Situation du symbolisme

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Pierre ANGERS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vers les années 1885, en France, les cercles de poésie sont animés d’une fiévreuse activité et soulevés par d’ardents débats. Discussions sur la nature du langage, recherches sur la création poétique, intérêt passionné pour les réalités spirituelles et le monde invisible, telles sont les activités qui marquent le mouvement poétique de l’époque.

Des groupes d’écrivains, réunis par des affinités de goûts et de préoccupations, sont lancés à la quête de la vérité poétique. Ils ont l’ambition de dégager la poésie des impuretés qui la dénaturent et de la saisir en son essence. Ils la poursuivent comme une expérience de l’âme. Son prestige les conquiert au point qu’ils considèrent cette recherche comme « la seule tâche spirituelle ».

La poésie leur apparaît avec son sens véritable : une expérience du sacré. Ils accueillent l’inspiration avec la gratitude que l’on accorde aux visites de l’Esprit. L’inspiré est tenu pour un mystique, ou un mage, ou un prophète. N’ont-ils pas tous en commun, ces illuminés, le don de pénétrer au-delà du voile fragile des créatures, et de discerner le rayonnement de la gloire de l’Être ? Poètes, ils se prévalent d’une vocation : ils ont tout au moins réussi à écouter en eux l’instinct religieux et à le stimuler par une recherche ardente et sincère.

En recherchant la poésie, les Symbolistes ont vécu une expérience humaine d’un caractère religieux et, du même coup, ils ont posé le problème de l’homme et de sa destinée. C’est là, peut-être, leur plus grand mérite. Comme tous les mouvements littéraires qui cheminent en profondeur, celui-ci remet à jour des données du réel depuis longtemps négligées par la culture et que ses explorations ont retrouvées fraîches et inaltérées.

En réalité, toute poésie véritable est symboliste. Elle s’efforce à reconstruire la nature qu’elle interprète par des figures et des analogies. Toute poésie, dès qu’elle dépasse le joli, le gracieux, le goût de plaire et qu’elle s’élève jusqu’à l’évocation du spirituel, tend vers l’expression symbolique. C’est le seul langage qui convienne alors à l’objet de l’artiste. Comment, sinon par allusion, rendre l’ineffable présent à l’esprit, que ce soit le mystère de Dieu parmi nous ou ces subtils mouvements de l’âme, si intimes, si imperceptibles, si bien dissimulés dans les replis secrets de la conscience ?

Précisément avec la découverte à nouveau de la poésie véritable, de cette poésie qui est une faim de l’âme et l’expression de son attente, le Symbolisme a ouvert les yeux sur la vie intérieure. Ce fut une prise de conscience qui n’a pas été exempte d’aberrations et d’égarements. Mais sous la haine féroce du bourgeois qui animait ces chercheurs, sous la révolte contre la civilisation de la machine, le goût et le besoin qui apparaissent, ce sont ceux des valeurs spirituelles. Tandis que le Parnasse s’ingéniait à décrire minutieusement l’écorce des choses et les contours de surface, le symbolisme se tourne vers le monde de l’âme. « Le chemin mystérieux va vers l’intérieur », disait Novalis. Entre en toi-même, conseille le poète symboliste : c’est là que gît la vraie richesse. Apprends à explorer ton âme, semblable à une grande forêt. Apprends à y percevoir les échos et les rumeurs des événements extérieurs qui s’y prolongent.

 

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Ces valeurs ne sont pas inédites. Elles ont déjà fleuri sur le sol français, tour à tour exaltées ou méconnues selon l’orientation de la culture. Une vue cavalière sur quelques époques privilégiées nous révèle à la fois les lignes de fond du mouvement symboliste et l’intérêt de ses découvertes.

En Occident, le Symbolisme n’est pas un étranger. Il est un indigène, et depuis la plus haute antiquité. Dès les âges anciens, il apparaît dans l’art chrétien. Les mosaïques des basiliques, les fresques des catacombes le connaissent. Les premiers docteurs latins, saint Ambroise, saint Augustin, saint Grégoire le Grand, le cultivent avec complaisance. Au cœur du moyen âge, à l’époque où la pensée doctrinale et la culture ont atteint à une maturité robuste, le symbolisme éclate comme une frondaison printanière avec un éclat et une variété étourdissants. L’art est tout chargé d’allusions au monde invisible.

