Jean-Claude Renard

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André ALTER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jean-Claude Renard ne s’est jamais détourné de ce qui est, à ses yeux, la tâche essentielle du poète : « Communiquer une certaine vision globale, non décantée, du monde intérieur et extérieur où (il) se meut. » Ce faisant, il s’inscrit parmi les poètes les plus exactement accordés à notre temps. Mais il y occupe une place d’autant plus singulière et significative qu’il est croyant : sa vision du monde s’approfondit continuellement tout à la fois dans une inlassable méditation des données où s’appuie sa foi et dans une constante fidélité aux mouvances, aux successives métamorphoses que suscite toute approche d’une réalité qui est la vie même. Chrétien, il sait qu’il ne peut assumer pleinement son christianisme que s’il assume pleinement sa condition d’homme, que s’il va jusqu’au bout de sa vocation de poète et tente de saisir le réel dans toute sa complexité, de retrouver l’empreinte et le désir de Dieu dans la création entière, de réinventer la « langue du sacre », qui est la langue même de Dieu, pour qu’elle devienne aussi la langue de l’homme, la langue unique du « peuple nouveau ».

Mais si l’on a vu le désir profond de l’acte poétique, qui est, comme le dit Renard, d’essayer « de vaincre le temps et la mort, de connaître déjà d’une certaine manière le présent fondamental des êtres et des choses : leur éternité possible », se figer parfois, en devenant conscient et volontaire, dans une attitude de refus qui est la négation même du désir, il ne cesse pas, au contraire, chez l’auteur d’Incantation du temps, d’être la tension propre de son œuvre. Aussi bien ne peut-on espérer atteindre le cœur de cette œuvre que si l’on aborde les thèmes qu’elle expose, développe ou reprend, en se référant au niveau de désir qui correspond à chacun d’eux.

Juan est le poème de l’âme désirante qui découvre sa solitude, prend conscience, dans son angoisse, d’une absence, d’un vide nocturne, d’« un monde enseveli qu’(elle) ne peut plus choisir ». Le choix ne sera possible qu’à partir du moment où l’âme commencera de se préciser l’objet de son désir. Cantiques pour des pays perdus et Haute-Mer nous font suivre le poète dans ses premières « explorations » à la recherche d’un exorcisme, d’une pureté et d’une signification que la nostalgie de l’enfance perdue lui donne d’entrevoir, tout en lui laissant deviner qu’il s’agit seulement de l’image de cette enfance spirituelle qu’il faut conquérir chaque matin dans une nouvelle naissance. Cette incessante conquête demeurera cependant, pour Renard, inséparable d’un amour de la vie et d’une participation au mystère le plus charnel des êtres et des choses tels qu’ils nous permettent de trouver le lieu de leur transparence, quels que soient les risques ou les périls de la traversée des ténèbres. Car c’est également en prenant conscience qu’il possède « le pouvoir tragique d’être Satan » que le poète et, avec lui, tout homme peut accomplir l’œuvre d’incantation, de transfiguration nécessaire à la « métamorphose du monde ».

C’est le désir de la connaissance qui domine en effet dans le livre qui porte ce titre, mais d’une connaissance qui est essentiellement, au sens claudélien, une co-naissance. Et il s’agit bien, maintenant, en effet, des noces de l’homme et de la terre, pour le poète assuré désormais « que la connaissance et l’amour, la méditation et l’action, la science et la foi doivent être unes » et que « l’univers tout entier a un sens, une direction, une croissance dont nous sommes, nous aussi, responsables comme co-opérateurs de Dieu ». Images et rythmes (Renard a sa faune, sa flore, ses paysages particuliers, une géologie et une cosmologie baignées de la lumière méditerranéenne de ses origines, mais chargées de significations qu’il faut toujours comprendre à la fois comme exotériques et comme ésotériques) répondent dorénavant aux mythes fondamentaux du poète que le langage exprime d’une manière de plus en plus précise et, sans doute, suscite. Rien ne vient plus gauchir la recherche, freiner le mouvement qui conduit vers cette connaissance dont le secret nous sera livré dans l’ultime poème du livre, Connaissance du troisième temps, qui est l’une des plus extraordinaires tentatives et l’une des plus convaincantes réussites de l’ambition poétique. Cette longue phrase-poème est une marche audacieuse vers le temps où...

 

                                   ... l’Esprit ouvert

sur toute la mer, sur toute la mort

ouvrira le Dieu, et le dieu ouvert,

le dieu assouvi, le dieu dans le dieu

miraculera en éternité [...]

le monde nouveau, la plus haute terre [...]

 

Cette « migration » coïncide, d’ailleurs, avec un retour au « pays natal », pour employer une expression empruntée à cet univers holderlinien dont Jean-Claude Renard réinvente les mots clés. Des poèmes, à peu près tous contemporains de Métamorphose du monde, mais que Renard hésita, un certain temps, à publier sous le titre Fable, montrent comment a pu s’opérer ce retour au pays natal en faisant lucidement confiance aux magies du langage pour atteindre l’envers et l’avers de l’être et signifier l’incessante genèse de la création en même temps que le mouvement de sa reconversion.

