Du génie de la littérature sacrée
par
Édouard ALLETZ
Sur le dernier feuillet d’une bible trouvée dans la bibliothèque de William Jones, fondateur de la société asiatique de Calcutta, savant orientaliste versé dans la connaissance de toutes les antiquités de l’Inde, on trouva ces mots écrits de sa main :
« J’ai lu avec beaucoup d’attention les Saintes Écritures, et je pense que ce volume, indépendamment de sa céleste origine, contient plus d’éloquence, plus de vérités historiques, plus de morale, plus de richesses poétiques, en un mot, plus de beautés de tous les genres qu’on n’en pourrait recueillir de tous les autres livres ensemble, dans quelque siècle et dans quelque langue qu’ils aient été composés. »
Ces mots, venus de la tombe, résument tous les traités sur la poésie hébraïque.
Une sorte de scrupule s’élève dans la conscience de l’homme qui, touché d’un saint respect pour les divines lettres, entreprend de les examiner sous un rapport humain, et de les rabaisser au niveau des œuvres profanes. Parler des beautés littéraires d’un livre dicté par l’esprit de Dieu, n’est-ce pas blesser la majesté de leur caractère vénérable ? n’est-ce pas les faire envisager par les autres sous un point de vue terrestre, et affaiblir ainsi l’autorité de la mission des auteurs sacrés ? n’est-ce pas transformer les sources de notre foi en objets d’un parallèle frivole et dangereux ? Voilà les questions que je me suis adressées ; mais, considérant avec plus d’attention l’objet de mes scrupules, j’ai entrevu, dans une autre partie de ma conscience, un puissant motif de me rassurer. Un sceau divin est imprimé aux écritures par les merveilles seules du génie miraculeux qui s’y révèle. Une preuve irrésistible de la religion sort des circonstances au milieu desquelles les auteurs sacrés composaient leurs ouvrages. C’est un prodige que l’enchaînement de toutes les parties d’un livre dont l’enfantement a duré plusieurs siècles, et qui ne paraît l’ouvrage que d’une seule intelligence et d’une seule vie. Il y a là quelque chose au-delà du temps et de l’homme.
L’inspiration divine voulait agir sur nous ; elle a donc dû se conformer aux besoins de notre esprit et à la nature de nos facultés. Fille de Dieu, la poésie sacrée est descendue sur la terre, et, pour y converser avec les enfants des hommes, a dû emprunter leur visage et leur parole. Afin de diriger leurs pensées vers les hauteurs du ciel, elle a dû faire usage des ressources de l’art qui sait les émouvoir et les convaincre. Elle est entre les mains de Dieu comme cette chaîne d’or qu’Homère place dans celles de Jupiter, et avec laquelle cette divinité pouvait enlever le ciel, la terre et les mers, et attirer jusqu’à ses pieds tout ce monde d’ici-bas. D’ailleurs qu’est-ce que l’art ? cette science par laquelle notre âme construit les proportions de la beauté, n’est-elle pas en nous une portion même de l’intelligence créatrice ? Quand nous travaillons à découvrir un mieux idéal, et que nous saisissons, en contemplant l’édifice de l’univers, une idée quelconque, soit d’ordre, soit d’harmonie, soit de majesté ; n’entrons-nous pas alors dans l’esprit de l’architecte, et notre art peut-il être autre chose qu’un écoulement de la pensée suprême ? Ainsi, quand nous examinons les merveilles de l’art qui éclate dans les livres saints, loin de détruire la foi dans leur auteur divin, nous la fortifions puisque cet art fait partie de Dieu.
Un pareil travail doit donc plaire, d’une part aux hommes déjà religieux, satisfaits des nouvelles sources de conviction et d’amour qui leur sont montrées dans cette terre sainte où ils vivent, et de l’autre, charmer les hommes qui ne cherchent dans les livres sacrés que ce qu’ils demandent partout, du plaisir, de l’admiration, et un peu d’enthousiasme ; car c’est l’enthousiasme qui, après la foi, soulage le mieux l’âme du poids de cette vie.
