Anatole Le Braz
par
Marie ALLO
Il y a quelques mois nous prenions le deuil de notre Mistral breton, Anatole Le Braz. Mais si sa voix s’est tue dans le silence du tombeau, elle n’est pourtant pas morte, ce qu’elle a dit demeure et sera écouté pendant le nombre d’années qu’un grand écrivain peut retenir l’attention des générations qui le suivent. Et chaque fois qu’on relira l’œuvre d’Anatole Le Braz, on y retrouvera son âme rayonnante d’idéal, éprise de bonté et de beauté.
Ami de la lumière, il regarde le monde et la vie sans malveillance, préférant y trouver des raisons d’aimer et d’estimer plutôt que de mépriser et de haïr.
Anatole Le Braz, connu et admiré par tout ce qui est breton et dont le nom voisine chez nous avec ceux de Chateaubriand et de Renan, n’occupe pas encore dans la littérature française la place qui lui est due. Cela vient de ce qu’il s’est tenu relativement à l’écart de Paris où s’octroient et se consacrent toutes les gloires. Son inspiration purement bretonne, comme celle de Mistral fut purement provençale, avait besoin d’être entretenue par le ciel, le sol, les bois et la mer de Bretagne, par des rapports de tous les jours avec des Bretons.
Anatole Le Braz fut à la fois poète, nouvelliste, romancier, conférencier et folkloriste. Il est très connu à ce dernier titre par ses Légendes de la mort, livre dans lequel il a réuni et groupé selon un plan très artistique un ensemble de croyances populaires recueillies dans les diverses régions de la Basse-Bretagne. Cependant cet ouvrage, parfait en son genre, n’est pas son principal titre de gloire, car il s’y montre avant tout le secrétaire, l’interprète de ces marins, paysans, forestiers et fileuses dont il a transcrit fidèlement les récits. Il y est donc moins créateur que dans ses autres livres.
Ce qui dans son œuvre en prose – la seule dont je m’occupe ici – lui fait une place tout à fait à part, ce sont des recueils de nouvelles comme Pâques d’Islande – Âmes d’Occident – Le Sang de la Sirène, c’est Au Pays des Pardons, et ce magistral et poignant roman Le Gardien du Feu.
El pourtant c’est peut-être surtout La Légende de la Mort qui nous fait comprendre combien fut grande la confiance qu’Anatole Le Braz sut inspirer aux gens du peuple, les amenant à lui faire tant de confidences sur des sujets intimes gardés jalousement secrets vis-à-vis des étrangers. Pour délier ainsi les langues, exciter les cerveaux et ouvrir les cœurs, il avait un don qui opérait presque à coup sûr sur ceux qui se trouvèrent en rapport avec lui : le charme. Le visage humain est la vitre derrière laquelle se montre l’âme. Or, dans les beaux traits d’Anatole Le Braz, rayonnaient tant de bonté, tant de compréhension, tant de sympathie facilement émue, que ses interlocuteurs étaient conquis, même ceux que leur ignorance ou leur simplicité d’esprit rendaient incapables d’apprécier ses qualités d’écrivain. C’est ainsi que beaucoup de paysans et de pêcheurs ont, sans le savoir, collaboré à son œuvre.
Pendant plusieurs mois de l’année d’ailleurs, il vivait parmi eux, au Port-Blanc, hameau marin du littoral trégorrois, à quelques kilomètres de Penvénan, le bourg où il passa son enfance. C’est sans doute à cause de ce voisinage et des souvenirs dont ce pays était peuplé pour lui, qu’il choisit le Port-Blanc pour en faire son Maillane. D’ailleurs le Trégor est la région la plus intellectuelle, la plus idéaliste, la plus spiritualisée de Bretagne, et le Port-Blanc, favorisé entre ses bourgades, a été habité, dans le même temps, par Anatole Le Braz, Botrel notre bon chansonnier et André Chevrillon, un des écrivains qui ont parlé avec le plus de séduction de notre pays.
