Sainte Christine

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Robert AMADOU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Toi du moins, ô Yahvé, aie pitié de moi, ressuscite-moi, et je le leur rendrai, à ces gens ! Je saurai que tu m’aimes si mon ennemi ne triomphe pas de moi. Oui, tu me soutiendras à cause de mon innocence, tu me feras subsister devant ta face à jamais. Béni soit Yahvé, Dieu d’Israël, de siècle en siècle ! Amen, Amen !

Psaume 41, 11-14.

 

 

Pour ma fille Christine, quand elle aura douze ans.

 

 

Ma petite fille Christine,

Quand tu sauras lire cette histoire, tu la reconnaîtras. Parmi toutes les histoires que je t’aurai déjà racontées, celle-ci, je le crois, t’aura plu davantage ; car elle est part de ta propre histoire. Aujourd’hui que je ne puis te la dire, car tu ne peux l’entendre, ma petite fille Christine encore apprentie du langage des mots, j’écris pour toi quand tu seras grande l’histoire entière, que peu à peu tu auras découverte, de la jeune fille nommée Christine 1, dont tu as reçu le nom.

Le nom est une chose très importante et très mystérieuse : c’est la matière d’un cri et c’est l’axe d’un doigt tendu, c’est le résumé d’un être et la forme qui le modèle ; c’est un signe posé par Dieu sur toute créature pour servir à chacune, aux autres et au Seigneur lui-même, de guide et de repère.

En vérité le nom est une chose très importante et très mystérieuse. Mais le nom d’un chrétien ou d’une chrétienne est d’une gravité suprême. Car c’est le nom d’un saint ou d’une sainte, le signe de la sainteté des fils et des filles de Dieu. Et rien n’est plus important ni plus mystérieux que la sainteté.

Par l’Écriture et par les Pères, tu sais, ma petite fille Christine, ce que c’est d’être un saint : c’est être vraiment toi-même, telle Dieu te veut. N’accomplir aucun acte défendu, exécuter à regret des commandements, les saints ne s’en tiennent pas là. Mais être un saint, c’est aimer Dieu, vivre avec Dieu et penser avec Dieu. Quand le chrétien aime, vit, pense ainsi, aucune défense, aucun commandement ne pèsent sur lui, car les défenses et les commandements interdisent seulement ces sottises qui nous éloigneraient de Dieu.

Nul ne peut nous rendre plus heureux que Dieu ne le veut. Trouver le bonheur en Dieu – et le bonheur ne se trouve pas ailleurs – voilà la sainteté.

Les saints et les saintes ont trouvé le bonheur, ils nous montrent le chemin du bonheur, le chemin vers Dieu.

Car la sainteté, le bonheur sont la vocation du chrétien et Dieu demande à chaque homme, jeune ou vieux, à chaque femme, jeune ou vieille, de devenir un saint, de devenir une sainte. Dieu nous demande la sainteté pour nous offrir le bonheur.

Le grand mystère, le plus grand de tous les mystères, c’est d’abord que Dieu nous demande d’être saints comme il est saint et puis que Dieu ne nous demande jamais rien et surtout pas la sainteté sans nous permettre et sans nous donner les moyens de le satisfaire. La gloire de Dieu et le bonheur de l’homme sont tout un ; les saints et les saintes l’ont compris et peuvent nous l’apprendre. C’est pourquoi les chrétiens portent des noms de saints. Mais il y a plus encore : un autre mystère complète le premier. Car le saint ou la sainte dont les chrétiens portent le nom, ces saints qui vivent maintenant et pour toujours auprès de Dieu, veillent sur eux très spécialement et prient le Seigneur de les réconforter sur la route de la sainteté. Chaque chrétien possède ainsi, parmi les saints, en même temps qu’un exemple, son protecteur, son patron ou sa patronne. Ta patronne, ma petite fille Christine, ta patronne et ton exemple, c’est sainte Christine.