La poésie ! À ce mot, le ciel et ses astres, la mer et ses flots, la terre avec tous ses accidents variés de lumière, d’ombre, de plaines et de montagnes, tout répond. Notre âme elle-même, avec ses douleurs profondes, ses joies mystérieuses, ses amours et ses espérances, comprend ce mot de poésie. Malheur à qui n’attache à sa signification que l’idée d’un nombre harmonieux ! La poésie n’est pas là ; on ne la voit pas, on ne l’entend pas ; on la sent, on y croit, on sait qu’elle existe de la manière dont on sait que Dieu même existe ; et, en effet, à proprement parler, la poésie est une révélation de Dieu. C’est, dans sa plus haute acception, la beauté, et la beauté n’est que la forme de ce monde meilleur que nous entrevoyons caché sous celui-ci.
L’art est l’imitation de la nature, mais une imitation rivale ; il la copie pour l’embellir, il l’étudié pour la surpasser, et se sert d’elle pour se rendre supérieur à elle-même. Examinant les conditions que les images du monde extérieur doivent remplir pour nous charmer, il cherche à réunir au plus haut degré toutes ces conditions ; il combine entre eux les tableaux de l’univers, tire de ce qui est réel ce qui est possible, et crée une seconde fois le monde. Si l’art a pour but de nous offrir la reproduction des spectacles de la nature, il doit observer comment nous voyons ces spectacles. Or, il y a pour nous deux manières de les voir, en réalité et en souvenir : notre imagination est une vaste toile où viennent se peindre tous les objets ; la mémoire est un musée, où sont suspendus de meilleurs tableaux que ceux de Raphaël. Nous portons l’univers en nous. Eh bien ! l’art n’a qu’à user de ces deux moyens ; il peut nous offrir une seconde fois les objets sous des formes vraiment matérielles, et alors nous les faire revoir en réalité, ou bien s’adresser à notre imagination, et évoquer, à l’aide, pour ainsi dire, de mots magiques, tous les tableaux enchantés dont elle est remplie. Le premier moyen est employé par la peinture et la sculpture, et le second par la poésie. Les Apelle et les Phidias nous retracent, dans des proportions plus restreintes, la forme réelle des objets ; ils les moulent ou les dessinent, et le marbre ou la toile nous rendent la nature dans ses contours ou dans sa fraîcheur.
Ainsi le peintre et le sculpteur font renaître les objets par une reproduction fidèle, exécutée à l’aide de la matière ; mais toi, poésie ! quelles sont tes ressources ? Des mots, des sons, voilà ton appareil, tes instruments, tes moyens d’agir ; mais ne te plains pas, ton domaine est sans bornes ! En effet, puisque la poésie se borne à frapper nos oreilles avec les mots qui, rappelant dans notre souvenir les objets qu’ils désignent, servent à nous faire voir, dans notre imagination, les tableaux qu’elle veut peindre ; il s’ensuit que le monde entier est à sa disposition, et qu’elle peut embrasser dans ses images tout ce qui existe.
L’être humain est susceptible de deux genres de plaisirs, l’un physique et l’autre spirituel : le plus haut degré de l’art serait de nous les procurer à la fois. Voyons quel est celui des beaux-arts qui remplit le mieux ce but difficile. D’abord, la sculpture ne peut évidemment donner qu’un plaisir intellectuel. La peinture pourrait nous faire éprouver une jouissance physique par l’impression du coloris vif et frais de ses teintes, mais cette jouissance serait bien accessoire, or on ne jouit du coloris du tableau que parce qu’il est vrai et conforme à la nature, et par conséquent ce plaisir est intellectuel.