Au reste, le désir de la connaissance ne peut qu’engendrer le désir de l’unité, qui est le thème majeur de Père, voici que l’homme, dont la sobriété presque classique donne toute leur force aux images les plus intimes de l’auteur, à son ardente recherche de « l’altitude » de l’être, de la plénitude existentielle. Mais c’est avec En une seule vigne que Jean-Claude Renard nous entraînera au cœur du drame vécu par tout poète : le drame du langage, le langage tout ensemble objet et expression du désir dès l’instant de son surgissement, élan sans cesse repris vers « la terre du sacre », vers la totalité, vers l’un. Car c’est au moment où il maîtrise complètement son langage, en fait une « forme » de plus en plus parfaite, que Renard voit clairement et nous fait découvrir que le langage est autre chose qu’une forme et que seule lui donne un sens cette « autre langue » qui « ... est dans l’or la langue même du sacre la langue exacte de l’homme dans la Parole de Dieu ».

Incantation du temps sera un nouveau face à face du poète et de la « langue », un nouveau corps à corps avec ses pouvoirs et, langage de désir s’élançant à la rencontre du « désir de Dieu », retentira comme une parole consciente de ne s’accomplir que dans la Parole. « Le poète, écrit Renard, ne peut parler que d’une seule chose, de l’unique mystère qui habite ses cavernes et ses labyrinthes, l’obsède, le fascine, le foudroie ; mais finalement le mène selon des nuits et des soleils variables, par voies étroites, amères, menacées jusqu’au centre de ce silence où commence la seule Parole importante : celle qui justifie l’homme. »

Ces lignes introduisent Incantation des eaux où Renard, approfondissant le thème du sentiment de « l’absence de Dieu » nécessaire précisément à l’approche de Dieu, le lie au « mystère de l’eau » ce « fleuve plus foncier et plus fort que le sang » :

 

L’eau d’une avidité faite d’un tel ferment

Qu’en dépassant déjà le désir qu’elle incante

Elle profile en lui la figure sacrée

Du mystère vivant qui l’ayant engendrée

Pourra seul en combler l’espérance vivante.

 

Ce texte est capital qui éclaire la route parcourue par le poète depuis Juan. Le monde n’est plus un néant, mais le lieu qui garde l’empreinte d’une présence. Il faut repartir, en effet, et dans la nuit et dans l’angoisse sans doute, mais en quête de cette présence enfin nommée. L’angoisse, nous la retrouvons dans La Terre du sacre dont Renard nous dit : « Ici, plus rien (ou presque) n’est affirmé (...) mais presque tout (...) rendu à une sorte de nuit originelle pour ne pas dire de négation, de point zéro primordial. » Il ne s’agit donc pas, dans ce livre, d’une tentative de traduction théologique de l’expérience de la « mort de Dieu », si caractéristique de notre temps, mais bien d’une approche poétique du lieu énigmatique où s’enracinent les rapports du non-être et de l’être, de l’homme et de Dieu, du désir et du don, du profane et du sacré. Et, paradoxalement, Jean-Claude Renard, pour qui le christianisme ne saurait être un confort spirituel, n’était jamais parvenu, aussi pleinement que dans ce chant de l’absence divine, à nous rendre présent ce qu’il appelle « l’étrange et solennel mystère qui dans ce monde même annonce un autre monde ». C’est pourquoi La Terre du sacre nous fait participer à une vision des choses dont la fascination particulière et peut-être sans équivalence dans la poésie moderne vient de ce qu’elle appartient à la fois à l’histoire et à la prophétie, de ce qu’elle est en même temps une incarnation et une eschatologie, un nouveau rapport du langage et du réel.

Aussi bien l’aurore commence-t-elle à colorer le monde pour l’homme que traque son propre désir d’absolu, parce qu’il sait qu’« Un sol désert et brûlé Doit faire naître les prés » sous les pas de l’homme qui découvre qu’

 

Un dieu soudain ne se donne

Dans la douleur de l’automne

Que comme un dieu qui n’est pas !

 

La parole qui nous est désormais adressée est bien celle d’un poète d’un homme d’aujourd’hui qui a conquis « Le pouvoir d’inventer un langage de noces, Un langage de joie capable du courage qui fonde les fontaines », et qui « conjure le dieu de le forcer d’aller jusqu’aux falaises saintes ».

 

André ALTER

 

 

L’originalité foncière de la poésie de Jean-Claude Renard est d’être avant tout, comme l’a définie Michel Carrouges, « une grande poésie d’inspiration cosmique et spiritualiste s’affirme un étrange accord entre le sens de l’harmonie des correspondances et celui des violences lyriques (...). Le thème des métamorphoses y prédomine. Il engendre une sorte de grande orchestration symphonique où l’homme et la femme, (...) la terre et la Jérusalem céleste esquissent à traits étincelants le fascinant fantôme de leur future unité. »

 

 

Œuvres essentielles

 

MÉTAMORPHOSE DU MONDE. Une sorte d’entreprise magique et alchimique destinée à transférer toutes choses dans le domaine des signes transcendants, du mystère de la création achevée. Mais la transmutation est une métamorphose intérieure et la fin des temps est présentée comme un évènement qui s’y produit déjà ici et maintenant.