 

*

 

Sainte Christine est née à Tyr en Orient, quelques kilomètres au sud de Beyrouth. À Beyrouth, souviens-toi, réside le patriarche syrien, successeur de saint Pierre qui établit son siège à Antioche avant de s’en aller à Rome.

Sainte Christine est née en Orient, deux cents ans peut-être ou peut-être trois cents ans plus tard, dans la même région du monde, où naquit Notre-Seigneur Jésus-Christ. À cette époque les chrétiens d’Orient et les chrétiens d’Occident ne formaient qu’une seule Église, ils étaient unis comme ils seront un jour réunis. Aussi l’Église d’Orient et l’Église latine se rejoignent dans le souvenir et la vénération de sainte Christine. Elles s’accordent aussi pour placer au même jour la date du martyre de sainte Christine (dont l’année est incertaine). C’est ainsi qu’en Orient comme en Occident, la fête de sainte Christine est célébrée chaque année le 24 juillet.

Des textes grecs très anciens – quelques-uns figurent dans un papyrus du Ve siècle 2 – contiennent les actes de la vie de Christine. Pendant tout le Moyen Âge latin, les chrétiens ont maintenu le culte de sainte Christine, cherchant parfois à deviner les faits advenus pendant les temps obscurs de l’histoire de Christine ; et lorsque Jacques de Voragine accueillit sainte Christine dans la Légende dorée, l’histoire de la jeune fille fit les belles soirées d’innombrables familles. En France, au royaume chrétien, la mémoire de Christine de Tyr a été associée à celle de plusieurs autres jeunes filles du même nom, dans la piété des pèlerins de La Beuvrière, près Béthune, et d’Orléans.

Cependant la légende même nous a peu transmis sur la première enfance de la future sainte.

On sait qu’elle est née à Tyr et aussi que sa famille était noble ; on sait que son père Urbanus gouvernait la ville et la province environnante.

Comme les petites filles fortunées de l’endroit, elle fut initiée aux arts et à la littérature grecque et latine ; elle plia sa voix aux disciplines du chant, s’accompagnant elle-même sur la lyre et la harpe ; de sa mère elle apprit comment on dirige les servantes. Elle fut bonne élève, aima ses parents, suivit avec gentillesse les règles de la maison. Mais elle ne priait pas Dieu car elle ne le connaissait pas ; elle ne participait pas à l’Eucharistie car elle ignorait le mystère du Corps et du Sang du Christ. Elle n’était pas même nommée Christine, car c’est au baptême que le chrétien reçoit son nom et Christine n’était pas chrétienne, elle n’était pas encore Christine.

Christine n’était pas chrétienne, mais son père, devant le progrès de ses vertus, s’inquiéta qu’elle pût le devenir. Pour que la petite fille échappât à l’influence des chrétiens, Urbanus l’installa, en compagnie de deux servantes, au dernier étage d’une tour épaisse.

« Ainsi, pensa Urbanus, ma fille ne sera jamais chrétienne, elle servira les dieux dont j’ai offert à la ville de magnifiques statues que la foule honore tous les jours. Elle apaisera la colère de ces dieux en déposant aux pieds de leurs statues les aliments et l’encens qui leur plaisent. »

La fille d’Urbanus ne regimba point contre la décision que le diable avait soufflée à son père. Mais Dieu qui voit tout avait merveilleusement arrangé qu’une des deux servantes fût chrétienne. Méfiante d’abord, la servante observa sa maîtresse : celle-ci, chaque soir, se tenait debout devant la fenêtre ouverte et, tournant son regard vers l’Orient d’où vient toute lumière, elle contemplait le ciel. « Ma maîtresse cherche Dieu qu’elle ignore », comprit la servante, et la servante parla de Dieu à sa maîtresse. Quand la jeune fille eut été instruite de la religion catholique, elle souhaita recevoir le baptême. Un prêtre monta secrètement, un soir, en haut de la tour, il baptisa celle qui reçut alors le nom de Christine. Elle était âgée de douze ans.