La musique peut prétendre avec raison à l’avantage de procurer une jouissance très étendue et très délicate à nos organes ; il y a dans une suite d’accords mesurés et dans la douceur ou l’éclat des sons, un charme ineffable pour le sens de l’ouïe. Mais si la musique émeut notre âme, c’est en traversant nos sens, et les idées qu’elle réveille sont en très petit nombre. Celle de la joie ou de la tristesse, du triomphe ou de l’abaissement, du bonheur ou de l’infortune, voilà les cordes qu’elle fait vibrer toujours dans notre cœur, où elle excite un enthousiasme vague, une mélancolie indéterminée, qui nous détache des choses positives, précisément parce qu’elle manque d’objet fixe. Aussi la musique sent-elle son impuissance, et la proclame-t-elle en cherchant une alliance avec la poésie ; alors elle s’y unit si intimement que ces deux arts semblent n’en faire plus qu’un ; et leurs puissances respectives, agissant sur les deux moitiés de l’homme, le ravissent, le charment, le transportent tout entier. Toutefois, la poésie se suffit à elle-même, et se trouve capable de satisfaire les deux besoins de notre nature ; vous faut-il de l’harmonie ? Vos oreilles délicates réclament-elles l’impression d’une suite de sons harmonieux ? Elle est prête : le nombre, la prosodie, le mètre, la rime accourent à sa voix ; et le cygne de Mantoue, et le mélodieux auteur d’Athalie, trouvent ces accents que nous prendrions pour de la musique si notre raison ne se trouvait à la fois aussi charmée que nos organes. La poésie est donc l’art souverain, puisque seul il apaise tous les désirs qui nous entraînent vers la reproduction du beau, puisqu’il possède le plus vaste et le plus brillant symbole sous lequel tout le monde idéal puisse devenir visible, et puisque, non content d’élever notre âme dans une région si haute et si belle, il nous relie encore sur la terre pour jouir des délices de son harmonie.
Notre âme a été créée pour une certaine fin ; sa félicité consiste a se rapprocher du but que le créateur lui assigne. Or, quel est ce but ? C’est la connaissance, c’est l’amour de la gloire éternelle. L’âme est faite pour connaître les perfections de Dieu même ; mais sur la terre, elle s’attache souvent aux images de cette beauté divine, au lieu d’en adorer la substance même ; et de là naissent toutes les passions, qui ne sont autre chose que les mouvements de l’âme cherchant toujours le bonheur qui lui est propre.
Toute poésie qui reproduit avec vérité le tableau de ces passions doit nécessairement plaire à nos âmes, et il ne faut pas s’étonner du succès que les ouvrages composés dans un pareil esprit ont toujours obtenu à toutes les époques possibles ; mais rien au monde cependant ne peut détruire cette vérité, savoir, que la fin légitime de l’âme est l’adoration de la beauté infinie elle-même, et qu’ainsi les idées qui doivent la charmer davantage sont celles qui se rapportent à l’immensité, à la justice, à l’amour du Père du monde, et qui touchent la destinée passée et future du genre humain. La poésie, qui vit de pareilles idées, se trouve dans la peinture du bonheur même pour lequel l’âme est naturellement formée. Elle procure aux hommes l’occasion d’exercer la fin de leur création, en leur donnant l’idée la plus haute et la plus sublime de leur Créateur, en chantant les louanges de ce Dieu infini, en appelant les hommes à le servir, en les instruisant des jours anciens et des jours à venir, et en leur révélant les secrets de la terre et du ciel. Je dis que le but le plus complet de la poésie doit être tel, car le but d’un art quelconque est de nous plaire, en reproduisant le beau ; or rien ne peut nous plaire davantage que notre félicité ; et rien ne peut être plus beau que la beauté même.
S’il en est ainsi, quelle poésie humaine pourra entrer en concurrence avec la poésie hébraïque ? Quelle poésie osera jeter ses poids dans la balance dont le doigt de Dieu a touché l’un des bassins ?
L’ignorance des Païens sur les vérités les plus hautes condamnaient leur poésie à ne pouvoir réfléchir l’image fidèle de la perfection entière. Ils n’auraient su combler un vide que l’infini seul peut remplir. Il était impossible que l’âme des Grecs, formée comme la nôtre pour jouir de la vérité, se trouvât complètement heureuse et satisfaite en voyant les dieux, types du bien et du beau, dégradés par des passions honteuses. La lecture d’Homère ne pouvait suffire à leur soif de vérité ; ils devaient rêver quelque chose au-delà ou concevoir un mieux impossible à réaliser par l’homme. C’est qu’en effet le plus grand poète ici-bas devait être celui qui offrirait l’image la plus entière de ce qui est parfait ; et il fallait que Dieu parlât lui-même de soi par la bouche des hommes, pour les faire parvenir à le peindre selon la plénitude de sa majesté.
