État et croyances des Kalmouks
Leurs traditions sur le premier âge du monde ; état d’innocence de l’homme, sa chute,
l’arbre du bien et du mal, le déluge, les anges.
Les Kalmouks, nation composée de tribus quelquefois errantes, quelquefois stationnaires, peuvent être considérés comme les Mongols occidentaux. Leur pays qui touche à la Chine au levant et à la Tartarie à l’occident, borne au nord la Sibérie, et confond au midi ses limites avec celles du Tibet ; sa superficie est égale à celle de la France, de l’Italie et de l’Espagne réunies ; ses latitudes sont les mêmes, mais quelles différences pour le climat, les productions et les mœurs ! Depuis 1759, toute la Kalmoukie reconnaît la domination de l’empereur de la Chine. Elle peut contenir une population d’un million d’âmes.
La religion des Kalmouks, et de toutes les tribus mongoles, mandchouriennes et tibétaines de l’Asie, est celle de Dalaï-Lama 1. Plus qu’aucun autre peuple de la terre, ils sont soumis à leurs jongleurs, qu’ils appellent Gellongs ; jusqu’au point qu’ils craindraient d’entreprendre une affaire, quelle qu’elle soit, avant de les avoir consultés, et d’avoir reçu de leur bouche l’expression de la volonté de leurs dieux, qu’ils interrogent par toutes sortes de ridicules sortilèges.
Ces peuples possèdent des poèmes de 20 chants et au-delà, conservés par la seule tradition ; leurs bardes, ou Dehangartrehi, les récitent de mémoire au milieu du peuple attentif et ravi de joie. Leur poésie consiste en romances plaintives, ou en chants épiques, ayant le caractère sombre et gigantesque de la nature du pays ; les rochers, les torrents et les météores d’Ossian y figurent à côté des légendes miraculeuses aussi bizarres que celles des Hindous. Dans leurs livres sacrés, ils ont cependant conservé quelques souvenirs de leur première origine. Le morceau suivant, traduit du kalmouk en russe par le protocope de Stavropol, pourra confirmer ce que nous avançons, et prouver de plus en plus cette vérité qui commence à devenir générale, à savoir, que tous les peuples ont conservé plus ou moins exactement le souvenir des faits primordiaux, dont on ne trouve l’exacte relation que dans nos livres 2.
« Dans l’origine du Zamboutip, ou de notre monde, les hommes parés de superbes ailes, resplendissants de lumière, éclairés seulement de l’éclat radieux qui se répandait de toute leur substance, jouissaient de la vie la plus longue et la plus fortunée. Sans maladies, sans douleurs, sans privations comme sans désirs, heureux par le sentiment de leur force, sans avoir jamais besoin de l’exercer, ils ne se nourrissaient que de leurs propre félicité, et se reproduisaient par la simple communication des âmes.
» Cet âge fut de courte durée : le temps du malheur arriva. La terre produisit une plante dont la douceur égalait celle du miel le plus pur ; sa beauté perfide enchantait tous les regards. Un homme la vit ; il y goûta, et rendit compte à ses compagnons de l’agréable sensation qu’il venait d’éprouver. Aucun ne sut résister aux dangereuses douceurs de la séduction ; tous mangèrent de la plante funeste : tous éprouvèrent la même infortune, comme ils avaient partagé la même erreur. Leurs jours furent abrégés, leurs forces s’affaiblirent, la joie intérieure fit place à l’inquiétude, aux remords ; l’affreux besoin sollicita, tourmenta tous leurs sens ; leur splendeur se dissipa, et tout à coup ils tombèrent dans l’horreur inconnue des ténèbres. Pour la première fois ils éprouvèrent le tourment de la crainte ; pour la première fois leurs yeux s’ouvrirent sans voir la consolante lumière. Enfin le soleil et tous les flambeaux célestes leur prêtèrent une clarté dont naguère ils jouissaient par eux-mêmes.
» Le chimé, cette plante fatale qui les avait perdus, fut abandonné avec horreur ; ils se nourrirent d’une sorte de beurre que produisait la terre : il était d’une saveur exquise ; mais, devenu le seul aliment de tant de consommateurs, il fut bientôt épuisé. Ils trouvèrent une ressource moins agréable, mais suffisante enfin, dans une espèce de roseau. Un homme trop prévoyant, ou trop imprudent en effet, puisqu’il se défiait de la Providence, s’avisa d’en faire une provision pour le lendemain ; ce fut à qui suivrait ce dangereux exemple : tous les roseaux furent arrachés, et la famine fut la punition de cette imprudence.