La catéchumène fut nommée Christine, ce qui signifie chrétienne et ce nom est le plus beau de l’univers, car il exprime la foi, l’amour et l’espoir des fidèles de Jésus-Christ. Christine de Tyr honora son nom : chrétienne, elle se mit au service de Dieu et vécut avec son Dieu, malgré les efforts des ennemis de Dieu qui essayèrent de les séparer.

Hélas, le premier adversaire de Dieu et de Christine fut le préfet Urbanus. Christine ne jouit pas de la grâce et de la joie d’une famille chrétienne et elle eut à choisir, selon la parole de l’Évangile, entre Dieu et son père. Christine, avec une douleur affreuse, choisit Dieu, car Dieu, qu’il faut toujours choisir, avait exigé d’elle le plus dur sacrifice et elle ne le refusa pas.

Le Seigneur, qui connaît la faiblesse des hommes, épargne à la plupart des chrétiens d’aujourd’hui le sacrifice accepté par Christine. Mais le choix de Christine, qui préféra Dieu à son père parce que son père était l’ennemi de Dieu, ce choix, lorsqu’on y pense, aide à trouver légers les sacrifices qui semblent les plus insupportables.

À côté de la servante chrétienne, était une servante païenne. Elle tenait les chrétiens pour de mauvaises gens et surtout redoutait la colère d’Urbanus. Elle avertit donc le préfet de la conversion de Christine qu’elle avait découverte. Urbanus réprimanda sa fille et lui enjoignit de quitter le service de Jésus-Christ. Afin de la surveiller et de la ramener aux idoles, il renvoya les deux servantes et les remplaça, auprès de la jeune fille, par douze demoiselles de la meilleure société, disciples des faux dieux, plus mal informées sans doute que méchantes.

Pendant sept jours, les demoiselles comblèrent Christine d’amitiés et de prévenances. Mais, quand une semaine fut écoulée, elles feignirent de s’étonner : « Comment, dirent-elles, voilà sept jours que nous n’avons offert aux dieux ni sacrifice ni encens. Les dieux vont s’irriter et nous tuer. » Mais Christine répondit : « Je n’offre pas la lumière aux aveugles et je ne parle pas aux sourds. J’offre mon sacrifice au Dieu de vérité, qui aime la pureté, qui a créé le ciel et la terre et la mer et tout ce qui s’y trouve. »

Les douze demoiselles prirent peur, comme avait pris peur la servante païenne, car Urbanus leur avait ordonné d’écarter de l’esprit et du cœur de Christine la présence de Jésus-Christ. Mais Jésus-Christ et Christine étaient devenus inséparables et Christine le dit aux demoiselles. Celles-ci n’écoutèrent pas Christine et firent rapport au préfet.

Urbanus courut chez Christine. Il la pressa de sacrifier aux faux dieux. Christine lui révéla le mystère de la Sainte Trinité. Mais Satan avait embarrassé l’intelligence d’Urbanus qui répliqua : « Tu sers trois dieux (Urbanus ne voyait pas que les trois personnes divines sont un seul Dieu) tu sers trois dieux ; pourquoi ne sers-tu pas aussi tous les autres dieux de l’Empire ? »

Christine se tut : son père ne servirait jamais le Dieu de vérité. Et Urbanus sortit.

L’existence dans la tour se poursuivit, monotone extérieurement, mais spirituellement bouleversante. Car les demoiselles étaient instruites et Christine l’était aussi. Les demoiselles soupçonnèrent qu’une foi défendue si fermement méritait d’être combattue par les armes de la discussion. Elles opposèrent donc à Christine les arguments les plus subtils qu’elles purent formuler contre la vérité de la religion chrétienne. Mais Christine réfuta ces arguments avec une science et une habileté qui persuadèrent vite les demoiselles. Et les douze compagnes de Christine reçurent le baptême en cachette.