On a dit souvent que la poésie était plus ancienne que la prose. Il faut s’entendre : si l’on attache au mot poésie la signification de langage figuré, les peuples, dans leur enfance, doivent ainsi débuter. Incapables de réfléchir sur leurs impressions, ils n’ont aucune idée des opérations de leur âme, et les expressions métaphysiques fuient leur langage. Ils ne peuvent s’exprimer que par des images empruntées au monde extérieur ; et leur idiome se colore des traits du jour, des fleurs et de la verdure des lieux qui les environnent. Ce langage est donc tout rempli de métaphores, de comparaisons et de figures ; et, sous ce rapport, il est vrai de dire que la puissance de la poésie précède l’origine de la prose. Mais si l’on entend par poésie, non seulement le langage figuré, mais le langage assujetti aux lois du rythme et de la mesure, alors il est injuste de faire de la poésie une aînée de la prose. Ce n’est que dans les assemblées du peuple, formées à l’occasion des fêtes et des cérémonies religieuses, que les paroles se trouvaient modulées et prosodiées, et que la poésie, la musique et la danse, s’unissaient dans un berceau commun, autour duquel fumait l’encens des sacrifices et coulait la boisson du festin.
La musique devait être alors d’une extrême simplicité ; et les notes du chant ne devaient servir qu’à rendre plus pathétiques les paroles qu’il accompagnait. Les premiers instruments qui paraissent avoir été inventés sont les tambours, les chalumeaux, les flûtes et les lyres à un petit nombre de cordes. Le poète chantait lui-même ses vers, et s’accompagnait avec la harpe ou la lyre. C’est à cette époque qu’il faut placer cette puissance prodigieuse de la musique dont l’histoire nous a transmis des effets si surprenants. Nous pouvons nous en former une idée maintenant par ceux de nos théâtres où la poésie et la musique s’allient sans trop prédominer l’une sur l’autre. Mais le poète lui-même, prêtant les sons d’une mélodie improvisée à ses propres inspirations, dans une situation de la vie réelle, devait produire une émotion bien plus immédiate encore.
Les Hébreux s’étaient particulièrement adonnés à la culture de la musique : Asaph, Héman et Idithun étaient les chefs des trois grandes familles qui, par l’ordre du roi David, se consacraient uniquement à la profession de cet art. On voit, d’après l’indication de plusieurs psaumes, que non seulement ils étaient les principaux directeurs de la musique, mais encore qu’ils se distinguaient dans la composition des hymnes et des poëmes sacrés. Il y avait pour le service du tabernacle deux cent quatre-vingt-huit maîtres de musique, qui étaient distribués en vingt-quatre troupes de douze musiciens chacune. Ces troupes chantaient tour à tour des hymnes dans le temple saint. Cet édifice contenait, dans les grandes solennités, environ quatre cents joueurs d’instruments.
La poésie et la musique étaient accompagnées de danses graves et nobles, appropriées au sujet sacré qui présidait à ces réunions religieuses. Il faut quitter les idées que nous pouvons nous former aujourd’hui sur l’art de la danse, et entrer dans le point de vue sous lequel on doit envisager cet art dans l’antiquité. Platon paraît avoir attaché la plus grande importance à l’effet qu’il peut avoir sur les mœurs d’un peuple ; il n’a pas dédaigné de s’occuper de cet objet dans ses plans de législation ; et il ne cesse de vanter l’heureuse influence qu’aurait l’exercice de la danse si la noblesse, la décence et la grâce réglaient les mouvements du corps. Tout, chez les Grecs, se rapportait à une certaine harmonie universelle où la morale même se trouvait comprise. La vertu n’était qu’une branche de cette musique céleste dont l’homme de bien devait apprendre la mélodie. L’heureuse organisation des Grecs leur montrait un concert harmonieux dans l’accord de toutes les facultés de l’homme, et c’est ainsi que leur type idéal était la réunion de la sagesse et de la beauté, de la vertu et du bonheur. Les sons de la musique et les mouvements de la danse devaient rappeler la valeur active du guerrier dans les combats, ou la joie calme de l’homme vertueux dans la paix. Platon voulait conduire ainsi la jeunesse par le chemin du plaisir à des habitudes vertueuses, et se servir de l’action des sens sur la raison, pour faire ensuite dominer la raison sur les sens.