Le champ du symbolisme est très vaste. Dès le douzième siècle, il déborde le monde de l’art. Des œuvres comme celles des Victorins, Hugues et Richard, l’intelligence profonde de la liturgie dont ces générations possèdent le sens révèlent avec quelle aisance le monde des signes s’est introduit dans tous les domaines de la pensée religieuse et philosophique. Même les sciences de la nature sont chargées de dresser un répertoire des symboles.

Le moyen âge regarde l’univers comme une Bible. C’est un texte écrit de la main de Dieu, qui en est l’Auteur, et qui en le composant livra sa première révélation. Aussi le docteur et le spirituel du moyen âge cherchent-ils dans la création à lire au cœur des êtres et dans la trame des événements le message de la sagesse divine. Chacun des êtres est un signe : il a quelque chose à dire, il contient une parole de Dieu. L’orme qui rêve en plein midi sur les blés mûrissants, l’eau qui fuit la roche, l’étoile allumée dans le crépuscule, ce sourire dont je suis comblé au passage sont des signes de Dieu. L’univers est plein d’un langage aux multiples formes et partout à travers le voile des créatures se fait entendre la révélation de Dieu. Il s’exprime par les êtres auxquels il donne l’existence, l’expression, la valeur. L’âme se désaltère à même cette source spirituelle. Elle en tire sa subsistance pour l’adoration, l’action de grâces, l’offrande. Le drame tout entier de la vocation surnaturelle de l’homme est inscrit dans les pages de la nature et il appartient à l’homme de le déchiffrer.

Tous les hommes ne perçoivent pas le message que la sagesse divine diffuse à travers les êtres. Quelques-uns ne jouiront de ce privilège qu’à de rares moments ; d’autres, par une grande pureté de cœur, sont prédestinés à goûter dès ici-bas la présence de Dieu. Cette faculté de lire dans le monde sensible le sens divin qui s’y cache n’est autre chose que la capacité de percevoir les réalités spirituelles. Elle est le bien de l’homme spirituel, qui est apte à saisir l’action de Dieu autour de lui, car il est éclairé par l’Esprit de Dieu.

La vie intérieure est à la source de cette lecture spirituelle de la création. Le symbolisme médiéval n’a pas son principe dans une imagination exubérante qui se complairait à créer des emblèmes et des insignes et qui réduirait l’univers à un catalogue de métaphores. Les glossaires de symboles que des scoliastes consciencieux ont dressés au lendemain de ces âges créateurs risquent d’abuser sur le sens véritable de ce symbolisme. Il n’a rien d’un procédé artificiel, ni d’une élaboration systématique. Il tire sa fécondité, son originalité foisonnante et imprévue des sources mêmes de l’âme transfigurée par la grâce. Il n’y a qu’une âme intériorisée, ouverte au mystère de l’être, docile à l’enseignement de l’Esprit, qui puisse comprendre le monde sous son jour divin.

Dans ces milieux, le sentiment du beau n’est pas absent, loin de là, mais les valeurs poétiques n’ont pas fait l’objet d’une prise de conscience. Elles ne sont pas connues ni recherchées pour elles-mêmes. L’idéal que les esprits ont pour ambition d’atteindre, c’est celui d’entrer de plus en plus profondément dans la connaissance de l’économie surnaturelle, par laquelle Dieu conduit le monde et les hommes vers le Christ. Cette intelligence s’accroît par la conversion de la pensée, qui, sous la motion de l’Esprit, renonce à ses normes d’appréciation et de jugement pour entrer progressivement dans celles du Christ. L’action illuminatrice de l’Esprit confère au croyant, sur le monde, sur la vie humaine, sur le sens de l’homme, une science qui est celle-là même de Dieu. L’esprit humain est ainsi appelé à partager la sagesse et la puissance de l’Esprit créateur.

 

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Les vastes synthèses doctrinales du moyen âge et la passion de l’intelligence d’où elles procèdent trouvent donc leur principe dans les foyers profonds de l’esprit, animé par une vie intérieure très intense. L’âme est éclairée et comme allumée par la sagesse divine, et celle-ci l’enflamme de son ardeur à connaître et à aimer. La soif de mieux connaître Dieu et son œuvre, le respect et l’amour qui sont l’effet naturel de ce désir sont des fruits de la foi.