Pendant les longues années de son professorat à la Faculté des Lettres de Rennes, Anatole Le Braz revenait passer ses vacances au Port-Blanc. Il y avait acquis plusieurs maisonnettes de pêcheurs, simples rez-de-chaussée se faisant suite et communiquant les uns avec les autres. Devant, c’était le chemin de grève où traînaient des goémons mouillés. De cette maison de poète, tapissée de clématites, on dominait un incomparable horizon. Impossible de voir mer plus vive, plus chantante, plus vibrante, plus joyeuse que celle mer du Port-Blanc, éclaboussant de son écume légère les nombreux écueils dont elle est semée.
La population maritime de ce joli coin du Trégor était spécialement chère à Anatole Le Braz. Il connaissait tous les pêcheurs, leur parlait chaque jour familièrement, se faisait leur ami. C’est parmi eux qu’il a trouvé les principaux héros de ses nouvelles.
Ce sont des gens du peuple, simples, illettrés, mais jamais vulgaires, car la mer joue un grand rôle dans leur vie à tous. N’ont-ils pas à opposer à sa force souveraine leurs forces précaires, à arracher laborieusement de son sein rude leur vie quotidienne ? Beaucoup d’entre eux, vaincus dans la lutte, devront un jour lui abandonner leur corps. Les âmes se simplifient, s’élargissent, se virilisent dans le commerce intime de ce troisième élément, qui leur devient aussi familier que la terre ou l’air.
Anatole Le Braz aime à regarder par leurs côtés nobles les héros de ses livres ; c’est par là qu’ils satisfont son âme aristocratique, qui se refuse à voir ce qui est bas et vil, ou qui le voile.
Aussi, dès qu’il se trouve en face d’un beau type d’humanité, d’un de ces hommes simples, au moral sain, au cœur chaud, d’un de ces hommes de devoir et de dévouement, courageux, désintéressé, tel qu’il en a connu parmi nos marins bretons, comme il en jouit alors ! comme il aime son modèle ! comme il l’admire !... Il l’examine avec une sympathie profonde, le tourne et le retourne avec une délicatesse de touche infinie, nous le présente avec respect.
C’est ainsi qu’il a dressé de Jean-René Kerello dans Pâques d’Islande, de Guillaume Féchec dans Funérailles d’Été, et de plusieurs autres, des silhouettes d’une grandeur antique.
Oh ! regardons-les bien, nous aussi, ces marins de vieille race, puisque, comme dit Claude Farrère :
– « Ils sont peut-être les derniers spécimens d’une tribu humaine près de disparaître et dont l’existence prolongée jusqu’à notre époque est d’ailleurs comme un défi à la chronologie. »
Ces hommes-là sont ennoblis pour avoir vécu consciemment dans la dépendance immédiate des forces simples et grandes de la nature. Ce qui tient à la mer, aux vents, aux astres, a été l’occupation principale et nécessaire de leurs pensées. Les grands spectacles du soleil et des étoiles, de l’horizon qui se déplace, des flots et des nuages qui changent de couleurs et de formes, ont chaque jour rempli leurs yeux. L’immensité de l’océan a fait naître en eux le sens de l’infini, et la mort, qui toujours les guette, les force à regarder plus loin que la vie. Ils ont dû conserver plus intacts, moins émoussés que chez les autres, les facultés de l’homme primitif, de l’homme fraîchement sorti des mains de Dieu, qui avait l’instinct des lois éternelles et sentait les grandes forces de l’univers agir directement sur lui.
Et ces hommes simples ont conservé une fraîcheur et une richesse d’imagination qui en font parfois des poètes, un sens du pittoresque grâce auquel ils sont souvent de fort joyeux camarades, d’impayables compères.
C’est dans leur bonne et saine compagnie qu’Anatole Le Braz nous introduit, nous présentant des individualités originales, intéressantes, dignes d’exciter notre sympathie et parfois notre admiration.