C’est dans la même intention que les législateurs du peuple Hébreu avaient mêlé déjà la musique et la danse à leurs solennités religieuses. Les Grecs même ont puisé dans l’exemple des Orientaux l’habitude des chœurs qu’ils ont introduits jusque sur leur scène.
Pour juger de la beauté de cette poésie sacrée, qui embrassait à elle seule toute la religion, tout le gouvernement, toutes les lois, toutes les mœurs et toute la destinée du peuple Juif, il faut relever le temple orné de colonnes, bâti en bois de cèdre et de sapin embaumé, tout couvert de lames d’or, avec l’arche mystérieuse où habitait la gloire du saint des saints ; il faut placer à la tête des lévites vêtus de blanc le grand prêtre avec son éphod tissu d’hyacinthe, de pourpre et d’écarlate teinte deux fois, où étaient gravés, sur douze pierres précieuses, les noms des tribus d’Israël, avec cette tiare étincelante où, sur une lame d’or très pur, un habile ouvrier avait tracé ces mots : La sainteté est au Seigneur, et portant sur sa poitrine le rational du jugement, cette écharpe parsemée d’or où étaient également tracés ces mots : Doctrine et vérité. Il faut voir cette multitude innombrable remplissant l’enceinte du temple, et prosternée devant le nuage que formait la fumée du sacrifice et où se cachait le Seigneur ; tandis que des voix harmonieuses, accompagnées de harpes, chantaient : Le Seigneur règne ; que la terre se réjouisse ! et que tout le chœur, au bruit de quatre cents instruments, frappant le pavé du temple d’un pas mesuré, répondait : Les nuages et l’obscurité sont autour de lui ; la justice et la vérité sont habitées par son trône.
C’est alors que la poésie hébraïque pouvait être justement appréciée : elle prenait un corps, elle s’animait, elle était entourée de circonstances qui sont le complément nécessaire de son développement : c’est le tableau mis dans sa lumière. Que l’on songe maintenant à cette poésie que nous n’apercevons plus qu’à travers les glaces redoublées, si je puis m’exprimer ainsi, de plusieurs traductions ajoutées les unes aux autres ! Combien les couleurs doivent pâlir ! Que la forme des objets doit changer ! Et si, cependant, elle survit encore à cette mutilation ; si elle ne perd pas toute sa force ; si, loin de là, toute affaiblie, toute privée de son ancienne existence, toute nue, toute dépouillée, tout ombre qu’elle est d’elle-même, elle nous confond encore d’admiration, nous subjugue par la beauté sublime qui lui reste, et surpasse toutes les poésies connues, quelle idée devons-nous former de son ancienne énergie et de sa splendeur première ?
Pour fortifier l’opinion qu’il est juste d’avoir sur la puissance du génie des auteurs sacrés, s’il est permis d’appliquer le mot génie au caractère de leur inspiration divine, que l’on songe à leur antiquité si lointaine qu’elle se perd dans cette nuit des âges antérieurs à toute littérature profane. Moïse écrivait plusieurs siècles avant Sanchoniaton lui-même qui est l’auteur du premier monument historique qui nous soit connu. Ils n’ont donc eu le secours d’aucun prédécesseur qui leur ait frayé la route, ou qui la leur ait fait deviner. Ils se sont créés eux-mêmes, et, comme les aigles, ont plané dans les hauteurs du ciel, sans en avoir étudié les chemins. Ils sont encore moins redevables à l’influence de leur siècle : ce n’est pas le progrès de la civilisation du peuple dont ils faisaient partie qui les a servis et secondés, puisque les Juifs, abrutis par la servitude qu’ils avaient soufferte en Égypte, languissaient dans l’ignorance la plus grossière. Ce sont eux, ce sont leurs ouvrages qui ont épuré les mœurs, éclairé l’esprit et gouverné l’humeur indocile de leurs compatriotes. Ils ne doivent rien qu’à eux-mêmes ; et quelles réflexions suggère le tableau de la grandeur de ces hommes se succédant ainsi pendant l’espace de plusieurs siècles à travers les ombres de la barbarie et de l’ignorance ; rois, législateurs, pontifes, capitaines, magistrats, historiens et poètes d’un peuple placé tout entier à une distance illimitée de leurs lumières et de leurs vertus ; de ces hommes égaux tous entre eux sans chercher ni à s’imiter ni à se surpasser ; prêchant la même doctrine sous des formes diverses sans jamais se contredire sur aucun point, et sachant tous mourir pour le soutien de leur religion avec un héroïsme égal au génie avec lequel ils enseignaient le mépris de l’existence.
