dans son Journal sans date : « Tout ce que j’ai écrit, tout ce que j’ai fait... c’était uniquement pour lutter contre le désespoir, mon ennemi, mon démon, contre le désespoir du spectacle de la douleur du monde. » Il est des malades qui triomphent de leurs maux en soulageant ceux des autres. Bien qu’il se soit toujours défendu de « faire une littérature de salut », il est possible que Cesbron fasse le sien grâce à ses livres. Des livres écrits avec une vive humanité, une sympathie frémissante, une vision évangélique du monde, et qui font de Gilbert Cesbron un écrivain qui se situe dans la tradition la plus généreuse d’un humanisme chrétien parfaitement compris.

 

Jacques ALÈGRE.

 

 

« Gilbert Cesbron est accordé au monde tel qu’il est. Il ne se voile pas la face, il ne la détourne pas non plus ; ce « tout est grâce » que j’aurai toute ma vie répété les yeux fermés, il le répété aussi, mais les yeux ouverts, sans jamais céder au dégoût et débordant visiblement d’amour pour ses créatures. »

François MAURIAC.

 

 

 

Œuvres essentielles

 

LES INNOCENTS DE PARIS. – Une histoire de « l’enfance à l’état pur » où les adultes font figure d’étrangers.

IL EST MINUIT, DOCTEUR SCHWEITZER. – Deux nuits (du Ier au 2 août et du 2 au 3 août 1914) avec le célèbre médecin de Lambaréné, dans cette brousse Schweitzer a construit de ses mains le premier et le seul hôpital de la forêt vierge.

LES SAINTS VONT EN ENFER. – Un prêtre de la Mission de France en milieu ouvrier, le Père Pierre, qui essaie d’introduire dans le prolétariat déchristianisé l’idée de Dieu et les exigences de la Foi, se heurte à d’innombrables problèmes quotidiens, parfois dramatiques, toujours émouvants.

CHIENS PERDUS SANS COLLIER. Le drame de la jeunesse délinquante, de ces enfants qu’il ne faut pas appeler enfants pervers mais enfants pervertis.

IL EST PLUS TARD QUE TU NE PENSES. Un couple est aux prises avec un troisième personnage : le cancer. Le roman pose le problème dramatique et plus fréquent qu’on ne le pense des procès retentissants l’ont depuis montré de l’euthanasie.

 

 

Études sur Gilbert Cesbron

 

BARLOW (M.), Gilbert Cesbron, témoin de la tendresse de Dieu, Paris, Laffont.

BOURBON-BUSSET (Jacques de), Gilbert Cesbron, un écrivain engagé, Paris, « Livres de France », 7, 1959.

TRUC (G.), Histoire de la littérature catholique contemporaine, Paris, Casterman.

 

 

Biographie

 

1913 Naissance de Gilbert Cesbron, le 13 janvier » à Paris, dans le XVIIe arrondissement. Études au Lycée Condorcet, puis à l’École des Sciences politiques.

1934 Publication de Torrent, recueil de poèmes.

1935 Pour obliger un ami, il se tourne momentanément vers la radio puis décide d’y faire carrière et devient l’adjoint du directeur du Poste parisien, la plus importante station privée d’avant-guerre.

1939 Mariage. Déclaration de guerre. Officier d’artillerie, Cesbron est affecté à la liaison avec l’armée britannique au cours de la campagne des Flandres qui se termine à Dunkerque.

1940-1943 Au cours de la retraite, Cesbron égare le manuscrit qu’il a écrit pendant la « drôle de guerre ». Il l’écrit de nouveau sous l’occupation et le fait passer en Suisse.

1944 Publication des Innocents de Paris, qui obtient le Grand Prix de la Guilde du Livre.

1947 Publication de La Tradition Fontquernie, qui reçoit le Prix des lecteurs (décerné par mille lecteurs parmi sept manuscrits sélectionnés par un jury).

1948 Création à Paris de la première pièce de théâtre de Cesbron : Briser la statue. Publication de Notre prison est un royaume, qui obtient le Prix Sainte-Beuve.

1950 Représentation à Paris de II est minuit, docteur Schweitzer.

1952 Publication de Les Saints vont en enfer.

1954 Publication de Chiens perdus sans collier.

1955 Publication de Ce siècle appelle au secours.

1958 Cesbron reçoit le Prix Pietrzak, à Varsovie, pour Chiens perdus sans collier.

1961 Publication du second tome du Théâtre qui contient L’Homme seul, second Grand Prix d’Art dramatique d’Enghien.

1967 Actuellement, directeur des services des programmes de Radio-Luxembourg.

 

 

Bibliographie

(principaux ouvrages)

 

Poèmes.

 

Torrent, Paris, Corrêa, 1934.

 

Contes et récits.

 

D’Outremonde, Lausanne, La Guilde du Livre, 1949.

Traduit du vent, Paris, Laffont, 1951.

Tout dort et je veille, Paris, Laffont, 1959.

 

Nouvelles.

 

Une affaire d’hommes, Paris, Les Édit, de la Petite Ourse, 1959.

 

Romans.

 

Les Innocents de Paris, Paris, Corrêa, 1944.

On croit rêver, Paris, Laffont, 1946.

La Tradition Fontquernie, Paris, Laffont, 1947.

Notre prison est un royaume, Paris, Laffont, 1948.

La Souveraine, Paris, Laffont, 1949.

Boismort ou L’Oiseau chante, Lausanne, La Guilde du Livre, 1950.

Les Saints vont en enfer, Paris, Laffont, 1952.

Chiens perdus sans collier, Paris, Laffont, 1954.

Vous verrez le ciel ouvert, Paris, Laffont, 1956.

Il est plus tard que tu ne penses, Paris, Laffont, 1958.

Avoir été, Paris, Laffont, 1960.

Entre chiens et loups, Paris, Laffont, 1962.

Une abeille contre la vitre, Paris, Laffont, 1964.

C’est Mozart qu’on assassine, Paris, Laffont, 1966.

 

Essais.

 

Chasseur maudit, Paris, Laffont, 1953.

Ce siècle appelle au secours, Paris, Laffont, 1955.

Libérez Barabbas, Paris, Laffont, 1957.

La Fleur, le Fruit, l’Amande, Lausanne, La Guilde du Livre, 1959.

Journal sans date, Paris, Laffont, 1963.

Une sentinelle attend l’aurore, Paris, Laffont, 1965.

 

Théâtre.

 

Théâtre I (Il est minuit, docteur Schweitzer, Briser la statue) Paris, Laffont, 1952.

Théâtre II (L’Homme seul, Phèdre à Colombes, Dernier Acte) Paris, Laffont, 1961.

 

Cinéma.

 

Il suffit d’aimer, Paris, Laffont, 1960.

 

 

Littérature de notre temps, Casterman, 1966,

par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat

et Charles Géronimi.

 

 

 

 

 

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