Or ces idées, ces goûts, l’attrait du spirituel, le sens caché des choses quotidiennes, la valeur symbolique d’un geste et d’une parole faisaient partie de la culture de l’époque. Ils formaient une sorte de patrimoine commun, l’héritage qu’une génération transmet à la suivante comme le sang et la vie qu’elle lui communique et qui est le lot de tous. C’est à ce titre qu’elle se présente non seulement comme un élément de la synthèse doctrinale du moyen âge, mais aussi comme une réaction spontanée de sa sensibilité. La vie précède ici la pensée.

Mais la transmission de ces valeurs n’a pas été sans altération, sous l’effet de plusieurs causes qu’il serait trop long de rappeler dans une vue rapide. Au 15e siècle, l’esprit qui préside au travail théologique est entièrement transformé. Les valeurs se sont déplacées. À l’audacieuse docilité devant le réel, au goût de contempler avec amour les choses qui existent, succède l’ambition conservatrice d’une basse scolastique, enfoncée dans la logique, prisonnière des concepts, soucieuse non point tant de comprendre la nature dans son épaisseur que de conserver la lettre d’un héritage doctrinal dont les vertus spirituelles lui échappent.

La flamme de la vie, au 16e siècle, ce n’est plus dans la scolastique qu’il convient de la chercher, mais dans les courants très intenses d’un nouvel humanisme qui s’enivre aux sources de l’Antiquité. Le contenu de la culture s’est transformé. Des goûts se sont perdus ; de nouveaux attraits surgissent. Il se développe un culte enthousiaste pour la science encyclopédique. La beauté est toujours aimée ; mais il s’agit désormais non des reflets du monde invisible dans l’ordre sensible, mais de la forme sensible recherchée pour sa propre harmonie. Une sorte de fureur saisit l’homme exalté par la découverte d’une Amérique gorgée de richesses, par les galions remplis d’or, par l’opulence du monde visible. La nature est célébrée avec enthousiasme. Au milieu d’une ivresse qui le transporte hors de lui, l’homme, retenu par l’univers, s’enferme dans son enceinte. La culture perd le dynamisme qui le soulevait vers l’invisible ; le regard, très habile pour palper les choses et en tracer le profil, a perdu la clairvoyance qui lisait sous le sensible la palpitation du spirituel. Le monde demeure toujours un sacrement ; mais il n’est connu comme tel que de quelques cercles d’âmes privilégiées.

Le rationalisme pointe à l’horizon. Descartes formule la méthode « pour parvenir à la connaissance de toutes choses dont son esprit serait capable ». En voici le premier précepte : « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment comme telle. » L’évidence devient la loi de l’esprit qui ne cédera que sous sa contrainte. La raison est souveraine : elle est le seul instrument de toute connaissance. Son privilège, c’est d’établir des principes clairs et certains ; son rôle, d’examiner, de critiquer, de passer au crible de la lumière. Dans ce triage des réalités qu’elle opère, elle rejette l’obscur, l’inexpliqué, le mystère – la meilleure étoffe du réel.

Armés de cette méthode rationnelle, les philosophes se consacrent à une révision des valeurs transmises par les générations précédentes. Ils recréent le monde sur de nouvelles bases. Ils s’attaquent aux routines, aux préjugés, à une masse d’opinions accréditées par de vagues autorités. Ils se livrent à un immense déblayage. Mais leur colère de démolisseurs entraîne dans la ruine d’authentiques trésors. Ils ont le tort de confondre dans une même aversion un fatras de vieilleries et les réserves spirituelles thésaurisées par des générations d’humanistes et de docteurs ; avec les routines, la tradition ; avec les superstitions, la foi ; avec les préjugés, une pénétration et une intimité de l’intelligence dont ils ont perdu le sens.

La raison va son chemin avec une puissance magique. Elle envahit triomphalement tous les domaines. Rien n’échappe aux prises de l’esprit géométrique : ni les sciences, ni la littérature, ni la théologie. L’esprit désormais ne se rend qu’à l’« idée claire », et les valeurs plus subtiles, plus cachées de l’âme, la suavité du chant intérieur, sont abolies.