Le soir de ce baptême, Christine et ses compagnes, du haut de la tour, aperçurent la foule qui prenait le frais et saluait respectueusement les statues des faux dieux. Un culte particulier était rendu aux statues de Jupiter, d’Apollon et de Vénus. Les treize jeunes chrétiennes descendirent en hâte l’escalier de la tour et Christine brisa les dieux taillés par la main des artistes. Puis elles remontèrent dans leur chambre élevée.

Quand Urbanus apprit la destruction des statues dont il était si fier, il se précipita, hors de lui-même, et frappa sa fille Christine ; il la frappa si violemment que des soldats, témoins de la scène, le supplièrent de se calmer.

Mais Urbanus était déchaîné : il emprisonna Christine et la soumit aux pires tortures, il alla jusqu’à tenter de la brûler vive au milieu d’un immense bûcher. Mais les flammes ne touchèrent pas Christine et se dirigèrent vers les spectateurs dont plus de mille périrent et leurs corps dégagèrent une lourde odeur de chair brûlée qui infesta la ville.

Enfin, pour tuer sa fille – car il savait que Christine ne renierait pas son Dieu et que la mort seule étoufferait ses chants dont les démons s’exaspéraient d’entendre les charmes – enfin Urbanus ordonna que Christine serait noyée. Des soldats attachèrent au cou de la jeune fille une pierre énorme et firent basculer Christine au milieu d’un lac. La pierre flotta à la surface de l’eau, Christine monta sur la pierre et vogua sur les flots. Des milliers d’hommes et de femmes virent le prodige et crurent au miracle ; ils crurent au miracle et au Dieu qui avait accompli le miracle.

Christine revint dans son cachot et dans la nuit Urbanus résolut de la décapiter. Mais le Seigneur n’estima point que les supplices de Christine étaient terminés et, avant le matin, Urbanus mourut. Son successeur à la préfecture, Dion, prit en mains l’affaire de Christine.

D’abord, il s’entretint doucement avec la jeune fille. Puis il menaça. Rien n’y fit : Christine était chrétienne, elle resterait chrétienne quoi qu’il dût lui en coûter. Il lui en avait déjà coûté beaucoup.

Et il en coûtera encore à Christine ! Des soldats la battent de verges. Puis ils préparent un bassin rempli de poix, de résine, d’huile et de soufre, et mirent le feu à ce mélange. Christine plongée dans le bassin ne subit aucune atteinte. C’est magie noire, affirme Dion, et le peuple païen partage son sentiment. Mais, à peine cette accusation a-t-elle été proférée, que la chaudière se rompt, le liquide enflammé se répand sur le sol autour de Christine, dont les vêtements même sont intacts.

Les adorateurs des démons soutiennent de ce nouveau miracle leur opinion : c’est Christine qui a partie liée avec les entités démoniaques ! Les prêtres alors proposent une épreuve : en croyant tendre un piège ils se rendraient avec Christine devant la statue parlante d’Apollon et l’on interrogerait l’oracle pour qu’il se prononce entre la chrétienne et les prêtres des idoles.

Christine, sûre de son Dieu, accepte. Une procession entre dans le temple. Les prêtres invoquent le jugement d’Apollon ; mais la statue, dont le diable d’ordinaire animait la langue, reste muette. Et c’est Christine qui parle. Elle prie Dieu puis se tourne vers la statue : « Idole sans vie, dit-elle, au nom de mon Seigneur Jésus-Christ, sors de ce temple, marche quinze mètres et arrête-toi. » La statue bouge, descendit de son socle, marcha quinze mètres et s’arrêta.

