L’âme de Pierre Loti
par
Marie ALLO
Pierre Loti, notre plus grand poète contemporain, bien que poète en prose, nous a confessé souvent dans ses livres qu’il n’a pas la foi. Il paraît en souffrir beaucoup. En effet, ce manque de foi entraînant à sa suite le manque d’espérance, il voit continuellement se creuser devant lui le vide du néant final, expression dont volontiers il se sert. Toute sa vie en est assombrie. On sent bien que ce n’est pas en dilettante qu’il nous parle de cette misère de son âme. Il ne s’en débarrasse pas en l’exprimant, il la porte en lui même, et partout où il va, comme une plaie toujours au vif.
Et c’est sans doute ce qui donne à son œuvre quelque chose de si profondément humain. Ce grand artiste, cet enchanteur qui nous montre les aspects terrestres dans une lumière à lui, qui leur donne tant de charme, nous fait voir aussi le spectacle de son âme, triste d’une inguérissable tristesse. En même temps que l’admiration enthousiaste pour son œuvre, il excite en nous la pitié profonde.
Son incroyance n’est pas de la même nature que celle de Renan, qui se satisfaisait si amplement, disait-il, par les biens que peut donner la vie, ni que celle d’Anatole France, ce sacristain dévergondé.
Il n’était ni de ceux qui se complaisent dans leur incrédulité, ni de ceux dont les aspirations s’assouvissent béatement ici-bas.
Car Loti avait un sentiment religieux, malgré son sensualisme, malgré sa hantise du néant final qu’il craignait, semble-t-il, encore plus qu’il n’y croyait.
On dirait que sa préoccupation a été la même que celle de l’Ecclésiaste :
Vanité des vanités !... tout n’est que vanité !...
Mais il y a deux manières de sentir la vanité des choses. Les uns comme l’Ecclésiaste, les trouvent vaines parce qu’ils les jugent de peu de valeur, ils les méprisent. Les autres, comme Loti, les admirent, les aiment, s’y attachent profondément, mais les trouvent vaines parce qu’elles sont instables, parce qu’elles coulent entre leurs doigts comme l’eau de la mer. De cette soif, Loti a brûlé toute sa vie.
Il y a dans le Roman d’un Enfant, une phrase très frappante, la voici :
– Ce livre aurait aussi bien pu porter ce litre : « Journal de mes grandes tristesses inexpliquées, et des quelques gamineries d’occasion par lesquelles j’ai tenté de m’en distraire. »
Eh bien, ce titre qu’il eût donné au récit de son enfance, on pourrait l’étendre à toute son œuvre. Une grande tristesse inexpliquée la remplit, et les aventures, même heureuses, qui y sont relatées, semblent n’être que les quelques gamineries d’occasion, par lesquelles il a tenté de se distraire de cette tristesse.
On lui fait un reproche de parler beaucoup de lui et de ce qui le touche, on l’accuse de vanité. Évidemment, il est vaniteux, ce serait mauvaise foi de ne pas le reconnaître, mais ce serait aussi injuste de croire que ce sentiment le guide toujours.
Il l’a dit plus d’une fois : c’est pour se donner l’illusion de prolonger un peu l’existence des êtres aimés qu’il écrit.
Dira-t-on que c’est par vanité qu’il parle de sa mère si passionnément aimée ? des visages chéris familiers à son enfance ? de sa vieille demeure de Rochefort ? de la Maison des Aïeules, dans l’île d’Oléron ?... Non, il a parlé de tout cela qui tient aux fibres les plus intimes de son être, de tout cela qui lui est sacré, il en parle avec son cœur profond et tendre. Et, ce qui toujours le fait souffrir, c’est que toujours, anticipant sur l’avenir, il voit la fin de ce qu’il aime. Il en porte déjà le deuil.
La mort est une porte qui s’ouvre sur une région inconnaissable pour les vivants. Loti se tient près de cette porte, essayant anxieusement de deviner ce qu’il peut y avoir au-delà du seuil. Mais il ne voit rien que de la nuit.
Beaucoup des héros de ses romans franchissent la porte de l’au-delà. Ce sont presque toujours des hommes jeunes forts et beaux ! Sylvestre Moan et Yann Gaos, dans Pêcheur d’Islande, Jean Berny, dans Matelot, Jean Peyral, dans le Roman d’un Spahi.
Prétexte à se demander où vont, au-delà de la tombe, la jeunesse, la force et la beauté ? À l’anéantissement peut-être... – se répond-il. – Désolation !...
Pierre Loti n’a pas, contre l’existence, les sursauts un peu forcenés de Baudelaire, il ne clame pas comme lui :
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !
Non, Loti moins désabusé, a aimé la terre et ses beautés ; la pensée de les quitter pour l’inconnu, pour le néant peut-être – pense-t-il, l’attriste au lieu de le réjouir.
Cependant s’entêterait-il à rester près de la porte de l’au-delà, épiant ce qui se passe derrière, s’il n’avait pas l’espoir obstiné de voir s’y lever la lumière ?
Comment cet homme, malade du besoin de croire, est-il resté incroyant ?
– Par orgueil – répondent certains. Réponse facile !
Par orgueil, soit, en partie. Mais ne serait-ce pas aussi, et plutôt, une sorte d’impuissance à s’élever au-dessus de ce qui se voit, de ce qui frappe les sens ?
Car Loti, l’exquis Loti, le captivant Loti est un sensualiste.