» Les hommes n’étaient encore que malheureux, ils devinrent bientôt criminels. La lâche envie s’empara de leurs cœurs, l’envie qui ronge celui qu’elle possède, avant de tourmenter la victime qu’elle poursuit. On ne vit plus que des infortunés, tous occupés à se dépouiller, à se frapper, à se détruire ; la terre fut livrée au pillage, aux combats, aux massacres ; tous les vices et tous les maux l’infectèrent à la fois. Cependant les besoins toujours plus pressants, toujours plus impérieux, firent naître l’idée de cultiver la terre : un homme plus industrieux que les autres devint le bienfaiteur des compagnons de son infortune : il leur partagea le terrain en parties égales ; il leur apprit à forger les instruments du labourage ; il leur enseigna l’économie champêtre. Les hommes reconnaissants le déclarèrent leur chef ; il fut le premier père de tous les kans des Kalmouks. Par les conseils et l’industrie de ce sage, la race humaine venait de se soustraire aux horreurs de la disette : mais condamnée au travail, elle perdait chaque jour de la vigueur qu’il exige ; elle s’affaiblit au point que dix années furent la durée de la plus longue vie. La taille des hommes dégénérait en même temps que leurs forces ; ils n’eurent bientôt plus qu’une coudée de haut. À peine un enfant atteignait-il sa cinquième année, qu’on lui cherchait une épouse. Des maladies meurtrières attaquaient ces créatures si frêles : la langueur, la douleur et la mort couvrirent la face de la terre, et l’on croyait que la race humaine allait être effacée. Une voix se fit entendre d’en haut : c’était celle des Tengris 3 qui ne cessent de veiller sur les destins des hommes. Elle annonçait que bientôt tomberait une pluie abondante, mêlée de fers tranchants. Les hommes épouvantés, comme si leurs malheurs eussent pu s’accroître encore, rassemblèrent des aliments pour plusieurs jours ; car un petit nombre de jours équivalait alors à des années ; ils se renfermèrent avec leurs provisions dans le creux des rochers ; la tempête éclata, comme elle avait été prédite. Toute la terre fut couverte de sang, de cadavres déchirés, d’ossements dépouillés ; mais les eaux, tombant sans cesse du ciel, entraînèrent toutes les immondices dans l’océan et purifièrent la demeure des humains. Ainsi finit le premier âge 4.
» Une pluie douce et vivifiante succéda aux fléaux destructeurs que le ciel avait vomis dans sa colère ; le sol fécondé satisfit à tous les besoins des hommes, et leur offrit même le vêtement. Ils ne furent pas insensibles aux bienfaits des dieux ; la concorde les unit ; ils aimèrent le travail, ils aimèrent la justice, mère de toutes les vertus et de la vraie félicité.
» Un esprit céleste fut envoyé sur la terre avec une loi nouvelle ; il se nommait Mazouchir. Sa taille était d’une hauteur extraordinaire, son front serein, son regard doux, sa beauté divine. Les hommes étonnés lui demandèrent comment il était devenu si beau. C’est, dit-il, que j’ai foulé aux pieds la cupidité, la luxure et toutes les passions. Mortels, suivez mon exemple, et vous deviendrez tous semblables à moi. Les hommes à sa voix furent pénétrés de l’horreur du crime, et n’eurent plus de passion que pour les charmes de la vertu. Ils l’embrassèrent ; elle fit leur bonheur, et fut leur première récompense. La durée de leur vie surpassa celle de leurs aïeux, et fut prolongée jusqu’à 80 mille ans. Par leur santé, par leur vigueur, par leur félicité, ils devinrent semblables aux esprits célestes : mais le vice qui nous flatte pour nous détruire, s’ouvrit insensiblement le chemin de leurs cœurs ; il fascina leurs yeux, et, par ses attraits fardés et trompeurs, il les rendit chaque jour moins sensibles à la beauté inaltérable de la vertu. Punis par leurs fautes mêmes, ils parcoururent toutes les périodes de la dégradation qu’avait subie l’âge précédent. Un autre âge succéda ; c’est le nôtre, qui a déjà beaucoup perdu de sa première gloire. Ainsi chaque âge est marqué par deux époques, celle de la grandeur et de la force humaine, celle de sa petitesse et de son affaiblissement. Chaque âge est détruit par l’eau, par le feu, ou par quelque autre fléau non moins destructeur 5. »
Paru dans Annales de philosophie chrétienne en 1831.
1 Voir ce que nous en avons dit Numéro 2, tom. I, p. 78.
2 Voir Maltebrun, Précis de Géographie, liv. LX.
3 Les livres sacrés des Indiens distinguent aussi quatre âges, dont celui où nous vivons est le dernier, le plus criminel et le plus misérable.
4 Les livres sacrés des Indiens distinguent aussi quatre âges, dont celui où nous vivons est le dernier, le plus criminel et le plus misérable.
5 Mémoires sur Hésiode, par Charles Lévêque ; Sciences morales, t. II. Le voyageur Pallas, dans son voyage en Sibérie, rapporte cette tradition avec quelques détails de plus ; tom. I, p. 539.