Au nouveau miracle, répondent de nouvelles conversions. Les prêtres voient une partie du peuple leur échapper, une petite partie certes, mais les ténèbres ne se dissiperont-elles pas tout à fait ? Les prêtres perdraient alors leur pouvoir qui est le pouvoir de l’ombre sur les hommes aveugles. Et ces hommes aveugles eux-mêmes tremblent de recouvrer la vue. Satan inspire aux prêtres, aux chefs du peuple lui-même la crainte de la lumière, il leur impose la fuite. Par un diabolique artifice, chaque miracle de Dieu les confirme dans leur certitude que Christine est une magicienne.

Dion sombre dans la folie et meurt à son tour. Un troisième préfet arrive. Le peuple lui manifeste sa haine de Christine, les prêtres le mettent en garde contre une sorcière dont les ruses ont été fatales à ses prédécesseurs. On insinue que les rumeurs de l’agitation parviendront à Rome. Quelle issue s’ouvre devant Julianus ?

Julianus craignit pour sa place. Un bon fonctionnaire ne doit mécontenter ni ses supérieurs ni ses administrés ; or les uns et les autres pratiquaient le culte des idoles, ainsi qu’il convenait jugeaient-ils et comme l’avaient pratiqué leurs pères et les pères de leurs pères. Quant aux croyances extraordinaires de Christine, Julianus se souciait bien qu’elles fussent vraies ! Elles étaient extraordinaires, cela suffisait, extraordinaires et donc mal vues des gens sensés. Le rêve capricieux d’une jeune fille, qui commençait de troubler les esprits et qui troublerait tout à l’heure l’ordre public, ce rêve avait assez duré.

Julianus convoque donc Christine ; il est impatient, cette affaire l’agace, il entend la mener rondement à son terme.

– « Quel est ton nom ?

– « Je m’appelle Christine.

– « Quelle est ta profession ?

– « Je suis chrétienne ; aussi je porte le nom du Christ en qui seul je crois. »

Mauvais début ! La voix de Christine est trop douce, sa réponse trop brutale. Poursuivie sur ce ton, la discussion tournera vite à l’avantage de Christine. Et puis, il s’agit bien de discussion ! Devant le Préfet se tient une jeune fille dont la raison s’égare et qu’inspire l’orgueil. (Car les méchants veulent se justifier en projetant sur les autres – et sur les saints d’abord – leur propre méchanceté.)

– « Finissons-en, dit Julianus, finissons-en avec ton Christ et sa magie noire. La colère a saisi nos dieux. Toute la ville murmure contre toi, Christine. Brûle cet encens devant les statues des dieux et avoue que ce dieu crucifié, dont tu parles sans cesse, n’est pas un vrai dieu, ni surtout le seul vrai Dieu. Ta foi est ridicule, mais si tu persistes à provoquer les dieux et les hommes, tu mourras. »

Christine ne s’émeut pas.

– « Ô Julien, dit-elle, misérable, ennemi de Dieu, suppôt de Satan, tes paroles ne me touchent pas. Je suis la servante du Christ et je ne crains pas les tortures dont tu me menaces. »

Elle ne sait ce qu’est une torture, pense Julianus, et mes menaces étaient trop imprécises.

– « Tu vas être brûlée vive, Christine. »

– « Les cendres à quoi mon corps sera réduit, dit Christine, mes cendres chanteront encore la gloire de Dieu. »

– « Essayons, dit Julianus. »

Dans un four chauffé à blanc, les gardes jettent Christine, et ferment la porte.

Trois jours se passent, cinq jours même selon certains auteurs. Puis les domestiques viennent chercher les cendres de Christine ; ils ouvrent la porte du four. Souriante et fraîche comme au sortir du bain, Christine leur apparaît. Ils tombent à la renverse et des femmes qui avaient assisté au prodige se convertissent en grand nombre : elles croient, parce qu’elles ont vu et qu’il faut aux cœurs endurcis voir pour croire.