FABLE. Ces étranges poèmes, d’une extrême liberté d’images, semblent défigurer le monde pour le déchiffrer et le transfigurer, atteindre l’être sous les apparences, le sens sous le non-sens.

INCANTATION DES EAUX. – Il y a en nous un point primordial le profane et le sacré, en se rejoignant, permettent le jaillissement des « eaux vives » qui nourriront notre accomplissement véritable.

LA TERRE DU SACRE. – L’attente de ce qui nous est promis et, à la fois, de ce que nous avons reçu vocation et pouvoir de commencer à accomplir, constitue la géologie intérieure des sept poèmes qui composent ce livre. Dans la distance même qui s’étend entre notre drame et notre espérance, entre l’absence et la présence dont nous vivons, c’est le mystère des choses nouvelles ou le présage de leur consécration qui s’annonce déjà.

 

 

Études sur Jean-Claude Renard

 

ALTER (André), Jean-Claude Renard, Paris, Seghers (coll. « Poètes d’aujourd’hui »).

DECREUS (Juliette), Poésie et Transcendance : Jean-Claude Renard, Paris, Points et Contrepoints.

LAGARDE (A.) et MICHARD (L.), Jean-Claude Renard, dans XXe Siècle, Paris, Bordas, (coll. « Textes et Littérature »).

LEMAÎTRE (Henri), Jean-Claude Renard, dans La Poésie depuis Baudelaire, Paris, Armand Colin (coll. « U »).

TILLIETTE (Xavier), Jean-Claude Renard, dans Existence et Littérature, Paris, Desclée de Brouwer.

 

 

Biographie

 

1922 Le 22 avril, naissance de Jean-Claude Renard, à Toulon (Var) où son père est officier de marine.

1926-1928 Enfance solitaire et difficile.

1929-1930 Entre au Collège des Maristes, d’où il s’échappe.

1930-1933 Sa famille s’installe à Paris. École Gerson. Lycée Michelet.

1933 Entre comme interne à l’École Saint-Martin (Pontoise), d’où il s’échappera aussi deux fois, avant d’y trouver un épanouissement qui le marquera profondément.

1934 Deux évènements le bouleversent : la mort de sa grand-mère maternelle et une grave amputation que doit subir son père.

1935 Rencontre, en Suisse, de Jean-Claude Renard et de Françoise Lainé.

1937 Séjour en Angleterre, près de Bristol.

1938 Séjour à Southampton.

1939 Entre au Lycée Henri IV.

1940-1941 Exode à Bordeaux. Retour à Paris. Baccalauréat de philosophie.

1942-1944 Première supérieure à Henri IV. Sorbonne et licence ès lettres.

1945 D’avril à juillet accompagne une mission cinématographique qui le conduit à Alger, Casablanca, Dakar, Saint-Louis du Sénégal et en Mauritanie. De retour en France, épouse à Paris, le 2 octobre, Françoise Lainé. Entre comme rédacteur dans une agence de presse.

1946 Naissance et mort de Marie-Joëlle, premier enfant du poète.

1947 Entre dans l’édition. Naissance de Jean-Bruno Renard.

1948-1949 Grave crise spirituelle. Initiation à l’ésotérisme.

1950 Naissance de Patrick Renard.

1954 Voyage en Allemagne.

1956 Le 2 septembre, mort du père du poète.

1957 Reçoit le Grand Prix catholique de Littérature.

1959 Naissance d’Emmanuel Renard.

1960 Lauréat du Collège poétique de Menton.

1962 Voyage au Maroc.

1963 Voyage en Espagne.

1965 Une profonde évolution intérieure fait prendre à la pensée et à l’œuvre du poète une orientation nouvelle.

1966 Voyage en Espagne. Le Prix Sainte-Beuve est attribué à La Terre du Sacre.

 

 

Bibliographie

(principaux ouvrages)

 

Poésie.

 

Juan, Paris, Didier, 1945.

Cantiques pour des pays perdus, Paris, Robert Laffont, 1947 et Paris, Points et Contrepoints, 1957.

Haute-Mer, Paris, Points et Contrepoints, 1950.

Métamorphose du monde, Paris, Points et Contrepoints, 1951 et 1963.

Fable, Paris, Seghers, 1952.

Père, voici que l’homme, Paris, Édit. du Seuil, 1955.

En une seule vigne, Paris, Édit. du Seuil, 1959.

Incantation des eaux, Paris, Points et Contrepoints, 1961.

Incantation du temps, Paris, Édit. du Seuil, 1962.

La Terre du sacre, Paris, Édit. du Seuil. 1966.

 

Disque.

 

La Pierre et l’Or, Paris, Studio SM, 1959.

 

Traduction.

 

I wake and feel the fell of dark, de Gérard Manley Hopkins, dans « N.R.F. », avril 1963.

 

 

Littérature de notre temps, Casterman, 1966,

par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat

et Charles Géronimi.

 

 

 

 

 

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