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Après nous avoir montré des types de Bretons, Anatole Le Braz nous montre la Bretagne elle-même, regardée dans son âme populaire, et dans l’occurrence il la nomme Le Pays des Pardons.
Les Parfons bretons sont tout à fait propres â nous ouvrir des horizons sur la mentalité de nos compatriotes, et en particulier sur la forme qu’ils donnent à leurs manifestations religieuses. Car, en marge des grands rites du catholicisme universel, les Bretons ont créé d’autres manières, bien spécialement à eux, d’extérioriser leur dévotion – dévotion raciale, pourrait-on dire, envers leurs saints.
Fort heureusement qu’en ce temps où les vieilles traditions s’effritent et disparaissent, nos Pardons résistent. Depuis les premiers jours du printemps jusqu’aux derniers jours d’été, de mars à la fin de septembre, ils se succèdent nombreux, pressés, et surtout en Basse-Bretagne. Il n’y a guère de modeste chapelle vouée à quelque saint obscur qui n’ait chaque année son Pardon. Les cérémonies religieuses y sont presque toujours accompagnées de quelques plaisirs profanes : on danse, on s’offre des gâteaux et des amandes, le cidre coule, diverses attractions foraines ont leurs amateurs. Tant que tout cela reste bien traditionnel, naïf et paysan, il n’y a pas de mal.
Certains de nos Pardons ont à leur origine un souvenir touchant, d’autres une légende souvent pleine de poésie, d’autres encore, avouons-le, quelque bizarre superstition, car le Breton, extrêmement imaginatif, est souvent à son insu, créateur de mythes.
Le livre de Le Braz célèbre cinq de nos Pardons les plus renommés.
Le premier est celui de saint Yves, le saint le plus populaire et le plus aimé de la Bretagne :
N’hen eus ket in Breiz, n’hen eus ket unan
N’hen eus ket eur Zant evel sant Erwan !
Il n’y a pas en Bretagne, il n’y en a pas un,
Il n’y a pas un saint comme saint Yves !
dit le cantique chanté sur un vieil air guerrier.
Le Pardon de saint Yves, grand avocat du treizième siècle, aussi réputé pour sa charité que pour sa science et son amour de la justice, est célébré dans son pays natal, au Minihy, près de Tréguier. Il offre une particularité très remarquable : depuis plus de six cents ans, saint Yves est mort, et, on ne sait par quel miracle de perpétuité, il continue néanmoins de recevoir, de loger et d’héberger, chaque dix-huit mai au soir, en son propre manoir de Kervarzin, tous les pauvres qui, des quatre coins de la Bretagne, arrivent au Minihy pour fêter son Pardon.
C’est ainsi que le saint paraît habiter encore au milieu de sa chère population trégorroise à laquelle il consacra, il y a tant de siècles, ses travaux, ses biens et son cœur.
Un second pardon est celui de Rumengol, connu sous le nom de Pardon des Chanteurs. À son origine se trouve une légende exquise dont voici le résumé.
– Après la destruction de sa ville d’Is par les flots, le roi Gralon errait dans la campagne. Des richesses innombrables de sa capitale, il n’avait pu sauver que quelques sacs d’or.
Sa fille Ahès, la voluptueuse et la cruelle, venait d’être changée en Sirène en punition de ses crimes. Désormais, sous le nom de Mary Morgane, elle nageait dans la mer de Bretagne, ensorcelant par ses chants mélodieux les marins qu’elle entraînait à sa suite au fond des eaux pour les noyer.