Il est inutile de dire que dans ce climat de logique intempérante, la poésie est maltraitée. Ou plutôt, elle est pervertie, asservie aux règles de l’éloquence, son ennemie. La poésie ne cherche pas à se faire la voix du moi profond, lui-même d’ailleurs réduit au mutisme. Elle s’amuse au contraire à des jeux d’agrément, à des badinages légers ; elle s’abâtardit dans la mignardise à chanter les feux glacés et les glaces ardentes ; elle se laisse accabler puérilement sous le faix d’une mythologie froide et inepte. Faux transports, sentiments de convention, ferveurs de commande ; la poésie, royaume par excellence de la sincérité, est devenue le lieu du mensonge et une école de frivolité.

L’âme est méconnue, tout au moins dans ses puissances intérieures. L’abbé Bremond qualifiait l’Ancien régime comme « le siècle sublime, qu’on peut appeler le siècle de l’esprit, ou encore du pur amour... » Il faisait ainsi observer que le rationalisme, malgré sa domination sur la culture occidentale, n’a pas entravé les progrès de la vie intérieure chez les âmes dévotes.

Sans doute le mouvement mystique conserve son élan au cours du 18e siècle. Mais il est enclos dans des châteaux forts par la société qui se laïcise et se détourne des voies intérieures. Le sens et l’attrait de la vie spirituelle ainsi que la finesse d’âme qui se développent chez ceux qui la possèdent ne font plus partie du fonds culturel de cette époque.

Il y a plus : la vie intérieure, même chez les dévots, est entamée par une ambiance qui la réduit dans son ampleur en la privant du concours de l’intelligence. Il y a ici un phénomène capital à constater. Le siècle des lumières rationnelles a opéré un schisme dans le vif de l’âme occidentale. En établissant la souveraineté absolue de la raison critique et de l’esprit d’examen, le rationalisme a séparé la foi de l’intelligence. L’esprit humain s’est érigé comme une puissance autonome et il a affirmé sa suffisance et sa propre sagesse ; de son côté, la vie chrétienne, mise en défiance contre cet orgueil intellectuel, a été privée de l’appui offert par une vision catholique de l’univers et par une intelligence avide de pénétrer dans le mystère du révélé. La vie spirituelle s’est repliée sur des pratiques et des observances ; elle est tombée dans un moralisme sans attrait et sans fécondité ; elle est devenue dévotion, piété, souci d’édification ; elle a foisonné en bonnes œuvres et pullulé en vertus.

Il convient pourtant d’observer que si le long effort rationnel du 18e siècle a fait reculer la science des voies divines dans l’âme, s’il a cherché à détruire le visage du Dieu révélé, il n’a pas aboli l’inquiétude religieuse. Celle-ci est privée de nourriture, mais elle subsiste. La foi s’évanouit, mais l’aspiration vers le divin cherche à se faire jour à travers la masse confuse des idées et des images hétéroclites. L’âme insatisfaite a toujours soif de Dieu. Par des routes détournées et d’obscurs cheminements, les générations du 19e siècle retrouveront à la fois la réalité spirituelle de l’âme et la poésie.

Le romantisme est un retour aux réalités intérieures. Il est né d’un malaise de l’âme comprimée par la raison trop envahissante, puis d’une révolte des puissances intuitives contre un esprit de logique intransigeant et absolu. Les normes de la morale bourgeoise, pratique, utilitaire, triviale, sont aussi en butte aux attaques de ces nouvelles générations, rêvant d’un idéal plus élevé.

Les écrivains de 1830 cherchent l’accès à des paradis qu’ils sentent perdus et qu’il leur importe de reconquérir. Ils goûtent l’attrait du monde spirituel, mais ils ignorent tout des traditions et des guides qui y conduisent. Ils interrogent indistinctement les courants de pensée ésotérique : la Kabbale, l’occultisme, les mystiques orientales. Et peu à peu c’est à l’expérience poétique que l’on s’en remet du soin de les conduire au cœur de ces royaumes enchantés et en pleine épaisseur du mystère. Les aspirations romantiques trouvent leur formule dans cette parole de Tieck : « Il n’y a qu’une poésie... elle n’est pas autre chose que l’âme humaine elle-même dans toutes ses profondeurs. » Le moi caché se réveille et cherche à se traduire dans le poème.