Et si sa désolation vient de ce que les yeux ne peuvent pas retenir ce qu’ils voient, ni les oreilles, ce qu’elles entendent, ni les bras ce qu’ils enlacent... peut-être son incroyance vient-elle aussi de ce que ses yeux étaient trop remplis de ce qu’ils voyaient, ses oreilles de ce qu’elles entendaient, ses bras de ce qu’ils enlaçaient... Ces choses matérielles obscurcissaient les yeux de son âme et l’empêchaient de voir l’infini. En regardant au-delà du présent, il ne distinguait que la mort de ce qu’il aurait souhaité immortel.
Son manque de foi n’est pas de l’impiété, il n’a eu pour les croyances chrétiennes ni haine, ni mépris. Loin de là !
Que n’a-t-il fait l’effort de volonté de croire à l’incompréhensible ! Il en eût été bien récompensé, même en cette vie ! Son âme tourmentée, irrassasiée en avait tant besoin !
Il est digne de notre sympathie, car il semble dans ses doutes, avoir été de bonne foi – sans cela, il n’en aurait pas tant souffert.
Et puis il est resté chrétien de cœur. Son adoration pour le Christ a été sincère et profonde. Il en a magnifiquement parlé. Il voyait en lui le Consolateur, l’Espérance unique et se mettait au nombre de ceux qui se meurent de l’avoir possédé et perdu.
Mais, l’avait-il réellement perdu ?...
Écoutez ce qu’il écrit de Jérusalem :
« Est-il possible vraiment que tant de supplications, – même enfantines, même idolâtres, entachées si on veut de grossièreté naïve – ne soient entendues de personne ?... Un Dieu, – ou seulement une suprême Raison de ce qui est – ayant laissé naître, pour tout de suite les replonger au néant, des créatures aussi angoissées de souffrances, aussi assoiffées d’éternité et, de revoir ! Non, jamais la cruauté stupide de cela ne m’était apparue aussi inadmissible que ce soir... Voilà que se réveillent au fond de moi-même, d’une façon inattendue et douce, les vieux espoirs morts. »
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Écoutez encore ceci, pensé et senti sur le Golgotha :
« Qu’importe, mon Dieu, un peu plus d’incompréhensible ou un peu moins, puisque par nous-mêmes, nous ne déchiffrons seulement jamais le pourquoi de notre existence. Sous l’entassement des nébuleuses images, rayonne quand même la parole d’amour et la parole de vie !
« Or cette parole que Lui seul (le Christ) sur notre petite terre perdue a osé prononcer... si on nous la reprend, il n’y a plus rien ; sans cette croix et cette promesse éclairant le monde tout n’est plus qu’agitation vaine dans la nuit, remuement de larves en marche vers la mort. Ils ne me contrediront pas tous ceux qui ont une fois dans leur vie connu le véritable amour – j’entends le plus pur, celui qu’on a pour une mère, pour un fils, pour un frère. Les autres, les indifférents, les cyniques et les superbes, je parle ici plus que jamais une langue inintelligible pour eux...
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« Au Gethsémani la nuit dernière, il y avait sans doute trop d’orgueil encore dans ma recherche de solitude, et ici, je suis mieux à ma place de misère, confondu avec ces humbles qui appellent de toute leur âme ; ils sont mes égaux d’ailleurs, et je n’ai rien de plus qu’eux... Oh ! prier comme eux quand la fin sera proche ! prier comme eux tous ! Me jeter, moi aussi, sur ces pierres du Golgotha, et m’y abîmer dans une adoration !...
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« Le Christ ! oh ! oui, quoique les hommes fassent et disent, il reste bien l’inexplicable et l’unique ! Dès que sa croix paraît, dès que son nom est prononcé, tout s’apaise et change, les rancunes se fondent, et on entrevoit les renoncements qui purifient ; devant le moindre crucifix de bois, les cœurs hautains et durs se souviennent, s’humilient et conçoivent la pitié.
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« Et, en ce moment, si étrange que cela puisse paraître venant de moi, je voudrais oser dire à mes frères inconnus : Cherchez-le, vous aussi ; essayez... puisque en dehors de Lui, il n’y a rien ! Vous n’aurez pas besoin pour le rencontrer de venir à Jérusalem, puisque s’il est, Il est partout !
« Peut-être le trouverez-vous, mieux que je n’ai su le faire. »
Pierre Loti »
Ces quelques citations suffisent pour prouver que Loti avait un sentiment religieux. On y sent la douloureuse nostalgie de la foi perdue. Il est à déplorer que celui qui les a écrites ne soit pas né dans un milieu catholique, peut-être les aspirations de son cœur inassouvi auraient-elle trouvé à s’y satisfaire mieux que dans la froide rigidité huguenote qui entoura son enfance.
Si l’écho d’éternité n’a pas semblé pendant sa vie résonner nettement en lui, peut-être du moins, au dernier moment, en cette heure suprême où la figure du monde s’efface et où l’âme prête à se détacher du corps, n’est plus aveuglée par les fausses clartés d’ici-bas, peut-être, en ce dernier tête-à-tête avec sa conscience, a-t-il trouvé la solution consolante vers laquelle il aspirait si ardemment.
Espérons-le !... Souhaitons-le !... car il semble qu’on ne peut nier la sincérité de ses douloureuses recherches, et Dieu est miséricordieux.
Marie ALLO.
Paru dans Les Causeries en 1927.