Gralon l’avait vue de ses yeux sous sa forme nouvelle : « Dans le pâle scintillement des ondes, son buste de jeune femme surnageait. La tête renversée en arrière traînait une longue chevelure flottante, semée de pierres précieuses qui étaient peut-être des reflets d’étoiles. Les traits du visage, éclairés d’en haut, brillaient étrangement d’une splendeur molle et fluide, où les yeux s’avivaient comme deux émeraudes, où les lèvres s’épanouissaient, comme une rose mystique du jardin de la mer. Gralon avait tendu les bras et crié dans l’espace : Ahès ! Ahès !... – Il l’appelait encore qu’elle avait fui avec la mobilité d’un poisson. Mais les deux derniers vers de son incantation demeuraient suspendus dans l’air. Et les rayons de la lune les prolongeaient au loin en de pâles et lentes vibrations : telles les cordes lumineuses d’une lyre immense :
Maintenant Mary Morgane,
À la lueur du firmament, dans la nuit chante !
(Au Pays des Pardons.)
Gralon, navré de la honte de sa fille, fit vœu d’employer tout son or à la construction d’une cathédrale expiatoire qu’il vouerait à la Vierge. Puis le vieux roi mourut.
« Lorsqu’il franchit le seuil du Paradis, la première personne qu’il rencontra fut la Vierge, laquelle se mit à le remercier fort honnêtement de la belle église qu’il avait commandé de lui bâtir.
« – S’il manquait encore quelque chose à votre bonheur, dit-elle, sachez que je suis toute disposée à vous l’accorder.
« – Hélas ! répondit le vieux roi, tant que ma fille Ahès continuera de faire dans la mer de Bretagne son triste métier de tueuse d’hommes, je ne serai pas heureux !
« La Vierge baissa la tête.
« – À cela je ne peux rien, dit-elle.
« Tu pourrais du moins l’empêcher de nuire en lui ôtant sa voix séduisante, instrument de tous ses crimes !
« – Non plus, ô Gralon ! Ce qui est doit être. Mais écoute. Je ferai naître une race de chanteurs qui chanteront à voix aussi douce que la Sirène, et par les mêmes armes combattront ses maléfices. Où Ahès aura passé semant le deuil et l’épouvante, ils passeront semant l’espérance et le réconfort. Le mois de mai, qui est mon mois, les verra chaque année accourir à mon Pardon de Rumengol. El l’on dira d’eux, du plus loin qu’on les verra :
« – Voici venir les Rossignols de la Vierge !
« Ainsi parla Notre-Dame, et le vieux Roi sentit une grande joie dans son cœur. »
(Au Pays des Pardons.)
On peut être surpris de trouver dans cette antique légende bretonne une Sirène, sœur de celles qui tentèrent d’ensorceler les compagnons d’Ulysse. Mais la croyance à ces Morganes est très répandue chez nos pêcheurs. Rien ne pouvait être mieux choisi que ce récit pour montrer combien, dans les traditions populaires de notre pays, il y a de paganisme christianisé.
Anatole Le Braz nous raconte aussi le Pardon de Saint Ronan, le saint le plus original de la Bretagne. Venu d’Angleterre au temps du roi Gralon, il fil la traversée sur une jument de pierre. Ce fut au pays de Léon qu’il atterrit. Or, en ce temps-là, les riverains de cette côte étaient de vrais bandits, pilleurs d’épaves et naufrageurs. Ils allumaient de grands feux dans la nuit pour tromper les navires et les faire venir se briser sur les écueils.
Ronan, pris de dégoût pour cette race criminelle, rebelle aux enseignements de l’Évangile, remonta sa jument de pierre et s’avança plus avant dans le pays. Il arriva bientôt au pied d’une haute montagne dans laquelle il établit son ermitage. Deux fois le jour, au lever et au coucher du soleil, il faisait le tour du mont, parcourant ainsi chaque fois un circuit de plusieurs lieues. Toul en promenant, il s’entretenait familièrement avec les arbres, avec les fleurs, avec les bêtes et en particulier les loups. Il reprochait à ces animaux leur cruauté et les exhortait à devenir doux et bons. On dit même qu’il prenait parfois leur forme, afin de se faire mieux comprendre d’eux.
Malgré son amour pour la nature, Rouan était demeuré misanthrope à cause de la malice humaine. Il évitait la présence de l’homme, et s’il en rencontrait un sur sa route, il l’écartait en le regardant avec des yeux terribles.