Les romantiques allemands ont mené jusqu’au bout le voyage dans les sanctuaires intérieurs ; les romantiques français, malgré la violence de leurs propos, l’ont à peine amorcé. À première vue, ils font figure de révolutionnaires. Ils lancent d’éclatants manifestes ; ils proclament avec grand tapage la liberté dans la langue et dans l’art ; ils affichent du mépris pour les règles. Que l’on se rappelle l’allure tranchante de la Préface de Cromwell.

En réalité, ces pourfendeurs sont des révolutionnaires de salon, honnêtes et retenus dans la vie courante. Leur rébellion est une parade distinguée et de bon ton. Ils se gaussent des bourgeois sans parvenir à s’affranchir des mœurs bourgeoises dont ils goûtent, entre leurs courts moments de transe, l’équilibre et le bien-être. En France, la révolution romantique est une révolution formelle. « J’ai mis le bonnet rouge au vieux dictionnaire », écrit Hugo. Les écrivains s’en prennent aux cadres classiques de la tragédie, à la règle des unités, à la distinction des genres. Ils veulent renouveler le théâtre, mais par des artifices de couleur locale. Le costume est transformé mais l’âme n’est pas touchée en profondeur. La langue mystérieuse de Lamartine qui exprime « les fibres mêmes du cœur de l’homme » ; le symbolisme timide de Vigny sont des tâtonnements, l’indice d’une inquiétude métaphysique, et d’aucune façon une réussite du point de vue de l’intériorité. Le romantisme, né d’un désir d’évasion, mais éclos au sein d’une culture rationaliste, ne s’est pas dégagé des chaînes de cette tyrannie. Pour retrouver les sources de la vie spirituelle, il faut reprendre les chemins de la vie intérieure. Le symbolisme va s’engager avec résolution sur cette voie.

À la suite de Hugo et Vigny, mais avec un accent d’authentique sincérité, les symbolistes se dressent contre la cruauté d’un monde sans âme ; contre la platitude du bureau et de l’usine, du chantier ; contre la bassesse d’un positivisme qui ravale l’homme au rang de la machine. La révolte, ici, n’a pas le caractère d’une attitude littéraire ; elle provient du dégoût contre la société bourgeoise, au sein de laquelle ils font figure d’inadaptés.

En rupture avec le milieu social et meurtris, ils se tournent vers la vie intérieure, qu’ils découvrent avec émerveillement et cultivent avec une ferveur inquiète et une délicatesse qui voisine parfois avec l’anémie du tempérament. Mais chez ces névrosés, atteints du mal de la fin du siècle et dévorés par l’ennui d’exister, s’éveille et se développe le goût des choses de l’âme et des sentiments secrets dissimulés dans les replis de l’inconscient. Ils ont la conviction que la réalité véritable réside dans les sanctuaires de l’âme, et non dans le monde extérieur.

Ils sont élégiaques et tout occupés à capter le concert des voix intérieures ; ils sont aux écoutes des rumeurs intimes : « Donnez l’âme selon votre âme », conseille Laforgue ; et Samain lui fait écho : « L’âme a besoin d’aimer », « il y a des âmes qui meurent de faim ». Maeterlinck, dans le Trésor des Humbles, annonce le « Réveil de l’âme ». Verlaine, le coryphée du groupe, proclame à son tour que le poète exilé dans ce monde étranger est

 

                                                 une âme en allée

            Vers d’autres cieux, à d’autres amours.

 

Toutes les Romances de Verlaine expriment la nostalgie d’une patrie meilleure et plus hospitalière aux ambitions spirituelles. Le poète porte en lui un immense besoin d’amour qui s’exhale en d’exquises chansons, tendres et soyeuses comme des confidences murmurées à l’oreille.

À force d’ausculter leur vie intérieure, d’analyser les plus subtiles nuances de leurs états d’âme, les symbolistes versent en des excès d’analyse qui les conduit au dégoût et au désenchantement. Ils sont vieillis et fripés avant l’âge, en proie à l’ennui, au spleen, à une lassitude sans issue. Un arome de pessimisme imprègne une grande partie de la production poétique de la fin du 19e siècle. L’âme, libérée du joug de la raison, retombe sous l’étreinte du désespoir.