Ainsi, pour bien apprécier la littérature des Hébreux, il faut saisir le rapport qui lie leurs comparaisons et leurs métaphores aux accidents de leur climat, aux productions de leur terre, aux évènements de leur histoire, aux richesses de leurs palais et aux cérémonies de leur religion. Il faut oublier notre époque, nos mœurs, nos lois et notre ciel.
Il y a trois manières de peindre la nature extérieure ; la première, c’est de la décrire avec une exactitude scrupuleuse, de saisir tous les traits du tableau qu’elle nous offre et de les reproduire fidèlement sans y rien ajouter ; alors la poésie est une image inanimée, matérielle, muette comme la nature qu’elle retrace, et elle paraît sans rapport avec l’être divin qui la forma et avec l’être mortel qui la contemple. C’est là ce qu’on appelle le style purement descriptif, genre froid et faux parce qu’il est incomplet. Inconnu aux anciens, il n’a régné que dans la littérature moderne, et encore est-il déjà passé, quoique né d’hier. La seconde manière de peindre la nature extérieure, c’est d’établir une relation entre l’univers et l’âme des hommes, soit en puisant dans la nature des comparaisons qui servent à rendre plus visibles les mouvements intérieurs du cœur humain, soit en décrivant les impressions que le spectacle de la nature fait naître dans notre âme. Enfin, le troisième aspect sous lequel le monde physique peut être considéré, c’est comme l’œuvre du Dieu qui le tira du néant ; alors les phénomènes de l’univers ne sont que les effets d’une intelligence et d’une volonté suprêmes ; leur action est une obéissance, et la poésie leur prête une vie, tirée de cette idée qu’elle se forme que toutes les pièces de l’univers sont comme des serviteurs accomplissant avec régularité les ordres d’un maître unique. Tel est le point de vue sous lequel les poètes sacrés représentent la nature ; et c’est ce qui donne à leurs tableaux un caractère d’élévation et de grandeur que l’on chercherait en vain dans les auteurs profanes. Ceux-ci subordonnent, il est vrai, les lois de l’univers à des divinités, et ces divinités elles-mêmes à un Dieu souverain ; de sorte que l’on pourrait répondre qu’ils font également obéir la nature matérielle aux volontés d’un arbitre céleste. Mais remarquez que Jupiter ne commande pas à la nature, mais à des intelligences dans lesquelles cette nature est personnifiée. Or il n’est pas bien étonnant que ces intelligences comprennent la sienne, et que des esprits obéissent à la pensée d’un autre esprit qui leur parle. Mais ce qui nous frappe bien autrement, ce qui nous donne une idée bien plus haute de la puissance de la divinité, c’est que la matière brute et inanimée, dépourvue de pensée et de sens, comprenne les ordres de Dieu et les exécute ; et Jupiter, dictant des lois à Mercure, à Vulcain, à Apollon, est bien moins sublime que le dieu des Juifs « que les astres du matin louaient tous ensemble ; qui a mis des digues à la mer pour la tenir enfermée, lorsqu’elle se débordait en sortant comme du sein d’une mère ; qui, pour vêtement, la couvrait d’un nuage, et l’enveloppait d’obscurité comme on enveloppe de bandelettes les enfants à la mamelle ; qui l’a resserrée dans les bornes qu’il lui a marquées ; qui y a mis des portes et des barrières, et qui lui a dit : Vous viendrez jusque-là et vous n’irez pas plus loin ; vous briserez là l’orgueil de vos flots ». Ce Dieu « qui a donné des ordres à l’étoile du matin et qui a montré à l’aurore le lieu où elle doit naître, qui élève sa voix jusqu’aux nuées et leur fait répandre leurs eaux avec abondance » ; ce Dieu « qui, par un de ses regards, ébranle les montagnes, et, par sa seule volonté, fait souffler le vent du midi ».