Cela le fit craindre par les gens du pays, et il eut à subir un moment de violente impopularité. Mais dans la suite, des miracles de charité qu’il fit en leur faveur convainquirent ces Cornouaillais que le farouche ermite était bon autant qu’il était saint. On lui rendit l’estime et la vénération, tout en restant vis-à-vis de lui dans une certaine réserve, car bergers et pêcheurs lui attribuaient le pouvoir de diriger les éléments à son gré. On craignait de le contrarier à ce point que lorsqu’il mourut, nul n’osa prendre la liberté de choisir le lieu de sa sépulture. Il était plus prudent de le laisser le désigner lui-même. À cet effet on construisit un char avec les poutres mal équarries d’un vieux chêne ; on fit ses roues avec des tambours pleins taillés à même le bois ; puis quatre bœufs y furent attelés, auxquels on laissa toute licence de se diriger à leur gré. À l’endroit où ils s’arrêtèrent, une fosse fut creusée.
Mais lorsqu’on voulut y descendre le corps du saint, vingt hommes unissant leurs efforts ne purent arriver à le soulever. Pensant alors que Ronan refusait d’être enterré, on détela les bœufs et on abandonna le char en pleine forêt.
« Or il advint une chose extraordinaire. Dans l’espace d’une nuit le cadavre se pétrifia, ne fit plus qu’un avec la table du chariot transformée en dalle funéraire... Les arbres d’alentour étaient eux-mêmes devenus pierre ; ils s’élançaient maintenant avec une sveltesse de piliers, entrecroisant là-haut, en guise de voûte, les nervures hardies de leurs branches. »
(Au Pays des Pardons.)
Le corps pétrifié du saint et les arbres de granit qui entourent son tombeau se voient encore dans la très antique église de Locronan.
À ce saint si particulier convenait un Pardon original ; il l’a eu. La Grande Troménie, qui ne se célèbre que tous les sept ans, ne ressemble à aucun autre Pardon. Les pèlerins recommencent en procession la promenade faite deux fois le jour par saint Ronan. Croix et bannières en tête, ils font une randonnée de trois lieues autour de la montagne sacrée.
Les Troménieurs s’en vont droit devant eux par les sentiers, les ravins et les fondrières. Ils gravissent les rochers, passent les échaliers, sautent les fossés, grimpent les talus, enjambent les ruisseaux, sans autre préoccupation que de suivre fidèlement la trace du saint. Vient le moment de gravir la montagne.
« De ce côté le menez (mont) se dresse en apparence in expugnable. Il a la raideur abrupte des collines où les Anciens édifiaient leurs acropoles. Porteurs de croix et porteurs de bannières l’attaquent de front, hardiment, au pas de charge. Ne vous imaginez pas que ce soit une vaine ostentation de vigueur. S’ils n’escaladaient tout d’une haleine ce sentier de chèvres, ils s’affaisseraient exténués à mi-pente. Les tambours et les fifres les soutiennent de leur mieux, et la procession suit comme elle peut, à la débandade, haletante, congestionnée. Qu’il fait bon respirer l’air de là-haut, s’éventer aux souffles de l’Atlantique et humer la grande fraîcheur qui s’élève de l’occident aux premières approches du soir. »
(Au Pays des Pardons.)
C’est, ainsi qu’on le voit, un rude Pardon que cette Troménie. Il faut que les pèlerins soient comme saint Ronan de solides gaillards, ingambes, et aux muscles assouplis.
Ces deux Pardons, de Rumengol et de Locronan, montrent à quel point les Bretons mêlent la légende aux traditions sacrées. Puissants imaginatifs, ils ne distinguent pas très bien leurs rêves de la réalité. Ils ont la passion du merveilleux, y croient sans peine, et tout naturellement l’introduisent partout où il peut prendre place. Le merveilleux leur semble plus beau que la réalité et les Bretons, d’instinct, embellissent les choses.