Étrange anomalie ! Il y a dans ces milieux de véritables poètes, favorisés de l’inspiration et qui se sont élevés au sens du sacré. Grâce à des expériences très intimes, et parfois à un réel détachement, ils affirment que la poésie est une religion, que son exercice n’est pas un divertissement frivole, mais « un indéfectible sacerdoce ». Et cependant « ces ordonnateurs des fêtes sacrées », revenus d’un voyage effectué au plus profond d’eux-mêmes, sont désenchantés. Ils n’ont découvert aucun objet de foi, aucun motif d’espoir ; ils n’ont pas rencontré la révélation à laquelle obscurément ils aspiraient. Ils reviennent chargés de dépouilles gênantes : l’inquiétude, l’angoisse, le désespoir.

Ce que cette première génération de symbolistes appelle l’âme, c’est le monde confus des instincts, des rêves, des vagues aspirations qui s’agitent au fond de chacun. Ils ont découvert la vie intérieure, mais dans ses couches inférieures ; ils ont ressaisi le sens de la poésie, mais ils la réduisent à la vague attente d’une vie nouvelle. Esprits insatisfaits de l’existence quotidienne, avides de renouvellement intérieur et avançant à tâtons derrière les murs de leur captivité.

C’est dans ce décor de décadence qu’apparaît Mallarmé. Grâce à son prestige et à une pensée mûrie durant une longue solitude, il s’empare de la jeune génération d’écrivains et lui imprime un essor nouveau. Il lui apprend à surmonter l’attitude toute subjective de leur poésie et à adopter une attitude objective. Autour de Mallarmé fleurit une formule nouvelle, qui marque un progrès du Symbolisme.

Aux yeux du maître, la poésie est mieux qu’un vague impressionnisme, si fidèle soit-il à traduire en ses plus subtiles vibrations les mouvements de l’âme. Elle naît d’une expérience spirituelle, mais elle est davantage le fruit d’une intelligence lucide et elle atteint, par-delà les apparences, à l’essence de l’univers. Il ne s’agit plus des affections individuelles si chères à Verlaine. Mallarmé est un mage en quête de l’Absolu. Il soutient que le monde, que chaque objet ont une signification, une essence. Il s’offre à l’homme comme un spectacle qu’il convient d’interpréter en le récréant dans le poème. C’est là « la seule tâche spirituelle ».

Le poète qui saisit ainsi l’essence ou l’Idée derrière l’être sensible et l’exprime par le moyen de cet être sensible, tend vers un mode d’expression qui est symbolique. Aux réunions des Mardis, chez Mallarmé, quelques sujets ont défrayé les entretiens : le Symbole, sa nature et sa fonction, devint l’un d’eux, parce qu’il est l’instrument tout désigné pour rendre une réalité complexe, diverse et ouverte sur plusieurs plans à la fois. De là proviennent les multiples correspondances entre le monde sensible et le monde invisible, le monde extérieur et la vie intérieure.

La présence de Mallarmé et sa doctrine ont été des stimulants pour les jeunes générations de symbolistes. Il a éveillé chez eux une immense ambition : celle de dépasser les limites de leur vie subjective et de contempler l’univers pour le saisir en sa nature. Il propose une tâche très élevée qui ne peut résulter que d’une expérience spirituelle authentique et de la connaissance de la réalité. Or Mallarmé, malgré la culture et la finesse d’âme qui lui sont propres, est démuni dans ce domaine. Il ne possède pas de métaphysique. Au sortir des expériences de Tournon où il a terrassé Dieu et aboli le réel, il ouvre les volets de son cachot sur la nuit et le néant qu’il identifie à l’Absolu. La volonté d’expression, dans son œuvre, débouche sur le silence.

 

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Quiconque s’arrête à réfléchir sur les œuvres symbolistes est saisi d’admiration devant l’excellence de leurs ambitions, la noblesse des intentions qui les anime, la volonté non seulement de réaliser un art accompli, mais aussi de transformer leur propre existence. Ces écrivains en quête de la poésie sont des affamés d’infini et l’aventure poétique prend parfois chez eux un caractère religieux, à la manière d’une expérience de mystique naturelle.