Julianus entre en fureur. Voilà bien, dit-il, la magie noire de Christine. Mais Christine répond : « Ce n’est point magie noire, mais miracle de Dieu. Mon Dieu a créé le ciel et la terre ; il est normal que les éléments soient soumis à sa volonté et obéissent à ses ordres. D’une fournaise, son ange a fait un bain délicieux. »

Une fois de plus, Julianus essaye de la menace. « La force du Christ qui est en moi, dit Christine, me protégera contre toutes les tortures. »

Julianus alors prend conseil ; un familier suggère d’envoyer contre Christine les serpents les plus venimeux. On réclame les bêtes et la science du magicien Mars, un vrai magicien noir celui-là. Mars accouru pose deux dragons sur le corps de Christine. Mais les animaux terribles, ainsi que des chiens fidèles, lèchent doucement les pieds de la jeune fille.

Les dragons étaient malades, assure Mars ; mais la fureur des aspics ne s’éteint jamais. Sur la poitrine de Christine, voici deux aspics : ils se blottissent entre les seins comme deux oiseaux frileux.

Alors Mars choisit les vipères les plus redoutables de sa ménagerie. Du sac, les deux nouveaux serpents sortent en sifflant, la tête dressée. Mais quand les vipères approchent de Christine, le sifflement s’arrête, les têtes se courbent et, sur l’ordre de Dieu, oubliant de mordre, elles s’enroulent autour du cou de Christine pour en essuyer la sueur.

Julianus ne peut admettre l’échec de Mars. « Tu es donc chrétien toi aussi, lui dit-il, tu es donc le complice de Christine. »

Mars effrayé s’agite comme un dément, il invoque les dieux, il pique les reptiles du bout d’un aiguillon. Les serpents apprivoisés retrouvent leur ardeur et leur malignité, mais c’est contre Mars qu’ils se tournent ; les vipères mordent le magicien qui meurt dans l’instant.

La foule tremble devant les reptiles en liberté que personne n’ose remettre dans leurs sacs. Mais Christine à genoux prie Dieu qui la protège et s’adresse aux serpents : « Je vous ordonne, ô reptiles de la terre, au nom de mon Seigneur Jésus-Christ, d’aller chacun en votre lieu et de ne nuire à personne. » Sagement, les serpents rampèrent jusqu’à leurs sacs et s’y endormirent. D’autres personnes encore admirèrent la puissance de Dieu, manifestée par Christine, et bénirent le Dieu de Christine.

Cependant, sur le corps de Mars, des parents et des amis pleuraient. Ils supplièrent Christine de demander à son Dieu qui peut tout la résurrection du magicien. Et Christine, pitoyable pria de nouveau :

« Dieu du ciel et de la terre, qui as envoyé ton fils Notre-Seigneur Jésus-Christ et qui as ressuscité Lazare des morts, exauce-moi, Seigneur, exauce ta servante. Par ta force, par ton bras, arrache cet homme à la mort et tous glorifieront ton saint nom. »

Une voix descendit du ciel : « Aie confiance, Christine, sois forte, que ton cœur prenne courage ; car je suis avec toi et tout ce que tu me demanderas, je te l’accorderai. »

Christine s’écria : « Ô mort, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, lève-toi. »

Et Mars le magicien se leva et rendit grâces à Dieu.

Mais Julianus, qui pourtant avait vu lui aussi, refusa la lumière éclatante. « Fou que tu es, lui dit Christine, imbécile qui ne crains pas Dieu, est-ce que tu n’as donc pas vu de tes yeux les merveilles du Dieu du ciel et de son fils Jésus-Christ ? »

Mais Satan ne lâcha pas Julianus et le Préfet ordonna qu’avec des tenailles de fer on déchirât la poitrine de Christine. Les soldats obéirent, mais Christine ne sentit nulle douleur, la preuve en est que de ses blessures du lait sortit et non du sang.