Ils le prouvent même par leurs vêlements, qu’ils aiment tant à décorer de riches broderies. Telle robe de paysanne cornouaillaise ressemble à une robe de princesse ou de fée, par le rutilement des argents et des ors, par le chatoiement des couleurs vives ou chaudes harmonieusement combinées. C’est justement aux jours de Pardons que s’étalent ces costumes fastueux, passés de mères en filles pendant plusieurs générations.
Voici comment Anatole Le Braz les a vus au Pardon de sainte Anne de la Palude, appelé aussi Pardon de la Mer :
« Sur ce fond admirable, se développe un cortège de féerie, une longue, une noble suite de figures graves, historiées, hiératiques, échappées semble-t-il, des enluminures d’un vitrail. C’est comme un défilé d’idoles vivantes, surchargées d’ornements lourds et d’éclatantes broderies. Les costumes sont d’une richesse, d’une somptuosité qu’on ne rencontre pas ailleurs.
« Le spectacle de ces femmes aux parures magnifiques, s’avançant de leur allure majestueuse, en ce cadre éblouissant, parmi les litanies et le son voilé des tambours, est une des plus belles choses qui se puissent voir. Vous diriez d’une fresque immense, où se déroulerait, en une pompe d’une mysticité barbare, un chœur de prêtresses du vieil Océan. »
(Au Pays des Pardons.)
J’ai insisté sur le Pays des Pardons, car c’est spécialement dans ce livre qu’Anatole Le Braz nous montre l’âme de la Bretagne, non pas se révélant chez quelques individus isolés, mais chez des foules agissantes. Ses nouvelles nous présentaient des portraits ou des peintures épisodiques, ses Pardons développent de vastes tableaux grouillants de vie populaire. Sur la confusion de leurs foules anonymes, se détache parfois quelque type plus marquant ou plus original : tel Mabik Rémond, le peintre rustique de saint Yves, et Yann Ar Minouz, un de ces bardes errants dont la race n’est pas encore disparue chez nous. D’ailleurs, comme les gens de l’Armor, leur pays lui-même est peint dans ce livre, avec les couleurs que sait lui donner un artiste-poète.
Anatole Le Braz a voué à la Bretagne tout son talent et tout son cœur ; il n’a peut-être pas écrit une page qui ne soit consacrée à son cher pays ou à ses fils. Mais c’est un écrivain de trop grande envergure pour que sa renommée ne dépasse pas les bornes de sa petite patrie. Il a droit à une belle place parmi les meilleurs écrivains français.
Son œuvre magnifique, magistrale, est absolument pure. Il serait injuste de ne pas faire ressortir un mérite aussi exceptionnel de notre temps.
Sa tendance innée à regarder les choses sous l’angle où il les voit belles, sa répugnance pour le laid, le vulgaire, le mesquin, son mépris instinctif pour ce qui est vicieux ou pervers, son estime profonde de ce qui est noble et bon l’ont maintenu à un niveau moral très élevé.
Jamais Le Braz ne manque au respect dû à lui-même et au lecteur. De combien d’écrivains d’aujourd’hui pourrait-on en dire autant ?
Sa poésie, vers ou prose – car sa prose est souvent de la poésie – ressemble à un grand souffle d’air salubre venu du large.
Après avoir fait claquer les voiles des bateaux inclinés, après avoir soutenu le vol des goélands et des mouettes, il passe sur la lande, se charge de ses parfums agrestes ; il passe sur les bois et les fait chanter en balançant leurs branches.
Il nous arrive enfin, ayant pris le goût du sel de la mer, l’odeur mêlée des goémons mouillés et des ajoncs fleuris, l’harmonie du vent dans les pins.
Ce souffle est bon à respirer, il est sain et vivifiant, il rafraîchit l’âme.
Et c’est une des grandes raisons de souhaiter que l’œuvre d’Anatole Le Braz soit connue et aimée dans la France entière comme elle l’est en Bretagne.
Marie ALLO.
Paru dans Les Causeries en 1928.