Et cependant dans cette atmosphère de recherches spirituelles éclatent des aveux désolés, des confidences sur les désillusions de la vie et sur l’horreur de l’existence. « Ratés, nous le sommes tous ! déclare sans ambages Mallarmé ; que pouvons-nous être d’autres, puisque nous mesurons notre fini à un infini ? Nous mettons notre courte vie, nos faibles forces en balance avec un idéal qui, par définition, ne saurait être atteint. Nous sommes des ratés prédestinés. »

Le poète du Coup de Dés fut l’un des héros les plus intrépides et les plus vaillants de cette aventure tragique. Pourquoi pareil accent de désespoir chez un esprit qui a été attentif à l’appel des voix intérieures ? Se serait-il abusé lui-même sur la véritable nature d’un idéal spirituel qu’il a poursuivi dans la nuit sans parvenir à le déterminer ? L’aveu de l’échec ne serait-il pas ici le témoignage d’une insuffisance radicale ?

L’espoir secret de se dépasser soi-même et de devenir autre qui anime à demi consciemment Mallarmé et les symbolistes est irréalisable en dehors de la foi. L’homme par ses propres ressources ne parvient pas à faire éclater les barrières de son existence. On ne change pas le moi profond de l’homme. Le désir secret d’aborder sur les plages d’un autre univers, l’espoir d’accomplir les rêves de toute puissance qui est le thème des contes de fées et des légendes sont enracinés profondément au cœur de l’homme. Il a projeté ces aspirations dans les mythes. Mais ni les mythes, ni les légendes n’ont transformé la vie humaine.

Le seul être qui puisse donner réponse aux ambitions démesurées des symbolistes, c’est le Dieu vivant. Celui qui a parlé aux hommes par son Fils, le Christ. Il est le seul Dieu, celui du prophète, du prêtre, du poète. Tout poète a affaire à Lui et recherche obscurément sa face à travers l’opacité de ce monde, même s’il ignore son nom. C’est Lui qui a pétri de ses mains l’argile humaine, Lui dont l’œil pénètre jusqu’aux tréfonds de l’âme. Il est le seul être capable de faire éclore les puissances cachées de l’âme et d’obtenir l’accès dans ce sanctuaire d’où s’élèvent l’adoration, la confiance, l’action de grâces et le don de soi. Il est l’hôte animateur de ce jardin scellé, la source de toute connaissance et de tout amour, le centre intime de la personnalité : interior intimo meo. En Dieu seul l’âme peut s’accorder intérieurement avec elle-même, avec la création et avec les hommes. Tout appel vers un dépassement de soi est en même temps une invitation à resserrer l’union avec Dieu, source de ma vie.

C’est lui encore, le Dieu vivant, que, même à son insu, le poète recherche dans la Création au sein de laquelle il agit et se révèle. Il transparaît dans la demi-clarté du monde qui est une vaste forêt de symboles proclamant partout sa présence.

Les écrivains de 1885 ont bien pressenti qu’ils touchaient à quelque chose de divin, que la pâture du poète était l’Éternité. Mais ce qu’ils ignoraient, c’est que l’Éternel a précédé l’homme dans les démarches de l’amour. Dieu a pris les moyens de venir à nous, de descendre vers nous, de se révéler à nous. Il n’est plus tant question, de la part de l’homme et du poète, de s’épuiser pour découvrir que de se purifier pour l’accueillir. Dans l’acheminement de la créature vers Dieu, la clairvoyance d’un cœur pur a l’avantage sur la perspicacité de l’esprit critique : « Un cœur pur et un regard fixe voient toutes choses devant eux devenir transparentes » (Paul Claudel).

Telles sont la grandeur et la misère de l’école symboliste. Cette aventure, lancée dans l’enthousiasme de l’aube, expire dans les amertumes de la nuit close. De grands esprits ont eu la gloire de poser en termes définitifs le problème de la connaissance poétique. Mais pour avoir méconnu Dieu, ils ont fait fausse route et se sont égarés. La connaissance des voies de l’âme, l’essor mystique, la révélation symbolique de l’univers sont des dons de l’Esprit et ils ne s’obtiennent que par la prière et l’humble attente de la Lumière. Carmen pertinent ad sanctos, écrivait saint Jérôme. La poésie est le privilège des saints.

 

 

 

Pierre ANGERS.

 

Paru dans la Nouvelle Revue canadienne en 1952.

 

 

 

 

 

 

 

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