Cette personnification que les poètes grecs et latins ont faite de toutes les forces de la nature ne leur permet pas de la décrire dans sa beauté naturelle ; et si nous voulons trouver dans leurs ouvrages quelque description de l’univers physique, il faut presque toujours les chercher dans leurs comparaisons. Voilà encore un avantage immense de la poésie hébraïque sur la poésie profane ; elle seule peint la nature physique avec autant d’étendue que de vérité.
Les poètes sacrés se bornent souvent à choisir les traits caractéristiques d’un tableau et à suppléer ainsi à de longs détails par l’étendue, la vigueur et le coloris d’un seul coup de pinceau. L’effet de cette concision contribue au sublime, et l’imagination est frappée plus vivement de ce qui manque à la peinture que de ce qui s’y trouve. Il y a dans le psaume 106e sept ou huit versets consacrés à la peinture d’un orage : on trouve là toutes ces qualités éminentes.
Relisez les descriptions d’orages et de tempêtes les plus vantées dans les auteurs profanes, et vous n’en trouverez aucune qui vous fasse éprouver, avec autant de concision, toutes les impressions successives qui naissent du sujet.
Comme le caractère de la divinité perd de sa grandeur dans cette prière que Junon vient adresser à Éole, le dieu des vents, pour le supplier d’exciter un orage contre les Troyens, restes échappés de la fureur des Grecs et de l’incendie de Troie !
Ces vents personnifiés qui soulèvent les mers produisent bien moins d’effet que le simple fait de la nature.
Virgile décrit en détail toutes les causes qui peuvent alarmer les matelots ; les hurlements des passagers, les sifflements des câbles, la nuit profonde sur les eaux, le feu des éclairs et le roulement de la foudre ; mais le poète sacré ne nous émeut-il pas beaucoup plus puissamment en nous montrant l’effroi des naufragés, et en nous en laissant deviner les causes ? Virgile peint tous les effets de la tempête, et nous laisse juger par là quelle doit être la consternation des matelots ; le poète hébreu, au contraire, établit la description dans le cœur des naufragés ; et la manière dont il peint leur trouble et leur désespoir nous montre bien mieux combien l’orage devait être grand.
Nous commencerons donc en félicitant le peuple hébreu, comme parle Bossuet, « d’avoir eu pour historien un écrivain tel que Moïse, son législateur et son chef ; pour poètes, des rois qui lui ont composé des odes, des drames, des idylles, des pastorales, des préceptes pour la conduite des mœurs, exprimés en vers ; enfin d’avoir trouvé dans un David, dans un Salomon, monarques si renommés, leur Simonide, leur Théocrite et leur Phocilide » ; et, d’avance, nous affirmerons que, si l’on faisait un parallèle régulier et méthodique entre les beautés des poètes sacrés et celles d’Homère, de Virgile, de Pindare et d’Horace, l’on verrait cette poésie s’agrandir, s’élever et s’embellir à nos yeux, à mesure qu’en avançant on l’examinerait plus attentivement. C’est ainsi que, dans l’église magnifique de Saint-Pierre, à Rome, dans ce temple suspendu dans les airs, on ne se sent pas d’abord frappé de toute la grandeur de cet édifice imposant. On se promène, on regarde, peu à peu les proportions s’étendent, l’air circule mieux entre les colonnes et sous les voûtes ; on voit le faite reculer, le dôme semble prendre une dimension plus vaste ; tous les autels brillent successivement à nos yeux dans l’enceinte où ils sont rangés ; nous saisissons les richesses du temple ; notre âme monte et s’élance dans la capacité de l’église, comme un aigle qui bat des ailes la voûte sacrée, et enfin parvenant à égaler sa pensée à la largeur de l’édifice, elle semble le rebâtir pour elle une seconde fois.
Édouard ALLETZ.
Paru dans La France littéraire en 1832.