L’imagination à court, Julianus renvoya Christine en prison. Dieu ne laisse perdre aucune occasion de montrer à ses enfants dévoyés l’étoile du salut : des dames du monde rendirent visite à la jeune fille dans son cachot et plusieurs se convertirent à Jésus-Christ, par le spectacle et par les discours de la prisonnière.

Au petit matin, le Préfet convoque Christine. « Maintenant, hurle-t-il, nous en finirons vraiment avec toi, si tu ne brûles l’encens devant les images des dieux. »

« Jamais je ne renierai ma foi. »

« Je te couperai la langue. »

Pour frapper l’imagination du peuple, on conduit Christine au cirque ; la foule est assemblée sur les gradins. Une voix du ciel retentit : « Ô Christine pure et sans tache, tu as bien travaillé, tu as supporté les épreuves à cause de moi ; viens recevoir ta couronne, viens recevoir la récompense de ta foi. » La fin des épreuves est proche, mais ce n’en est pas encore la fin.

Le bourreau coupe la langue de Christine ; mais la jeune fille jeta le morceau de chair au visage du Préfet qui perdit aussitôt la vue. Et, de sa bouche sans langue, Christine annonça que Julianus avait reçu son châtiment.

Aveugle, Julianus trouve encore la force d’ordonner que Christine soit percée de flèches. Et Dieu jugea que l’exemple de Christine serait assez efficace et que Christine méritait de jouir du repos et de la paix. Il prit son âme et sainte Christine, depuis ce jour, chante l’amour de Dieu, éternellement heureuse.

Voilà, ma petite fille Christine, l’histoire de sainte Christine, ta patronne. Laisse-la reposer dans ta mémoire et dans ton cœur. Elle te rappellera que tu portes en même temps le nom de Jésus-Christ, ce nom que les anges adorent à genoux, et le nom d’une de ses amies, d’une de ses servantes. La fidélité de sainte Christine sera le modèle de ta fidélité. Et tu ne douteras pas que la protection de sainte Christine – à toi de la demander, à toi de la mériter – t’obtienne les faveurs du Seigneur. Que refuserait Dieu à sainte Christine, qui lui fut si agréable ? Que refuserait Dieu à une protégée de sainte Christine, qui porte, comme sa patronne, le nom du Christ et tâche à en être digne ?

 

 

Robert AMADOU.

 

Recueilli dans Les saints

de tous les jours de juillet, 1959.

 

 

 

 

 



1 Le Martyrologe hyéronimien fait naître et mourir sainte Christine « in civitale Tyro » et l’Église grecque connaît bien sainte Christine. Le Martyrologe romain place la vie de la sainte « Tyri in Tuscia ». Mais, comme l’ont remarqué les Bollandistes, aucune trace ne nous est parvenue d’une ville de Tyr en Étrurie !

D’autre part, la vénération de sainte Christine est commune aux églises d’Orient et d’Occident et l’on conserve à Bolsena, depuis le haut Moyen Âge, la tradition du culte d’une jeune martyre nommée Christine.

Pour concilier ces données, les Bollandistes ont supposé que, vers le Ve siècle sans doute, le corps de la sainte avait été transféré de Phénicie en Italie. Mais la découverte à Bolsena, le 4 août 1880, du tombeau de la martyre vénérée en ce lieu, a permis d’établir que : « le sépulcre de sainte Christine, retrouvé à Bolsena, est exactement de ce lieu et n’a jamais été changé de place » (chanoine E. Occre). L’hypothèse des Bollandistes est donc difficilement soutenable.

Nous admettrons donc, ainsi que l’avance prudemment la récente notice consacrée à sainte Christine dans le Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, l’existence d’une sainte Christine de Tyr en Phénicie et celle d’une sainte Christine italienne, sans nier la possible et même vraisemblable confusion, sur divers points et au cours des siècles, des deux biographies, dont le Martyrologe romain fournit le plus évident exemple.

2 Papyrus Oxyrrhinque.

 

 

 

 

 

 

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